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Date : 20170921


Dossier : T-1308-17

Référence : 2017 CF 847

Ottawa (Ontario), le 21 septembre 2017

En présence de monsieur le juge Martineau

ENTRE :

GENEVIÈVE DESJARDINS

demanderesse

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]               La demanderesse, dont l’identité a été protégée jusqu’à ce jour, recherche une injonction interlocutoire visant à empêcher le Commissaire à l’intégrité du secteur public du Canada [Commissaire] de ne pas présenter le rapport de cas – ou toute autre partie du présent dossier – aux présidents des deux chambres du Parlement jusqu’à ce qu’un jugement final soit rendu à l’égard de sa demande de contrôle judiciaire. Du même coup, elle demande à la Cour d’ordonner la mise sous scellé du présent dossier, la non-publication et la non-divulgation des débats.

[2]               Une audition spéciale a été tenue à Ottawa le 20 septembre 2017 devant le juge soussigné aux fins de débattre de la question de savoir si la Cour devait prolonger, en tout ou en partie, l’injonction faite au Commissaire de ne pas déposer au Parlement le rapport de cas, ainsi que l’ordonnance de garder le dossier confidentiel, qui ont été accordées provisoirement le 23 août 2017 par la juge Mactavish, et ont été renouvelées par le juge Bell jusqu’au 22 septembre 2017, ou jusqu’à ce que la Cour émette une autre ordonnance, selon la première éventualité.

[3]               Vu les courts délais et la nécessité de rendre, aujourd’hui même, une ordonnance disposant de la requête en injonction interlocutoire et en confidentialité de la demanderesse, je ne reprendrai pas ici les faits récités par les parties dans leurs procédures, ainsi que leurs arguments respectifs – qui ont été longuement débattus la veille – sinon pour me concentrer sur des aspects factuels essentiels ou des arguments déterminants en l’espèce.

[4]               Le Commissariat à l’intégrité du secteur public du Canada [Commissariat] a reçu une divulgation d’actes répréhensibles le 19 octobre 2015, dans laquelle il était allégué que la conduite de la demanderesse, un cadre supérieur à l’emploi de l’Agence canadienne d’inspections des Aliments [Agence], constituait des actes répréhensibles au sens des alinéas 8c) et e) de la Loi sur la protection des fonctionnaires divulgateurs répréhensibles, LC 2005, c 46 [Loi], à savoir un cas grave de mauvaise gestion et une contravention grave d’un code de conduite.

[5]               Le 12 février 2016, une enquête est ouverte par le Commissariat. Le 26 avril 2016, le Commissaire informe à la demanderesse des allégations sous enquête. Le 24 juillet 2017, la demanderesse reçoit la décision défavorable du Commissaire, qui conclut que la demanderesse a effectivement commis certains des actes répréhensibles reprochés par les divulgateurs. Du même coup, dans un envoi séparé, le Commissaire fait rapport le 24 juillet 2017 à l’administrateur de l’Agence de ses conclusions et de ses recommandations. Il recommande notamment que l’Agence détermine s’il convient d’imposer à la demanderesse des sanctions disciplinaires. Suite à la réception de la réponse de l’administrateur en date du 15 août 2017, le Commissaire prépare un rapport de cas, lequel doit être présenté, au plus tard le 22 septembre 2017, aux présidents de la Chambre des communes et du Sénat.

[6]               Je suis satisfait que les questions soulevées par la demanderesse sont sérieuses.

[7]               Dans sa demande de contrôle judiciaire déposée le 22 août 2017, la demanderesse conteste les conclusions du Commissaire. Premièrement, la divulgation d’actes répréhensibles aurait été motivée par des visées contraires aux articles 24.1 et 40 de la Loi. Deuxièmement, elles ont été faites de mauvaise foi et sont mensongères. Troisièmement, les divulgateurs ont utilisé la Loi comme moyen de pression indu afin d’obtenir un gain personnel et le Commissaire a refusé d’en traiter. Quatrièmement, le Commissaire a agi sans compétence ou de façon ultra vires, alors que les propos publics du Commissaire soulèvent une crainte raisonnable de partialité. Cinquièmement, bien que la demanderesse a été rencontrée en entrevue en mai 2016 et a pu faire des représentations sur le rapport préliminaire du 12 août 2016, le Commissaire n’a pas respecté les principes de justice naturelle ou d’équité procédurale. La demanderesse recherche donc l’annulation du rapport du Commissaire. La demanderesse demande subsidiairement une ordonnance déclarant que le Commissaire n’a pas respecté les principes de justice naturelle et d’équité procédurale, ni la procédure qu’il était tenu de respecter selon la Loi.

[8]               Je suis également prêt à présumer, pour les fins des présentes, que le dépôt au Parlement du rapport de cas préparé par le Commissaire risque de porter, de façon irrémédiable, à la réputation de la demanderesse, mais je ne suis pas satisfait que sa divulgation publique risque d’affecter toute enquête disciplinaire en cours. En effet, l’Agence a mandaté un tiers indépendant pour évaluer les plaintes de harcèlement ayant été antérieurement portées contre la demanderesse. Dans son précédent rapport de cas, déposé au Parlement en février 2017, le Commissaire reproche à l’ancien président de l’Agence et à l’ancien vice-président des ressources humaines d’avoir commis des actes répréhensibles en ne traitant pas de façon équitable et exhaustive les plaintes de harcèlement en question. Au passage, la demanderesse a été placée en congé avec solde le 16 août 2017, le temps que le tiers indépendant ait complété son enquête sur les plaintes de harcèlement des divulgateurs.

[9]               Cela dit, les critères d’obtention d’une injonction interlocutoire sont conjonctifs et doivent tous être satisfaits. Que l’on traite l’obligation incombant au Commissaire de faire rapport au Parlement comme un empêchement légal à l’émission d’une injonction, ou comme un élément d’intérêt public – l’emportant sur la réputation de la demanderesse – au niveau de la prépondérance des inconvénients, il m’apparaît évident que la Cour ne peut faire obstacle à la volonté claire du législateur que le rapport de cas mentionné au paragraphe 38(3.1) de la Loi soit déposé devant les deux chambres du Parlement dans le délai de 60 jours prévu au paragraphe 38(3.3) de la Loi, de sorte que la présente requête en injonction doit être rejetée.

[10]           Les paragraphes pertinents de l’article 38 de la Loi se lisent comme suit :

(3.1) S’il a fait un rapport à un administrateur général à l’égard d’une enquête menée sur une divulgation ou commencée au titre de l’article 33 où il conclut qu’un acte répréhensible a été commis, le commissaire prépare, dans les soixante jours, un rapport sur le cas faisant état :

 

(3.1) If the Commissioner makes a report to a chief executive in respect of an investigation into a disclosure or an investigation commenced under section 33 and there is a finding of wrongdoing in the report, the Commissioner must, within 60 days after making the report, prepare a case report setting out

 

a) de sa conclusion;

 

(a) the finding of wrongdoing;

b) des recommandations qu’il a faites, le cas échéant, dans le rapport à l’administrateur général;

 

(b) the recommendations, if any, set out in the report made to the chief executive;

c) le cas échéant, du délai dans lequel l’administrateur général était tenu de lui donner l’avis visé à l’article 36;

 

(c) the time, if any, that was specified in the report to the chief executive for the chief executive to provide the notice referred to in section 36;

 

d) du fait que, en date du rapport sur le cas, il est d’avis que la réponse de l’administrateur général au rapport fait à ce dernier est ou n’est pas satisfaisante;

 

(d) the Commissioner’s opinion as to whether the chief executive’s response to the report to the chief executive, up to that point in time, is satisfactory; and

e) les observations écrites faites, le cas échéant, par l’administrateur général.

 

(e) the chief executive’s written comments, if any.

(3.2) Avant la présentation du rapport sur le cas, le commissaire donne à l’administrateur général la possibilité de lui présenter des observations écrites.

 

(3.2) Before making a case report, the Commissioner must provide the chief executive with a reasonable opportunity to make written comments.

(3.3) Le commissaire présente, dans le délai prévu au paragraphe (1) ou (3.1) dans le cas du rapport qui y est visé ou à toute époque de l’année dans le cas d’un rapport spécial, son rapport au président de chaque chambre, qui le dépose immédiatement devant la chambre qu’il préside ou, si elle ne siège pas, dans les quinze premiers jours de séance de celle-ci suivant la réception du rapport.

 

(3.3) Within the period referred to in subsection (1) for the annual report and the period referred to in subsection (3.1) for a case report, and at any time for a special report, the Commissioner shall submit the report to the Speaker of the Senate and the Speaker of the House of Commons, who shall each table the report in the House over which he or she presides forthwith after receiving it or, if that House is not then sitting, on any of the first fifteen days on which that House is sitting after the Speaker receives it.

 

(4) Les rapports du commissaire sont, après leur dépôt, renvoyés devant le comité, soit du Sénat, soit de la Chambre des communes, soit mixte, chargé de l’examen de ces rapports.

 

(4) After it is tabled, every report the Commissioner stands referred to the committee of the Senate, the House of Commons or both Houses of Parliament that may be designated or established for the purpose of reviewing the Commissioner’s reports.

 

[11]           La demanderesse ne remet pas en cause la constitutionnalité de l’article 38 de la Loi, et même dans les affaires constitutionnelles, les injonctions interlocutoires interdisant l’application d’une mesure législative ne seront délivrées que dans les cas manifestes (Harper c Canada (Procureur général), [2000] 2 RCS 764 au para 9). En l’espèce, l’institution de procédures en contrôle judiciaire ne peut empêcher le Commissaire d’agir conformément à la Loi. Le délai statutaire de 60 jours est de rigueur. Selon les principes de la séparation des pouvoirs et de la primauté du droit, la Cour ne peut pas prescrire un autre délai pour l’accomplissement des devoirs incombant au Commissaire en vertu de la Loi. Or, l’injonction interlocutoire recherchée par la demanderesse équivaut à suspendre l’application de la Loi durant toute la durée des procédures judiciaires.

[12]           Par ailleurs, le dépôt au Parlement des rapports d’enquête du Commissaire – qui est un agent du Parlement – sert manifestement l’intérêt public. Celui-ci permet de maintenir et d’accroître la confiance du public dans l’intégrité des fonctionnaires. D’un autre côté, dans la mesure où la réputation de la demanderesse a été ternie par le rapport du Commissaire, vu le caractère public des procédures judiciaires, comme l’a plaidé devant moi le représentant du Procureur général du Canada, un jugement final favorable permettra, le cas échéant, de « rétablir la réputation » de la demanderesse. Si la demanderesse obtient gain de cause au mérite, en plus d’annuler la décision contestée, la Cour possède un large pouvoir déclaratoire.

[13]           Puisque l’identité de la demanderesse deviendra publique avec le dépôt au Parlement du rapport de cas prévu à l’article 38 de la Loi, il s’ensuit que l’ordonnance de confidentialité qu’elle a obtenue provisoirement est devenue sans objet et n’as pas à être prolongée aujourd’hui. D’ailleurs, les risques d’atteinte à la réputation de la demanderesse ne justifient pas l’émission d’une ordonnance générale de confidentialité. Il est dans l’intérêt public que les faits ayant donné lieu à la divulgation d’actes répréhensibles et à l’enquête menée par le Commissariat puissent être connus du public et des médias. L’ordonnance recherchée par la demanderesse est beaucoup trop large.

[14]           L’un des principes fondamentaux du processus judiciaire est la transparence, tant au niveau de la procédure suivie, que des éléments pertinents à la solution du litige. Dans son avis introductif d’instance, la demanderesse reproche notamment au Commissaire et au personnel du Commissariat d’avoir un parti pris et d’avoir refusé d’apprécier la crédibilité des divulgateurs et des témoins en cause. C’est son droit absolu. Reste à savoir si les noms des personnes en question devraient être caviardés comme l’a suggéré la procureure du Commissaire. Je ne le crois pas. Il s’agit d’une procédure judiciaire émanant de la demanderesse et non d’un document confidentiel obtenu ou préparé par le Commissariat dans le cadre de l’enquête en cause. L’enquête du Commissariat est maintenant complétée. À ce stade, je ne suis pas satisfait, vu la nature particulière des allégations faites par la demanderesse dans son avis introductif d’instance, qu’il faille taire devant la Cour les noms des divulgateurs et des témoins en question.

[15]           Enfin, à la lumière des représentations faites à l’audience par les procureurs, la présente instance devra se poursuivre à titre d’instance à gestion spéciale. Les procureurs ont convenu d’un échéancier faisant l’objet de l’ordonnance rendue ce jour par la Cour. Cet échéancier pourra être modifié, le cas échéant, par le protonotaire ou le juge responsable de la gestion d’instance.

[16]           Il n’y aura pas de dépens.


ORDONNANCE au dossier T-1308-17

LA COUR ORDONNE que :

1.                  La requête de la demanderesse en injonction interlocutoire et en confidentialité est rejetée;

2.                  La présente instance se poursuivra à titre d’instance à gestion spéciale, et la présente ordonnance sera portée à l’attention de l’administratrice judiciaire afin que le juge en chef de la Cour affecte un protonotaire ou un juge pour aider à la gestion de l’instance;

3.                  Les parties devront se soumettre à l’échéancier suivant :

a)                  Le Commissariat à l’intégrité du secteur public du Canada [office fédéral] transmettra au greffe de la Cour et aux parties le matériel demandé par la demanderesse conformément à la Règle 317 des Règles des Cours fédérales [matériel], le ou avant le 2 octobre 2017;

b)                  Si l’office fédéral refuse de transmettre certains documents mentionnés par la demanderesse dans son avis introductif d’instance, il devra informer par écrit les parties et l’administratrice judiciaire des motifs de son opposition, le ou avant le 2 octobre 2017;

c)                  À moins de directive contraire de la Cour, toute opposition de l’office fédéral en vertu de la Règle 318 sera décidée sur la base des représentations écrites des parties et de l’office fédéral;

d)                  La demanderesse signifiera au défendeur les affidavits et pièces documentaires qu’il entend utiliser à l’appui de la demande, le ou avant le 16 novembre 2017, ou dans le cas où une opposition a été faite en vertu de la Règle 318, dans les 45 jours à compter de la date de la transmission du matériel conformément à l’ordonnance de cette Cour;

e)                  Le défendeur signifiera les affidavits et pièces documentaires qu’il entend utiliser à l’appui de sa position dans les 45 jours à compter de la date de la signification des affidavits de la demanderesse;

f)                    Les interrogatoires sur les affidavits devront être complétés dans les 45 jours à compter de la date de la signification des affidavits du défendeur;

g)                  La demanderesse signifiera et déposera son dossier de demande dans les 45 jours à compter de la date de la fin des contre-interrogatoires;

h)                  Le défendeur signifiera et déposera son dossier de réponse dans les 45 jours à compter de la date de la signification du dossier de la demanderesse;

i)                    La demanderesse signifiera et déposera la demande d’audience dans les 45 jours à compter de la date de la signification des dossiers de réponse du défendeur;

4.                  Cet échéancier pourra être modifié, le cas échéant, par le protonotaire ou le juge responsable de la gestion d’instance; et

5.                  Le tout sans dépens.

« Luc Martineau »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1308-17

 

INTITULÉ :

GENEVIÈVE DESJARDINS c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 20 septembre 2017

 

ORDONNANCE ET motifs :

LE JUGE MARTINEAU

 

DATE DES MOTIFS :

LE 21 septembre 2017

 

COMPARUTIONS :

Me Benoît Duclos

 

Pour la demanderesse

Me Adrian Bieniasiewicz

Me Tara DiBenedetto

 

Pour le défendeur

Me Monica Song

POUR LE COMMISSARIAT À L’INTÉGRITÉ

DU SECTEUR PUBLIC DU CANADA

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Letellier Gosselin Duclos

Gatineau (Québec)

 

Pour la demanderesse

Nathalie G. Drouin

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

Pour le défendeur

Dentons Canada S.E.N.C.R.L.

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE COMMISSARIAT À L’INTÉGRITÉ

DU SECTEUR PUBLIC DU CANADA

 

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