Date : 20171115
Dossier : T-1480-17
Référence : 2017 CF 1041
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 15 novembre 2017
En présence de monsieur le juge LeBlanc
ENTRE : |
GRACE JOUBARNE |
demanderesse |
et |
SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA |
défenderessse |
ORDONNANCE ET MOTIFS
[1] Aux alentours du 29 septembre 2017, la demanderesse a déposé une demande de mesure de redressement déclaratoire par voie d’action simplifiée à l’encontre de Sa Majesté la Reine du chef du Canada [Sa Majesté]. Le litige porte sur des taxes foncières réclamées par la ville de Belleville sur deux propriétés qu’elle possède dans cette municipalité. La demanderesse prétend que la seule façon pour la ville de prélever les taxes foncières sur ses deux propriétés consiste à faire une demande au ministre des Travaux publics et des Services gouvernementaux en vertu de la Loi sur les paiements versés en remplacement d’impôts, LRC 1985, ch. M-13 [la Loi] et à prélever le revenu des taxes foncières à même le Trésor public, mesures que la ville refuse d’entreprendre en faisant valoir que la Loi ne s’applique pas aux propriétés en question.
[2] Selon la demanderesse, ce refus de la ville de Belleville empiète sur ses droits de disposer librement de sa richesse et de ses ressources, c’est-à-dire sans subir d’imposition. Elle prétend que ses droits sont garantis par divers instruments internationaux en matière de droits de la personne et que, en raison des obligations du Canada découlant de ces instruments, la Loi est conçue de manière à créer des conditions lui permettant d’exercer ses droits librement. Selon son argumentaire, cette protection qui est ancrée aussi bien dans les lois que dans la Constitution du Canada découle du fait que les propriétés qu’elle possède à Belleville sont des « propriétés fédérales » au sens de la Loi.
[3] Même si l’action est intentée à l’encontre de Sa Majesté, c’est pour ainsi dire à la ville de Belleville que s’adresse la demande de redressement. D’un côté, elle demande réparation du fait que la ville n’a pas présenté de demande en vertu de la Loi. De l’autre, elle demande à la Cour de déclarer qu’elle a droit à un remboursement, versé par la ville, correspondant au montant des taxes foncières qu’elle a payées contre son gré en 2017. Pourquoi intenter une action contre Sa Majesté en ce cas? C’est que la ville de Belleville, selon la demanderesse, serait un « préposé » de la Couronne au sens de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, LRC 1985, ch. C-50 [LRCECA] et que son défaut d’agir constituerait de la malversation d’une charge publique, ce qui engagerait la responsabilité de Sa Majesté en vertu de l’article 3 de la LRCECA.
[4] Il n’est donc pas surprenant que la défenderesse ait présenté une requête par écrit en vertu des articles 221 et 369 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [les Règles] pour que soit ordonnée la radiation de l’action de la demanderesse sans autorisation de modification pour deux raisons : notre Cour n’aurait pas compétence pour être saisie de l’affaire et l’action ne révèle aucune cause d’action valable. Voilà donc la demande dont la Cour est saisie.
[5] Il est bien établi en droit que la radiation d’une déclaration n’est possible que s’il est évident et manifeste, dans l’hypothèse où les faits allégués seraient avérés, que la déclaration ne révèle aucune cause d’action raisonnable : R. c. Imperial Tobacco Canada Ltée, [2011] 3 RCS 45, par. 17 [Imperial Tobacco]; Hunt c. Carey Canada Inc., [1990] 2 RCS 959, p. 980. En l’espèce, ce critère est respecté, incontestablement.
[6] La demande de la demanderesse repose sur les trois propositions suivantes : la propriété que celle-ci possède à Belleville est une « propriété fédérale » au sens de la Loi; la Loi vise, en vertu des obligations du Canada envers le droit international, à protéger les droits de la demanderesse de disposer librement de sa richesse et de ses ressources, et ce, sans subir d’imposition; la ville de Belleville, étant un « préposé » de la Couronne au sens de la LRCECA, engage la responsabilité de Sa Majesté pour les délits qu’elle commet.
[7] Ces trois propositions n’ont, à première vue, aucun fondement.
[8] D’abord, la propriété en question ne peut en aucune façon satisfaire à la définition d’une « propriété fédérale » au sens où l’entend la Loi. Une « propriété fédérale » au sens de la Loi est soit une propriété « appartenant » à Sa Majesté ou « emphytéote » et dont la gestion est confiée à un « ministre fédéral » ou à une « personne morale » mentionnée aux annexes III ou IV de la Loi, soit un immeuble ou bien « réel et occupé » par un « ministre fédéral » et administré et contrôlé par Sa Majesté du chef d’une province. Cette définition établie au paragraphe 2(1) de la Loi est rédigée comme suit :
propriété fédérale Sous réserve du paragraphe (3) : |
federal property means, subject to subsection (3), |
a) immeuble ou bien réel appartenant à Sa Majesté du chef du Canada dont la gestion est confiée à un ministre fédéral; |
(a) real property and immovables owned by Her Majesty in right of Canada that are under the administration of a minister of the Crown, |
b) immeuble ou bien réel appartenant à Sa Majesté du chef du Canada et relevant, en vertu d’un bail, d’une personne morale mentionnée aux annexes III ou IV; |
(b) real property and immovables owned by Her Majesty in right of Canada that are, by virtue of a lease to a corporation included in Schedule III or IV, under the management, charge and direction of that corporation, |
c) immeuble dont Sa Majesté du chef du Canada est emphytéote et dont la gestion est confiée à un ministre fédéral; |
(c) immovables held under emphyteusis by Her Majesty in right of Canada that are under the administration of a minister of the Crown, |
d) bâtiment appartenant à Sa Majesté du chef du Canada, dont la gestion est confiée à un ministre fédéral mais qui est situé sur un terrain non imposable qui n’appartient pas à Sa Majesté du chef du Canada ou qui est contrôlé et administré par Sa Majesté du chef d’une province; |
(d) a building owned by Her Majesty in right of Canada that is under the administration of a minister of the Crown and that is situated on tax exempt land owned by a person other than Her Majesty in right of Canada or administered and controlled by Her Majesty in right of a province, and |
e) immeuble ou bien réel occupé ou utilisé par un ministre fédéral et administré et contrôlé par Sa Majesté du chef d’une province. (federal property) |
(e) real property and immovables occupied or used by a minister of the Crown and administered and controlled by Her Majesty in right of a province; (propriété fédérale) |
[9] « Ministre fédéral » signifie ministre de la Couronne et « personne morale » mentionnée aux annexes III et IV de la Loi signifie société d’État fédérale.
[10] De son propre avenu, la demanderesse reconnaît que la propriété qu’elle possède à Belleville n’appartient pas à Sa Majesté et n’est pas contrôlée par Sa Majesté. Cependant, elle fait valoir que, selon le paragraphe 2(3) de la Loi, la définition de « propriété fédérale » accepte aussi les bâtiments dont la destination première est d’abriter des êtres humains, les entrées des maisons individuelles et les immeubles et les biens réels pris à bail ou occupés par une personne ou par un organisme autre qu’un ministère. Elle affirme que ses deux propriétés à Belleville sont des maisons jumelées qui présentent toutes ces caractéristiques et que, de ce fait, elles sont comprises dans la définition élargie.
[11] Encore une fois, ce ne peut absolument pas être la volonté du législateur. Mis à part le fait qu’un immeuble ou bien occupé ou utilisé par une personne ou par un organisme autre qu’un ministère est exclu de la définition de « propriété fédérale », un bâtiment dont la destination première est d’abriter des êtres humains ou l’entrée d’une maison individuelle ne respecte la définition que s’il appartient à Sa Majesté ou est contrôlé par Sa Majesté. En d’autres mots, le paragraphe 2(3) que la demanderesse invoque pour faire avancer son argument ne peut être lu isolément, sans tenir compte de la définition principale de « propriété fédérale » établie au paragraphe 2(1). Le paragraphe 2(3), qui mentionne expressément que la « propriété fédérale » est définie, énumère un certain nombre d’exclusions de cette définition et un certain nombre d’exceptions à ces exclusions. Les bâtiments dont la destination première est d’abriter des êtres humains ou les entrées de maisons individuelles sont deux de ces exceptions.
[12] Ces exceptions n’ont toutefois aucun sens à moins que ces bâtiments ou ces entrées ne soient déjà la propriété ou sous le contrôle de Sa Majesté. Il s’agit de la seule façon d’aborder la question puisque le seul but de la Loi consiste à établir un régime de paiements discrétionnaires versés en remplacement des impôts aux provinces et aux municipalités pour atténuer le fait que les propriétés appartenant à Sa Majesté sont exemptes d’imposition provinciale et municipale par la Constitution : voir Halifax (Regional Municipality) c. Canada, [2012] 2 RSC 108, paragraphes 2 à 10). L’objectif n’est donc pas d’alléger le fardeau des propriétaires privés en vue de respecter des obligations internationales quelconques lorsque ceux-ci déclarent que leur propriété devrait être libre d’imposition municipale en invoquant le droit de disposer librement de leur richesse et de leurs ressources. Le législateur n’avait pas l’intention de soutenir les opposants à l’impôt foncier.
[13] Il est donc évident et manifeste, à mon avis, que la Loi ne peut s’appliquer d’aucune façon aux biens qui sont des propriétés privées ou sous contrôle d’intérêts privés, ce qui est le cas de la propriété de la demanderesse dans la ville de Belleville, et que les deux premières propositions sous-jacentes à l’action de la demanderesse sont dépourvues de fondement juridique.
[14] Pour sa part, la troisième proposition n’a pas plus de fondement que les deux premières. La ville de Belleville n’est pas un « préposé » de Sa Majesté au sens de l’alinéa 3(b)i) de la LRCECA. Un « préposé » de l’État au sens de la LRCECA est une personne employée par l’État ou agissant pour lui en tant que mandataire : voir Ayangma c. Canada, 1998 CanLII 8926 (CF), par. 12. La ville de Belleville n’est ni l’un ni l’autre. La défenderesse le souligne à juste titre : la ville de Belleville a été créée, comme toute autre municipalité de la province de l’Ontario, en vertu de la Loi de 2001 sur les municipalités, une loi provinciale. Rien dans cette loi ni dans les faits substantiels relatés par la demanderesse dans sa déclaration ne m’indique que la ville de Belleville était employée par Sa Majesté ou agissait à titre de mandataire de Sa Majesté lorsqu’elle a décidé de ne pas présenter de demande en vertu de la Loi, comme le réclamait la demanderesse.
[15] S’il est vrai que la ville de Belleville est une « autorité taxatrice » aux fins de la Loi, le fait d’être une « autorité taxatrice » ne veut pas dire que la ville est mandataire de Sa Majesté pour ce qui est de prélever ou de percevoir des taxes, mais plutôt qu’elle agit pour son propre bénéfice, c’est-à-dire en demandant des paiements versés en remplacement d’impôts qui ne peuvent être prélevés constitutionnellement. Sa Majesté n’exerce d’aucune façon un contrôle quelconque sur la ville de Belleville.
[16] Pour terminer, la demanderesse fait valoir que Sa Majesté ne peut présenter une requête pour faire radier une déclaration lorsqu’il s’agit d’une action simplifiée parce qu’une telle requête équivaudrait à une requête en jugement sommaire. Cette affirmation est elle aussi viciée. Il est évident d’après l’article 298(2) des Règles qu’une requête en vue de faire radier une déclaration peut être présentée dans le contexte d’une action simplifiée. Par conséquent, il n’y a aucun doute que la présente requête en vue de faire radier la déclaration est recevable par la Cour.
[17] Dans l’arrêt Imperial Tobacco, la Cour suprême du Canada a conclu que le pouvoir de radier les demandes ne présentant aucune possibilité raisonnable de succès constitue un important outil de gouverne judiciaire essentiel à l’efficacité et à l’équité des procès, car l’outil permet de ne retenir que les demandes susceptibles d’être accueillies (Imperial Tobacco, par. 19). Cet outil de gouverne est particulièrement important dans une affaire comme en l’espèce, la requête n’étant pas susceptible d’être accueillie lors d’un procès, car elle ne révèle d’aucune façon une cause d’action valable.
[18] Par conséquent, la déclaration de la demanderesse sera radiée, sans autorisation de modification, puisque je conclus qu’elle est irrécupérable et comporte un vice qui ne peut être corrigé par une modification : voir Simon c. Canada, 2011 CAF 6, par. 8.
LA COUR ORDONNE ce qui suit :
1. La requête est accueillie;
2. La déclaration est radiée, sans autorisation de modification;
3. Les dépens pour cette requête sont adjugés à la défenderesse.
« René LeBlanc »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : |
T-1480-17
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INTITULÉ : |
GRACE JOUBARNE c. SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA
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REQUÊTE ÉCRITE EXAMINÉE À OTTAWA (ONTARIO) EN VERTU DE L’ARTICLE 369 DES RÈGLES DES COURS FÉDÉRALES |
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ORDONNANCE ET MOTIFS DE L’ORDONNANCE : |
LE JUGE LEBLANC
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DATE DES MOTIFS : |
LE 15 NOVEMBRE 2017
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