Dossier : T‑1518‑15
Référence : 2017 CF 620
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 26 juin 2017
En présence de monsieur le juge Roy
ENTRE :
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BRENDA FORGET
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demanderesse
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et
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TRANSPORTS CANADA et
SA MAJESTÉ LA REINE
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défendeurs
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JUGEMENT ET MOTIFS
[1]
Mme Brenda Forget, la demanderesse, a vu son habilitation de sécurité, qui lui permettait d’avoir accès à certaines zones du port de Montréal, annulée. Par conséquent, elle ne pouvait plus continuer à exercer son emploi de « contrôleuse »
au port de Montréal et elle a, de fait, été raccompagnée jusqu’à l’extérieur des lieux de travail le 10 avril 2014, après avoir reçu une lettre annulant son habilitation de sécurité.
[2]
La décision finale a toutefois été prise le 7 août 2015 à la suite du réexamen de l’annulation de son habilitation de sécurité. Ce réexamen a eu lieu avec le concours d’un consultant indépendant en réponse à la demande faite par la demanderesse le 6 mai 2014.
[3]
C’est cette décision prise en août 2015 qui fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire, introduite en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC, 1985, c F‑7.
[4]
Âgée de 51 ans, la demanderesse est une employée du port de Montréal. Elle a commencé à travailler au port en avril 2005 comme « contrôleuse »
. À l’époque, il n’était pas nécessaire d’avoir une habilitation de sécurité. Cette exigence a été ajoutée en 2007. La demanderesse a obtenu son habilitation de sécurité, qui a été renouvelée pour une période de cinq ans en 2012. C’est cette habilitation de sécurité qui a tout d’abord été suspendue, puis annulée.
[5]
La demanderesse est mariée et a deux enfants. Son seul frère, Brian Forget, a une fille dont la demanderesse s’est occupée à temps plein entre 2012 et 2014. Brian a un lourd casier judiciaire; il a notamment été reconnu coupable de complot en vue d’importer des stupéfiants et de trafic de stupéfiants. L’annulation de l’habilitation de sécurité de la demanderesse semble être en grande partie attribuable à son « association »
avec son frère.
[6]
La demanderesse invoque essentiellement deux arguments devant notre Cour. En premier lieu, elle soutient que la décision qui a été rendue à son sujet est déraisonnable, ce qui constitue évidemment l’argument de droit administratif. La seconde série d’arguments porte sur la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B de la Loi sur le Canada de 1982 (R.‑U.), ch. 11 [la Charte]. Elle affirme que l’exercice du pouvoir discrétionnaire dont le ministre des Transports est investi en vertu de l’article 509 du Règlement sur la sûreté du transport maritime, DORS/2004‑144 [le Règlement], viole les articles 7 et 15 de la Charte.
[7]
En résumé, le moyen tiré de l’article 7 concerne la présumée violation du droit à la sécurité de sa personne au motif que l’emploi de la demanderesse serait compromis, alors que le principe de justice fondamentale en cause serait que la disposition invoquée pour annuler l’habilitation de sécurité est nulle pour cause d’imprécision. Toutefois, la demanderesse n’a jamais pleinement élaboré le moyen tiré de l’article 7. En revanche, elle a davantage insisté sur le fait que l’application de l’article 509 du Règlement aurait pour effet de la rendre victime d’une discrimination fondée sur sa situation familiale. Elle soutient que sa relation avec son frère constitue un motif analogue au sens de l’article 15 et que, si son habilitation de sécurité a été annulée uniquement en raison de l’implication de son frère dans le crime, il s’agit d’une discrimination fondée sur sa situation familiale.
[8]
L’avocat de la demanderesse reconnaît sans peine que, si l’argument de droit administratif prospère, il n’est pas nécessaire d’examiner les arguments de droit constitutionnel.
[9]
À mon avis, il n’est pas nécessaire d’examiner davantage le bien‑fondé des moyens tirés de la Charte parce que la décision qui a été prise n’était pas raisonnable, au sens du droit administratif. Par conséquent, la décision d’annuler l’habilitation de sécurité doit être annulée au motif qu’elle n’était pas raisonnable.
I.
Le cadre juridique
[10]
À compter de 2007, le port de Montréal a obligé les employés qui travaillaient dans des zones critiques pour la sécurité, dont les contrôleurs, à obtenir une habilitation de sécurité. La demanderesse a obtenu sa première habilitation en décembre 2007. Son habilitation a été renouvelée pour cinq ans en 2012.
[11]
La Loi sur la sûreté du transport maritime, LC 1994, c 40, prévoit que le gouverneur en conseil peut, par règlement, autoriser un contrôle des employés pour protéger la sécurité en matière de transport maritime. La disposition pertinente est le paragraphe 5(1) :
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Le Programme d’habilitation de sécurité en matière de transport maritime est fondé sur le Règlement. Il élargit la portée du Programme d’habilitation de sécurité pour les aéroports canadiens qui existe depuis 1985.
[13]
Aux termes de l’article 508 du Règlement, qui a été pris en application de la Loi, le ministre doit effectuer un certain nombre de vérifications lorsqu’un employé demande une habilitation de sécurité afin d’établir si le demandeur pose un risque pour la sûreté du transport maritime, y compris une vérification pour savoir s’il a un casier judiciaire et une vérification des dossiers des organismes chargés de faire respecter la loi et des renseignements recueillis dans le cadre de la loi.
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Après avoir effectué ces vérifications, le ministre peut accorder une habilitation de sécurité s’il est d’avis qu’il dispose de renseignements vérifiables, fiables et suffisants pour lui permettre d’établir le risque que pose le demandeur pour la sûreté du transport maritime. Le ministre doit tenir compte de la liste de facteurs énumérés à l’article 509 dans le cadre de cette évaluation des risques, et notamment de ceux énumérés à l’alinéa 509c), qui pose la question de savoir s’il existe des motifs raisonnables de soupçonner que le demandeur est dans une position où il risque d’être suborné afin de commettre un acte ou d’aider ou d’encourager toute personne à commettre un acte qui pourrait poser un risque pour la sûreté du transport maritime. Le ministre peut, en vertu du paragraphe 515(5), annuler l’habilitation de sécurité accordée à un employé s’il estime que cette personne peut poser un risque pour la sûreté du transport maritime au sens de l’article 509.
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II.
Les faits
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Bien que l’habilitation de sécurité de la demanderesse ait été renouvelée en 2012, un réexamen de cette habilitation a été entrepris. Les faits les plus pertinents concernant ce réexamen peuvent être résumés comme suit.
[16]
Le 26 novembre 2013, la Gendarmerie royale du Canada (la GRC) a fait parvenir un rapport de vérification des dossiers policiers (le rapport de vérification) de la demanderesse au directeur du Programme d’habilitation de sécurité de Transports Canada. Le rapport de vérification original est rédigé en français, mais il est accompagné d’une traduction anglaise qui a été utilisée tout au long de l’instance. Le rapport original en français est reproduit dans son intégralité ci-dessous. On y retrouve la totalité des renseignements sur lesquels Transports Canada s’est fondé pour annuler l’habilitation de sécurité :
1. Depuis 2005, le nom de la demandeuse apparaît comme une personne d’intérêt dans plusieurs rapports policiers concernant le crime organisé implanté au Port de Montréal. La demandeuse était associée de près à un individu (Sujet A) qui a été enquêté [sic] à de nombreuses reprises pour des importations de stupéfiants et des vols de conteneurs.
2. En novembre 2005, la résidence de la demandeuse a fait l’objet d’une perquisition suite à une enquête de plusieurs mois qui visait une organisation criminelle impliquée dans l’importation et le trafic de drogue. Cette enquête d’envergure a nécessité plusieurs moyens d’enquête qui ont permis d’établir que la demandeuse avait de bonnes connaissances concernant le transport de marchandises volées et qu’elle a participé directement aux préparatifs d’un vol de marchandise en fabriquant des documents nécessaires pour effectuer ce vol. Lors de la perquisition, une cinquantaine de grammes de cannabis et une balance ont été saisis à la résidence de la demandeuse. Le 3 février 2006, la demandeuse a été libérée par la cour de l’accusation de possession de stupéfiants.
a. Le sujet A a quant à lui été reconnu coupable de fraude de plus de $5,000 (Art. 380(1)(A) CC et Faux Art. 367(A) CC et condamné à une peine de 6 mois d’emprisonnement en plus de 9 mois d’emprisonnement présentenciel et, une probation de 3 ans. En plus de cet incident, entre 1987 et 2000, il a été condamné à 20 autres reprises pour des infractions incluant vol qualifié, déguisement, entrée par effraction, complot de vol, vol de plus de $1,000, obstruction, supposition de personne, possession de biens criminellement obtenus de plus de $5,000. Certaines condamnations ont mené à des peines allant jusqu’à trois ans d’emprisonnement. Le sujet A fait présentement face à des accusations de complot pour importation et trafic de stupéfiants (4 chefs), importation de cannabis (3 chefs) et possession de stupéfiant en vue de trafic.
[La traduction anglaise est annexée aux présents motifs.]
[17]
Le 5 décembre 2013, le directeur a informé la demanderesse par écrit que les renseignements contenus dans le rapport de vérification soulevaient des doutes quant à sa capacité de conserver son habilitation de sécurité. Le directeur a invité la demanderesse à expliquer les renseignements contenus dans le rapport de vérification pour que Transports Canada puisse en tenir compte avant de rendre sa décision sur l’opportunité de renouveler ou non son habilitation.
[18]
En réponse, la demanderesse a fourni les renseignements suivants par l’entremise de son avocat et par le dépôt de sa propre déclaration écrite :
Le « sujet A » dont il était question était probablement son frère. Elle était au courant des infractions criminelles de son frère, mais affirmait que ce dernier n’avait jamais tenté de l’influencer et ne lui avait jamais demandé de commettre des actes illégaux. Elle maintient ses distances avec lui, mais garde le contact parce que la fille de son frère – sa nièce – a vécu avec elle et sa famille pendant plusieurs années.
Elle ne comprenait pas la raison pour laquelle son nom figurait comme personne d’intérêt dans les rapports de police, étant donné qu’elle n’est et n’a jamais été impliquée avec des individus liés au crime organisé au port de Montréal ou ailleurs. Si elle était au courant du transport de marchandises volées et avait participé directement aux préparatifs d’un vol de marchandises en fabriquant les documents nécessaires pour ce vol, elle aurait été accusée.
Elle avait été interrogée par des enquêteurs après avoir appris que son téléphone avait été mis sous écoute électronique en raison des accusations portées contre son frère.
Les accusations relatives au cannabis qui avaient été portées contre elle ou contre son mari ont été rejetées.
Elle avait reçu un diagnostic de cancer du sein et elle avait été en arrêt de travail pendant plusieurs mois en 2011, 2012 et 2013 pour subir des interventions chirurgicales.
Elle avait exercé son emploi de façon honnête, diligente et responsable et n’avait jamais fait l’objet de plaintes.
[19]
La GRC a fourni deux clarifications au sujet du rapport de vérification en février 2014. Les accusations de possession de stupéfiants portées contre la demanderesse avaient été retirées et non rejetées. De plus, c’était le sujet A et non la demanderesse qui faisait l’objet de l’enquête ayant mené à la perquisition effectuée au domicile de la demanderesse en 2005.
[20]
Les seuls éléments de preuve au dossier concernant les activités criminelles du frère de la demanderesse en 2005 étaient deux mandats d’arrestation concernant plusieurs infractions commises à Hinchinbrooke et Sainte‑Clothilde, dans le district de Beauharnois, sur la rive sud du fleuve Saint‑Laurent, ainsi qu’une infraction commise dans la région de Montréal.
[21]
Des membres de l’Organisme consultatif d’examen d’habilitation de sécurité en matière de transport maritime se sont rencontrés pour discuter du dossier de la demanderesse en mars 2014. Le procès-verbal de cette rencontre reprend les préoccupations formulées dans la lettre du 5 décembre 2013. L’Organisme consultatif ajoutait que le vol attribué à la demanderesse aurait été commis par [traduction] « le biais du port de Montréal »
et que son frère [traduction] « avait fait l’objet à plusieurs reprises d’enquêtes pour importation de stupéfiants et vols de conteneurs au port de Montréal »
. Ces affirmations ne se retrouvaient pas dans le rapport de vérification. On a demandé à l’avocate des défendeurs de préciser quels éléments de preuve se trouvaient au dossier pour appuyer ces affirmations et elle n’en a cité aucun.
[22]
L’Organisme consultatif a recommandé l’annulation de l’habilitation de la demanderesse au motif qu’elle pouvait être subornée au sens de l’alinéa 509c). L’Organisme consultatif a affirmé que les observations présentées par la demanderesse [traduction] « n’étaient pas suffisantes pour dissiper les préoccupations soulevées »
.
[23]
Le 10 avril 2014, le directeur général intérimaire du Programme de la sécurité et de la sûreté maritimes a annulé l’habilitation de sécurité de la demanderesse au nom du ministre. Il a principalement invoqué l’alinéa 509c) pour justifier la révocation de l’habilitation et a repris l’affirmation de l’Organisme consultatif concernant le vol qu’aurait commis la demanderesse par le biais du port de Montréal :
[traduction]
Les renseignements concernant votre association avec un individu (votre frère) impliqué dans des activités criminelles, ainsi que votre participation directe au transport de marchandises volées par le biais du port de Montréal et/ou votre connaissance directe de ces faits, soulèvent des préoccupations concernant votre discernement et votre fiabilité.
[…]
Après examen de l’information versée à votre dossier, j’estime qu’il y a des motifs raisonnables de soupçonner que vous puissiez être dans une position où vous risquez d’être subornée afin de commettre un acte ou d’aider ou d’encourager autrui à commettre un acte qui pourrait poser un risque pour la sûreté du transport maritime.
[24]
Peu de temps après, on a informé la demanderesse qu’elle ne remplissait plus les conditions requises pour continuer à exercer son emploi de contrôleuse. Elle a été réaffectée ailleurs et a commencé à travailler dans des zones du port non critiques pour la sécurité dans des postes moins bien rémunérés.
[25]
Tout demandeur peut demander un réexamen formel en vertu de l’article 517 du Règlement si le ministre refuse ou annule une habilitation.
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[26]
La demanderesse a sollicité le réexamen de la décision d’annuler son habilitation. Le Bureau de réexamen l’a invitée à présenter d’autres observations. La demanderesse a en grande partie repris les arguments qu’elle avait déjà présentés à Transports Canada lorsque les préoccupations avaient été soulevées à l’origine.
[27]
Le Bureau de réexamen a demandé à un consultant de l’extérieur du Ministère de donner son opinion indépendante sur l’affaire. Le consultant a examiné le dossier de la demanderesse, a eu un entretien avec elle le 21 janvier 2015 et a présenté son rapport le 9 mars 2015.
[28]
Dans le cadre de son examen, le consultant a demandé à la GRC de lui indiquer les faits qui étayaient les allégations contenues dans le rapport de vérification de novembre 2013. Voici la brève réponse que la GRC lui a donnée en février 2015 :
[traduction]
La connaissance et la participation directe de la demanderesse en ce qui concerne le transport des marchandises volées par le biais du port de Montréal ainsi que ses associations criminelles sont mentionnées dans le rapport de vérification et sont exactes.
Les seuls renseignements qui peuvent être ajoutés au sujet du casier judiciaire du sujet A sont les suivants : le 7 octobre 2013, le Sujet A a été jugé coupable de Complot pour importation et trafic de stupéfiants, Importation de cannabis et Possession de stupéfiant en vue de trafic. Il a été condamné à 84 mois de prison.
Comme on peut le constater, cette réponse ne révèle aucun fait qui appuierait l’allégation; on se contente de reprendre l’allégation en affirmant qu’elle est exacte.
[29]
Le consultant a conclu que, hormis les liens familiaux, le dossier n’indique pas clairement [traduction] « l’existence d’une association »
entre la demanderesse et son frère. Il a également conclu que le dossier [traduction] « ne contient aucun fait objectivement discernable au sujet de sa participation à des activités criminelles au port de Montréal ou de sa connaissance de telles activités »
. Il a néanmoins recommandé que la décision initiale d’annuler l’habilitation de la demanderesse soit maintenue, l’argument le plus solide étant, à son avis [traduction] « l’affirmation de la GRC que, même si elle n’a jamais été accusée, elle a été impliquée dans des activités criminelles au port de Montréal et était au courant de celles‑ci et elle posait donc un risque pour la sûreté du transport maritime »
.
[30]
Le Bureau de réexamen a réexaminé le dossier au complet, y compris le rapport du consultant, et a formulé ses propres recommandations. Il a expliqué que sa décision n’était pas [traduction] « facile à prendre »
, soulignant notamment le manque de faits discernables étayant les allégations formulées par la GRC au sujet des activités criminelles de la demanderesse. Le Bureau a par ailleurs reconnu que la demanderesse avait produit le mandat d’arrestation lancé contre son frère, ce qui démontrait qu’il n’y avait aucun lien entre les infractions et le port de Montréal. Le Bureau a néanmoins finalement recommandé le maintien de l’annulation de l’habilitation. Il a estimé que le lien de proximité qui existait entre la demanderesse et son frère constituait un risque qu’elle puisse être subornée afin de l’aider, et que leur association était d’autant plus solide que la demanderesse avait été la tutrice de sa nièce.
[31]
La position du ministère a été résumée en quelques mots. Malgré l’absence de faits discernables, le Bureau s’est dit d’avis que [traduction] « la tutelle de sa nièce fait d’elle une cible potentielle qui pourrait être subornée pour aider son frère, mettant ainsi en péril la sûreté du transport maritime »
.
[32]
Le 7 août 2015, la sous‑ministre adjointe, Sécurité et Sûreté, a confirmé qu’elle maintenait l’annulation de l’habilitation de la demanderesse au nom du ministre. Il s’agit de la décision définitive qui fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire :
[traduction] J’ai examiné tous les renseignements pertinents et disponibles, y compris la recommandation de l’Organisme consultatif d’examen d’habilitation de sécurité en matière de transport maritime, la décision initiale du directeur général intérimaire de la sécurité maritime, le rapport du consultant indépendant et la recommandation formulée par le Bureau de réexamen. Au cours de cet examen, j’ai constaté que vous étiez associée de près à un individu impliqué dans des activités criminelles au port de Montréal. J’ai également noté que votre domicile avait fait l’objet d’une perquisition en novembre 2005 à la suite d’une enquête portant sur le trafic de stupéfiants. Cette enquête d’envergure avait nécessité plusieurs moyens d’enquête qui avaient permis d’établir que vous étiez au courant du transport de marchandises volées et que vous aviez participé directement aux préparatifs d’un vol en fabriquant des documents nécessaires au Port de Montréal. J’ai également constaté que votre nom figurait à titre de personne d’intérêt dans plusieurs rapports policiers concernant le crime organisé implanté au port de Montréal. Je disposais de suffisamment de renseignements pour conclure qu’il y avait des motifs raisonnables de soupçonner que vous répondiez au critère prévu à l’alinéa 509c) […]
III.
Norme de contrôle et analyse
A.
Norme de contrôle
[33]
Comme nous l’avons déjà expliqué, Mme Forget fait valoir deux séries d’arguments. Elle invoque en premier lieu un argument de pur droit administratif suivant lequel, lorsqu’on applique la loi aux faits de la présente affaire, on constate que la décision n’est pas raisonnable. Elle invoque également un argument de droit constitutionnel qui a trait à l’application des articles 7 et 15 de la Charte à la présente affaire.
[34]
La première question à aborder est évidemment celle de la norme de contrôle applicable. Il semble que les parties s’entendent sur cette question. Tout d’abord, la Cour d’appel fédérale a déjà jugé dans l’arrêt Canada (Ministre des Transports, de l’Infrastructure et des Collectivités) c. Jagjit Singh Farwaha, [2015] 2 RCF 1006, 2014 CAF 56 [Farwaha], que le contrôle judiciaire des décisions prises au sujet des habilitations de sécurité accordées en vertu de l’article 509 du Règlement est assujetti à la norme de la décision raisonnable et non à celle de la décision correcte (paragraphes 84 à 86). Notre Cour est évidemment liée par cet arrêt.
[35]
En second lieu, la demanderesse ne cherche pas à faire déclarer inconstitutionnel l’article 509 du Règlement au motif qu’il contreviendrait à l’article 15 de la Charte. Elle affirme plutôt que le ministre a contrevenu à cet article en lui refusant son habilitation de sécurité. C’est la conduite du ministre qui est contestée au motif qu’il a agi de façon discriminatoire envers elle du fait de sa situation familiale.
[36]
La demanderesse précise bien que la décision du ministre ne satisfait pas aux exigences de l’article 15 de la Charte. Dans ces conditions, le cadre d’analyse élaboré dans l’arrêt Doré c Barreau du Québec, 2012 CSC 12, [2012] 1 RCS 395 [Doré], commande l’application de la norme de contrôle du caractère raisonnable :
[45] Je suis d’avis que, si on applique les principes établis dans Dunsmuir, la norme de la décision raisonnable reste celle à laquelle il faut recourir pour réviser les décisions des comités de discipline. Il s’agit donc de se demander si c’est une norme différente dont les tribunaux doivent se servir lorsque l’analyse porte sur l’application par l’organisme disciplinaire des garanties visées par la Charte. À mon avis, il n’y a pas lieu d’appliquer une norme différente du fait que la Charte est en cause.
[37]
Et plus loin, au paragraphe 54 :
[54] Quoi qu’il en soit, comme la juge en chef McLachlin l’a souligné dans Catalyst, « le caractère raisonnable de la décision s’apprécie dans le contexte du type particulier de processus décisionnel en cause et de l’ensemble des faits pertinents. Il s’agit essentiellement d’une analyse contextuelle » (par. 18). Il continue donc à être justifié de faire preuve de déférence à l’endroit du décideur administratif compte tenu de son expertise et de sa proximité aux faits de la cause puisque, même quand les valeurs consacrées par la Charte sont en jeu, il sera généralement le mieux placé pour juger de l’incidence des valeurs pertinentes de ce type au regard des faits précis de l’affaire. Cela étant dit, tant les décideurs que les tribunaux qui procèdent à la révision de leurs décisions doivent analyser les questions qui leur sont soumises en gardant à l’esprit l’importance fondamentale des valeurs consacrées par la Charte.
Ainsi, le contrôle de la question de savoir si la décision est indûment discriminatoire envers la demanderesse doit se faire selon la norme de la décision raisonnable.
[38]
Je ne saisis pas très bien la position de la demanderesse en ce qui concerne l’article 7 de la Charte. La première difficulté se présente bien entendu lorsqu’on affirme qu’un droit à la vie, à la liberté ou à la sécurité de sa personne a été bafoué parce qu’une habilitation de sécurité a été annulée. Notre Cour est liée par un arrêt faisant autorité, en l’occurrence le Renvoi relatif au Règlement sur la sûreté du transport maritime (CA), 2009 CAF 234 [le Renvoi], où il est précisé, au paragraphe 47, que « comme l’article 7 ne protège pas les biens ou tout autre intérêt principalement économique, il ne s’applique pas à toute éventuelle conséquence négative du refus de l’habilitation de sécurité sur l’emploi d’un employé : Mussani c. College of Physicians and Surgeons of Ontario (2004), 74 O.R. (3d) 1, aux paragraphes 41‑43 (C.A.) ((le droit d’exercer une profession n’est pas protégé par l’article 7) ».
Pour prétendre que l’article 7 de la Charte s’applique malgré cet arrêt clair de la Cour d’appel fédérale, la demanderesse se contente d’affirmer dans son mémoire des faits et du droit que, lorsqu’elle a rendu sa décision dans le Renvoi, la Cour d’appel ne disposait pas d’un contexte factuel. À mon avis, cette affirmation, sans plus, ne permet pas d’écarter la conclusion sans équivoque de la Cour d’appel. La demanderesse n’a pas allégué, et encore moins démontré, qu’il y a eu « une modification de la situation ou de la preuve [qui] change radicalement la donne »
, condition essentielle pour pouvoir écarter la doctrine du stare decisis, laquelle s’applique toujours et continue à prospérer (Canada (Procureur général) c Bedford, 2013 CSC 72, [2013] 3 RCS 1101, paragraphe 42); voir également Carter c Canada (Procureur général), 2015 CSC 5, [2015] 1 RCS 331, paragraphe 44). Le principe du stare decisis ne peut être écarté pour les seuls motifs avancés par la demanderesse.
[39]
Même si la demanderesse avait été en mesure de satisfaire à la première exigence de l’article 7, elle aurait quand même été obligée de démontrer que son droit à la liberté, à la liberté ou à la sécurité de sa personne avait été violé en contravention des principes de justice fondamentale. Son avocat a expliqué que le principe de justice fondamentale invoqué en l’espèce aurait été la « nullité pour cause d’imprécision »
. Si tel avait été l’argument présenté, il semblerait que l’argument devrait porter sur l’article lui‑même; c’est la constitutionnalité de l’article 509 du Règlement qui serait en cause. En pareil cas, la norme de contrôle applicable serait celle de la décision correcte (Doré, paragraphe 43). En tout état de cause, notre Cour est liée par le Renvoi et aucun argument n’a été formulé par écrit, et encore moins à l’audience, pour justifier d’écarter le principe du stare decisis.
[40]
Toutefois, si la décision est déraisonnable en raison de principes de droit administratif, il n’est pas nécessaire de se pencher sur la question du caractère déraisonnable pour cause d’une discrimination inconstitutionnelle. À mon avis, compte tenu des faits de l’affaire, la décision est déraisonnable sans qu’il soit nécessaire de recourir à la Charte, parce qu’elle ne constitue pas d’une issue possible acceptable pouvant se justifier au regard des faits et du droit. D’ailleurs, le caractère raisonnable tient également à la justification de la décision et à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, des critères qui sont loin d’avoir été respectés en l’espèce (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, paragraphe 47). Pour dire les choses carrément, nous ignorons en fin de compte la raison pour laquelle l’habilitation de sécurité a été annulée, ce qui rend cette annulation déraisonnable. Il n’est donc pas nécessaire d’examiner l’argument constitutionnel.
B.
Analyse
[41]
Pour en arriver à ma conclusion, je vais d’abord examiner les dispositions du Règlement qui s’appliquent à la délivrance d’habilitations de sécurité au port de Montréal. J’examinerai ensuite les faits dont le décideur a tenu compte pour arriver à sa décision d’annuler l’habilitation de sécurité. Enfin, je vais comparer les circonstances particulières de la présente espèce avec celles d’autres affaires dans lesquelles des habilitations de sécurité ont été examinées par la Cour d’appel et par notre Cour.
(1)
Le Règlement
[42]
Nul ne prétend que le Règlement confère un droit à une habilitation de sécurité. En revanche, il est admis qu’on ne peut refuser arbitrairement d’accorder une habilitation de sécurité. La Cour d’appel fédérale a décrit comme suit le processus d’examen de la sécurité mis sur pied en 2002 dans le Renvoi, précité :
[11] Le programme fait partie d’un processus d’examen de la sécurité mis sur pied par Transports Canada en 2002, en partie en réaction à l’attentat du 11 septembre 2001 contre le World Trade Center à New York. Les objectifs du programme sont de permettre au ministre de recueillir suffisamment de renseignements pour établir l’identité des employés occupant des postes critiques pour la sécurité dans les ports et s’assurer qu’ils ne posent pas de risques inacceptables pour la sûreté du transport maritime. Le régime vise à dissuader les personnes posant des risques pour la sécurité de demander des habilitations de sécurité et, parmi les personnes qui demandent leurs habilitations, à écarter celles qui posent des risques élevés inacceptables en matière de sécurité.
[43]
L’article 509 du Règlement est la disposition qui trouve application. Il prévoit les circonstances dans lesquelles une habilitation de sécurité peut être accordée. Le ministre doit disposer de renseignements vérifiables et fiables qui sont suffisants pour lui permettre d’établir dans quelle mesure le demandeur pose un risque pour la sûreté du transport maritime. L’accent est mis sur la sécurité du transport maritime, et le ministre tient compte d’une série de facteurs énumérés dans le Règlement. Dans le cas qui nous occupe, c’est l’alinéa 509c) qui est invoqué pour annuler l’habilitation de sécurité qui a été renouvelée en 2012 (l’approbation initiale a eu lieu en 2007). L’alinéa 509c) exige qu’il existe des motifs raisonnables de soupçonner – et non de simples soupçons – que le demandeur risque d’être suborné afin de commettre un acte qui pourrait poser un risque pour la sûreté du transport maritime. C’est le caractère raisonnable de cette décision qui fait l’objet du contrôle judiciaire en l’espèce.
[44]
La norme des « motifs raisonnables de soupçonner »
est peu exigeante. Notre droit connaît la norme de la preuve « hors de tout doute raisonnable »
à laquelle il faut satisfaire pour prononcer une déclaration de culpabilité en matière criminelle, et celle de la « prépondérance des probabilités »
qui s’applique en matière civile (Canada (Procureur général) c Fairmont Hotels Inc., 2016 CSC 56, [2016] 2 RCS 720, paragraphe 35). Elle connaît aussi la norme des « motifs raisonnables de croire »
, qui est souvent exigée pour pouvoir obtenir une ordonnance judiciaire (mandat de perquisition, article 487 du Code criminel, LRC, 1985, c C‑46, ordonnance de communication, articles 487.014 et 487.015 du Code criminel), de même que celle des « motifs raisonnables de soupçonner »
(ordonnance de préservation, article 487.012 du Code criminel, contrôle pour vérifier la présence d’alcool ou de drogues, article 254 du Code criminel). La norme des motifs raisonnables de soupçonner est moins exigeante que toutes les autres normes susmentionnées.
[45]
Le juge Stratas avait incontestablement raison de déclarer dans l’arrêt Farwaha que la norme des motifs raisonnables de soupçonner est un concept bien connu de la loi et de la jurisprudence (paragraphe 95). C’est une norme moins exigeante que celle des motifs raisonnables de croire, mais il n’est pas toujours facile de préciser comment elle doit s’appliquer. Dans leur article percutant « Suspicious Searches : What’s so Reasonable About Them? »
, (1999) 24 CR (5th) 123, Peter Sankoff et Stéphane Perrault signalaient à quel point la norme des « soupçons raisonnables »
s’était répandue. Or, son influence n’a fait que s’accroître depuis.
[46]
Heureusement, le droit a également évolué pour étoffer la signification de cette norme. La formulation récente de cette norme que l’on trouve dans l’arrêt R c Chehil, 2013 CSC 49, [2013] 3 RCS 220 [Chehil], affaire portant sur le recours à des chiens détecteurs, est fort utile. Après avoir reconnu que ce critère était une norme courante qui entrait en jeu dans plusieurs contextes, la Cour a expliqué de façon plus détaillée ce qu’elle comportait, dans la foulée de l’arrêt R c Kang‑Brown, 2008 CSC 18, [2008] 1 RCS 456 [Kang‑Brown], dans lequel le juge Binnie avait défini comme suit la norme des « soupçons raisonnables »
par opposition à celle des simples soupçons :
[75] La norme des « soupçons raisonnables » n’est pas une nouvelle norme juridique créée pour les besoins de la présente affaire. Les « soupçons » sont une impression que l’individu ciblé se livre à une activité criminelle. Les soupçons « raisonnables » sont plus que de simples soupçons, mais ils ne correspondent pas à une croyance fondée sur des motifs raisonnables et probables. Comme le font observer P. Sankoff et S. Perrault dans leur article intitulé « Suspicious Searches : What’s so Reasonable About Them? » (1999), 24 C.R. (5th) 123 :
[traduction] [L]a distinction fondamentale entre un simple soupçon et un soupçon raisonnable tient au fait que, dans ce dernier cas, une croyance subjective sincère ne suffit pas. Pour justifier une fouille ou une perquisition, il faut plutôt que les soupçons reposent sur des éléments factuels pouvant être présentés en preuve et faire l’objet d’une appréciation judiciaire indépendante.
. . .
Ce qui distingue les « soupçons raisonnables » de la norme plus stricte des « motifs raisonnables et probables » est simplement le degré de probabilité qu’une personne se livre à une activité criminelle, et non l’existence de faits objectivement vérifiables, qui, dans les deux cas, sont nécessaires pour justifier la fouille ou la perquisition. [p. 125‑126]
Traitant des « soupçons raisonnables » dans le contexte du moyen de défense fondé sur la provocation policière, le juge Lamer a estimé dans l’arrêt R. c. Mack, [1988] 2 R.C.S. 903, qu’il ne serait pas sage de traiter cette question « dans l’abstrait » (p. 965). Voir également l’arrêt R. c. Cahill (1992), 13 C.R. (4th) 327 (C.A.C.‑B.), p. 339. Toutefois, dans l’arrêt Alabama c. White, 496 U.S. 325 (1990), la Cour suprême des États‑Unis a opposé les « soupçons raisonnables » aux motifs raisonnables de croire (ou à ce que les avocats américains appellent la [traduction] « cause probable ») :
[traduction] La norme des soupçons raisonnables est moins exigeante que celle de la cause probable non seulement parce que les soupçons raisonnables peuvent reposer sur des renseignements différents, sur le plan de la quantité et du contenu, de ceux requis pour établir l’existence d’une cause probable, mais également parce que des soupçons raisonnables peuvent découler de renseignements moins fiables que ceux requis pour démontrer l’existence d’une cause probable. [p. 330]
[47]
Il en découle que la norme des « soupçons raisonnables »
, également appelée norme des « motifs concrets »
dans la jurisprudence américaine et dans certaines décisions canadiennes (Kang‑Brown, paragraphe 76), exige la présence de faits objectivement discernables qui créent une possibilité, par opposition à une probabilité, qu’il existe des motifs raisonnables de croire à quelque chose que l’on peut inférer. La Cour a donc établi la distinction suivante, dans l’arrêt Chehil, entre une croyance et des soupçons :
[27] Ainsi, bien que les motifs raisonnables de soupçonner, d’une part, et les motifs raisonnables et probables de croire, d’autre part, soient semblables en ce sens qu’ils doivent, dans les deux cas, être fondés sur des faits objectifs, les premiers constituent une norme moins rigoureuse, puisqu’ils évoquent la possibilité — plutôt que la probabilité — raisonnable d’un crime. Par conséquent, lorsqu’il applique la norme des soupçons raisonnables, le juge siégeant en révision doit se garder de la confondre avec la norme plus exigeante des motifs raisonnables et probables.
[48]
Ainsi, les faits donnant lieu à un soupçon raisonnable doivent être d’une certaine qualité. Dans le contexte d’une perquisition, par exemple, les faits qui s’appliqueraient de façon générale à des personnes innocentes pourraient fort bien entrer dans la catégorie des soupçons généraux, et ne satisferaient donc pas au critère des « soupçons raisonnables »
:
[29] Les soupçons raisonnables doivent être évalués à la lumière de toutes les circonstances. L’appréciation doit prendre en compte l’ensemble des faits objectivement discernables qui donneraient à l’enquêteur un motif raisonnable de soupçonner une personne d’être impliquée dans le type d’activité criminelle sur lequel porte l’enquête. L’appréciation doit s’appuyer sur des faits, être souple et relever du bon sens et de l’expérience pratique quotidienne (voir R. c. Bramley, 2009 SKCA 49, 324 Sask. R. 286, par. 60). Les soupçons raisonnables du policier ne sauraient être évalués isolément (voir Monney, par. 50).
[30] Un ensemble de facteurs ne suffira pas à justifier des soupçons raisonnables lorsqu’ils équivalent simplement à des soupçons « généraux », puisque la fouille [traduction] « viserait un tel nombre de personnes censément innocentes qu’elle se rapprocherait d’une mesure subjective administrée aléatoirement » (United States c. Gooding, 695 F.2d 78 (4th Cir. 1982), p. 83). La jurisprudence américaine exige également un ensemble de facteurs suffisamment spécifiques. Voir Reid c. Georgia, 448 U.S. 438 (1980), et Terry c. Ohio, 392 U.S. 1 (1968). En effet, la norme des soupçons raisonnables est conçue pour prévenir les fouilles aveugles et discriminatoires.
Arrêt Chehill, précité
Cela ne veut pas dire que les faits objectivement discernables ne peuvent mener qu’à une seule conclusion. Si tel était le cas, on aurait quitté le domaine du possible pour s’aventurer dans celui du probable ou même du certain. Mais l’existence de faits objectifs et vérifiables semble essentielle pour étayer l’existence de soupçons raisonnables.
[49]
La démonstration faite par la Cour suprême au sujet de la notion de « soupçons raisonnables »
s’appliquerait en dehors du contexte restreint des chiens renifleurs de drogue (voir l’arrêt Chehill, paragraphe 23, notes de bas de page 1 et 2). Bien entendu, on peut débattre longtemps de ce qui constitue des soupçons raisonnables dans un cas donné (R c MacKenzie, 2013 CSC 50, [2013] 3 RCS 250, arrêt rendu à cinq juges contre quatre qui portait sur l’applicabilité de la norme des « soupçons raisonnables »
dans un cas d’espèce). Néanmoins, les principes énoncés par la Cour suprême s’appliqueraient directement à l’affaire dont nous sommes saisis.
[50]
Dans l’arrêt Farwaha, le juge Mainville ne semble pas avoir remis en question l’analyse du juge Stratas, bien qu’il ait exprimé son désaccord sur d’autres aspects de la décision de la majorité. Cette analyse confirmerait l’obligation d’établir des faits objectivement discernables à tout le moins pour justifier l’existence de soupçons raisonnables. La nécessité de la présence de faits discernables n’est pas négligeable. Bien que nul ne s’attend à une rigueur et à des calculs scientifiques à toute épreuve, le ministre n’a pas carte blanche pour décider à sa guise :
[93] D’un certain point de vue, le fait que la loi précise la norme applicable, en l’occurrence l’appréciation du risque et « la question de savoir s’il existe des motifs raisonnables de soupçonner », limite l’éventail des options dont dispose le ministre. Le ministre peut confirmer l’annulation de l’habilitation de sécurité dès lors que les normes en question sont respectées et non chaque fois que le ministre « le juge à propos » : voir, par ex., la marche à suivre imposée par la loi et la restriction qu’elle a sur les éventails des issues possibles analysées dans l’arrêt Almon Equipment Limited c. Canada (Procureur général, 2012 CAF 193.
(La décision se trouve probablement à 2010 CAF 193 et également à [2011] 4 RCF 203)
(2)
Faits pertinents quant à la décision
[51]
À mon avis, il suffit d’examiner la qualité des renseignements dont disposait le décideur pour conclure qu’il n’était pas raisonnable en l’espèce de juger qu’il y avait des motifs raisonnables de soupçonner au sens de l’alinéa 509c). En clair, le ministre ne disposait pas de suffisamment de faits discernables pour conclure de son propre chef à l’existence de motifs raisonnables de soupçonner. En réalité, le ministre a accepté l’opinion de la GRC sans disposer de faits pour appuyer cette opinion. Notre analyse nous ramène à la lettre décision du 7 août 2015. Les seuls motifs évoqués pour conclure à l’existence des « soupçons raisonnables »
se trouvent dans le court paragraphe suivant, que je reproduis de nouveau par souci de commodité :
[traduction] J’ai examiné tous les renseignements pertinents et disponibles, y compris la recommandation de l’Organisme consultatif d’examen d’habilitation de sécurité en matière de transport maritime, la décision initiale du directeur général intérimaire de la sécurité maritime, le rapport du consultant indépendant et la recommandation formulée par le Bureau de réexamen. Au cours de cet examen, j’ai constaté que vous étiez associé de près à un individu impliqué dans des activités criminelles au port de Montréal. J’ai également noté que votre domicile avait fait l’objet d’une perquisition en novembre 2005 à la suite d’une enquête portant sur le trafic de stupéfiants. Cette enquête d’envergure avait nécessité plusieurs moyens d’enquête qui avaient permis d’établir que vous étiez au courant du transport de marchandises volées et que vous aviez participé directement aux préparatifs d’un vol en fabriquant des documents nécessaires au Port de Montréal. J’ai également constaté que votre nom figurait à titre de personne d’intérêt dans plusieurs rapports policiers concernant le crime organisé implanté au port de Montréal. Je disposais de suffisamment de renseignements pour conclure qu’il y avait des motifs raisonnables de soupçonner que vous répondiez au critère prévu à l’alinéa 509c) du Règlement sur la sûreté du transport maritime, qui dispose : […]
Bien que le ministre n’ait pas examiné comme telles les recommandations sous‑jacentes, sa décision est, dans le cas qui nous occupe, l’aboutissement d’une série d’étapes qui s’inscrivent de toute évidence dans le cadre du dossier et qui nous éclairent sur la décision qui a finalement été prise.
[52]
Les quatre facteurs suivants ont été pris en compte dans la décision à l’examen :
a) l’association de la demanderesse avec un individu impliqué dans des activités criminelles au port de Montréal;
b) une perquisition effectuée en novembre 2005; l’enquête aurait porté sur le trafic de stupéfiants;
c) une enquête qui aurait permis d’établir que la demanderesse était au courant du transport de marchandises volées et que la demanderesse avait participé directement aux préparatifs des documents nécessaires au port de Montréal;
d) le nom de la demanderesse figurait comme personne d’intérêt dans plusieurs rapports policiers concernant le crime organisé implanté au port de Montréal.
[53]
À plusieurs reprises au cours de l’audience, la Cour a soulevé des questions quant à l’existence au dossier de faits qui auraient étayé les allégations formulées dans la lettre de décision. Il a été confirmé que les renseignements provenaient exclusivement d’une lettre transmise à la GRC le 26 novembre 2013. Si tel est le cas, force est de conclure que l’on a étoffé le dossier entre la lettre de novembre 2013 et la lettre de décision. La lettre de novembre mentionne qu’elle est simplement le résultat d’une « vérification de dossiers policiers »
et elle est libellée de façon ambiguë. Elle suggère davantage qu’elle ne révèle.
[54]
Il semble qu’aucune autre démarche n’ait été entreprise pour compléter ces conclusions par des moyens indépendants. Nous ignorons quels faits se trouvaient dans les dossiers de la police et à partir de quoi les conclusions du rapport ont été tirées. En fait, il a été établi à la suite d’éclaircissements fournis deux mois plus tard que le mandat de perquisition exécuté au domicile de la demanderesse en novembre 2005 faisait partie d’une enquête qui visait quelqu’un d’autre que la demanderesse. Ce n’est certainement pas l’impression que donne la lettre, qui parle d’une enquête de grande envergure portant sur une organisation criminelle impliquée dans l’importation de stupéfiants.
[55]
Il n’y a pas le moindre renseignement sur le fait que le nom de la demanderesse figure dans les rapports de police depuis 2005. Sans plus, il ne s’agit là que d’insinuations (l’Oxford Canadian Dictionary définit le terme anglais « innuendo »
[« insinuation »] comme suit : [TRADUCTION] « ce que l’on donne à entendre sans l’exprimer ouvertement, souvent de façon péjorative »
); il n’y a aucun fait qui appuie l’insinuation. Qu’est-ce qu’une « personne d’intérêt »
et que signifie cette expression dans le rapport?
[56]
Bien que la lettre de novembre 2013 de la GRC parle de l’implication de la demanderesse dans un vol parce qu’elle aurait préparé les documents nécessaires, la lettre de la décision renchérit en affirmant que la documentation nécessaire provenait du port de Montréal. Cet ajout semble avoir été fait à la suite du réexamen du dossier auquel a procédé l’Organisme consultatif le 11 mars 2014. Bien que la lettre de la GRC soit muette quant aux documents nécessaires pour le vol des marchandises, l’Organisme consultatif est beaucoup plus catégorique en établissant un lien direct avec le port de Montréal. Or, rien n’appuie cet embellissement, qui visait de toute évidence à établir un lien entre les activités reprochées et le transport maritime.
[57]
Ce n’est pas la seule fois où l’Organisme consultatif a ajouté des détails au rapport de la GRC. Ainsi, comme nous l’avons déjà souligné, la GRC se contente de mentionner le fait qu’un mandat de perquisition aurait été exécuté en novembre 2005 au domicile de la demanderesse. Sans même indiquer que les renseignements en vertu desquels le mandat de perquisition a été obtenu pour obtenir le mandat de perquisition ont été consultés (une fois qu’il a été exécuté, le public peut consulter le mandat de perquisition et les renseignements en vertu duquel il a été décerné (PG (Nouvelle‑Écosse) c MacIntyre, [1982] 1 RCS 175)), l’Organisme consultatif fait observer que [traduction] « les éléments de preuve permettant d’obtenir un mandat d’un juge pour effectuer une perquisition au domicile de la demanderesse auraient été passablement solides »
. Non seulement ces propos sont de la nature d’une insinuation, mais ils méconnaissent le fait que la demanderesse n’était pas visée par l’enquête. Un mandat de perquisition n’est rien de plus qu’un outil d’enquête nécessaire pour satisfaire aux exigences du droit à la vie privée garanti par la Constitution (Hunter et autres c Southam Inc., [1984] 2 RCS 145), et dont les autorités ont besoin pour saisir notamment une chose qui « fournira une preuve touchant la commission d’une infraction »
(par. 487(1) du Code criminel). Ce qui fournira une preuve touchant la commission d’une infraction est très vaste et ne permet pas d’établir la culpabilité de la personne faisant l’objet de la perquisition. Il suffit qu’il existe des motifs raisonnables de croire qu’il se trouve, à l’endroit en question, avec ou sans la connaissance de l’occupant, une chose qui fournira une preuve quelconque au sujet de l’infraction. Un tiers tout à fait innocent peut fort bien faire l’objet d’un mandat de perquisition, ce qui n’est pas inusité. Évidemment, le décideur estime que l’exécution d’un mandat de perquisition remontant à une dizaine d’années a quelque chose de répréhensible. Toutefois, aucun fait discernable n’a été soumis.
[58]
L’Organisme consultatif semble avoir extrapolé au‑delà des faits dont il disposait pour tenter d’établir un lien avec une personne prétendument associée à la demanderesse. En fait, la GRC parle d’une association avec une personne qui aurait fait l’objet de nombreuses enquêtes pour importation de stupéfiants et vols de conteneurs. Pour l’Organisme consultatif, il y a un lieu précis : le port de Montréal, où la demanderesse travaille.
[59]
La GRC ne donne aucun détail quant aux liens étroits qui existeraient entre la demanderesse et l’individu en question. La lettre de novembre 2005 décrit plutôt le casier judiciaire assez lourd de cet individu. Toutefois, le dossier ne donne en l’espèce aucune indication permettant de penser que les infractions de vol, d’introduction par effraction, de vol qualifié et d’importation de stupéfiants ont quoi que ce soit à voir avec le port de Montréal. En réalité, les liens étroits qui existent entre cet individu et la demanderesse se limitent, suivant le dossier, au fait qu’ils sont frère et soeur.
[60]
Il n’est donc pas surprenant que le consultant dont les services ont été retenus pour faciliter le réexamen de l’annulation de l’habilitation de sécurité ait demandé :
[traduction]
1. des éclaircissements et des renseignements généraux confirmant la participation directe et/ou la connaissance de la demanderesse quant au transport des marchandises volées par le biais du port de Montréal;
2. des explications au sujet du rôle direct qu’aurait joué la demanderesse en ce qui concerne le vol de marchandises au port de Montréal et sa connaissance de ce vol;
3. de savoir en quoi consiste l’« association criminelle » de la demanderesse avec son frère.
(Courriel du 26 janvier 2015 de Chris McQuarrie à Guy Morgan)
Aucun renseignement n’a été fourni en réponse aux demandes d’éclaircissements et de renseignements généraux. Non seulement l’Organisme consultatif est‑il allé plus loin que la lettre de la GRC en affirmant que la demanderesse avait les liens en question avec le port de Montréal, mais encore le dossier ne révèle aucun fait qui pourrait appuyer en quoi consiste l’association criminelle de la demanderesse avec son frère. Lorsqu’on lui a posé directement la question, le représentant de la GRC a refusé de répondre. Il ne s’agit pas tant de chercher à comprendre la raison de cette réticence à répondre, mais plutôt à prendre acte du manque de faits discernables étayant l’existence de soupçons raisonnables.
[61]
Dans son rapport du 9 mars 2015, le consultant extérieur a dûment constaté le manque de renseignements. L’analyse fournie par le consultant ne comporte qu’un seul paragraphe :
[traduction] La vérification du casier judiciaire a révélé que la demanderesse n’avait fait l’objet d’aucune déclaration de culpabilité ou d’accusation au criminel. Bien que l’association de la demanderesse avec le sujet A, son frère, soit indéniable, le rapport de vérification initial et les réponses subséquentes aux demandes d’accès à l’information ne permettent pas de savoir avec certitude en quoi consiste cette association au‑delà de leurs liens familiaux. Ces documents ne fournissent pas de faits objectivement discernables sur son implication ou sa connaissance d’activités criminelles au port de Montréal. Ces documents laissent entendre qu’elle aurait participé aux activités criminelles du sujet A ou aurait été au courant de celles‑ci. Comme nous l’avons déjà mentionné, les accusations de possession de cannabis ont été retirées, comme le confirme le fait qu’elle n’a fait l’objet d’aucune déclaration de culpabilité ou d’accusation au criminel.
Malgré l’absence de faits discernables – conclusion à laquelle le consultant est arrivé et à laquelle je souscris –, le consultant a néanmoins recommandé que la décision d’annuler l’habilitation de sécurité soit maintenue. Cette recommandation reposait uniquement sur [traduction] « l’affirmation de la GRC que, même si elle n’a jamais été accusée, elle a été impliquée dans des activités criminelles au port de Montréal et était au courant de celles‑ci »
. Je ne décèle aucun fait objectif discernable à la lecture de cette conclusion. Pour le consultant, la simple affirmation de la GRC suffisait. En fait, cela constitue une acceptation sans réserve de la simple affirmation de la GRC.
[62]
Le Bureau de réexamen, qui a appuyé la décision du décideur délégué par le ministre, a produit par la suite un rapport fidèle à celui du consultant indépendant. Ce rapport et cette recommandation sont datés du 23 juin 2015.
[63]
Encore une fois, le Bureau de réexamen a conclu qu’il n’y avait pas de faits discernables, mais seulement des allégations formulées contre Mme Forget. Les « preuves tangibles »
présentées par la demanderesse semblent avoir été écartées. La demanderesse avait pourtant produit des mandats d’arrestation concernant son frère qui prouveraient qu’il n’y avait pas de lien entre les infractions et le port de Montréal; de plus, l’affidavit produit par la demanderesse indiquait que son téléphone personnel aurait été mis sous écoute électronique entre septembre 2010 et juin 2012; elle prétend pourtant qu’elle n’a jamais eu de nouvelles des autorités, à part l’avis qui lui a été notifié conformément à l’article 196 du Code criminel. Selon la demanderesse, tout cela démontre qu’elle n’est impliquée dans aucune activité criminelle.
[64]
Le Bureau de réexamen semble plutôt s’être fondé exclusivement sur le présumé lien de proximité qui existait entre la demanderesse et son frère. Bien qu’il ne se fonde sur aucun fait pour établir l’association de la demanderesse avec son frère et qu’il avait déjà reconnu que le rapport de la GRC ne renfermait pas de faits discernables [traduction] « le Bureau croit également que leur association est d’autant plus solide qu’elle a la tutelle de la fille de son frère, ce qui la maintient en contact permanent régulier avec son frère »
. La thèse du Bureau de réexamen est résumée dans la position ministérielle que l’on trouve à la fin du rapport du 23 juin 2015 :
[traduction]
POSITION DU MINISTÈRE
Le Bureau admet que le rapport de la GRC ne renferme pas de faits discernables prouvant les allégations formulées contre la demanderesse, mais il estime que la tutelle de sa nièce fait d’elle une cible potentielle qui pourrait être subornée pour aider son frère, mettant ainsi en péril la sûreté du transport maritime. Pour ces motifs, le Bureau de réexamen recommande que la décision initiale d’annuler l’habilitation de sécurité en matière de transport maritime soit maintenue.
[65]
Le Bureau de réexamen cherche par tous les moyens à justifier sa décision. Toutefois, la preuve concernant la nièce de la demanderesse n’appuie d’aucune façon cette assertion. Il ressort du dossier que la demanderesse a effectivement accueilli chez elle sa nièce de juin 2012 à juin 2014, et que sa nièce est alors retournée vivre avec sa mère dans la région de l’Estrie, au Québec. Au moment où la recommandation a été formulée, il n’y avait même plus de tutelle. Je constate que, pendant presque toute cette période, la demanderesse souffrait d’une maladie grave qui l’avait obligée à s’absenter du travail pendant une trentaine de semaines pour une chirurgie et des traitements. En fait, elle a dû s’absenter 17 semaines de plus entre avril 2011 et avril 2012.
[66]
Comme on peut le constater, l’Organisme consultatif a embelli les affirmations que l’on trouve dans la lettre de novembre 2013 soit pour tenter d’établir un lien entre les renseignements et le transport maritime ou pour prétendre que la demanderesse avait des liens étroits avec un criminel, soit par erreur. Quoi qu’il en soit, il a transmis un message erroné. Le consultant indépendant a tenté en vain d’obtenir de la GRC de plus amples renseignements pour établir l’existence de faits discernables. Le Bureau de réexamen a tenté une autre approche en justifiant sa recommandation d’annuler l’habilitation de sécurité par le fait que la tutelle que la demanderesse exerçait sur sa nièce faisait d’elle une cible potentielle de subornation. Le consultant indépendant et le Bureau de réexamen admettent tous les deux que la GRC n’a présenté aucun fait discernable.
[67]
Par conséquent, nous sommes en présence d’une décision d’annuler une habilitation de sécurité qui a été prise sans faits discernables, exclusivement sur la base du fait non contesté que Mme Forget a un frère qui a un lourd casier judiciaire. Peu importe les autres éléments qui se trouvent dans la lettre de novembre 2013 de la GRC, il s’agit de simples affirmations non étayées par des faits. Comme la jurisprudence de la Cour suprême du Canada l’indique, les soupçons raisonnables doivent être appuyés par des faits objectivement discernables, ce que la Cour a qualifié, dans l’arrêt Chehil, de « facteurs qui sont objectivement discernables, c’est-à-dire que les soupçons reposent sur [
TRADUCTION] “des éléments factuels susceptibles d’être présentés en preuve et permettent une appréciation judiciaire indépendante” »
(paragraphe 46). Je ne voudrais pas laisser entendre que les concepts élaborés dans divers contextes doivent être acceptés sans réserve. Toutefois, l’analyse effectuée par le juge Stratas dans l’arrêt Farwaha me convainc que l’exigence des « faits objectivement discernables »
doit être acceptée lorsqu’il s’agit d’interpréter l’alinéa 509c) du Règlement.
[68]
En l’espèce, le dossier confirme la rareté, voire l’absence, de faits discernables. Même le consultant indépendant a constaté la pénurie de faits; sa tentative d’en obtenir davantage, quelles que soient les raisons de leur absence, n’a pas permis d’obtenir de faits discernables. Au mieux, nous en sommes réduits à des réflexions, des spéculations et des impressions, à de simples affirmations. Tant la Cour d’appel fédérale ((Farwaha, paragraphe 97) que la Cour suprême (Chehil, paragraphe 47) ont conclu qu’il en faut plus pour satisfaire à la norme des « motifs raisonnables de soupçonner »
. Compte tenu de l’insuffisance des faits, le dossier indique que la recommandation finale devait donc s’appuyer sur la soi‑disant « tutelle »
de la nièce de la demanderesse. On ne sait pas très bien comment la tutelle aurait pu faire de la demanderesse une cible potentielle qui pouvait être subornée pour aider son frère, mettant ainsi en péril la sûreté du transport maritime. En supposant, pour les besoins de la discussion, qu’un geste aussi altruiste, à un moment où la demanderesse était elle‑même aux prises avec une maladie grave, pourrait servir à suborner quelqu’un, ce moyen de pression aurait disparu plus d’un an avant que l’on décide de confirmer l’annulation de l’habilitation de sécurité, étant donné que la nièce de la demanderesse était retournée habiter en Estrie.
[69]
Il n’y a aucun doute que le ministre jouit d’un vaste pouvoir discrétionnaire en la matière. Cette latitude est nécessaire pour protéger des zones critiques comme les ports (Renvoi, paragraphe 53). Mais le ministre ne peut agir de façon arbitraire selon ce qu’il juge à propos. Comme le juge Stratas l’explique dans l’arrêt Farwaha : « [i]l ne s’ensuit pas pour autant que le ministre peut se fonder sur des suppositions, des conjectures ou des intuitions fantaisistes pour intervenir. Comme je l’expliquerai plus loin, la norme des “motifs raisonnables de soupçonner” constitue effectivement un critère solide permettant d’éviter l’annulation arbitraire d’une habilitation de sécurité »
(paragraphe 79). En fait, on a dit que « la norme des soupçons raisonnables est conçue pour prévenir les fouilles aveugles et discriminatoires »
(Chehil, paragraphe 30); il y a lieu d’espérer que la même norme, qui est appliquée pour accorder des habilitations de sécurité, vise le même objectif.
[70]
Sans « soupçons raisonnables »
, la décision ne peut être considérée comme appartenant aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. De plus, le processus décisionnel ne satisfait pas aux exigences de justification, de transparence et d’intelligibilité. En un mot, la décision et le dossier ne permettent pas à la Cour de comprendre la raison pour laquelle la décision a été prise à défaut de soupçons raisonnables dûment articulés. La Cour doit chercher à savoir si la décision d’annuler l’habilitation de sécurité appartient aux issues possibles acceptables (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708, aux paragraphes 14 et 16). Dans le cas qui nous occupe, le problème n’est pas de savoir si la décision est suffisamment motivée, mais plutôt celui de l’absence de faits propres à justifier une conclusion quant à l’existence de « soupçons raisonnables »
nécessaires pour pouvoir conclure qu’il existe un risque de subornation au sens de l’alinéa 509c) du Règlement. Même à l’issue du processus, ni le consultant ni le Bureau de réexamen n’ont été en mesure d’établir les faits en question. Ils semblent avoir admis cette lacune, mais ils ont choisi de passer outre malgré tout. Cette lacune ressort à l’évidence de l’examen du dossier dans son ensemble.
[71]
Malgré cette omission flagrante, l’habilitation de sécurité a été annulée. L’absence de « faits discernables »
de nature à justifier des « motifs raisonnables de soupçonner »
porte un coup fatal à la décision.
(3)
Autres décisions
[72]
Il y a eu un certain nombre de décisions sur le contrôle judiciaire de la délivrance d’habilitations de sécurité. J’ai examiné un certain nombre d’entre elles pour savoir si on y trouvait des faits objectivement discernables étayant les soupçons raisonnables exigés par l’article 509 du Règlement.
[73]
La première d’entre elles est l’affaire Farwaha. Dans cet arrêt, la Cour d’appel a infirmé une décision selon laquelle l’annulation de l’habilitation de sécurité n’était pas raisonnable. La Cour d’appel a conclu que, « tout bien considéré »
, les faits permettaient d’appuyer la conclusion suivant laquelle il existait des motifs raisonnables de soupçonner que les actes visés aux alinéas 509b) et c) du Règlement avaient été commis. Il n’y a pas de comparaison possible entre les faits précis qui avaient été divulgués dans l’affaire Farwaha et ceux dont disposait le décideur en l’espèce.
[74]
Bien que bon nombre des décisions récentes qui ont été invoquées portent sur des habilitations de sécurité dans les aéroports, lesquelles sont assujetties à un régime législatif différent, ces décisions démontrent toutes que les faits qui appuyaient le refus ou l’annulation de l’habilitation de sécurité présentaient un niveau de détail que l’on ne trouve pas en l’espèce (Rossi c Canada (Procureur général), 2015 CF 961, paragraphe 24; Sattar c Canada (Transports), 2016 CF 469, paragraphe 7; Brown c Canada (Procureur général), 2014 CF 1081, paragraphes 12‑17 [Brown]; Sidhu c Canada (Procureur général), 2016 CF 891, paragraphes 4‑8; MacDonnell c Canada (Procureur général), 2013 CF 719, paragraphes 8‑12; Thep‑Outhainthany c Canada (Procureur général), 2013 CF 59, paragraphes 5‑6, 26; Russo c Canada (Transports), 2011 CF 764, paragraphe 84; Henri c Canada (Procureur général), 2016 CAF 38, paragraphes 9‑10, 31).
[75]
On ne trouve pas ce degré de précision dans le cas qui nous occupe. Tout se résume en réalité à une lettre de la GRC qui manque de précision. C’est le ministre qui doit avoir les soupçons raisonnables exigés par l’alinéa 509c). Or, les seuls renseignements qui ont été communiqués sont d’ordre général. La GRC peut avoir des raisons de soupçonner la demanderesse, mais c’est le ministre qui doit avoir des motifs raisonnables de la soupçonner. Cette appréciation ne peut être déléguée. La lettre de la GRC n’est qu’une simple affirmation. La lettre du 26 novembre 2013 ne renferme aucun motif : elle énonce des conclusions sans indiquer de quelle façon on est parvenu à cette conclusion. Bien qu’il soit indubitablement vrai que le ministre peut se fier aux rapports de la GRC (décision Brown, précitée), le rapport devait divulguer les faits permettant au ministre de tirer ses propres conclusions. Or, le consultant indépendant a cherché en vain à obtenir les renseignements en question. Le Bureau de réexamen a admis ne pas disposer de faits discernables qui auraient permis au décideur de tirer sa propre conclusion. Il a tenté d’invoquer la tutelle de la nièce pour pallier le manque de faits discernables. Malheureusement pour le Bureau de réexamen, la tutelle était terminée depuis un an. Il est difficile de voir comment le Bureau pouvait en conclure que la demanderesse risquait d’être subornée pour aider son frère incarcéré, mettant ainsi en péril la sécurité du transport maritime.
[76]
Comme nous l’avons déjà vu, la norme des soupçons raisonnables exige qu’il y ait des faits discernables qui aillent au-delà de simples soupçons ou d’impressions. Les faits discernables en question n’ont pas été divulgués au décideur. Cette omission rend déraisonnable la conclusion tirée par le ministre, par l’entremise de son délégué, selon laquelle il y avait des motifs raisonnables de soupçonner que la demanderesse était dans une position où elle risquait d’être subornée afin de commettre un acte qui pourrait poser un risque pour la sûreté du transport maritime. Il n’y a tout simplement pas de faits discernables.
IV.
Conclusion
[77]
Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire doit être accueillie. La décision à l’examen est celle portant annulation de l’habilitation de sécurité. Comme elle ne satisfait pas aux exigences du caractère raisonnable, c’est cette décision qui doit être annulée.
JUGEMENT DANS LE DOSSIER T‑1518‑15
LA COUR ACCUEILLE la demande de contrôle judiciaire et ANNULE la décision portant annulation de l’habilitation de sécurité;
ADJUGE à la demanderesse les dépens, qui devront être taxés conformément à la colonne III du tableau du tarif B.
« Yvan Roy »
Juge
ANNEXE A
Extrait du rapport de vérification des dossiers policiers du 26 novembre 2016 :
- Depuis 2005, le nom de la demandeuse apparaît comme une personne d’intérêt dans plusieurs rapports policiers concernant le crime organisé implanté au Port de Montréal. La demandeuse était associée de près à un individu (Sujet A) qui a été enquêté à de nombreuses reprises pour des importations de stupéfiants et des vols de conteneurs.
- En novembre 2005, la résidence de la demandeuse a fait l’objet d’une perquisition suite à une enquête de plusieurs mois qui visait une organisation criminelle impliquée dans l’importation et le trafic de drogue. Cette enquête d’envergure a nécessité plusieurs moyens d’enquête qui ont permis d’établir que la demandeuse avait de bonnes connaissances concernant le transport de marchandises volées et qu’elle a participé directement aux préparatifs d’un vol de marchandise en fabriquant des documents nécessaires pour effectuer ce vol. Lors de la perquisition, une cinquantaine de grammes de cannabis et une balance ont été saisis à la résidence de la demandeuse. Le 3 février 2006, la demandeuse a été libérée par la cour de l’accusation de possession de stupéfiant.
- Le sujet A a quant à lui été reconnu coupable de fraude de plus de $5,000 (Art. 380(1)(A) CC et Faux Art. 367(A) CC et condamné à une peine de 6 mois d’emprisonnement en plus de 9 mois d’emprisonnement présentenciel et, une probation de 3 ans. En plus de cet incident, entre 1987 et 2000, il a été condamné à 20 autres reprises pour des infractions incluant vol qualifié, déguisement, entrée par effraction, complot de vol, vol de plus de $1,000, obstruction, supposition de personne, possession de biens criminellement obtenus de plus de $5,000. Certaines condamnations ont mené à des peines allant jusqu’à trois ans d’emprisonnement. Le sujet A fait présentement face à des accusations de complot pour importation et trafic de stupéfiant (4 chefs), importation de cannabis (3 chefs) et possession de stupéfiant en vue de trafic.
Traduction du rapport de vérification des dossiers policiers du 26 novembre 2016 :
- Since 2005, the applicant’s name has appeared as a person of interest in a number of police reports about organized crime in the Port of Montreal. She was a close associate of an individual (Subject A) who was investigated many times for importing narcotics and stealing containers.
- In November 2005, the applicant’s home was searched as a result of a multi-month investigation of a criminal organization involved in drug trafficking. That large-scale investigation called for several methods of investigation, which established that the applicant had a good knowledge of the transportation of stolen goods and that she played a direct role in preparations for a theft by creating the necessary documentation. During the search of her home, about 50g of cannabis and a weigh scale were seized. On February 3, 2006, the charge of possessing narcotics was dismissed in court.
- Subject A was found guilty of fraud over $5000 and sentenced to 6 months in prison in addition to 9 months served while awaiting sentencing, and 3 years’ probation. Between 1987 and 2000 he was also convicted on 20 other occasions, for offences including robbery, disguise, break and enter, conspiracy to commit theft, theft over $1000, impersonation, and possession of property obtained by crime over $5000. Some of the convictions resulted in sentences of up to 3 years in prison. Subject A is currently facing charges of conspiracy to import narcotics and trafficking (4 counts), importation of cannabis (3 counts) and possession of narcotics for the purpose of trafficking.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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T‑1518‑15
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INTITULÉ :
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BRENDA FORGET c TRANSPORTS CANADA
et SA MAJESTÉ LA REINE
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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Montréal (Québec)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 18 AVRIL 2017
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JUGEMENT ET MOTIFS :
|
LE JUGE ROY
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DATE DES MOTIFS :
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LE 26 JUIN 2017
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COMPARUTIONS :
Julius Grey
Audrey Boissonneault
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POUR lA demanderesse
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Andréane Joanette‑Laflamme
Véronique Tardif (stagiaire)
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POUR LES défendeurs
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Grey Casgrain, s.e.n.c.
Avocats
Montréal (Québec)
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POUR LA demanderesse
|
William F. Pentney
Sous‑procureur général du Canada
Montréal (Québec)
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POUR LES défendeurs
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