Date : 20180208
Dossier : IMM-2767-17
Référence : 2018 CF 146
Ottawa (Ontario), le 8 février 2018
En présence de madame la juge Roussel
ENTRE :
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EDER LUIS MOLINA DURANGO
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demandeur
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
[1]
Le demandeur, Eder Luis Molina Durango, est citoyen de la Colombie. De 2004 à 2008, le demandeur travaille comme analyste pour le service du renseignement de la Police nationale de la Colombie [PNC] (Seccional de intelligencia de la Policia, SIPOL) dans le département colombien de Caquetá, dans le contexte de la lutte contre les Forces armées révolutionnaires de la Colombie [FARC].
[2]
Le 10 décembre 2009, le demandeur présente une demande de résidence permanente à l’ambassade du Canada en Colombie. Celle-ci est rejetée par un agent des visas [l’agent] le 5 juin 2017 qui conclut qu’il existe des motifs raisonnables de croire que le demandeur est interdit de territoire en vertu de l’alinéa 35(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR].
[3]
Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de cette décision. Il soutient que l’agent n’a pas appliqué les critères énoncés par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Ezokola c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CSC 40 [Ezokola]. Bien qu’il reconnaisse que la PNC a commis des crimes contre l’humanité et autres violations des droits de la personne, le demandeur reproche à l’agent de ne pas avoir considéré la preuve démontrant qu’il n’a pas commis de crimes contre l’humanité. Notamment, le demandeur avait présenté à l’agent des lettres en provenance de différentes institutions policières et judiciaires en Colombie attestant qu’elles n’avaient aucun dossier contre le demandeur ainsi qu’une lettre de la part du beau-père du demandeur. Ce dernier explique avoir effectué des recherches sur le demandeur avant qu’il n’épouse sa fille et n’avoir découvert aucune trace de crimes ou de violations de droits de la personne commis par le demandeur alors qu’il était à l’emploi de la PNC.
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La question de savoir si une personne est interdite de territoire en vertu de l’alinéa 35(1)a) de la LIPR est une question mixte de faits et de droit qui doit être révisée selon la norme de la décision raisonnable (Al Khayyat v Canada (Citizenship and Immigration), 2017 FC 175 au para 18 [Al Khayyat]; Khasria c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CF 773 au para 16).
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Lorsque la norme du caractère raisonnable s’applique, le rôle de la Cour est de déterminer si la décision appartient aux « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit »
. Si « le processus et l’issue en cause cadrent bien avec les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité »
, il n’appartient pas à cette Cour d’y substituer l’issue qui lui serait préférable (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au para 47 [Dunsmuir]; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 au para 59).
[6]
Selon l’alinéa 35(1)a) de la LIPR, une personne est interdite de territoire au Canada pour atteinte aux droits humains ou internationaux si elle a commis, à l’extérieur du Canada, une des infractions visées aux articles 4 à 7 de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre, LC 2000 c 24.
[7]
Le demandeur fait valoir qu’il ne peut avoir commis de crimes contre l’humanité puisqu’il occupait seulement un poste subordonné dans la police et parce qu’il n’est visé par aucune accusation pénale en Colombie.
[8]
Avec égard, la Cour suprême du Canada a statué dans l’arrêt Ezokola que la participation personnelle au crime n’est pas nécessaire. L’individu peut être complice d’un crime auquel il n’a ni assisté ni contribué matériellement, s’il est démontré qu’il a volontairement et consciemment contribué de manière significative à la perpétration d’un crime par un groupe ou à la réalisation du dessein criminel de ce groupe (Ezokola aux para 8, 77; Talpur c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 822 au para 30 [Talpur]; Concepcion c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 544 au para 12 [Concepcion]; Mata Mazima c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 531 aux para 44-45 [Mata Mazima]). Bien que l’arrêt Ezokola traite de la portée de l’article 1Fa) de la Convention relative au Statut des Réfugiés des Nations Unies, la Cour d’appel fédérale ainsi que cette Cour ont reconnu que les principes énoncés dans cette affaire s’appliquent également à l’interdiction de territoire prévue sous l’alinéa 35(1)a) de la LIPR (Kanagendren c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CAF 86 aux para 15-22 [Kanagendren]; Al Khayyat aux para 22-24; Talpur au para 20; Concepcion au para 10).
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Chaque cas est un cas d’espèce. L’arrêt Ezokola propose une liste non exhaustive de facteurs visant à déterminer si une personne a ou non volontairement apporté une contribution significative et consciente à un crime ou à un dessein criminel : (1) la taille et la nature de l’organisation; (2) la section de l’organisation à laquelle la personne visée était le plus directement associée; (3) les fonctions et les activités de la personne au sein de l’organisation; (4) son poste ou son grade au sein de l’organisation; (6) la durée de son appartenance à l’organisation, surtout après qu’elle ait pris connaissance des crimes commis ou du dessein criminel; et (6) le mode de recrutement et la possibilité de quitter ou non l’organisation (Ezokola au para 91).
[10]
Enfin, la norme de preuve applicable à l’alinéa 35(1)a) est celle prévue à l’article 33 de la LIPR, soit l’existence de « motifs raisonnables de croire »
. Cette norme exige davantage qu’un simple soupçon, mais reste moins stricte que la prépondérance des probabilités applicable en matière civile (Mugesera c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CSC 40 au para 114).
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Contrairement aux prétentions du demandeur, la Cour estime que l’agent a bien identifié et appliqué les critères énoncés par la Cour suprême du Canada dans Ezokola. L’on constate, à la lecture de la décision, que l’agent a procédé à l’analyse de chacun des six (6) facteurs visant à déterminer si le demandeur avait volontairement apporté une contribution significative et consciente à un crime ou à un dessein criminel. Après avoir analysé soigneusement chacun des facteurs, l’agent a conclu qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que le demandeur était interdit de territoire en vertu de l’alinéa 35(1)a) de la LIPR.
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Cette conclusion est appuyée notamment sur les faits suivants. Le demandeur s’est joint volontairement à la PNC en 2002 où il a travaillé pendant quatre (4) ans comme analyste pour le service du renseignement de la PNC. Il a seulement quitté ses fonctions en 2008 parce qu’il avait entendu dire que sa présence au sein de la PNC pourrait constituer un problème pour l’obtention de la résidence permanente au Canada. Alors que le demandeur était analyste au SIPOL, la PNC a travaillé en collaboration avec d’autres organismes du renseignement et de sécurité durant une période où les autorités colombiennes étaient engagées dans des conflits armés intenses avec les FARC et au cours de laquelle de nombreux crimes contre l’humanité et autres violations des droits de la personne ont été rapportés. Le demandeur a admis que dans le cadre de cette collaboration, il a assisté à des rencontres avec la Brigade 12 de l’armée colombienne, organisme identifié comme ayant commis des gestes de torture. De plus, le demandeur a reconnu qu’il a été impliqué dans la planification de certaines opérations, que les renseignements qu’il a recueillis dans le cadre de ses fonctions ont été utilisés par les groupes paramilitaires, identifiés comme responsables d’enlèvements, de torture, de disparitions forcées et de meurtres et que ces renseignements ont mené à l’interrogatoire et à l’arrestation d’individus. Le demandeur a admis qu’il a lui-même participé à ces interrogatoires ou, à tout le moins, en a été témoin. Le demandeur a également reconnu lors de son entrevue avec l’Agence des services frontaliers du Canada [ASFC] avoir entendu des rumeurs selon lesquelles des violations de droits humains ont été commises par les forces gouvernementales dans la région où il était déployé avec la PNC.
[13]
En l’instance, la Cour doit déterminer s’il était raisonnable pour l’agent de conclure qu’il existe des motifs raisonnables de croire que le demandeur a été complice de crimes contre l’humanité. En tenant compte de la preuve dont disposait l’agent et en considérant la norme de preuve applicable, la Cour estime que la décision de l’agent est raisonnable puisqu’elle fait partie des issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir au para 47). Il n’appartient pas à cette Cour en contrôle judiciaire de réévaluer la preuve pour substituer la conclusion qu’elle y aurait préférée (Talpur au para 28).
[14]
La Cour reconnaît que l’agent ne fait pas explicitement référence au terme « significatif »
lorsqu’il discute de la contribution du demandeur. Même s’il aurait été souhaitable que l’agent utilise ce qualificatif dans sa décision, la Cour est satisfaite que l’agent utilise le bon critère pour déterminer si le demandeur était complice des actes criminels reprochés. Premièrement, il appert du dossier que l’agent s’est appuyé sur un rapport de l’ASFC qui indique clairement quels sont les facteurs à considérer pour déterminer si l’individu a volontairement apporté une contribution significative et consciente à un crime ou à un dessein criminel. Deuxièmement, les éléments de preuve au dossier appuient une telle conclusion. Troisièmement, l’agent a déterminé que le demandeur cherchait à minimiser son rôle et son implication dans les opérations qui ont mené à l’arrestation des membres des FARC. La Cour estime qu’une telle conclusion sous-entend que la contribution du demandeur était significative ou, forcément, plus qu’une contribution infinitésimale, tel qu’énoncé dans l’arrêt Ezokola (Ezokola aux para 56-57; Mata Mazima au para 44).
[15]
Le demandeur soutient également que l’agent a erré en ne se prononçant pas sur la lettre d’appui du beau-père du demandeur. La Cour est d’avis que la lettre en question n’aurait pas influé sur la conclusion de l’agent puisque l’interdiction de territoire ne tient pas au fait qu’une personne ait elle-même commis des crimes contre l’humanité (Ezokola aux para 84-90).
[16]
Dans son mémoire, le demandeur reproche à l’agent d’avoir écarté la preuve concernant la protection de l’unité familiale et le meilleur intérêt de ses deux (2) enfants qui vivent au Canada avec leur mère. À l’audience, le demandeur n’a toutefois pas insisté sur cet argument qu’il a qualifié de secondaire. La Cour souscrit à l’argument du défendeur qu’en matière d’interdiction de territoire sous le régime de l’article 35 de la LIPR, il n’existe pas d’exception pour considérations d’ordre humanitaire (Kanagendren aux para 26-27). L’agent n’était donc pas tenu d’examiner les considérations d’ordre humanitaire soulevées par le demandeur.
[17]
En terminant, la Cour n’entend pas répondre aux moyens préliminaires soulevés par le défendeur étant donné la conclusion à laquelle elle arrive sur la demande de contrôle judiciaire.
[18]
Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Les parties n’ont pas proposé de question à certifier et la Cour est d’avis que cette affaire n’en soulève aucune.
JUGEMENT au dossier IMM-2767-17
LA COUR STATUE que :
La demande de contrôle judiciaire est rejetée;
Aucune question de portée générale n’est certifiée.
« Sylvie E. Roussel »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM-2767-17
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INTITULÉ :
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EDER LUIS MOLINA DURANGO c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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MONTRÉAL (QUÉBEC)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 29 JANVIER 2018
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JUGEMENT ET motifs :
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LA JUGE ROUSSEL
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DATE DES MOTIFS :
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LE 8 FÉVRIER 2018
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COMPARUTIONS :
Stewart Istvanffy
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Pour le demandeur
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Daniel Latulippe
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Pour le défendeur
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Étude légale Stewart Istvanffy
Avocats
Montréal (Québec)
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Pour le demandeur
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Procureur général du Canada
Montréal (Québec)
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Pour le défendeur
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