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Date : 20170713


Dossier : IMM-524-17

Référence : 2017 CF 681

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 13 juillet 2017

En présence de monsieur le juge Brown

ENTRE :

BULENT BALCI

demandeur

et

LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

VU la demande de contrôle judiciaire, présentée par Bulent Balci [le demandeur] au titre du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], à l’égard de l’évaluation défavorable rendue par un agent d’immigration principal [l’agent d’ERAR] le 27 janvier 2017 en réponse à sa demande d’examen des risques avant renvoi [ERAR];

ET APRÈS avoir pris connaissance des actes de procédure et après avoir entendu les allégations des avocats des parties;

ET APRÈS avoir examiné les motifs pour lesquels le juge James Russell de la Cour fédérale a accueilli, le 14 février 2017, la requête en sursis d’exécution de la mesure de renvoi dont le demandeur faisait l’objet. Voici ce que le juge Russell a déclaré :

[TRADUCTION]

1.    Le demandeur a soulevé plusieurs motifs relativement à des questions sérieuses. Et, compte tenu du seuil peu élevé applicable à la présente requête (ni frivole ni vexatoire), je conclus qu’on a démontré l’existence d’une question grave. Par exemple, l’agent a omis de prendre en compte que, bien que la Section de la protection des réfugiés [la SPR] eût conclu que le demandeur est un Kurde alévi intégré à la société turque, la collaboration récente du demandeur avec le Parti démocratique populaire [le HDP] (l’agent semble reconnaître qu’il en est à tout le moins membre) signifie qu’il affirme son identité kurde de façon plus forte que lorsqu’il a présenté sa demande antérieure. J’estime également qu’il n’est ni frivole ni vexatoire de la part du demandeur de prétendre que l’agent a interprété la preuve de façon sélective lorsqu’il a examiné les risques auxquels sont exposées les personnes qui, comme le demandeur, sont des Kurdes engagés politiquement. Le demandeur souligne que l’agent était saisi d’éléments de preuve démontrant que les Kurdes assimilés, même dans les villes de l’ouest, sont exposés à des risques. Le bulletin du UK Home Office Country Information de mars 2016 renvoie au bulletin du Minority Rights Group International de septembre 2015 pour affirmer que 1 260 membres du HDP ont été mis en détention, notamment des « membres de sections de district et de sections provinciales du HDP » ainsi que des membres plus connus. Le demandeur est membre d’une section provinciale, et des cas de brutalité policière et de violence collective envers les Kurdes ont été rapportés.

2.    Le demandeur est membre du HDP et son épouse a été déclarée coupable en Turquie d’avoir orchestré des manifestations illégales en soutien à des organisations illégales, notamment le Parti des travailleurs du Kurdistan [le PKK] et le Parti-Front de libération du peuple révolutionnaire [le DHKP/C]. Afin d’éviter la peine imposée, le demandeur et son épouse se sont enfuis au Canada. Cela me semble rehausser de façon importante le profil du demandeur à titre de membre du HDP et l’expose ainsi à des risques réels à son retour. L’épouse du demandeur prétend que le demandeur a participé aux manifestations.

3.    Selon un reportage d’Al Jazeera, diffusé en juillet 2016, des gens ont dû mettre sur pied des unités d’autodéfense afin de se protéger contre les bandes du Parti pour la justice et le développement (AKP), et les groupes les plus vulnérables sont les « femmes, les alévis et les Kurdes ».

ET APRÈS avoir décidé que la présente demande devrait être accueillie pour les motifs suivants :

  1. Le demandeur est un citoyen turc d’origine kurde, de confession alévie, qui provient de la région centrale du pays. Il est arrivé au Canada en 2001 et il a présenté une demande d’asile qui a été rejetée le 2 juin 2003 par la Section de la protection des réfugiés [la SPR] pour un certain nombre de raisons, notamment le manque de crédibilité.

  2. Toutefois, l’élément central de la conclusion de la SPR est constitué par la déclaration suivante du commissaire :

[traduction]

Le demandeur allègue être Kurde, mais il ne parle pas la langue kurde. Il a déclaré que ses parents avaient perdu leurs liens avec la culture kurde depuis que la famille avait été contrainte de partir de son territoire ancestral. Le demandeur a déclaré qu’il était de confession alévie, mais qu’il n’était pas pratiquant. Selon moi, le demandeur appartient à une catégorie de Kurdes de confession alévie qui sont pleinement assimilés à la société turque et qui ne risquent pas d’être persécutés parce qu’ils sont Kurdes ou alévis. La preuve documentaire indique ce qui suit :

À l’extérieur du sud-est de la Turquie, les Kurdes ne sont habituellement pas victimes de persécution, ni même de discrimination bureaucratique, pourvu qu’ils n’affirment pas publiquement leur origine ethnique kurde. Les Kurdes qui affirment publiquement ou politiquement leur identité kurde risquent d’être harcelés, maltraités et poursuivis. Dans les régions urbaines, les Kurdes sont en grande partie assimilés, n’affirment pas publiquement leur identité kurde et, en règle générale, n’appuient pas le séparatisme kurde.

[Non souligné dans l’original.]

  1. L’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire de la décision de la SPR a été refusée par la Cour et le demandeur est retourné en Turquie en 2005. Toutefois, après avoir organisé un mariage de convenance frauduleux avec une citoyenne canadienne en 2004, il est retourné au Canada en 2007 en qualité de résident permanent parrainé. Il a ensuite divorcé de son épouse canadienne et épousé une seconde fois sa première épouse, une femme turque, et il a parrainé celle-ci ainsi que leur enfant. Il a fait l’objet d’un l’objet d’un rapport pour de fausses déclarations, mais il est parti du Canada en 2010 après avoir omis de se présenter à une audience de la Section d’appel de l’immigration portant sur ce rapport. En juillet 2016, avec l’aide de passeurs, il est retourné au Canada avec sa première épouse, qui est aussi son épouse actuelle, et les deux enfants qu’ils ont maintenant, et il s’est présenté à un agent de l’Agence des services frontaliers du Canada, puis a déposé la demande d’ERAR qui fait l’objet de la présente demande.

  2. Sa prétention selon laquelle il serait exposé à de nouveaux risques repose sur des allégations voulant que son profil et celui de la Turquie aient changé depuis que la SPR a rendu sa décision en 2003.

  3. La norme de contrôle applicable est celle de la raisonnabilité. Dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick (2008 CSC 9, au paragraphe 47 [Dunsmuir], la Cour suprême du Canada a expliqué ce qui est exigé d’une cour qui contrôle une décision en regard de la norme de la raisonnabilité :

La cour de révision se demande dès lors si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité. Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

  1. La Cour suprême dit également que le contrôle judiciaire n’est pas une chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur; il faut considérer la décision comme un tout (Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c Pâtes & Papier Irving, Ltée, 2013 CSC 34, au paragraphe 54). De plus, une cour siégeant en révision doit déterminer si la décision, considérée dans son ensemble, à la lumière du dossier, est raisonnable (Construction Labour Relations c. Driver Iron Inc., 2012 CSC 65, au paragraphe 3; voir également Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62).

  2. L’examen des motifs de l’agent d’ERAR révèle qu’il est manifeste que ce dernier était au courant des activités du demandeur en Turquie depuis son retour, plus particulièrement qu’il s’occupait de politique kurde, que lui et son épouse étaient devenus membres du BDP (Parti pour la paix et la démocratie) et de son successeur, le HDP (Parti démocratique populaire), qui est un parti politique pro‑kurde. Ces éléments ont été mentionnés par l’agent dans les motifs de la décision faisant l’objet du présent contrôle.

  3. L’agent d’ERAR a également fait mention des sévices allégués par le demandeur, notamment les mauvais traitements qui lui avaient été infligés et les deux descentes policières que la police avait faites au domicile du couple, et il a souligné que le couple participait à des manifestations, qu’ils avaient demandé activement, sans succès, l’autorisation en vue que leurs enfants soient exemptés de l’enseignement sunnite, et il a fait mention d’autres activités susceptibles d’être pertinentes dans le cadre d’un ERAR; ces faits sont également mentionnés dans les motifs de l’agent.

  4. L’agent d’ERAR a expressément souligné que l’épouse du demandeur avait été accusée et déclarée coupable d’avoir participé à une réunion non autorisée et d’avoir résisté à son arrestation par la police, mais il n’a pas fait mention des déclarations de culpabilité relatives à des activités considérées comme étant des activités du Parti des travailleurs du Kurdistan [PKK] et du Parti-Front de libération du peuple révolutionnaire [DHKP/C], qui sont des organisations illégales activement réprimées par le gouvernement turc.

  5. L’agent d’ERAR, en se fondant sur des documents sur la situation dans le pays, a conclu que les membres du HDP qui étaient exposés à des risques étaient ceux qui étaient « influents » ou de « rang élevé », et il a conclu que le demandeur n’appartenait pas à cette catégorie. Selon moi, cette conclusion n’était pas justifiée au regard du droit, c’est‑à‑dire qu’elle n’était pas raisonnable au sens de l’arrêt Dunsmuir, parce qu’elle ne tenait pas compte de la preuve contraire concernant la situation dans le pays selon laquelle des milliers de membres du HDP ont été arrêtés et mis en détention après le coup d’État de juillet 2016, bien que cette preuve ne précisait pas si ces personnes étaient des membres influents ou des membres ordinaires du parti.

  6. L’agent semble s’être fié à une évaluation de la situation dans le pays modifiée par rapport à celle dont s’est servie la SPR en 2003 en ce qui concerne les risques auxquels sont exposés les Kurdes alévis. Les risques auxquels sont exposés les Kurdes alévis, tels que relevés par la SPR, sont énoncés ci-dessus, au paragraphe 2 : ceux‑ci ne courent aucun risque tant qu’ils n’affirment paspubliquement ou politiquement leur identité kurde. Toutefois, l’agent d’ERAR a conclu que les Kurdes sont exposés à des risques s’ils occupent un [traduction] « poste de premier plan » dans le HPD, le parti kurde, ou s’ils sont des [traduction] « membres de rang élevé » de ce parti.

  7. En concluant l’évaluation des risques fondée sur la présomption que le demandeur est un Kurde alévi, l’agent a déclaré ce qui suit : [traduction] « Toutefois, comme je l’ai déjà mentionné, la SPR a conclu, en ce qui concerne la demande d’asile du demandeur, que celui-ci appartient à une catégorie de Kurdes de confession alévie qui sont pleinement assimilés à la société turque et qui ne risquent pas d’être persécutés parce qu’ils sont Kurdes ou alévis ». L’agent n’a pas fait mention de l’exception à la conclusion de la SPR, à savoir : [traduction] « Les Kurdes qui affirment publiquement ou politiquement leur identité kurde risquent d’être harcelés, maltraités et d’être poursuivis ».

  8. À ce titre, l’agent semble avoir estimé que la situation des Kurdes alévis, après le coup d’État, était différente et qu’elle s’était améliorée par rapport à la situation de 2003. Il a mentionné que, en 2017, seuls les membres de rang élevé ou de premier plan du HDP sont exposés à des risques alors que, en 2003, les Kurdes risquaient d’être harcelés, maltraités et poursuivis simplement parce qu’ils affirment publiquement ou politiquement leur identité kurde. Je ne vois pas comment on a pu en arriver à cette décision, car elle manque d’intelligibilité, et, à cet égard, il est possible que l’exception mentionnée par la SPR n’ait pas été prise en compte. Par conséquent, selon l’arrêt Dunsmuir, cet aspect de la décision est déraisonnable.

  9. L’agent a ensuite comparé le profil de risque général au profil de risque du demandeur et a conclu que ceux-ci ne correspondent pas; cette évaluation aurait été raisonnable, si ce n’était du fait que le profil de risque général relatif aux Kurdes alévis était déraisonnable, comme il vient d’être souligné.

  10. De plus, l’agent d’ERAR, à juste titre selon moi, a souligné que la SPR doutait de la crédibilité du demandeur et il a également souligné des points faibles dans certains éléments de preuve invoqués par le demandeur dans sa demande d’ERAR. Selon moi, ces conclusions étaient justifiées eu égard au dossier.

  11. Le demandeur dit que l’agent d’ERAR a omis d’examiner la preuve corroborante soumise dans le formulaire Fondement de la demande d’asile [FDA] joint à la demande d’asile de son épouse, sur lequel le demandeur s’est fondé, et qu’il a également omis d’examiner des dossiers judiciaires confirmant la déclaration de culpabilité dont elle avait fait l’objet et la peine à laquelle elle avait été condamnée pour avoir participé à des rassemblements illégaux. Après examen, je conclus que le FDA de l’épouse corrobore point par point des éléments importants des allégations du demandeur. L’agent n’a pas fait mention du FDA ou du dossier judiciaire. Les agents sont présumés avoir examiné le dossier, mais je ne comprends pas comment l’agent a pu conclure en l’espèce, à la lumière de la preuve, que [traduction] « la preuve ne permet pas de conclure que, selon la prépondérance des probabilités, le demandeur sera considéré comme un dissident politique par l’État et, par conséquent, qu’il risquera d’être mis en détention et d’être maltraité ». Ni la preuve du demandeur ni celle de son épouse n’ont été rejetées parce qu’elles n’étaient pas crédibles.

  12. L’argument selon lequel la déclaration de culpabilité de l’épouse avait pour effet d’accroître l’exposition du demandeur à des risques n’a pas été soumis à l’agent d’ERAR et il n’a pas été soulevé en l’espèce par le demandeur, mais il a été mentionné au cours de l’audience. Je n’ai pas à examiner cette question dans les circonstances.

  13. Compte tenu du ce qui précède et de la décision dans son ensemble, je suis convaincu que la décision prise au stade de l’ERAR est déraisonnable. Je tire cette conclusion parce que, comme il a déjà été mentionné, la décision ne satisfait pas au critère de la raisonnabilité énoncé dans l’arrêt Dunsmuir. Elle n’appartient donc pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit pertinents en l’espèce.

  14. Aucune partie n’a proposé une question de portée générale à certifier et la présente affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-524-17

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision de l’agent d’ERAR est annulée, l’affaire est renvoyée à un autre d’agent d’ERAR pour nouvelle décision, aucune question de portée générale n’est certifiée et aucuns dépens ne sont adjugés.

« Henry S. Brown »

juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-524-17

 

INTITULÉ :

BULENT BALCI c LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 12 JUILLET 2017

 

juGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BROWN

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 13 JUILLET 2017

 

COMPARUTIONS :

Benjamin Liston

POUR LE DEMANDEUR

 

Manuel Mendelzon

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bureau du droit des réfugiés d’Aide juridique Ontario

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Nathalie G. Drouin

Sous-procureure générale du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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