Date : 20180118
Dossier : IMM-2453-17
Référence : 2018 CF 48
[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
Ottawa (Ontario), le 18 janvier 2018
En présence de monsieur le juge Phelan
ENTRE :
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OKUBAGER KUSUMU DAMIR
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demandeur
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Introduction
[1]
Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire de la décision d’un agent d’immigration (agent) au Caire rejetant la délivrance d’un visa de résidence permanente au demandeur et à sa famille au motif qu’il était interdit de territoire conformément à l’alinéa 34(1)f) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR), en application des motifs raisonnables de croire qu’il était membre d’une organisation visant au renversement d’un gouvernement par la force et au terrorisme.
[2]
La position du demandeur est que l’agent n’a pas tenu compte du [traduction] « pouvoir discrétionnaire résiduel »
de délivrer le visa malgré une conclusion d’interdiction de territoire, et que l’agent a tiré des conclusions déraisonnables concernant la contrainte et la situation du pays.
II.
Contexte
A.
Dispositions applicables
[3]
Les dispositions essentielles sont les suivantes :
Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27
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Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227
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[Non souligné dans l’original]
B.
Exposé des faits
[4]
Le demandeur est un citoyen érythréen. Sa demande de résidence permanente mentionnait son appartenance de 1977 à 1985 au Front de libération de l’Érythrée (FLE) et au Front populaire de libération de l’Érythrée (FPLE) – deux groupes de [traduction] « défenseurs de la liberté »
qui se font concurrence. Ses documents initiaux ne laissaient pas entendre qu’il avait été contraint de participer ou qu’il n’avait pas été en mesure de quitter l’une ou l’autre des organisations.
[5]
L’agent a conclu que le fondement de l’implication du demandeur dans ces organisations était mieux exposé dans son récit initial. Voici le passage le plus pertinent :
[traduction]
Je luttais pour l’indépendance érythréenne depuis 1977 étant membre du Front de libération de l’Érythrée {FLE}. J’étais auparavant un commerçant d’armements et de vivre du Front à Forto Sawa et on m’a plus tard transféré au plus grand hôpital du Front qui se situe à Hawashait, en tant que fournisseur de denrées alimentaires pour les gens malades. Il y avait des différences idéologiques et politiques entre le Front de libération de l’Érythrée {FLE} et le Front populaire de libération de l’Érythrée {FPLE} qui luttaient pour l’indépendance de l’Érythrée. Les deux fronts ne pouvaient pas se mettre d’accord, ce qui a donné lieu à une guerre sanglante entre ces dernières en 1982. L’existence du FLE a alors pris fin dans le cadre de la lutte pour l’indépendance de l’Érythrée. Je me suis ensuite joint aux forces armées du FPLE afin de poursuivre la lutte pour l’indépendance. Toutefois, ma tentative de poursuivre la lutte a échoué parce que la section d’administration du FPLE kidnappait et tuait d’anciens membres du FLE par des moyens clandestins. Quelques mois plus tard, je me suis rendu compte que le FPLE prévoyait faire disparaitre les membres du FLE de la lutte pour l’indépendance. J’ai donc décidé de fuir au Soudan.
[6]
Dans une entrevue subséquente, le demandeur a décrit s’être fait recruter de force par le FLE à l’âge de 16 ans. Les notes de l’agent suivant l’entrevue contiennent la conclusion que même si le demandeur avait été enrôlé de force dans le FLE, il s’était volontairement joint au FPLE.
[7]
Dans sa réponse subséquente à une [traduction] « lettre relative à l’équité procédurale »
, le demandeur a soutenu que son association avec le FLE et le FPLE n’était pas volontaire et qu’il avait tenté de fuir le FLE, mais qu’il n’avait pas été en mesure de le faire.
[8]
L’agent, dans des notes antérieures à la décision officielle, a fait les observations essentielles suivantes :
les documents tirés de sources ouvertes n’établissaient pas que le FLE se livrait au recrutement forcé ou à des punitions sévères envers les déserteurs;
le témoignage original du demandeur était qu’il avait quitté le FLE lorsque ce dernier avait cessé d’exister afin de se joindre au FPLE en vue de continuer la lutte pour l’indépendance, son association a donc pris fin en raison de [traduction]
« changements politiques »
, et il a quitté le FPLE en raison des [traduction]« opinions du FPLE sur les anciens membres du FLE »
;la raison pour laquelle le demandeur s’était joint au FLE et au FPLE était la lutte pour l’indépendance de l’Érythrée;
le témoignage du demandeur indiquait qu’il ne s’était pas joint au FPLE sous la contrainte puisqu’il y était resté pendant trois ans avant de le quitter.
[9]
L’agent a conclu que les deux organisations se livraient au terrorisme et à la subversion. De plus, même si le recrutement du demandeur dans le FLE n’avait pas été volontaire à l’origine, son implication continue au sein du FLE et du FPLE n’avait pas été soumise à la contrainte. Par conséquent, il était membre d’organisations qui participaient à des activités visées à l’alinéa 34(1)b) et c) et interdit de territoire conformément à l’alinéa 34(1)f) de la LIPR.
[10]
Cette conclusion élémentaire a été répétée dans la lettre de décision du 10 mai 2017.
[11]
À aucun moment le demandeur n’a demandé que l’agent exerce un [traduction] « pouvoir discrétionnaire résiduel »
de délivrer un visa malgré la conclusion d’interdiction de territoire.
III.
Analyse
[12]
Le demandeur a soulevé trois questions juridiques plus pleinement avancées dans la plaidoirie :
a) qu’en droit, l’agent avait un pouvoir discrétionnaire d’accorder un visa même si le demandeur était interdit de territoire en application de l’article 34 de la LIPR;
b) que l’agent a commis une erreur en traitant les considérations d’appartenance à une organisation séparément de la question de savoir si l’appartenance avait été créée par la contrainte;
c) que la décision a été prise sans tenir compte de la situation du pays.
A.
Norme de contrôle
[13]
Sur la question de savoir si l’interdiction de territoire empêche la délivrance d’un visa, ou plus précisément s’il y a un pouvoir discrétionnaire résiduel de délivrer un visa malgré l’interdiction de territoire, la [traduction] « loi constitutive »
doit être interprétée, y compris la loi et son règlement.
[14]
En examinant la norme de contrôle à la lumière de Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, je note qu’il y a une clause privative, que les agents des visas exercent un élément d’expertise conformément à Alfaha Alharazim c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1044, 378 FTR 45, et que la question précise n’est pas d’importance centrale au système juridique.
[15]
Par conséquent, je conclus qu’en fonction des indications de la Cour suprême, la norme de contrôle est celle de la décision raisonnable. J’ajoute que même si la norme était celle de la décision correcte, le résultat serait identique.
[16]
Pour à peu près les mêmes raisons et parce qu’il y a déjà un ensemble de règles de droit sur la norme de contrôle pour les questions restantes (Jalloh c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2012 CF 317, 2012 CarswellNat 1890 (WL Can) [Jalloh]; Arkeso c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1138, 2016 CarswellNat 10630 (WL Can)), la norme de contrôle est également celle de la décision raisonnable.
B.
Interdiction de territoire et pouvoir discrétionnaire
[17]
En ce qui concerne cet argument, le demandeur ne se repose sur aucun fondement factuel. L’agent n’était saisi d’aucun élément suggérant que cette [traduction] « discrétion »
était en jeu et le demandeur n’a pas soutenu que, malgré la conclusion d’interdiction de territoire, l’agent devrait autrement délivrer un visa.
[18]
Le demandeur cherche à attaquer la décision de ne pas exercer ce pouvoir discrétionnaire résiduel, mais cette décision n’a effectivement pas été prise. En l’absence de motifs que la Cour peut examiner, il s’agit d’une question théorique, et pour ce seul motif, elle doit être rejetée.
[19]
Toutefois, dans le cas où je commets une erreur sur ce premier point, j’ai examiné les arguments sincères de M. Matas.
[20]
La position du demandeur est que la décision de l’agent des visas conformément au paragraphe 139(1) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 (RIPR) qu’un demandeur est interdit de territoire n’est pas déterminante quant à la question de savoir si un visa peut être délivré. Il insiste fortement sur l’utilisation du terme « peuvent »
à l’article 144 et au paragraphe 146(2) du RIPR comme accordant un pouvoir discrétionnaire résiduel à un agent de délivrer néanmoins un visa :
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[Non souligné dans l’original.]
[21]
Selon moi, cette position ne peut pas être maintenue. L’esprit de la LIPR et la formulation précise et l’intention législative s’écartent d’une telle conclusion.
[22]
Le point de départ est le paragraphe 11(1) de la LIPR, à savoir qu’un visa peut seulement être délivré si l’étranger « n’est pas interdit de territoire »
:
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[23]
Le paragraphe 34(1) de la LIPR dresse les motifs d’interdiction de territoire. Il convient de noter qu’il n’y a pas de contestation importante à la conclusion d’interdiction de territoire, et que l’interdiction de territoire est présumée pour les fins de l’analyse relative à cette question.
[24]
Un allègement des conséquences d’interdiction de territoire se trouve aux paragraphes 42.1(1) et (3) de la LIPR où le ministre a le pouvoir discrétionnaire d’accorder un tel allègement :
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Une telle demande n’a pas été présentée au ministre en l’espèce.
[25]
La position du demandeur permettrait un allègement supplémentaire d’une conclusion d’interdiction de territoire en application d’un pouvoir discrétionnaire non déclaré dans la LIPR pour qu’un agent des visas accorde un visa.
En toute déférence, cette position est incompatible avec un régime législatif qui fournit au ministre le pouvoir de réparation. Il serait redondant que le pouvoir d’exemption soit offert au niveau ministériel dans la LIPR et au niveau de l’agent des visas dans le RIPR.
[26]
Le paragraphe 139(1) du RIPR doit être interprété et appliqué d’une manière conforme à la LIPR. À mon avis, une fois qu’une conclusion d’interdiction de territoire est tirée aux motifs du paragraphe 34(1) de la LIPR, un agent des visas n’a plus le pouvoir de délivrer un visa.
[27]
L’article 144 et le paragraphe 146(2) du RIPR ne sont d’aucun recours au demandeur. Ces dispositions doivent être interprétées dans le contexte de l’article 139 du RIPR. Un visa peut seulement être délivré si un demandeur, étant membre des deux catégories mentionnées, n’est « pas interdit de territoire »
.
[28]
Par conséquent, il est à la fois raisonnable et correct de conclure qu’un agent des visas n’avait aucun pouvoir discrétionnaire de délivrer un visa une fois qu’une conclusion d’interdiction de territoire avait été tirée.
C.
Appartenance ou contrainte
[29]
Le demandeur se plaint que l’agent n’a pas suivi une démarche globale au sujet de l’appartenance. L’objection découle de la conclusion de l’agent que même si le recrutement initial du demandeur au sein du FLE n’était pas volontaire, son appartenance continue n’était pas soumise à la contrainte, pas plus que son mandat et son appartenance au FPLE.
[30]
Les deux parties invoquent, comme le fait la Cour, la conclusion du juge O’Reilly au paragraphe 38 de Jalloh que la preuve doit être examinée dans son ensemble afin de déterminer si l’appartenance était volontaire ou forcée.
Le demandeur soutient que l’agent n’a pas tenu compte du contexte de l’appartenance sous la contrainte, et a plutôt conclu à tort que le demandeur était membre avant d’examiner si l’appartenance était justifiée par la contrainte.
[31]
Il semble que cela soit un argument qu’il y a un processus fixe à suivre, avec une étape au lieu de deux étapes. Je ne trouve aucun soutien pour un processus aussi immuable. Il faut examiner la preuve d’appartenance dans son ensemble. La façon dont cette analyse devrait se faire dépendra des faits de chaque affaire.
[32]
Ce qui importe ici est que l’agent a examiné tous les éléments de preuves, et qu’il a notamment examiné les différences dans le récit du demandeur entre sa demande initiale, son entrevue et sa réponse. La position initiale du demandeur n’indiquait pas de contrainte, mais son récit s’est développé afin de l’inclure. En fait, l’accent mis sur la contrainte a augmenté au fil du temps.
[33]
L’agent a traité les perspectives divergentes avancées et il en est arrivé à sa conclusion. Je ne vois rien d’erroné dans le processus ou dans l’analyse, et je rejette cette question. Il était raisonnable pour l’agent d’accorder plus d’importance à la déclaration initiale du demandeur quant à ses motifs de se joindre à ces organisations et d’y rester plutôt que sur les versions plus récentes de son récit.
D.
Situation du pays
[34]
Le demandeur se plaint que l’agent n’a pas trouvé de preuve directe que le FLE s’était livré au recrutement forcé ou qu’il avait sévèrement puni les membres qui quittent l’organisation. Aucune déclaration semblable n’a été faite par rapport au FPLE, et il y avait des éléments de preuve qu’une personne ne pouvait pas simplement quitter le FPLE impunément. Le demandeur soutient que puisque la conclusion au paragraphe 34(1) portait sur le FLE et le FPLE, l’omission de reconnaître ces éléments de preuves était importante.
[35]
La position du demandeur est liée aux questions d’appartenance et de contrainte. Toutefois, la véritable question en l’espèce est le poids de la preuve, et non si l’élément de preuve de la situation du pays a été ignoré.
[36]
L’agent a conclu que les documents tirés de sources ouvertes ne menaient pas à la conclusion que le FLE s’était livré au recrutement forcé ou qu’il avait sévèrement puni les déserteurs, ce que le demandeur a allégué par la suite.
[37]
L’agent a noté en particulier que le demandeur avait initialement déclaré qu’il avait quitté le FLE et qu’il s’était joint au FPLE [traduction] « pour continuer la lutte »
, et qu’il a ensuite quitté le FPLE en raison du traitement préjudiciable qu’il a reçu en tant qu’ancien membre du FLE. L’agent a conclu que cela était conforme aux éléments de preuve concernant la situation au pays au sujet des désertions du FLE pour le FPLE à ce moment-là, ce qui a contribué à la conclusion de l’agent selon laquelle la participation continue du demandeur auprès du FLE et du FPLE n’avait pas été soumise à contrainte.
[38]
Bien que cela n’ait pas été plaidé oralement par l’une ou l’autre des parties, j’ai conclu que toute la question sur l’appartenance et la contrainte et la situation du pays connexe était une question de crédibilité. L’agent a accepté la première affirmation d’appartenance du demandeur, non entachée par la suggestion de contrainte, au FLE comme exacte, et a traité la thèse de contrainte élaborée plus tard avec suspicion.
Il n’y avait rien de déraisonnable dans l’approche de l’agent. Les éléments de preuve de recrutement forcé et de rétention par le FPLE qui étaient postérieurs à la participation du demandeur ne sont pas directement pertinents.
IV.
Conclusion
[39]
Par conséquent, le présent contrôle judiciaire sera rejeté.
[40]
En ce qui concerne la certification d’une question, bien qu’une question juridique d’interprétation ait été soulevée, à aucun moment l’agent des visas n’a été prié d’exercer le pouvoir discrétionnaire résiduel qui, selon le demandeur, existe. Il n’y a pas de fondement factuel approprié pour que la question soit certifiée et, par conséquent, elle ne devrait pas l’être.
JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-2453-17
LA COUR rejette la demande de contrôle judiciaire.
« Michael L. Phelan »
Juge
Traduction certifiée conforme
Ce 8e jour de novembre 2019
Lionbridge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM-2453-17
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INTITULÉ :
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OKUBAGER KUSUMU DAMIR c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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WINNIPEG (MANITOBA)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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Le 15 janvier 2018
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LE JUGE PHELAN
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DATE DES MOTIFS :
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Le 18 janvier 2018
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COMPARUTIONS :
David Matas
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Pour le demandeur
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Brendan Friesen
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Pour le défendeur
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
David Matas
Avocat
Winnipeg (Manitoba)
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POUR LE DEMANDEUR
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Procureur général du Canada
Winnipeg (Manitoba)
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Pour le défendeur
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