Date : 20180125
Dossiers : IMM-1075-17
IMM-1076-17
Référence : 2018 CF 31
[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
Ottawa (Ontario), le 25 janvier 2018
En présence de madame la juge Simpson
ENTRE :
|
RASHAD AMAL JOLLY
|
demandeur
|
et
|
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION
|
défendeur
|
JUGEMENT ET MOTIFS MODIFIÉS
[1]
Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de deux décisions. Le dossier principal porte le numéro IMM-1075-17. Dans ce dossier, le demandeur conteste une décision rendue oralement le 28 février 2017 par la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié dans laquelle une commissaire de la Section de l’immigration (la commissaire) a conclu à l’interdiction de territoire au Canada pour grande criminalité (la décision d’interdiction de territoire) en application de l’alinéa 36(1)b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR), à l’égard du demandeur. Le deuxième dossier porte le numéro IMM-1076-17. Dans ce dossier, le demandeur conteste une décision rendue par un agent de l’immigration le 1er mars 2017 par laquelle la demande d’asile du demandeur a été jugée irrecevable aux fins de renvoi devant la Section de la protection des réfugiés en application de l’alinéa 101(1)f) de la LIPR (la décision d’irrecevabilité). Le défendeur a accepté que les deux demandes soient examinées et tranchées ensemble. Par ailleurs, une demande connexe d’examen des risques avant renvoi (ERAR) a été mise en suspens. Le dépôt des présentes demandes est autorisé par le paragraphe 72(1) de la LIPR.
I.
Ordonnances demandées
[2]
Le demandeur cherche à obtenir une ordonnance pour faire annuler la décision d’interdiction de territoire et renvoyer l’affaire à la Section de l’immigration pour nouvelle détermination par un autre commissaire. Il soutient que, si la décision d’interdiction de territoire est annulée, il s’ensuit que la décision d’irrecevabilité sera également annulée, et je suis du même avis.
[3]
Le défendeur cherche à faire modifier l’intitulé de la cause pour que le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration soit désigné comme étant le défendeur dans chaque dossier.
II.
Résumé des faits
[4]
Le demandeur est un citoyen des Bahamas de 31 ans. En 2007, lorsqu’il était aux Bahamas, il a été impliqué dans un accident de voiture dans lequel il a frappé et tué un motocycliste venant en sens inverse. Le demandeur a plaidé coupable et il a été reconnu coupable de [traduction] « conduite dangereuse ayant causé la mort »
(la condamnation) en application de l’article 44(1) du Road Traffic Act des Bahamas, LRO 1/2006, chapitre 220 (le RTA). Le demandeur a été initialement condamné à payer chaque année pendant le reste de sa vie active une amende de 2 500 $ (en devise des Bahamas) au collège que fréquentait la victime. Cependant, sur appel, le demandeur a été finalement condamné à une peine de douze jours de travaux communautaires.
[5]
Le 13 décembre 2016, le demandeur est entré au Canada et, au point d’entrée, il a déclaré son intention de présenter une demande d’asile fondée sur son orientation sexuelle. Le demandeur a divulgué sa condamnation. L’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) a communiqué avec le haut-commissariat des Bahamas et elle a été informée que les infractions au RTA n’étaient pas criminelles. Le haut-commissariat a produit une copie du casier judiciaire du demandeur qui a permis de confirmer que le demandeur [traduction] « n’avait pas été reconnu coupable d’une infraction criminelle dans le Commonwealth des Bahamas »
.
III.
Textes législatifs pertinents
A.
Canada
[6]
Le Code criminel, LRC 1985, c C-46 [le Code criminel] :
|
|
|
|
|
|
|
|
B.
Les Bahamas
[7]
Le Road Traffic Act, LRO 1/2006, chapitre 220, sanctionné le 18 septembre 1958 :
[TRADUCTION]
44.(1) Toute personne qui cause la mort d’une autre en conduisant un véhicule à moteur sur une route imprudemment ou à une vitesse ou de manière dangereuse pour le public, eu égard aux circonstances de l’affaire, y compris la nature, la condition et l’utilisation de la route ainsi que le volume du trafic au moment de l’accident ou que l’on peut raisonnablement penser être le cas sur la route, doit être reconnue coupable d’une infraction et passible, sur déclaration, par conséquent, à l’égard des renseignements de la Cour suprême, à une amende qui ne doit pas être inférieure à cinq mille dollars, mais qui ne doit pas être supérieure à dix mille dollars ou à une peine d’emprisonnement de quatre ans ou à la fois la prison et l’amende.
(2) L’article 18 de la Loi sur les coroners doit s’appliquer à une infraction en application de cet article, puisque l’infraction s’applique au meurtre, à l’homicide involontaire coupable ou à l’infanticide.
45.(1) Toute personne qui conduit un véhicule à moteur sur une route imprudemment ou à une vitesse ou de manière dangereuse pour le public, eu égard aux circonstances de l’affaire, y compris la nature, la condition et l’utilisation de la route ainsi que le volume du trafic au moment de l’accident ou que l’on peut raisonnablement penser être le cas sur l’autoroute, doit être reconnue coupable d’une infraction et passible, sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire, par conséquent, à une amende de cinq mille dollars ou à une peine d’emprisonnement d’un an ou à la fois la prison et l’amende.
(2) Lorsqu’une personne est reconnue coupable d’aider, d’encourager, de conseiller ou de procurer ou d’inciter la commission d’une infraction en application de cet article et qu’il est prouvé que la personne était présente dans le véhicule au moment de la commission de l’infraction, l’infraction pour laquelle une condamnation a été rendue doit être jugée comme une infraction dans le cadre de la conduite d’un véhicule à moteur aux fins des dispositions de la Loi en question liée à la récusation de détenir ou d’obtenir des permis.
46. Si une personne conduit un véhicule sur une route sans faire preuve de soin et de l’attention nécessaire, sans prendre en considération raisonnablement les autres personnes sur la route, elle se rend coupable d’une infraction et est passible, sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire, d’une amende de deux cents dollars.
C.
L’intention criminelle
[8]
La Cour suprême du Canada a conclu que le niveau d’exigence pour établir une intention criminelle au sens du paragraphe 249(4) du Code criminel est élevé, car ce texte ne s’applique que s’il existe un écart marqué entre la conduite de l’individu et la norme de diligence que respecterait une personne raisonnable dans la même situation; voir l’arrêt R c Roy, 2012 CSC 26, au paragraphe 36.
[9]
Au Canada, il n’est pas manifeste en lisant le libellé que le paragraphe 249(4) du Code criminel comporte un niveau élevé d’exigence en vue d’établir une intention criminelle. Il est nécessaire d’examiner les décisions de la Cour suprême du Canada pour découvrir ce qui constitue l’intention criminelle pour cette infraction. Pour ce qui est des Bahamas, le ministre n’a offert à la commissaire aucune jurisprudence ni aucun témoignage d’experts sur ce qui constitue l’intention criminelle en vue d’une condamnation par application de l’article 44 du RTA. La commissaire n’a reçu que le texte des articles 44 à 47 du RTA.
IV.
La décision d’interdiction de territoire
[10]
La question soulevée auprès de la commissaire consistait à établir si la condamnation était équivalente à une « conduite dangereuse causant la mort »
au sens du paragraphe 249(4) du Code criminel.
[11]
La commissaire a noté que, dans l’arrêt Hill c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1987), 73 [NR] 315, [1987] ACF no 47, la Cour d’appel fédérale a expliqué que l’équivalence d’une infraction peut être établie de trois manières :
[TRADUCTION]
[...] tout d’abord, en comparant le libellé précis des dispositions de chacune des lois par un examen documentaire et, s’il s’en trouve disponible, par le témoignage d’un expert ou d’experts du droit étranger pour dégager, à partir de cette preuve, les éléments essentiels des infractions respectives; en second lieu, par l’examen de la preuve présentée devant l’arbitre, aussi bien orale que documentaire, afin d’établir si elle démontrait de façon suffisante que les éléments essentiels de l’infraction au Canada avaient été établis dans le cadre des procédures étrangères, que les mêmes termes soient ou non utilisés pour énoncer ces éléments dans les actes introductifs d’instance ou dans les dispositions légales; en troisième lieu, au moyen d’une combinaison de cette première et de cette seconde démarche. [Non souligné dans l’original.]
[12]
La commissaire a comparé le libellé de l’infraction définie à l’article 44(1) du RTA avec le libellé du paragraphe 249(4) du Code criminel. La commissaire a estimé que le libellé était presque identique et elle a conclu ce qui suit :
[traduction]
Je constate par une comparaison côte à côte des textes législatifs que l’essentiel du libellé est effectivement le même, que les deux textes contiennent les mêmes éléments constitutifs, qu’aucun n’a une portée plus vaste que l’autre et que, par conséquent, les deux textes sont équivalents dans le cadre de la présente affaire.
[13]
Plus loin, la commissaire a repris la même conclusion formulée comme suit :
[traduction]
Dans la présente affaire, compte tenu du fait que le libellé est presque identique, les deux textes législatifs couvrent les mêmes zones, les mêmes éléments constitutifs.
La portée de l’un n’est pas plus vaste que celle de l’autre et, selon ma lecture de la jurisprudence, ce n’est pas parce que des critères non issus de textes législatifs s’appliquent dans un autre niveau d’instance ou pour des motifs différents en fonction du système des tribunaux ou de la jurisprudence qu’il faille tenir compte de tous ces éléments en même temps. Si ce n’était pas le cas, la comparaison côte à côte des textes législatifs ne serait pas l’une des méthodes classiques pour établir l’équivalence.
[14]
En dernier lieu, la commissaire a conclu ce qui suit :
[traduction]
Les autorités [aux Bahamas] avaient le choix de porter une accusation pour une infraction moindre, mais c’est l’article 44 qu’elles ont invoqué.
Par conséquent, je dois conclure que la détermination de l’équivalence par une comparaison du libellé des textes législatifs des deux pays constitue la méthode la plus adaptée et adéquate.
[15]
Il semble que la commissaire ait compris que la jurisprudence au Canada a établi une norme élevée pour établir l’intention criminelle dans les affaires de conduite dangereuse ayant causé la mort au sens du paragraphe 249(4) du Code criminel. Toutefois, elle semble indiquer que la jurisprudence n’est pas pertinente dans son analyse parce qu’elle ne peut se fonder que sur le libellé des textes de loi.
[16]
En dépit d’avoir conclu que l’exigence élevée établie par la Cour suprême du Canada en matière d’intention criminelle n’était pas pertinente, il semble que la commissaire ait conclu que l’article 44 du RTA impose une exigence comparable du fait qu’il existe des infractions moindres que celle qui a été portée. Je suis d’avis que cette inférence n’est pas raisonnable et que la commissaire aurait dû avoir à sa portée la jurisprudence et les preuves d’expert qui lui auraient montré l’approche à la mens rea ou intention criminelle pour l’étude de l’article 44 du RTA.
V.
Conclusion
[17]
La commissaire a omis d’établir les éléments essentiels des infractions; de plus, l’inférence défavorable qu’elle a tirée du degré nécessaire de mens rea au sens du RTA et son opposition à la jurisprudence canadienne rendent la décision d’interdiction de territoire déraisonnable.
[18]
Pour ces motifs, la présente demande est accueillie.
VI.
Question certifiée
[19]
Aucune des parties n’a posé de question aux fins de certification.
JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-1075-17
LA COUR ORDONNE :
que l’intitulé de la cause soit modifié de façon à ce que le seul défendeur désigné soit le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration;
que la demande soit accueillie et que l’interdiction de territoire visant le demandeur soit examinée à nouveau par un autre commissaire de la Section de l’immigration.
JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-1076-17
LA COUR ORDONNE :
que l’intitulé de la cause soit modifié de façon à ce que le seul défendeur désigné soit le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration;
que la décision d’irrecevabilité soit annulée pour les motifs rendus dans le dossier IMM-1075-17.
« Sandra J. Simpson »
Juge
Traduction certifiée conforme
Ce 17e jour de septembre 2019
Lionbridge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
|
Dossiers :
|
IMM-1075-17 et IMM-1076-17
|
|
INTITULÉ :
|
RASHAD AMAL JOLLY c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
|
||
LIEU DE L’AUDIENCE :
|
TORONTO (ONTARIO)
|
||
DATE DE L’AUDIENCE :
|
LE 7 DÉCEMBRE 2017
|
||
JUGEMENT ET MOTIFS :
|
LA JUGE SIMPSON
|
||
DATE DES MOTIFS :
|
Le 17 JANVIER 2018
|
||
JUGEMENT ET MOTIFS MODIFIÉS :
|
LE 25 JANVIER 2018
|
||
COMPARUTIONS :
Anthony Navaneelan
|
POUR LE DEMANDEUR
|
Bridget A. O’Leary
|
POUR LE DÉFENDEUR
|
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Bureau du droit des réfugiés
Avocat
Toronto (Ontario)
|
POUR LE DEMANDEUR
|
Procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
|
POUR LE DÉFENDEUR
|