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Date : 20171221


Dossier : IMM‑2690‑17

Référence : 2017 CF 1185

[TRADUCTION FRANÇAISE]

 

Ottawa (Ontario), le 21 décembre 2017

En présence de monsieur le juge Grammond

ENTRE :

ANANTHAN SIVALINGAM

demandeur

et

MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Pour les motifs suivants, j’accueille la demande de contrôle judiciaire déposée par le demandeur, Ananthan Sivalingam, concernant le rejet de sa demande de dispense pour motifs d’ordre humanitaire.

I.  Faits et décision faisant l’objet du contrôle

[2]  M. Sivalingam est un citoyen du Sri Lanka d’origine tamoule qui est devenu résident permanent du Canada en 2003 lorsqu’il était âgé de 12 ans. Son épouse et son fils de deux ans sont tous les deux citoyens canadiens.

[3]  Entre 2008 et 2013, M. Sivalingam a commis plusieurs infractions criminelles, dont voies de fait entraînant des lésions corporelles, vol de cartes de crédit, conduite avec les facultés affaiblies et entrave à un agent de la paix. Il n’a jamais été condamné à une peine d’emprisonnement ferme, mais a reçu une combinaison de peines d’emprisonnement avec sursis, de probation, d’amendes et de service communautaire. Néanmoins, certaines des infractions qu’il a commises sont passibles d’une peine d’emprisonnement maximale de dix ans. Par conséquent, M. Sivalingam a été frappé d’interdiction de territoire pour « grande criminalité », en vertu du paragraphe 36(1) de la Loi sur l’Immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 [LIPR].

[4]  M. Sivalingam a déposé une demande de dispense pour motifs d’ordre humanitaire en vertu de l’article 25 de la LIPR.

[5]  L’agent d’immigration [agent] qui a examiné la demande de M. Sivalingam pour motifs d’ordre humanitaire a tenu compte de plusieurs facteurs pertinents, y compris son emploi, sa relation avec sa famille au Canada, l’intérêt supérieur de son enfant de deux ans, et les difficultés auxquelles il serait exposé s’il retournait au Sri Lanka. L’agent a attribué un poids à chacun de ces facteurs, et a conclu que : (i) M. Sivalingam ne s’était pas acquitté de son fardeau de prouver son établissement au Canada, (ii) il a présenté [traduction] « peu d’éléments de preuve » concernant la question de savoir si l’intérêt supérieur de son fils était compromis sans la dispense pour motifs d’ordre humanitaire, et (iii) n’a pas démontré que la situation au Sri Lanka aurait une incidence [traduction] « plus personnelle » sur lui. Enfin, l’agent a examiné le casier judiciaire de M. Sivalingam et lui a accordé [traduction] « un poids négatif important ».

[6]  La demande de M. Sivalingam pour motifs d’ordre humanitaire a été rejetée le 26 janvier 2017 [Décision]. Il demande par la présente un contrôle judiciaire de ce refus.

II.  Discussion

[7]  Une décision relative aux motifs d’ordre humanitaire est discrétionnaire. Le décideur doit soupeser plusieurs facteurs pertinents, mais aucun algorithme rigide ne détermine l’issue. La Cour examine les décisions de cette nature selon la norme de la décision raisonnable (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 51, [2015] 3 RCS 909, au paragraphe 44). Dans ce contexte, mon rôle n’est pas d’évaluer les facteurs pertinents ou d’exercer de nouveau un pouvoir discrétionnaire, mais plutôt de m’assurer que le décideur a identifié les facteurs pertinents et qu’il les a dûment pris en considération. Je dois également m’assurer que la décision faisant l’objet du contrôle se fonde sur une interprétation justifiable des principes juridiques applicables et sur une évaluation raisonnable des éléments de preuve.

[8]  M. Sivalingam soutient que la Décision est déraisonnable étant donné que l’agent n’a pas pris en considération les éléments de preuve concernant sa réinsertion sociale, son niveau d’établissement au Canada, les difficultés auxquelles il serait exposé s’il était renvoyé au Sri Lanka et l’intérêt supérieur de son enfant. Je suis d’accord. Pour les motifs qui suivent, la Décision est déraisonnable et ne peut être maintenue.

A.  Antécédents criminels

[9]  Premièrement, l’analyse de l’agent est axée d’une façon déraisonnable sur le motif qui a entraîné l’interdiction de territoire de M. Sivalingam. Ce faisant, l’agent n’a pas donné effet à l’objectif de l’article 25 de la LIPR, qui est de permettre de mitiger « la sévérité de la loi selon le cas » (Kanthasamy, au paragraphe 19). Une interprétation de l’article 25 qui est axée de façon excessive sur la raison qui a rendu le demandeur interdit de territoire en vertu d’une disposition de la LIPR renforce la sévérité de la loi plutôt que de la mitiger et contrecarre l’objet de l’article 25 (Kobita c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1479, au paragraphe 29). L’interprétation d’une disposition législative peut être déraisonnable si elle va à l’encontre de l’objectif poursuivi par le législateur en adoptant la disposition : Montréal (Ville) c Administration portuaire de Montréal, 2010 CSC 14, [2010] 1 RCS 427, au paragraphe 42.

[10]  Qui plus est, l’agent a négligé plusieurs aspects importants des antécédents criminels de M. Sivalingam, y compris le fait qu’il n’a jamais été condamné à purger une peine de prison. L’agent disposait également d’un rapport d’un psychologue, datant du 15 février 2016, qui concluait que le risque de récidive de M. Sivalingam était « faible à modéré ». Bien que l’agent n’ait pas [traduction] « remis en question le diagnostic de l’expert », l’agent a omis de se pencher sérieusement sur les conclusions de l’expert concernant la réinsertion sociale, ainsi que sur une grande partie des autres éléments de preuve de réinsertion sociale. La Décision est plutôt axée exclusivement sur le casier judiciaire de M. Sivalingam, ignorant complètement sa réinsertion sociale et ses perspectives pour l’avenir.

[11]  M. Sivalingam est visé par l’article 36(1) pour des raisons techniques. Il est question de « grande criminalité » lorsqu’une personne commet une infraction punissable par une peine d’emprisonnement d’au moins dix ans ou lorsqu’elle a été effectivement condamnée à plus de six mois. Deux des infractions commises par M. Sivalingam, les voies de fait entraînant des lésions corporelles et le vol de cartes de crédit, sont passibles d’un emprisonnement maximal de dix ans, mais sans peine minimale. Il s’agit d’un très grand écart. Toutefois, en imposant des peines d’emprisonnement avec sursis, les juges qui ont statué sur le cas de M. Sivalingam ont signalé que sa conduite était à l’extrémité inférieure de l’échelle de gravité visée par ces infractions. Comme le juge en chef Lamer l’a signalé par le passé, la peine d’emprisonnement avec sursis « constitue une solution de rechange à l’incarcération de certains délinquants non dangereux » (R. c Proulx, 2000 CSC 5, [2000] 1 RCS 61, au paragraphe 21).

[12]  Ainsi, il n’était pas raisonnable que l’agent accorde le poids le plus significatif au facteur qui donne lieu à l’interdiction de territoire de M. Sivalingam, sans se pencher sur les autres dimensions des antécédents criminels de M. Sivalingam, en particulier les considérations atténuantes liées à ses infractions, y compris les peines qui lui ont été imposées et sa réinsertion sociale.

B.  Établissement au Canada

[13]  Je suis d’accord avec M. Sivalingam qu’il était déraisonnable de la part de l’agent de conclure que le niveau d’établissement de M. Sivalingam au Canada n’était pas [traduction] « au-delà de ce qu’on attend d’une personne qui arrive au Canada ou extraordinaire par rapport à ce qu’on en attend ». D’autres décisions de la Cour ont conclu qu’il n’est pas raisonnable d’exiger, sans davantage d’explications, un degré d’établissement « extraordinaire » (Chandidas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 258, [2014] 3 RCF 639, au paragraphe 80; Ndlovu c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 878, au paragraphe 14). En effet, « l’établissement » est examiné afin d’évaluer si le demandeur mérite une dispense pour motifs d’ordre humanitaire, et non un prix pour une contribution exceptionnelle à la société.

[14]  L’agent a apparemment évalué l’établissement de M. Sivalingam au Canada comme s’il était quelqu’un dont la demande de statut de réfugié était rejetée. Ce faisant, l’agent a négligé le fait que M. Sivalingam est arrivé au Canada lorsqu’il était un enfant, est devenu résident permanent et a passé plus de la moitié de sa vie dans ce pays. Du point de vue du développement personnel et social, les quinze années que M. Sivalingam a passées au Canada sont beaucoup plus significatives que ses douze premières années au Sri Lanka.

[15]  Il était donc déraisonnable de conclure que M. Sivalingam [traduction] « ne s’était pas acquitté du fardeau de démontrer un établissement significatif au Canada ». Tirer ce type de conclusion revient à faire abstraction d’une composante importante de l’expérience de vie de M. Sivalingam, contrairement à la directive de la Cour suprême que « l’agent appelé à se prononcer sur l’existence de motifs d’ordre humanitaire doit véritablement examiner tous les faits et les facteurs pertinents portés à sa connaissance et leur accorder du poids » (Kanthasamy, au paragraphe 25).

C.  Difficultés découlant du renvoi au Sri Lanka

[16]  Je suis convaincu que l’agent a déraisonnablement ignoré les difficultés auxquelles MSivalingam serait exposé s’il était renvoyé au Sri Lanka. Il n’a pas vécu dans ce pays depuis l’âge de 12 ans. Bien qu’il puisse avoir des souvenirs de son enfance là-bas, ces souvenirs sont axés sur la persécution que sa famille a endurée avant que son père n’obtienne le statut de réfugié au Canada. Il a vécu au Canada pendant les 15 dernières années. Il ne parle pas le cinghalais. Bien qu’il parle tamoul, il ne sait ni lire ni écrire dans cette langue. Tous ses parents proches sont au Canada. Il n’a que des parents éloignés au Sri Lanka. Pour lui, le Sri Lanka est effectivement devenu un pays étranger. La plus grande partie de l’analyse de l’agent à cet égard est consacrée à la situation générale des Tamouls au Sri Lanka. Il a observé que des personnes qui sont retournées au Sri Lanka ne seront pas nécessairement exposées à la détention ou à un interrogatoire de police et que l’hostilité contre les Tamouls a diminué après la fin de la guerre civile. Bien que ces facteurs puissent être pertinents, l’analyse de l’agent faisait l’impasse sur le fait que M. Sivalingam serait renvoyé vers un pays avec lequel il a peu de liens actuellement.

D.  Intérêt supérieur de l’enfant

[17]  Enfin, l’analyse de l’agent concernant l’intérêt supérieur de l’enfant de M. Sivalingam âgé de deux ans était fondée sur la prémisse que M. Sivalingam serait renvoyé, ce que la Cour a considéré comme étant déraisonnable (Ondras c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 303, au paragraphe 11; Yuan c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CF 578, au paragraphe 29; Kobita c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1479, au paragraphe 52; Jimenez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 527, au paragraphe 27; Ndlovu c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 878, au paragraphe 20). De même, l’agent a omis de prendre en considération la présomption fondée sur le bon sens selon laquelle il est dans l’intérêt supérieur de l’enfant d’être élevé par ses deux parents, et les conséquences émotionnelles pour l’enfant du renvoi de son père dans un pays étranger. En fait, l’analyse de l’agent était axée sur la capacité de l’épouse de M. Sivalingam de soutenir l’enfant financièrement, soit en obtenant un emploi, soit grâce à d’autres membres de la famille présents au Canada. L’agent a également présumé que la mère de l’enfant [traduction] « s’en occuperait très bien », ignorant ainsi le rôle du père dans le soutien, les soins et l’éducation de l’enfant. La Cour a conclu qu’il n’est pas raisonnable de se concentrer sur la présence d’une autre personne pour s’occuper de l’enfant (Motrichko c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 516, au paragraphe 27).

[18]  Je fais également remarquer que l’agent a déraisonnablement imposé un fardeau de la preuve distinct à chaque facteur d’ordre humanitaire et les a effectivement compartimentés (Abeleira c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 1008, au paragraphe 34). En effet, dans Kanthasamy, la Cour suprême du Canada a rejeté l’idée que certains concepts d’ordre humanitaire créent des seuils séparés que les demandeurs d’ordre humanitaire doivent surmonter, et a conclu qu’un décideur doit tenir compte de toutes les circonstances pertinentes pour décider si une dispense est justifiée ou non (Kanthasamy, aux paragraphes 28, 33). En imposant des seuils ou des « fardeaux de la preuve » distincts à M. Sivalingam, l’agent n’a pas tenu compte de façon raisonnable des facteurs d’ordre humanitaire dans leur ensemble, contrairement à l’arrêt Kanthasamy. Plus particulièrement, suite à cette approche cloisonnée, l’agent a déraisonnablement omis d’examiner la preuve des liens étroits de M. Sivalingam avec le Canada, au lieu de s’appuyer seulement sur les liens éloignés qu’il pouvait avoir avec le Sri Lanka.

[19]  Je conclus que la Décision est déraisonnable. Elle sera donc annulée, et l’affaire sera renvoyée à un autre agent pour nouvel examen.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvel examen. Aucune question n’est certifiée.

« Sébastien Grammond »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DOSSIER :

IMM‑2690‑17

 

 

INTITULÉ :

ANANTHAN SIVALINGAM c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 19 DÉCEMBRE 2017

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GRAMMOND

 

DATE DES MOTIFS :

LE 21 DÉCEMBRE 2017

 

COMPARUTIONS :

Me Jennifer Cassandra Luu

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Me Julie Waldman

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Mamann, Sandaluk & Kingwell LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Nathalie G. Drouin

Sous-procureure générale du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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