Dossier : IMM-1911-17
Référence : 2017 CF 1003
Ottawa (Ontario), le 6 novembre 2017
En présence de monsieur le juge Roy
ENTRE : |
CARLOS EDUARDO BERMUDEZ FRANCO IRÈNE DOUAIHI DE BERMUDEZ |
partie demanderesse |
et |
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
partie défenderesse |
JUGEMENT ET MOTIFS
[1] Les demandeurs requièrent de la Cour le contrôle judiciaire de la décision rendue par un agent de l’immigration de leur refuser la possibilité de faire une demande de résidence permanente à partir du Canada, plutôt que du Venezuela qui est leur pays de citoyenneté. Cette demande de contrôle judiciaire, en vertu de l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LC 2001, ch 27) [LIPR], doit être considérée sur la base de la décision raisonnable. Les parties sont d’accord à cet égard et la Cour partage cet avis. Il existe une abondante jurisprudence et je me contenterai de référer à Cadet c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1242 au sujet de la norme applicable.
I. Les faits
[2] Cette affaire est simple. Les demandeurs sont les grands-parents d’une petite-fille née au Canada il y a un an d’un père, résident permanent, et d’une mère canadienne. Au cours des dernières années les demandeurs ont voyagé considérablement, dont plusieurs fois au Canada à titre de visiteurs, mais aussi en croisière et en Europe. Ils sont venus ici en août 2016 à titre de visiteurs et cherchent maintenant à devenir des résidents permanents sans avoir à faire leur demande à partir du Venezuela (para 11(1) de la LIPR). Pour ce faire, ils invoquent des considérations humanitaires aux termes de l’article 25 de la LIPR.
[3] En plus des parents de la petite-fille, les demandeurs ont un fils qui est aux études au Canada, et qui, dit-on, voudra obtenir une résidence permanente en ce pays.
[4] Essentiellement, la demande qui est faite porte sur le fait que les demandeurs ont deux de leurs fils qui se trouvent au Canada et ils invoquent principalement l’intérêt supérieur de la petite-fille au soutien de leurs prétentions qu’il s’agit là, avec leur établissement au Canada et la situation sociale et économique au Venezuela, de considérations humanitaires suffisantes.
II. La décision dont contrôle judiciaire est demandé
[5] Le décideur a examiné la situation avec attention. Sa décision est motivée. Il examine les trois facteurs proposés par les demandeurs. D’abord, il rejette que les demandeurs ont une forme d’établissement au Canada. Ils ne maîtrisent ni l’une ni l’autre des langues officielles et leurs âges (tous les deux sont au début de la soixantaine) militent contre la possibilité qu’ils puissent travailler. De fait, Mme De Bermudez ne travaille pas depuis 1984. De plus, au cours des quatre dernières années, on rapporte une trentaine de voyages à Miami, Montréal, Aruba et en Europe ainsi que plusieurs croisières, ce qui démontre une certaine aisance financière qui se reflète par la possibilité de prendre des vacances qui apparaissent comme étant prolongées. À l’évidence, le travail n’est plus tout au haut de la liste des priorités. En fin de compte, l’établissement au Canada ne saurait être un facteur important.
[6] Quant à l’intérêt supérieur de la petite-fille, il ne fait pas de doute que la réunion des familles est toujours meilleure que la désunion. Ce n’est pas nié. Cependant, ce qui doit être considéré c’est bien l’intérêt supérieur de l’enfant, et non celui des parents qui témoignent apprécier l’aide reçue des grands-parents. L’agent d’immigration a considéré qu’en si bas âge, il ne pouvait être démontré que l’intérêt supérieur de la petite-fille, à lui seul, puisse constituer des considérations humanitaires suffisantes pour que les grands-parents puissent rester au Canada tout en faisant une demande de résidence permanente.
[7] Enfin, quoi que la situation économique et sociale au Venezuela se soit sérieusement dégradée au cours des dernières années, la position adoptée par les demandeurs ferait en sorte que toute personne au Canada se trouvant à l’extérieur de son pays de citoyenneté où la situation sociale est devenue difficile devrait bénéficier de considérations humanitaires pour rester au Canada. Ce n’est évidemment pas l’état du droit. D’ailleurs, l’agent a manifesté une sympathie certaine à l’égard des demandeurs et a rappelé qu’ils pourraient faire l’objet de parrainage, ou même pourraient bénéficier d’un visa étendu de visiteur pour pouvoir partager la vie de leur famille et de leur petite-fille, au Canada.
III. Analyse
[8] Certains ont tendance à voir dans le texte du paragraphe 25(1) de la LIPR un remède à tous les maux. Dès que l’on peut soulever une certaine sympathie, on voudrait qu’il en résulte une décision favorable parce que cette sympathie se transformerait en considération humanitaire.
[9] Comme la Cour suprême du Canada le notait dans Kanthasamy c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61; [2015] 3 RCS 909 [Kanthasamy], le paragraphe 25(1) de la LIPR dont se réclament les demandeurs en l’espèce « n’est pas censé constituer un régime d’immigration parallèle » (para 23). Ce paragraphe 25(1) confère plutôt un pouvoir discrétionnaire permettant de dispenser un étranger du respect des obligations de la LIPR s’il se trouve des considérations d’ordre humanitaire suffisantes. Celles-ci me semblent être celles qui ont été reconnues par la Cour dans Kanthasamy :
[13] […] La première présidente de la Commission, Janet Scott, a jugé que les considérations d’ordre humanitaire s’entendent « des faits établis par la preuve, de nature à inciter tout homme raisonnable [sic] d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne — dans la mesure où ses malheurs “justifient l’octroi d’un redressement spécial” aux fins des dispositions de la Loi » (p. 364). Cette définition s’inspire de celle que renferme le dictionnaire à l’entrée « compassion », soit [traduction] « chagrin ou pitié provoqué par la détresse ou les malheurs d’autrui, sympathie » (Chirwa, p. 363). La Commission reconnaît que cette définition « implique un certain élément de subjectivité », mais elle dit qu’il doit aussi y avoir des éléments de preuve objectifs pour que la mesure spéciale soit accordée (Chirwa, p. 363).
[10] La décision de la Cour dans Kanthasamy cherchait d’abord et avant tout à mettre en contexte un test présenté dans des lignes directrices qui était largement utilisé par les fonctionnaires en ces matières et qui avait probablement pour effet de se substituer au texte de loi lui-même. Ainsi, les lignes directrices recherchaient l’existence de difficultés « inhabituelles et injustifiées » ou « démesurées »; plutôt que de chercher à appliquer ces qualificatifs à une situation donnée comme le faisaient régulièrement les décideurs administratifs, la Cour a rappelé que les lignes directrices ne pouvaient être qu’à vocation descriptive. Elles ne peuvent créer trois nouveaux seuils en outre de celui des considérations humanitaires qui est déjà prévu au paragraphe 25(1) de la LIPR. Mais il n’en reste pas moins que le seuil en vertu de la LIPR est lui-même élevé.
[11] De fait, la Cour reconnaît que « (l’)obligation de quitter le Canada comporte inévitablement son lot de difficultés, mais cette seule réalité ne serait généralement justifier une dispense pour considérations d’ordre humanitaire suivant le par. 25(1) » (para 23).
[12] Il en ressort que le seul intérêt de l’enfant d’avoir dans les parages ses grands-parents, quoique souhaitable, ne s’élève pas, selon l’agent d’immigration au niveau de considérations humanitaires suffisantes. De même, le fait que les demandeurs devraient, à l’expiration des visas de visiteurs, qu’ils soient courts ou prolongés, quitter comporte son lot de difficultés, mais il n’est pas différent du lot de difficultés rencontrées par toute personne qui préfère rester au Canada, mais n’y a aucun statut.
[13] À mon sens, les conclusions auxquelles en est arrivé l’agent d’immigration sont raisonnables. Le rôle d’une cour de révision est limité. Il n’est certes pas de substituer la discrétion de la Cour à celle que le législateur a conférée au décideur administratif. Le rôle de la cour de révision est de contrôler la légalité de la décision administrative. En effet, une décision qui n’est pas raisonnable est par définition illégale (Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24; [2017] 1 RCS 502, au para 74). Il faut que la décision administrative soit défectueuse sur le plan de la justification, de la transparence ou de l’intelligibilité pour qu’une intervention soit appropriée. De même, il y aurait place à intervention si la décision prise n’entre pas dans les issues acceptables possibles, eu égard aux faits et au droit. C’est le fardeau qui incombe au demandeur sur contrôle judiciaire.
[14] Or, aucune telle démonstration n’a été faite en l’espèce. Je ne nie aucunement qu’il pourrait y avoir des cas où la présence des grands-parents soit dans l’intérêt supérieur de l’enfant et que cela comporte un poids considérable. Par ailleurs, je partage l’avis de mon collègue le juge Diner qui écrivait dans Zlotosz v. Canada (Immigration, Refugees, and Citizenship), 2017 FC 724 que « (t)he mere fact that the Officer found that the family has “forged strong ties” and are very close does not render a positive outcome a foregone conclusion. This is particularly so in the circumstances where the applicants are neither the child’s primary caregivers nor financial providers (Mack at paras 18, 20; Louisy at para 13) » [traduction] (« [l]e simple fait que l’agent ait conclu que les membres de la famille avaient « noué des liens serrés » et étaient très proches ne fait pas de l’issue favorable une conclusion prévisible, surtout si les demandeurs ne sont ni les principaux fournisseurs de soins ni les principaux fournisseurs financiers de l’enfant ») (para 30). C’est très certainement le cas ici. Il n’a, en aucune manière, été allégué, et encore moins démontré, que ces grands-parents jouent un rôle aussi primordial que celui des parents qui fournissent les soins, élèvent leur petite-fille et lui fournissent ce dont elle a besoin.
IV. Conclusion
[15] Dans le cas qui nous importe, il ne s’agit en aucune manière de considérer la situation de l’enfant né au Canada qui devrait suivre ses parents dans un pays où la situation économique et sociale est particulièrement pénible. C’est plutôt qu’on souhaiterait que les grands-parents partagent sa vie au Canada. Aussi souhaitable cela soit-il, la conclusion de l’agent d’immigration que cela ne constituait pas des considérations d’ordre humanitaire suffisantes n’est aucunement déraisonnable. Il en ressort que la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Les parties et la Cour conviennent qu’il n’y a pas de question grave de portée générale qui doive être certifiée.
JUGEMENT au dossier IMM-1911-17
LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune question n’est certifiée.
« Yvan Roy »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : |
IMM-1911-17 |
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INTITULÉ : |
CARLOS EDUARDO BERMUDEZ FRANCO ET AL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
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LIEU DE L’AUDIENCE : |
MONTRÉAL (QUÉBEC) |
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DATE DE L’AUDIENCE : |
LE 30 OCTOBRE 2017 |
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JUGEMENT ET motifs : |
LE JUGE ROY |
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DATE DES MOTIFS : |
LE 6 NOVEMBRE 2017 |
|
COMPARUTIONS :
Fanny Cumplido |
Pour LA PARTIE DEMANDERESSE |
Thi My Dung Tran |
Pour LA PARTIE DÉFENDERESSE |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
NEXUS Services Juridiques Montréal (Québec)
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Pour la partie demanderesse |
Procureur général du Canada Montréal (Québec) |
Pour la partie défenderesse |