Date : 20170330
Dossier : IMM-3292-16
Référence : 2017 CF 337
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 30 mars 2017
En présence de monsieur le juge LeBlanc
ENTRE : |
EDEN TEKESTE TESFAMICHAEL |
demanderesse |
et |
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
[1] La demanderesse sollicite le contrôle judiciaire de la décision d’un agent d’immigration (l’agent) du Haut-Commissariat du Canada de Dar es Salaam, en Tanzanie, rendue le 11 août 2016 et par laquelle il rejette, pour des motifs de crédibilité, sa demande de résidence permanente au Canada au titre de la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre‑frontières ou de la catégorie des personnes protégées à titre humanitaire outre-frontières.
[2] Les faits pertinents se résument comme suit. La demanderesse, une citoyenne de l’Érythrée, a déménagé en Ouganda en août 2007. Elle y a demandé l’asile en alléguant qu’elle était persécutée par les autorités érythréennes en raison de ses croyances religieuses. Elle prétend être une chrétienne régénérée de confession pentecôtiste. En 2008, la demanderesse a soumis une demande de résidence permanente au Canada au titre de la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre-frontières. Son dossier a toutefois été fermé après qu’elle a omis de se présenter à l’entrevue à laquelle elle avait été convoquée.
[3] En mars 2013, la demanderesse a épousé Samuel Habtemichael Yebyo, également un ressortissant érythréen de confession pentecôtiste. M. Yebyo a également demandé l’asile à l’Ouganda en raison de ses convictions religieuses. En 2014, la demanderesse a soumis la demande de résidence permanente au Canada visée par le présent contrôle, et y a inscrit son mari comme personne à charge. Apparemment, elle aurait enduré de grandes souffrances à cause de ses convictions religieuses depuis 2002, c’est-à-dire depuis que le gouvernement érythréen a interdit les minorités religieuses, fermé les lieux de culte et emprisonné systématiquement les pentecôtistes. En décembre 2006, selon ses dires, elle aurait été arrêtée par les responsables de la sécurité du gouvernement alors qu’elle prenait part à un programme de prière organisé chez une amie. Au cours de la peine de six mois de détention qu’elle aurait purgée par la suite, elle aurait subi de la torture et des humiliations, en plus d’être ordonnée de changer de confession à la pointe du fusil.
[4] Le 14 juin 2016, la demanderesse et son mari ont été interrogés par l’agent. Celui-ci a relevé des contradictions dans la déposition de la demanderesse, et notamment concernant sa fuite de l’Érythrée et sa détention. Notamment, elle a répondu par la négative quand l’agent lui a demandé si elle avait subi de la torture. Il a aussi remarqué que la demanderesse avait prétendu avoir trois ou quatre ans de plus que son mari, alors que lui a affirmé qu’il était d’un ou deux ans son aîné. Les incohérences des prétentions de la demanderesse – elle affirme être née en 1979 et que son mari est né en 1985 – ont soulevé des doutes quant à son identité.
[5] L’agent conclut ce qui suit dans sa lettre de décision :
[traduction]
Après avoir soigneusement examiné tous les facteurs relatifs à votre demande, je ne suis pas convaincu que vous soyez admissible au titre de l’une des catégories réglementaires. J’ai relevé des contradictions dans vos déclarations sur les faits et les dates, et la chronologie de votre récit est difficile à suivre. J’ai des doutes quant à votre crédibilité et, par conséquent, au fondement de vos prétentions. J’ai des doutes également à l’égard de votre identité, vu les imprécisions et les contradictions de vos déclarations concernant votre date de naissance et celle de votre mari. J’ai procédé à l’évaluation de l’admissibilité de votre mari mais, étant donné les contradictions et les lacunes dans la chronologie de son récit, je mets aussi en doute sa crédibilité et le fondement de ses prétentions. Je ne suis donc pas convaincu non plus de son admissibilité. J’ai aussi pris connaissance des réponses que vous et votre mari avez données quand vous avez eu l’occasion de vous expliquer, mais elles n’ont pas suffi pour dissiper les doutes formulés ci-dessus. Pour toutes ces raisons, je ne suis pas convaincu que vous et votre mari soyez des réfugiés au sens de la Convention ou que vous remplissiez les critères de la catégorie des personnes de pays d’accueil. Vous ne satisfaites donc pas aux exigences de la disposition […]
[6] Dans ses notes d’entrevue, l’agent ajoute ce qui suit concernant les réserves que lui inspire le dossier :
[traduction]
Doutes quant à l’admissibilité : REFUS J’ai de sérieux doutes concernant l’admissibilité de la demanderesse principale. J’ai relevé des contradictions dans les faits et les dates, et la chronologie est difficile à suivre. Par exemple, la demanderesse principale a d’abord affirmé qu’elle avait fui l’Érythrée en 2006, mais elle a dit par la suite que c’était en 2007. Les dates de sa fuite ne sont pas claires. La demanderesse principale a aussi écrit dans sa demande qu’elle avait été torturée en prison. Pourtant, quand il lui a été demandé si elle avait été torturée, elle a répondu par la négative. Interrogée sur cette contradiction, la demanderesse principale a répondu : « C’est loin en arrière, c’était il y a neuf ans. Je ne me souviens pas de tout. » Cette explication ne me semble pas plausible. Une personne qui a subi une expérience aussi traumatisante que la torture ne peut pas oublier. Quand j’ai expliqué à la demanderesse principale que ses déclarations étaient contradictoires et que je doutais de sa crédibilité, elle a répondu : « C’était il y a longtemps et j’oublie des choses. Pouvez-vous m’aider? Je suis complètement perdue. » Je ne trouve pas crédible le prétexte du temps écoulé pour expliquer ses déclarations contradictoires. Je suis aussi incertain relativement à l’identité de la demanderesse principale et de son mari. La demanderesse affirme que son mari a trois ou quatre ans de moins qu’elle. Lui prétend qu’il a un ou deux ans de moins. Il soutient en outre que la date de naissance qui figure sur sa carte d’identité de réfugié (1985) est inexacte. Il semble étrange que ni l’un ni l’autre ne sache leur différence d’âge ou leur date de naissance, mais qu’ils affirment s’être mariés en mars 2013. Ils ne semblent pas connaître des faits de base sur l’autre. Ces constats me portent à remettre en cause l’authenticité de leur relation. La date de naissance étant un élément essentiel aux fins de l’identification, j’ai des doutes quant à leur identité. […].
[7] La demanderesse fait valoir que l’agent a commis quatre erreurs : i) sa conclusion comme quoi elle se serait contredite dans ses déclarations au sujet de la date de sa fuite de l’Érythrée ne tient pas compte du calendrier éthiopien; ii) ses conclusions à l’égard de la torture subie sont déraisonnables; iii) il met en doute son identité sans avoir pris en considération les documents à sa disposition; iv) les doutes de l’agent sur sa crédibilité découlent de sa conclusion sur la crédibilité de son mari.
[8] L’appréciation de l’appartenance d’un demandeur à la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre-frontières ou à celle des personnes de pays d’accueil met en jeu des questions mixtes de fait et de droit, et le contrôle de toute décision à cet égard commande l’application de la norme de la décision raisonnable (Sivakumaran c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 590, au paragraphe 19). Il est dorénavant bien établi que le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à son appartenance aux issues possibles et acceptables (Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 59; Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47).
[9] En toute déférence, je ne vois aucune raison de modifier la décision de l’agent.
[10] Premièrement, les arguments de la demanderesse fondés sur le calendrier éthiopien ne m’apparaissent pas sérieux. Comme le défendeur le mentionne, la différence entre les calendriers éthiopien et occidental n’a pas été invoquée par la demanderesse lorsque l’agent l’a interrogée sur l’incohérence de ses déclarations concernant la date de sa fuite de l’Érythrée. Elle a plutôt attribué ses trous de mémoire au passage du temps. Par surcroît, aucune preuve n’étaye la possibilité que cette différence puisse être à l’origine des déclarations incohérentes de la demanderesse. Quant à la prétention de la demanderesse sur le fait que l’agent était tenu de tenir compte du calendrier éthiopien même si elle-même n’en a pas soufflé mot quand elle a été questionnée sur ses contradictions, j’estime que la décision de notre Cour dans l’affaire Haji c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 868, dans laquelle le même argument est rejeté, constitue un précédent convaincant.
[11] Deuxièmement, il appert que les conclusions de l’agent au sujet de la déposition de la demanderesse sur la torture subie sont raisonnables. Sa réponse négative quand il lui a été demandé si elle avait été torturée contredit le récit qu’elle a donné à l’appui de sa demande de résidence permanente, selon lequel elle et ses amis auraient été amenés au centre de détention Mysirwa et y auraient subi de la torture et des humiliations. La prétention de la demanderesse comme quoi la question était ambiguë, notamment au vu des différentes définitions juridiques de la notion de torture, est dénuée de fondement. La question était simple et sans équivoque.
[12] Là encore, quand la demanderesse s’est vu offrir la possibilité de répondre aux réserves exprimées par l’agent eu égard à cette contradiction, elle a expliqué que les événements remontaient à neuf ans, et qu’elle ne se souvenait pas de tout. Je ne trouve aucun fondement non plus à son invocation d’un mécanisme de résorption des souvenirs ou d’un syndrome post‑traumatique pour expliquer son oubli de la torture subie. Le dossier ne contient aucune preuve à l’appui. L’autre question qui s’impose, et que le défendeur soulève à bon droit, a trait à l’incongruité entre les réponses successives de la demanderesse, qui se souvenait d’avoir été torturée quand elle a rempli sa demande, alors qu’elle semble avoir occulté cet événement de son passé au moment de son entrevue avec l’agent. Quand il affirme à la demanderesse que si elle avait été torturée, elle s’en souviendrait, l’agent fait une hypothèse raisonnable et logique dans les circonstances particulières de l’espèce.
[13] Troisièmement, la demanderesse fait valoir que les doutes de l’agent sur son identité sont déraisonnables puisqu’elle a donné la même date de naissance dans son dossier de demande et lors de l’entrevue. Les doutes de l’agent sont nés des dépositions différentes de la demanderesse et de son mari au sujet de leur différence d’âge, malgré le fait qu’ils sont mariés depuis 2013. La demanderesse a tout d’abord déclaré qu’elle avait trois ou quatre ans de plus que son mari. Puis, quand elle a été invitée à confirmer son année de naissance et celle de son mari, elle a indiqué une différence d’âge de cinq ou six ans. Le mari a indiqué quant à lui qu’il avait un ou deux ans de plus que la demanderesse.
[14] Le défendeur convient que l’agent ne peut pas déduire que la demanderesse n’est pas crédible parce que son mari ne l’est pas. Toutefois, il fait valoir que l’agent était loisible, comme c’est souvent le cas lorsque plusieurs demandeurs sont interrogés ensemble (Musse c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 883 [Musse]), de prendre en considération les réponses du mari pour apprécier la crédibilité de la déposition de la demanderesse, pourvu qu’elle soit au courant de ses réponses. De l’avis du défendeur, c’est le cas en l’espèce puisque la demanderesse et son mari, qui a aussi soumis une demande de résidence permanente même s’il n’est pas le demandeur principal, ont été interrogés ensemble.
[15] À mon avis, il était permis à l’agent de prendre en compte les contradictions entre les dépositions relativement à la différence d’âge et de se prononcer comme il l’a fait sur ce point. Cela étant dit, même en supposant que l’agent n’avait pas cette possibilité ou qu’il a outrepassé les prérogatives qui lui sont reconnues dans la décision Musse, je reste d’avis que sa décision conserve son caractère raisonnable si on la considère dans son ensemble.
[16] Enfin, la demanderesse soutient que l’agent a commis une erreur en combinant l’évaluation de sa demande et celle de son mari. Autrement dit, l’agent ne pouvait pas examiner leurs demandes en tant que couple. Je reconnais que l’agent n’était pas habilité à procéder à pareille analyse conjointe, mais ses notes d’entrevue me convainquent qu’il a effectué une évaluation indépendante des déclarations de la demanderesse et qu’il a tiré des conclusions distinctes des deux dépositions, en tenant compte de leurs déclarations respectives. Comme le fait judicieusement remarquer le défendeur, les constats de l’agent relativement à la crédibilité de la demanderesse et de sa déposition se fondent en fin de compte sur ses déclarations et sur ses réponses aux questions qui lui ont été posées concernant les doutes soulevés. Là encore, je ne vois aucune raison de modifier ces conclusions.
[17] La demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune question n’est certifiée.
JUGEMENT
LA COUR ORDONNE
1. que la demande de contrôle judiciaire soit rejetée;
2. qu’aucune question ne soit certifiée.
« René LeBlanc »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : |
IMM-3292-16
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INTITULÉ DE LA CAUSE : |
EDEN TEKESTE TESFAMICHAEL c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE : |
Winnipeg (Manitoba)
|
DATE DE L’AUDIENCE : |
Le 15 février 2017
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JUGEMENT ET MOTIFS : |
LE JUGE LEBLANC
|
DATE DES MOTIFS : |
Le 30 mars 2017
|
COMPARUTIONS :
DAVID MATAS
|
Pour la demanderesse
|
ALIYAH RAHAMAN
|
Pour le défendeur
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
David Matas Avocat Winnipeg (Manitoba)
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Pour la demanderesse
|
William F. Pentney Sous-procureur général du Canada Winnipeg (Manitoba)
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Pour le défendeur
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