Dossier : IMM-3666-16
Référence : 2017 CF 369
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Toronto (Ontario), le 19 avril 2017
En présence de monsieur le juge Southcott
ENTRE : |
JOSEPH THAVAPALAN LAWRENCE |
demandeur |
et |
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
Aperçu
[1] Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision datée du 9 août 2016, par laquelle la Section d’appel de l’immigration (la SAI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a rejeté l’appel du demandeur à l’encontre du rejet de sa demande de parrainage à titre de conjoint.
[2] Tel que je l’expose plus en détail ci-dessous, j’accueille la présente demande après avoir conclu que la SAI a commis une erreur en omettant d’examiner les éléments de preuve concernant la relation du demandeur avec sa femme qui sont postérieurs au mariage afin d’apprécier le motif principal de celui-ci.
Contexte
[3] Le demandeur, Joseph Thavapalan Lawrence, est citoyen canadien. Il a épousé Kayalvili Pooranakumar, une citoyenne du Sri Lanka, le 9 octobre 2011. Mme Pooranakumar, arrivée au Canada en juillet 2009, a soumis une demande d’asile le 24 février 2010, que la Section de la protection des réfugiés (la SPR) a rejetée le 12 mars 2010. La Cour fédérale ne l’a pas autorisée à présenter une demande de contrôle judiciaire de la décision du 29 septembre 2010 de la SPR. Mme Pooranakumar a ensuite soumis une demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR), qui a été refusée le 12 juillet 2011, et la Cour fédérale a rejeté sa demande de contrôle judiciaire de la décision relative à l’ERAR le 13 janvier 2012.
[4] Mme Pooranakumar a sollicité un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi le 28 mai 2012, que la Cour fédérale a refusé d’accorder. Elle a été renvoyée du Canada le 29 mai 2012. Mme Pooranakumar avait également déposé une demande de résidence permanente pour des considérations d’ordre humanitaire le 18 août 2011, laquelle demeurait en suspens au moment du renvoi.
[5] La décision faisant l’objet de l’appel interjeté par M. Lawrence à la SAI a été rendue par des agents d’immigration du Haut-Commissariat du Canada à Colombo, qui ont conclu que la relation entre M. Lawrence et Mme Pooranakumar visait principalement à permettre à celle-ci d’acquérir un statut ou un privilège sous le régime de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR). Par conséquent, sous le régime du paragraphe 4(1) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 (RIPR), elle ne pouvait être considérée comme étant la femme de M. Lawrence et parrainée par lui aux fins de l’acquisition de la résidence permanente.
[6] M. Lawrence en a appelé de cette décision et a comparu pendant deux jours devant la SAI, les 2 mai et 27 juillet 2016. Lui et Mme Pooranakumar ont tous les deux témoigné lors de ces audiences. La SAI ayant conclu que la relation visait principalement à permettre à Mme Pooranakumar d’acquérir un statut de résidente permanente, elle a rejeté l’appel. Elle a ajouté qu’une analyse de l’authenticité du mariage s’avérerait inutile. Cette dernière décision fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.
Analyse
[7] La décision de la SAI et celle qui est visée par l’appel reposent toutes les deux sur le paragraphe 4(1) du RIPR, qui est ainsi libellé :
4 (1) Pour l’application du présent règlement, l’étranger n’est pas considéré comme étant l’époux, le conjoint de fait ou le partenaire conjugal d’une personne si le mariage ou la relation des conjoints de fait ou des partenaires conjugaux, selon le cas : (a) visait principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège sous le régime de la Loi; (b) n’est pas authentique. |
4 (1) For the purposes of these Regulations, a foreign national shall not be considered a spouse, a common-law partner or a conjugal partner of a person if the marriage, common-law partnership or conjugal partnership (a) was entered into primarily for the purpose of acquiring any status or privilege under the Act; or (b) is not genuine. |
[8] Les parties conviennent que le paragraphe 4(1) établit un critère disjonctif, selon lequel un étranger ne peut être considéré comme un époux d’une personne si le mariage visait principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège sous le régime de la LIPR ou s’il n’est pas authentique. Ainsi, une étrangère dont le mariage contracté initialement pour acquérir un statut ou un privilège se transforme au fil du temps en une relation authentique ne peut malgré tout venir au Canada afin de vivre avec son conjoint légitime (voir Singh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration et Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2014 CF 1077 [Singh], au paragraphe 7).
[9] Toutefois, il est devenu manifeste dans le courant des plaidoiries sur la présente demande que la divergence principale entre les parties se rapporte aux éléments de preuve à prendre en compte aux fins de l’application des deux volets du critère, exposés aux alinéas 4(1)a) et b). Selon la conclusion de M. Lawrence, fondée sur l’alinéa 4(1)a) relativement à l’objectif principal du mariage, la SAI a commis une erreur en passant outre les éléments de preuve témoignant de l’authenticité de la relation, qui sont postérieurs au mariage. À l’opposé, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, le défendeur, fait valoir que les seuls éléments de preuve à prendre en compte aux fins de l’appréciation du motif principal d’un mariage sont ceux qui lui sont antérieurs.
[10] Le ministre fonde son argument notamment sur les paragraphes 10 et 12 de la décision Sandhu c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 834 [Sandhu] :
[10] Le défendeur soutient que la SAI a pris en considération tous les nouveaux éléments de preuve lorsqu’elle a déterminé que le principe de la chose jugée s’appliquait, et que la décision du commissaire du tribunal selon laquelle les nouveaux éléments de preuve ne suffisaient pas à faire exception au principe de la chose jugée est raisonnable. Bien que le ministre ait reconnu que le mariage était authentique, cette reconnaissance tenait compte de tous les éléments de preuve connus à la date de l’audience. En revanche, la détermination du but principal du mariage est un jugement ponctuel; il tient compte des motivations des parties au moment où le mariage a eu lieu.
[...]
[12] La conclusion selon laquelle le mariage est authentique « pencherait de manière importante en faveur d’un mariage ne visant pas l’acquisition d’un statut au Canada » (Sharma c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 1131, [2009] ACF no 1595, au paragraphe 17). Cependant, la conclusion que le mariage est authentique ne suffit pas à déterminer le motif principal. Cela est dû en partie aux moments différents auxquels chacun des critères est évalué :
[...] alors que le présent est utilisé dans l’énoncé du critère de l’article 4 du Règlement selon lequel il faut évaluer si le mariage contesté « n’est pas authentique », le second critère commande une évaluation visant à déterminer si le mariage « visait principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège sous le régime de la Loi » (non souligné dans l’original). Par conséquent, pour déterminer si ce dernier critère est rempli, il faut s’attarder aux intentions des époux au moment du mariage. Je reconnais avec le défendeur que le témoignage de ces parties au sujet de ce qu’ils avaient en tête à l’époque constitue généralement l’élément de preuve le plus probant en ce qui concerne le but principal de leur mariage (Gill, précitée, au paragraphe 33) [souligné dans l’original].
[11] Je ne puis admettre que la décision Sandhu corrobore l’argument du ministre. Dans la décision Sandhu, il est expliqué que la détermination du motif principal d’un mariage doit être centrée sur les motivations des parties au moment où il a lieu. Il n’y est dit nulle part que la détermination doit reposer exclusivement sur les éléments de preuve qui se rapportent à la période antérieure au mariage. Au contraire, et comme l’a fait valoir à juste titre M. Lawrence, la Cour se prononce comme suit au paragraphe 13 de la décision Sandhu :
[13] Des éléments de preuve montrant un engagement ultérieur peuvent servir à établir le but principal du mariage. Ces éléments de preuve peuvent comprendre l’existence d’une relation continue ou la naissance d’un enfant. [...]
[12] Fort de cette précision, M. Lawrence estime que la SAI a commis une erreur en faisant fi des éléments de preuve attestant l’authenticité de son mariage, qui datent d’après celui-ci, dans son évaluation du motif principal. Il souligne que pour justifier cette approche, la SAI se fonde sur deux décisions de la Cour fédérale qui, aux yeux de la SAI elle-même, proposent des interprétations divergentes du paragraphe 4(1) du Règlement. La SAI cite le paragraphe 15 de la décision Gill c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 902 [Gill 2014], dans laquelle le juge O’Reilly écrit ce qui suit :
[15] Il est évident que ce genre d’affaires comporte deux éléments d’appréciation distincts – l’authenticité du mariage et la raison principale pour laquelle il a été contracté. Un demandeur de résidence permanente n’est pas considéré comme un époux si le mariage n’est pas authentique ou si le mariage a été contracté en vue de faciliter l’immigration. Les deux éléments d’appréciation sont cependant reliés (Grabowski c. Canada (MCI), 2011 CF 1488, au paragraphe 24). Cela signifie que plus la preuve concernant l’authenticité du mariage est forte (et lorsqu’il est question d’un enfant, cet élément constitue à lui seul une forte preuve), moins il sera probable que le mariage a été contracté principalement en vue d’acquérir un avantage en matière d’immigration (Gill c. MCI, 2010 CF 122, aux paragraphes 6 à 8). Et vice versa. Plus la preuve que le couple visait l’acquisition d’un statut en matière d’immigration, plus il était probable que le mariage n’était pas authentique.
[13] La SAI a fait une comparaison entre cette analyse et la décision du juge Brown dans l’affaire Singh, qui fait ressortir le caractère disjonctif du paragraphe 4(1) du RIPR, savoir que si l’un ou l’autre des deux éléments (authenticité du mariage et intention des parties) n’est pas présent, l’exclusion de l’article 4 s’applique. La SAI a déclaré qu’elle préférait le raisonnement offert dans la décision Singh, qui selon elle est plus compatible avec le sens ordinaire qui se dégage du paragraphe 4(1).
[14] Pour justifier la décision de la SAI, le ministre avance que la décision Gill 2014 participe d’un sens erroné à la disposition législative. Selon M. Lawrence, les décisions Gill 2014 et Singh ne sont pas incompatibles. Je souscris à la thèse de M. Lawrence. Selon ce que j’en comprends, rien dans la décision Gill 2014 n’interdit de conclure que le critère du paragraphe 4(1) du RIPR est disjonctif. À preuve, le juge O’Reilly soutient au paragraphe 15 de celle-ci qu’un élément de preuve jugé pertinent aux fins de l’application d’un volet du critère peut l’être tout autant pour l’application de l’autre volet. Ce principe est exprimé en toutes lettres au paragraphe 26 de la décision Singh, dans lequel le juge Brown déclare qu’il comprend qu’il peut y avoir un certain recoupement de la preuve lorsqu’il est question de l’objectif principal et de l’authenticité, malgré les différences sur le plan des références temporelles. De façon analogue, au paragraphe 12 de la décision Sandhu, le juge Martineau affirme qu’une conclusion selon laquelle un mariage est authentique pencherait de manière importante en faveur d’un mariage qui n’a pas été contracté principalement pour acquérir un statut au Canada, mais il précise néanmoins que la conclusion d’authenticité ne peut constituer l’élément unique d’appréciation du motif principal.
[15] Il est donc manifeste que les éléments de preuve qui datent d’après le mariage et qui attestent son authenticité (ou le contraire) constituent des éléments pertinents aux fins de l’appréciation de son motif principal. Il reste à trancher la question de savoir si l’interprétation que fait la SAI du paragraphe 4(1) du RIPR et son omission de prendre lesdits éléments de preuve en considération constituent une erreur susceptible de révision en l’espèce. À cet égard, M. Lawrence admet que le juge en chef Crampton, au paragraphe 32 de la décision Gill c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1522 [Gill 2012], a conclu que l’omission d’examiner des éléments de preuve datant d’après un mariage ne constitue pas forcément une erreur :
[32] Je reconnais qu’il puisse être pertinent d’examiner les éléments de preuve relatifs aux faits survenus après un mariage pour déterminer si le mariage visait principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège aux termes de la LIPR (Kaur Gill, précité, au paragraphe 8). Cela dit, de tels éléments de preuve ne sont pas nécessairement déterminants, et la SAI n’a pas nécessairement agi de façon déraisonnable en ayant omis de les examiner et de les analyser explicitement.
[16] De l’avis de M. Lawrence, la norme de la décision correcte pourrait s’appliquer à cette question, qui appelle un exercice d’interprétation législative. Le ministre fait valoir quant à lui qu’il s’agit d’une question mixte de faits et de droit, susceptible d’une analyse selon la norme de la décision raisonnable. Je privilégie quant à moi la position du ministre, et j’appliquerai donc la norme de la décision raisonnable en l’espèce (voir Dalumay c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1179, au paragraphe 19).
[17] Par conséquent, la décision de la SAI commande la déférence. Étant donné sa conclusion relativement au motif principal et le caractère disjonctif du critère, la SAI a argué qu’il ne serait d’aucune utilité de chercher à savoir si le mariage était devenu authentique. Elle n’a donc pas jugé bon de procéder à l’évaluation du caractère authentique du mariage, le deuxième volet du critère. Sur ce point, je ne vois aucune erreur.
[18] Par contre, la SAI a omis d’examiner les éléments de preuve datant de la période postérieure au mariage et leur incidence sur l’appréciation de son motif principal. M. Lawrence fait référence notamment aux éléments de preuve attestant que dans les cinq années ayant suivi le mariage, il a fait d’innombrables aller-retour entre le Canada et le Sri Lanka pour y rejoindre sa femme, qu’une même journée, ils peuvent se parler des heures au téléphone pendant ses heures de travail comme camionneur, et qu’il lui fournit un soutien financier régulier. Au contraire de la décision Gill 2012, dans laquelle la Cour fait remarquer que les éléments de preuve postérieurs au mariage ont été examinés aux fins de la détermination de l’authenticité, la SAI les a complètement éludés dans le dossier de M. Lawrence. Je trouve aussi préoccupant de constater qu’en plus de faire fi aux éléments de preuve postérieurs au mariage, la SAI s’est réfugiée derrière le principe erroné selon lequel elle devait choisir entre les interprétations du paragraphe 4(1) découlant des décisions Gill 2014 et Singh, et qu’elle a donc méconnu le fait que, tel qu’il est expliqué dans la décision Gill 2014, les éléments de preuve postérieurs à un mariage, s’ils ont été jugés pertinents pour en apprécier l’authenticité, peuvent l’être tout autant pour en déterminer l’objectif principal. Pour ces motifs, je trouve que la SAI a agi de manière déraisonnable en rendant une décision sans avoir examiné ces éléments de preuve au préalable.
[19] J’en viens à la conclusion que la décision de la SAI devrait être annulée et renvoyée à un tribunal constitué différemment pour un nouvel examen. Il est inutile que la Cour examine les autres motifs de contrôle invoqués par M. Lawrence. Aucune des parties n’a proposé de question aux fins de la certification, et aucune n’est énoncée.
JUGEMENT
LA COUR ORDONNE que la présente demande de contrôle judiciaire soit accueillie et que l’affaire soit renvoyée à un tribunal différemment constitué de la Section d’appel de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, qui procédera à un nouvel examen conformément aux motifs exposés ci-dessus. Aucune question n’est certifiée aux fins d’un appel.
« Richard F. Southcott »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : |
IMM-3666-16 |
INTITULÉ DE LA CAUSE : |
JOSEPH THAVAPALAN LAWRENCE c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
LIEU DE L’AUDIENCE : |
Toronto (Ontario) |
DATE DE L’AUDIENCE : |
Le 10 avril 2017 |
JUGEMENT ET MOTIFS : |
LE JUGE SOUTHCOTT |
DATE DU JUGEMENT : |
Le 19 avril 2017 |
COMPARUTIONS :
Aris Daghighian |
Pour le demandeur |
Suzanne M. Bruce |
POUR LE DÉFENDEUR |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Green et Spiegel LLP Toronto (Ontario)
|
Pour le demandeur |
William F. Pentney Sous-procureur général du Canada |
POUR LE DÉFENDEUR |