Date : 20170406
Dossier : T-2036-15
Référence : 2017 CF 346
Ottawa (Ontario), le 6 avril 2017
En présence de madame la juge Kane
ENTRE :
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VITTO BUFFONE
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demandeur
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et
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LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
[1]
Le demandeur, Vitto Buffone, demande le contrôle judiciaire de la décision rendue le 27 octobre 2015 par la Commission des libérations conditionnelles du Canada (la Commission), aux termes de la Loi sur le casier judiciaire, LRC 1985, c C-47 (la LCJ), de révoquer la réhabilitation qui lui avait été octroyée précédemment en 2008.
[2]
En novembre 2014, la Commission a reçu des renseignements de l’unité du renseignement du Service de police régional de Niagara, selon lesquels M. Buffone avait été accusé d’infractions prévues à la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, LC 1996, c 19, et au Code criminel, LRC 1985, c C-46. La Commission a ensuite révoqué sa réhabilitation, en application de l’article 7 de la LCJ.
[3]
Pour les motifs énoncés ci-dessous, la demande de contrôle judiciaire est rejetée. La décision de la Commission est raisonnable. La Commission n’était pas tenue de mettre en balance les droits et valeurs consacrés par la Charte qui étaient en cause dans la révocation de la réhabilitation et les objectifs visés par la LCJ en l’absence de tout argument présenté à la Commission par M. Buffone. Dans les circonstances de l’espèce, la Commission n’était pas tenue d’effectuer de manière proactive cet exercice de mise en balance. La Commission n’a pas commis d’erreur lorsqu’elle a appliqué les dispositions de la loi et lorsqu’elle a exercé son pouvoir discrétionnaire pour révoquer la réhabilitation de M. Buffone en fonction des renseignements sur lesquels elle s’est appuyée pour décider qu’il ne satisfaisait plus au critère de bonne conduite.
I.
Résumé des faits
[4]
Le 11 janvier 2008, M. Buffone a obtenu sa réhabilitation de la Commission nationale des libérations conditionnelles, comme on l’appelait à l’époque, concernant ses deux condamnations criminelles antérieures : a) le 24 février 1986, une condamnation pour possession de stupéfiants et b) le 7 juin 1994, une condamnation pour possession de biens criminellement obtenus d’une valeur supérieure à 1 000 $.
[5]
Le 25 septembre 2014, M. Buffone a été accusé de 12 infractions prévues à la Loi réglementant certaines drogues et autres substances et au Code criminel :
1) Possession de cocaïne en vue d’en faire le trafic – paragraphe 5(2) de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances;
2) Trafic de cocaïne – paragraphe 5(1) de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances;
3) Complot en vue de commettre un acte criminel, soit l’importation d’une substance désignée (cocaïne) – alinéa 465(1)c) du Code criminel;
4) Complot en vue de commettre un acte criminel, soit la possession en vue d’en faire le trafic (cocaïne) – alinéa 465(1)c) du Code criminel;
5) Complot en vue de commettre un acte criminel, soit la possession en vue d’en faire le trafic (cocaïne) – alinéa 465(1)c) du Code criminel;
6) Possession de biens criminellement obtenus d’une valeur supérieure à 5 000 $ – alinéa 354(1)a) du Code criminel;
7) Recyclage des produits de la criminalité – alinéa 462.31(1)a) du Code criminel;
8) Possession (cocaïne) en vue d’en faire le trafic et/ou d’en faire le trafic au profit d’une organisation criminelle – article 467.12 du Code criminel;
9) Complot en vue de commettre un acte criminel, soit l’importation d’une substance désignée au profit d’une organisation criminelle – article 467.12 du Code criminel;
10) Importation et/ou possession d’une substance désignée (cocaïne) en vue d’en faire le trafic au profit d’une organisation criminelle – article 467.12 du Code criminel;
11) Possession d’une arme prohibée (pistolet à impulsion électrique) sans être titulaire d’un permis – paragraphe 91(2) du Code criminel;
12) Possession de biens criminellement obtenus d’une valeur ne dépassant pas 5 000 $ – alinéa 354(1)a) du Code criminel.
[6]
En novembre 2014, l’unité du renseignement du Service de police régional de Niagara a envoyé à la Commission une copie de la dénonciation énonçant les accusations portées contre M. Buffone.
[7]
Le 10 décembre 2014, la Commission a envoyé à M. Buffone un avis l’informant que la Commission avait reçu des renseignements fiables selon lesquels il avait été accusé de plusieurs infractions, et que sa réhabilitation faisait maintenant l’objet d’un examen. La Commission a joint une proposition pour la révocation possible de sa réhabilitation.
[8]
La Commission des libérations conditionnelles a invité M. Buffone à présenter des observations écrites en réponse à l’avis, mais n’en a reçu aucune. Le 15 mai 2015, la Commission des libérations conditionnelles a rendu une décision révoquant la réhabilitation de M. Buffone, concluant qu’elle était convaincue que M. Buffone ne satisfaisait plus au critère de bonne conduite.
[9]
En juin 2015, M. Buffone a informé la Commission qu’il n’avait pas reçu l’avis envoyé en décembre 2014 l’informant que sa réhabilitation faisait l’objet d’un examen. La Commission a convenu d’examiner de nouveau sa décision et d’accepter les observations écrites de M. Buffone. M. Buffone a présenté ses observations écrites au moyen d’une lettre le 23 octobre 2015, accompagnée de neuf lettres de soutien provenant de diverses connaissances.
[10]
Le 27 octobre 2015, la Commission a rendu sa décision et a révoqué la réhabilitation de M. Buffone.
II.
Décision de la Commission des libérations conditionnelles faisant l’objet du présent contrôle judiciaire
[11]
La Commission a indiqué d’abord que M. Buffone avait obtenu sa réhabilitation en 2008, concernant deux condamnations antérieures, au motif qu’il avait satisfait aux critères juridiques, y compris qu’il avait fait preuve d’une bonne conduite depuis sa dernière condamnation.
[12]
La Commission a ensuite décrit les critères pour octroyer une réhabilitation, maintenant appelée une suspension du casier.
[13]
La Commission a ensuite examiné les circonstances liées à la révocation de la réhabilitation de M. Buffone. La Commission a souligné qu’elle avait été informée que M. Buffone avait été accusé de plusieurs infractions en août 2014, dont deux infractions prévues à la Loi réglementant certaines drogues et autres substances et 10 infractions prévues au Code criminel. La Commission a souligné les détails des accusations, y compris le fait que 13 coaccusés étaient impliqués, dont certains étaient visés par d’autres chefs d’accusation. La Commission a reconnu qu’il n’y avait aucune indication selon laquelle les accusations portées contre M. Buffone seraient maintenues.
[14]
La Commission a affirmé qu’elle avait tenu compte de tous les renseignements au dossier : les renseignements obtenus des organismes d’application de la loi et les observations écrites de M. Buffone, y compris ses neuf lettres de recommandation. La Commission a expliqué que son pouvoir d’octroyer ou de refuser une réhabilitation (ou comme elle est maintenant appelée, une suspension de casier) est énoncé dans la LCJ. Elle a expliqué en outre que la présomption d’innocence ne s’applique pas dans le contexte d’une demande de réhabilitation, citant la décision Conille c Canada (Procureur général), 2003 CFPI 613 [Conille].
[15]
La Commission a souligné que les accusations contre M. Buffone visaient les mêmes types d’infractions pour lesquelles il avait précédemment été reconnu coupable (activités reliées à des drogues illicites), que la toxicomanie constitue un grave problème pour la société canadienne, que l’ampleur de l’entreprise et le nombre de personnes impliquées indiquent un stratagème sophistiqué pour faire le commerce de drogues illicites, et que les chefs d’accusation traduisent un mépris de la loi canadienne et de la sécurité publique. La Commission a ajouté que la participation de la police soulève des doutes quant à la question de savoir si M. Buffone continue de répondre au critère de bonne conduite pour une réhabilitation.
[16]
La Commission a conclu que les observations écrites de M. Buffone n’offraient pas de motifs suffisants pour modifier sa décision initiale. En conséquence, la Commission a révoqué la réhabilitation octroyée à M. Buffone en 2008 aux termes de l’article 7 de la LCJ.
III.
Questions en litige
[17]
La seule question en litige est de savoir si la décision de la Commission est raisonnable.
[18]
M. Buffone soutient que la décision de la Commission n’est pas raisonnable parce que la Commission n’a pas tenu compte de ses droits garantis par la Charte et ne les a pas mis en balance avec les objectifs de la loi, que la décision de la Commission n’est pas intelligible parce qu’elle a confondu le critère pour octroyer une réhabilitation avec celui pour révoquer une réhabilitation, et que la Commission a fondé sa décision sur des éléments de preuve insuffisants et a omis de demander des renseignements supplémentaires afin de déterminer s’il ne satisfaisait plus au critère de bonne conduite.
IV.
Norme de contrôle applicable
[19]
La décision de la Commission est une décision discrétionnaire et est fondée sur une évaluation des faits et l’application de la loi. Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable.
[20]
Pour déterminer si une décision est raisonnable, la Cour doit s’intéresser « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel »
et examiner « l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit »
(Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47, [2008] 1 RCS 190 [Dunsmuir]).
[21]
Dans l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708 [Newfoundland Nurses], la Cour suprême du Canada a donné des détails sur les exigences énoncées dans l’arrêt Dunsmuir en déclarant au paragraphe 14 que les motifs « doivent être examinés en corrélation avec le résultat et ils doivent permettre de savoir si ce dernier fait partie des issues possibles »
. De plus, au besoin, la cour peut examiner le dossier « pour apprécier le caractère raisonnable du résultat »
(au paragraphe 15). Le principe fondamental est résumé, au paragraphe 16, soit que « les motifs répondent aux critères établis dans Dunsmuir s’ils permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables ».
V.
Dispositions législatives
[22]
Des extraits des dispositions pertinentes de la LCJ et du Manuel des politiques décisionnelles à l’intention des commissaires [le Manuel des politiques], qui prévoit des lignes directrices à l’intention des commissaires, figurent à l’annexe A.
VI.
Observations du demandeur
[23]
M. Buffone soutient que la Commission des libérations conditionnelles a commis trois erreurs et que, par conséquent, la décision n’est pas raisonnable.
La Commission n’a pas procédé à une mise en balance proportionnée des droits et valeurs consacrés par la Charte et des objectifs de la LCJ
[24]
M. Buffone affirme que la Commission est tenue d’exercer son pouvoir discrétionnaire d’une manière qui est compatible avec une mise en balance des droits et valeurs consacrés par la Charte qui sont en cause, conformément à ce que prescrit la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Doré c Barreau du Québec, 2012 CSC 12, au paragraphe 24, [2012] 1 RCS 395 [Doré]. Une décision raisonnable est le fruit d’une mise en balance proportionnée des droits et valeurs consacrés par la Charte qui sont en cause (Doré, au paragraphe 58).
[25]
Il soutient que la révocation de sa réhabilitation a porté atteinte à son droit à la liberté et à la sécurité de sa personne, protégé par l’article 7 de la Charte, sans égard aux principes de justice fondamentale, plus précisément à la présomption d’innocence. Il reconnaît que l’alinéa 11d) de la Charte, le droit d’être présumé innocent, s’applique uniquement dans les procédures en matière criminelle et ne s’applique pas en tant que tel aux décisions en matière de révocation, mais il soutient que la présomption d’innocence demeure un principe de justice fondamentale et, par conséquent, doit faire partie de la mise en balance des droits et des valeurs consacrés par la Charte.
[26]
M. Buffone fait valoir que la révocation de sa réhabilitation rendrait ses condamnations antérieures disponibles comme éléments de preuve au procès et aura des répercussions importantes sur la défense qu’il présentera contre les accusations au criminel, faisant ainsi entrer en jeu les droits qui lui sont consentis par l’article 7 de la Charte.
[27]
Il soutient que la Commission était tenue de mener l’analyse énoncée dans l’arrêt Doré, même s’il n’a fait qu’invoquer la présomption d’innocence et n’a présenté aucun argument concernant la mise en balance des droits consacrés par la Charte. Il souligne, à titre d’exemple, l’arrêt Trinity Western University v The Law Society of Upper Canada, 2016 ONCA 518 [Trinity Western], où le Barreau du Haut-Canada, en qualité de décideur au premier palier, a évalué de manière proactive les droits et valeurs consacrés par la Charte dans le contexte de sa décision administrative.
[28]
M. Buffone soutient que l’objectif général des dispositions de la loi est d’offrir un avantage aux personnes ayant un casier judiciaire qui se sont bien conduites, et il évoque l’arrêt Therrien (Re), 2001 CSC 35, au paragraphe 120, [2001] 2 RCS 3, où la Cour suprême du Canada a affirmé que « [c]es articles ont tous pour objet d’éliminer les effets potentiels futurs de la condamnation […] »
.
[29]
M. Buffone explique que les objectifs de la loi dérivent également de l’article 4.1 de la LCJ. Ces objectifs comprennent : apporter à la personne ayant un casier judiciaire un bénéfice mesurable, soutenir la réadaptation de cette personne, et éviter de déconsidérer l’administration de la justice (alinéa 4.1(1)b)).
[30]
Il soutient que les objectifs de l’article 7 de la LCJ, qui permet la révocation d’une réhabilitation, dérivent également de l’article 4.1, mais d’un point de vue opposé. Selon M. Buffone, les objectifs de la révocation sont que la réhabilitation ne constitue plus un bénéfice mesurable pour la personne ou ne soit plus nécessaire pour soutenir sa réadaptation.
[31]
Il soutient que la Commission ne pouvait conclure que sa conduite traduit un mépris des lois canadiennes et de la sécurité publique, à moins qu’elle n’ait considéré que les chefs d’accusation portés contre lui équivalaient à une déclaration de culpabilité, ce qui serait faire fi de la présomption d’innocence. Il soutient que révoquer sa réhabilitation en se fondant uniquement sur les chefs d’accusation en instance ne montre pas une mise en balance proportionnée de ses droits consentis par la Charte et des objectifs de la LCJ qu’il invoque.
[32]
M. Buffone soutient également qu’une mise en balance proportionnée exige un examen des solutions de rechange, de manière à s’assurer de limiter le moins possible ses droits protégés par la Charte. Avec une mise en balance plus proportionnée, on attendrait l’issue de son procès au criminel. S’il est déclaré coupable d’un acte criminel, sa réhabilitation sera révoqué automatiquement aux termes de l’article 7.2. S’il est acquitté, la Commission disposera de plus de renseignements tirés de son procès pour déterminer s’il a cessé de bien se conduire. M. Buffone soutient que la Commission a commis une erreur en n’envisageant pas une telle solution de rechange.
La Commission a choisi et appliqué le mauvais critère juridique
[33]
M. Buffone allègue que la Commission a confondu les critères pour octroyer une réhabilitation avec ceux pour révoquer une réhabilitation, et qu’elle a également mal compris à qui il incombait d’établir la bonne conduite dans le contexte d’une révocation. Il souligne que la Commission a énoncé le critère pour octroyer – et non pour révoquer – une réhabilitation, et n’a pas expliqué comment était considérée la présomption d’innocence dans le contexte d’une révocation.
[34]
M. Buffone soutient que, lorsque la Commission envisage la possibilité de révoquer une réhabilitation, la personne réhabilitée n’a aucun fardeau de preuve; la Commission doit être convaincue que la personne a cessé de bien se conduire. Il affirme que la Commission a commis une erreur en renversant le fardeau de preuve, quand elle a affirmé qu’elle avait des [traduction] « doutes quant à la question de savoir si vous continuez ou non de satisfaire au critère de bonne conduite »
. Il soutient que si la Commission avait des doutes quant à sa bonne conduite, ces doutes devraient être atténués en sa faveur. Il soutient qu’il ne devrait pas avoir à prouver à la Commission qu’il se conduit toujours bien, même si ses arguments et ses lettres de recommandation étayent une telle conclusion.
[35]
M. Buffone invoque l’arrêt M.Y. c Canada (Procureur général), 2016 CAF 170 [M.Y.], où la Cour d’appel a conclu que le fardeau de preuve n’incombait pas à l’appelant lors d’un processus de révocation (au paragraphe 23). Il soutient également que, dans l’arrêt M.Y., la Cour d’appel a conclu que le fait d’être reconnu coupable d’une infraction n’était pas suffisant pour soutenir la conclusion de la Commission selon laquelle l’appelant avait cessé de bien se conduire.
Il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour établir que M. Buffone avait cessé de bien se conduire
[36]
M. Buffone soutient que le seul élément de preuve présenté à la Commission et qui remettait en cause sa bonne conduite était la dénonciation fournie par le service de police de Niagara énumérant les chefs d’accusation en instance. Il soutient que les chefs d’accusation en instance ne disent rien à propos de l’importance de sa participation ou de son mépris de la loi canadienne ou de la sécurité publique, et qu’ils ne sont pas suffisants pour justifier la révocation de sa réhabilitation.
[37]
Il reconnaît que le Manuel des politiques permet à la Commission de tenir compte d’un comportement non respectueux des lois qui n’entraîne pas une accusation, lorsqu’elle évalue la bonne conduite, mais il souligne que le Manuel ne fait aucunement référence à des chefs d’accusation en instance pour des infractions au criminel. Il ajoute que, si des chefs d’accusation graves suffisaient pour révoquer une réhabilitation, le législateur l’aurait inscrit expressément dans la LCJ.
[38]
M. Buffone évoque encore une fois l’arrêt M.Y., où la Cour d’appel a conclu que la Commission avait commis une erreur en se fondant uniquement sur le [traduction] « simple fait »
d’une condamnation plutôt que de mettre l’accent sur la conduite du demandeur. Il soutient qu’en l’espèce la Commission a aussi commis une erreur en se fondant sur le simple fait que des chefs d’accusation ont été portés contre lui.
[39]
Il soutient que la jurisprudence de notre Cour (décision Conille et décision Jaser c Canada (Procureur général), 2015 CF 4 [Jaser]), qui a conclu que le fait de se fonder sur des chefs d’accusation en instance était suffisant pour soutenir la révocation d’une réhabilitation, est incompatible avec la décision plus récente et obligatoire de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt M.Y.
[40]
M. Buffone soutient en outre que la Commission aurait dû demander des renseignements aux personnes associées au système judiciaire, afin de recueillir plus d’information lui permettant de s’assurer qu’elle s’acquittait de son fardeau, soit d’être convaincue qu’il avait cessé de bien se conduire. Dans l’arrêt M.Y., la Cour d’appel fédérale a conclu que la Commission aurait dû mener une enquête au sujet de la condamnation de M.Y.
[41]
M. Buffone soutient que les éléments de preuve que la Commission a invoqués étaient insuffisants pour lui permettre de conclure qu’il avait cessé de bien se conduire. La Commission a choisi de ne pas mener l’enquête qu’elle était tenue de mener dans le but de recueillir suffisamment d’éléments de preuve. Par conséquent, la Commission aurait dû attendre l’issue de son procès au criminel, qui lui aurait fourni des renseignements supplémentaires.
VII.
Observations du défendeur
[42]
Le défendeur soutient que la décision de la Commission est raisonnable : la Commission n’était pas tenue de procéder à une analyse aux termes de la Charte en l’absence d’observations présentées par M. Buffone; la Commission n’a pas commis une erreur en confondant le critère pour octroyer une réhabilitation et celui pour révoquer la réhabilitation, mais a plutôt clairement appliqué le critère pour une révocation et a fourni plusieurs motifs; la Commission avait suffisamment d’éléments de preuve pour conclure que M. Buffone avait cessé de bien se conduire. Le défendeur ajoute qu’une réhabilitation est un privilège discrétionnaire et non un droit.
La Commission n’était pas tenue de procéder à une mise en balance proportionnée des droits et valeurs consacrés par la Charte; M. Buffone n’a soulevé aucune question relative à la Charte
[43]
Le défendeur souligne que M. Buffone a eu la possibilité de présenter des observations à la Commission et a bénéficié des services d’un avocat pour le faire. La brève référence qu’a fait M. Buffone à la présomption d’innocence ne constituait pas une observation présentée à la Commission, l’obligeant à considérer et à appliquer le cadre énoncé dans l’arrêt Doré pour mettre en balance les droits et valeurs consacrés par la Charte qui pourraient être en cause dans le contexte de sa décision de révoquer ou non une réhabilitation.
[44]
Le défendeur affirme que la Cour a le pouvoir discrétionnaire de ne pas se saisir d’une question qui est soulevée pour la première fois au cours d’un contrôle judiciaire (Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, aux paragraphes 22 et 23). De plus, la Cour devrait hésiter à entreprendre une analyse afin de déterminer si la décision est le fruit d’une mise en balance proportionnée des valeurs consacrées par la Charte si elle ne dispose pas d’un dossier de preuve.
[45]
Le défendeur soutient en outre que, quoi qu’il en soit, la Commission n’a pas rendu une décision déraisonnable en s’abstenant de s’engager dans une analyse semblable à celle énoncée dans l’arrêt Doré, puisque les valeurs consacrées par la Charte ne s’appliquaient pas en l’espèce. Pour que l’article 7 s’applique, un particulier doit démontrer, à l’aide d’éléments de preuve non hypothétiques, qu’il existe un lien de causalité suffisant entre l’acte de l’État qui est contesté – en l’espèce la révocation de la réhabilitation – et l’atteinte au droit qui est protégé – en l’espèce l’allégation selon laquelle la présomption d’innocence est en jeu, en tant que principe de justice fondamentale.
[46]
Le défendeur souligne que M. Buffone n’a pas soulevé auprès de la Commission son intention de témoigner à son procès au criminel, ou précisé comment la révocation de sa réhabilitation pourrait avoir ou aurait une incidence sur sa stratégie de défense. Le défendeur reconnaît que la révocation de la réhabilitation, et donc le casier judiciaire de M. Buffone, pourrait avoir des conséquences sur la conduite de sa défense, mais il fait valoir que ces conséquences demeurent hypothétiques.
[47]
Le défendeur souligne que, dans la décision Jaser, la Cour a conclu que la révocation de la réhabilitation de M. Jaser, fondée sur des accusations criminelles en instance, ne faisait pas entrer en jeu les droits garantis par l’article 7. Le même argument, soit qu’une révocation ferait en sorte que des déclarations de culpabilité antérieures pourraient être mises en preuve au procès, a été rejeté par la Cour dans la décision Jaser parce qu’il était hypothétique (au paragraphe 39).
La Commission n’a pas appliqué le mauvais critère
[48]
Le défendeur souligne qu’une réhabilitation n’efface pas une condamnation; au contraire, une réhabilitation (maintenant appelée une suspension de casier) est une indication que la Commission est d’avis que le casier d’un particulier ne devrait plus ternir sa réputation.
[49]
Le défendeur reconnaît que la Commission a amorcé sa décision en établissant le critère pour octroyer une réhabilitation. Le défendeur laisse entendre que la Commission avait peut-être l’intention de commencer en énonçant les critères pour octroyer la réhabilitation, puis d’évaluer ensuite si cette réhabilitation devait être révoquée. Toutefois, si la Commission a inclus par erreur les critères pour octroyer une réhabilitation, c’est sans importance. La décision est clairement fondée sur l’application par la Commission des critères pour révoquer une réhabilitation, aux termes de l’article 7 de la LCJ. Le maintien du droit à une réhabilitation dépend du maintien d’une bonne conduite. La seule question que devait trancher la Commission était de savoir s’il existait des éléments de preuve établissant, selon elle, que M. Buffone ne satisfaisait plus au critère de bonne conduite.
[50]
Le défendeur souligne que le Manuel des politiques prévoit que la Commission peut tenir compte d’un vaste éventail de renseignements pour évaluer la bonne conduite, y compris les renseignements de la police au sujet d’un comportement non respectueux des lois, même s’il n’a pas entraîné d’accusation, ou de déclaration de culpabilité. Dans la décision Jaser, la Cour a conclu que les accusations suffisaient pour conclure que M. Jaser avait cessé de bien se conduire (au paragraphe 50). Dans la décision Conille, la Commission s’est fondée sur des renseignements selon lesquels M. Conille était soupçonné d’une infraction grave, et ce seul fait était suffisant pour conclure qu’il avait cessé de bien se conduire.
[51]
Le défendeur soutient que la Commission n’a pas uniquement tenu compte du simple fait que des accusations avaient été portées. La décision doit être lue dans son ensemble et ne devrait pas être décortiquée de manière à isoler un seul argument, afin de laisser entendre que la Commission a imposé un fardeau de preuve à M. Buffone, ou qu’elle n’était pas convaincue, comme l’exige la LCJ.
[52]
Le défendeur fait également une distinction entre l’espèce et l’arrêt M.Y. Dans l’arrêt M.Y., la Cour d’appel fédérale a conclu que la Commission avait confondu les considérations relatives à la révocation d’une réhabilitation aux termes de l’alinéa 7b) (une preuve convaincante, selon la Commission, que la personne a cessé de bien se conduire) avec celles prévues aux termes de l’alinéa 7a) (que la personne a par la suite été condamnée pour une infraction punissable sur déclaration sommaire de culpabilité). En l’espèce, la Commission a fondé sa décision uniquement sur l’alinéa 7b) lorsqu’elle a conclu que M. Buffone avait cessé de bien se conduire. La Commission a tenu compte de la dénonciation assermentée, qui décrivait 12 chefs d’accusation, et donnait des détails sur la nature des infractions visées par les chefs d’accusation, le nombre de personnes impliquées, l’affiliation avec le crime organisé et l’arme utilisée. Contrairement à l’arrêt M.Y., la Commission disposait d’une quantité importante de renseignements sur la nature des chefs d’accusation portés contre M. Buffone.
VIII.
La décision est raisonnable
La Commission n’a pas commis d’erreur en omettant de procéder à une évaluation et à une mise en balance proportionnée des droits ou valeurs en cause consentis par la Charte et des objectifs de la loi
[53]
Dans l’arrêt Doré, la Cour suprême a établi que les cours de révision devraient appliquer la norme de la décision raisonnable aux décisions administratives attaquées pour des motifs fondés sur la Charte; cependant, pour ce faire, les cours de révision doivent se demander si la décision est le fruit d’une mise en balance proportionnée des protections en cause garanties par la Charte et des objectifs pertinents de la loi.
[54]
Selon M. Buffone, le défaut de la Commission d’évaluer les droits ou valeurs qui lui sont consentis par la Charte, et de les mettre en balance avec les objectifs des dispositions pertinentes de la LCJ, rend la décision déraisonnable.
[55]
Comme la Cour d’appel fédérale l’a récemment souligné dans l’arrêt Taman c Canada (Procureur général), 2017 CAF 1 [Taman], ces arguments ne devraient pas être soulevés devant la Cour lors d’un contrôle judiciaire, à moins que le décideur initial ait eu l’occasion de les examiner. Dans l’arrêt Taman, la Cour d’appel a conclu que l’appelante avait soulevé la nécessité d’une mise en balance de ses droits consentis par la Charte dans ses observations écrites à l’intention de la Commission de la fonction publique, mais qu’elle n’avait pas entièrement fait valoir l’argument devant le décideur. La Cour d’appel a souligné ce qui suit au paragraphe 18 :
[...] La Cour est réticente à entreprendre des examens fondés sur la Charte lorsque les parties n’ont pas exercé leurs recours fondés sur la Charte devant le décideur initial (voir Forest Ethics Advocacy Association c. Canada (Office national de l’énergie), 2014 CAF 245, [2015] 4 R.C.F. 75, par. 37). Cette réticence est fondée sur la nécessité de donner à l’office fédéral la possibilité de présenter des éléments de preuve au soutien d’un argument concernant les « limites raisonnables », qui se plaide mieux devant le juge des faits. Elle se fonde également sur notre reconnaissance du fait que l’analyse du décideur initial fournira des indications utiles pour bien mettre en balance les différents facteurs en jeu.
[Non souligné dans l’original]
[56]
Il ressort du dossier que M. Buffone n’a soulevé, dans ses observations à l’intention de la Commission, aucun des arguments qu’il fait maintenant valoir au sujet de la nécessité pour la Commission, en tant que décideur administratif, d’entreprendre une mise en balance proportionnée des droits consacrés par la Charte.
[57]
Les observations de M. Buffone présentées à la Commission se résumaient à une courte lettre dans laquelle il décrit son mode de vie et l’importance qu’il accorde à sa famille, à son travail et à sa communauté, avec une brève affirmation : [traduction] « Je sais que je suis présumé innocent, mais la réalité est que la grande majorité des gens présument de ma culpabilité. »
Cette brève mention de la présomption d’innocence est très éloignée des arguments qu’il fait maintenant valoir, à savoir que les droits et valeurs qui lui sont conférés par la Charte devraient être mis en balance avec les objectifs de la loi, avant d’envisager la révocation de sa réhabilitation. Il n’a présenté aucune observation quant aux objectifs des dispositions de la LCJ portant sur la réhabilitation et la révocation. Il n’a pas indiqué quelles étaient les conséquences possibles de la révocation de sa réhabilitation sur la façon dont il pourrait mener sa défense contre les accusations criminelles portées contre lui. Il n’a pas soulevé l’argument selon lequel la présomption d’innocence devrait être prise en considération en tant que principe de justice fondamentale, ou que l’atteinte potentielle à sa liberté devrait être limitée par ce principe.
[58]
M. Buffone évoque l’arrêt Trinity Western pour donner un exemple d’un décideur initial qui demande de manière proactive des observations sur les droits en cause consacrés par la Charte et qui procède à la mise en balance appropriée de ces droits. Toutefois, dans l’arrêt Trinity Western, la principale question était de déterminer comment traiter les droits concurrents en cause consacrés par la Charte et la décision du décideur initial engagé dans l’analyse.
[59]
Même si l’avocat de M. Buffone a expliqué à la Cour comment une telle analyse aurait pu être effectuée par la Commission quand elle a examiné la possibilité de révoquer une réhabilitation, l’approche proposée repose sur plusieurs hypothèses et théories, sans que la Commission ait eu la possibilité d’examiner ces hypothèses et théories, ou d’utiliser son expertise. La Cour ne dispose d’aucun dossier de preuve pour éclairer son évaluation des objectifs des dispositions portant sur la réhabilitation et la révocation, et déterminer si la décision est le fruit d’une mise en balance proportionnée des droits ou valeurs en cause et de ces objectifs. Compte tenu de l’orientation donnée par la Cour d’appel dans l’arrêt Taman, la Cour n’entreprendra pas l’analyse détaillée décrite dans l’arrêt Doré. La décision de la Commission ne peut être jugée déraisonnable pour la simple raison qu’elle n’a pas procédé à la mise en balance des droits ou valeurs consacrés par la Charte qui pourraient être en cause – droits ou valeurs qui n’ont pas été soulevés devant elle — et des objectifs de la LCJ.
[60]
Quoi qu’il en soit, même si la Cour devait entreprendre cet examen en l’absence d’un dossier de preuve, et déterminer si la décision est le fruit d’une mise en balance proportionnée des protections ou valeurs de la Charte que soulève aujourd’hui M. Buffone, la Cour jugerait la décision raisonnable.
[61]
Quelques observations sont nécessaires. Je ne partage pas le point de vue de M. Buffone, selon lequel les objectifs du régime relatif à la réhabilitation (maintenant appelée la suspension de casier) figurent à l’article 4.1, ou que les objectifs de la révocation représentent l’image inversée des objectifs relatifs à l’octroi d’une réhabilitation. À mon avis, l’article 4.1 énonce les critères pour octroyer une réhabilitation, et non les objectifs de la loi. L’article 7 énonce les critères pour une révocation. En l’espèce, la Commission s’appuie uniquement sur l’alinéa 7b), qui exige une preuve convaincante, selon elle, que la personne dont le casier a été suspendu a cessé de bien se conduire. De plus, l’article 7.2 dispose que la suspension du casier est automatiquement révoquée lorsque la personne est reconnue coupable d’un acte criminel, et de la plupart des infractions hybrides.
[62]
En l’espèce, la révocation de la réhabilitation peut avoir des conséquences, dans une certaine mesure, sur les droits d’une personne protégés par l’article 7 de la Charte, mais il s’agit là de la nature de la révocation. La révocation retire le privilège lié à la suspension de son casier judiciaire, et à sa mise à l’écart des autres casiers judiciaires, qui permet ainsi d’éviter les conséquences habituelles découlant d’un casier judiciaire. Une réhabilitation est un privilège qui dépend, entre autres, du maintien de sa bonne conduite.
[63]
La jurisprudence a établi que la présomption d’innocence ne s’applique pas dans le contexte d’une demande de réhabilitation (Conille) ou de la révocation d’une réhabilitation (Jaser). Je ne suis pas d’accord avec l’idée que l’arrêt M.Y. a remis en doute cette jurisprudence.
[64]
Dans la décision Conille, le juge Blanchard a souligné ce qui suit (au paragraphe 30) :
Je suis d’avis que le principe de « La présomption d’innocence » n’est pas applicable dans le contexte d’une demande de réhabilitation. Ce principe et les droits qui s’y rattachent s’appliquent dans le contexte d’une procédure criminelle et non, à mon avis, dans le cas d’une procédure administrative telle que celle traitée en l’espèce. L’octroi de la réhabilitation est discrétionnaire. Il ne s’agit pas d’un droit acquis et ne se fait que lorsque la Commission est convaincue de la bonne conduite du demandeur et qu’aucune condamnation n’est intervenue. [Paragraphe 4.1(1) de la Loi].
[65]
M. Buffone laisse maintenant entendre que la présomption d’innocence doit être prise en considération à titre de principe de justice fondamentale, tout comme son droit à la sécurité de sa personne, et que ces droits doivent être mis en balance avec les objectifs de la LCJ.
[66]
À mon avis, la présomption d’innocence ne peut se transformer en un principe de justice fondamentale, qui permettrait aux personnes faisant face à la révocation de leur réhabilitation en raison de chefs d’accusation subséquents liés à de nouvelles infractions d’être traitées différemment des personnes qui ne sont pas visées par des accusations, mais dont la bonne conduite est par ailleurs remise en question. La LCJ prévoit que la Commission peut révoquer la réhabilitation dans plusieurs circonstances, y compris lorsqu’elle est convaincue que la personne a cessé de bien se conduire. Il serait illogique, et cela minerait l’objectif de la LCJ, d’interdire la révocation à la suite d’accusations criminelles en instance en raison de la présomption d’innocence, mais de permettre toutefois à la Commission d’invoquer une conduite où il n’y a pas d’accusations au criminel (par exemple dans le cas d’une association avec des personnes impliquées dans une activité criminelle), ou pour laquelle les accusations ont été suspendues ou retirées. Les dispositions du Manuel des politiques qui encadrent l’évaluation de la bonne conduite et qui, selon notre Cour (Jaser) et la Cour d’appel (M.Y.), s’appliquent à l’évaluation de la bonne conduite dans le but d’octroyer ou de révoquer une réhabilitation font référence, entre autres, aux renseignements de la police au sujet d’un comportement non respectueux des lois qui n’a pas entraîné d’accusations, aux renseignements au sujet d’un incident qui a entraîné des accusations qui ont été retirées, suspendues ou rejetées, et aux renseignements échangés avec des personnes associées au système judiciaire au sujet d’un comportement criminel soupçonné ou allégué.
[67]
Enfin, l’affirmation de M. Buffone, selon laquelle le législateur l’aurait précisément inscrit dans la LCJ s’il avait eu l’intention de révoquer des réhabilitations en s’appuyant sur des accusations en instance, omet une chose, soit que le législateur l’a précisément inscrit à l’alinéa 7b), qui permet à la Commission de tenir compte d’un éventail de comportements et de renseignements pour décider si la personne a cessé de bien se conduire. De même, l’approche proposée par M. Buffone, soit d’attendre l’issue du processus criminel avant de décider de révoquer ou non sa réhabilitation, fait fi de cette disposition de la LCJ.
La Commission n’a pas appliqué le mauvais critère pour révoquer une réhabilitation.
[68]
Je conviens avec le défendeur que la décision de la Commission peut s’interpréter de deux manières. Quoi qu’il en soit, même si le premier paragraphe, qui renvoie aux critères pour octroyer une réhabilitation, a été inclus par erreur, il n’entraîne aucune erreur dans la décision.
[69]
Dans l’arrêt Newfoundland Nurses, la Cour suprême du Canada a conclu que « les motifs doivent être examinés en corrélation avec le résultat et ils doivent permettre de savoir si ce dernier fait partie des issues possibles »
(au paragraphe 14). Les motifs et le dossier montrent que la Commission envisageait la possibilité de révoquer la réhabilitation de M. Buffone. L’avis envoyé, la première décision, la décision de réexaminer la proposition de révocation et d’accepter des observations, et les observations présentées par M. Buffone étaient tous axés sur la question de savoir si sa réhabilitation devrait être révoquée. La Commission s’est clairement penchée sur la question de savoir si la réhabilitation de M. Buffone devrait être révoquée.
[70]
En ce qui concerne le fait que M. Buffone invoque l’arrêt M.Y., au paragraphe 23, pour soutenir son argument selon lequel il n’incombe pas au demandeur d’établir sa bonne conduite, et que c’est à la Commission qu’incombe un fardeau, je ne suis pas d’avis que l’arrêt M.Y. établit une telle proposition générale. Dans l’arrêt M.Y., la Cour d’appel a affirmé, au paragraphe 23 :
Je note par ailleurs que l’obligation dans la Loi d’obtenir des observations de M.Y. ne sous-entend pas que c’est M.Y. qui a le fardeau d’établir sa bonne conduite mais reflète plutôt l’obligation d’équité procédurale imposée à la Commission (voir aussi les paragraphes 4.2(2) et (3) de la Loi).
[71]
À mon avis, cet extrait porte sur un argument en particulier et clarifie l’obligation d’équité procédurale aux termes de l’article 7.1, ainsi que des paragraphes 4.2(2) et (3).
[72]
Les seules mentions d’un fardeau dans la LCJ concernent une demande de réhabilitation. Le paragraphe 4.1(2) s’applique à un demandeur qui demande une réhabilitation ou une suspension de casier en lien avec une infraction punissable par mise en accusation et dispose que « […] le demandeur a le fardeau de convaincre la Commission que la suspension du casier lui apporterait un bénéfice mesurable et soutiendrait sa réadaptation en tant que citoyen respectueux des lois au sein de la société »
. Le paragraphe 4(4) impose à un demandeur qui a été condamné pour des infractions d’ordre sexuel contre une jeune personne le fardeau de convaincre la Commission de certaines choses, par exemple, qu’il n’a pas usé de violence ou qu’il n’était pas en situation d’autorité ou de confiance vis-à-vis de la victime.
[73]
Tant l’octroi que la révocation d’une réhabilitation exigent que la Commission soit convaincue des critères applicables. L’article 7 prévoit expressément que la Commission peut révoquer une réhabilitation « s’il existe des preuves convaincantes, selon elle, […] que l’intéressé a cessé de bien se conduire »
(non souligné dans l’original).
[74]
Je ne suis pas d’accord pour affirmer que la Commission a renversé le fardeau de preuve en affirmant que [traduction] « la participation de la police soulève des doutes quant à la question de savoir si vous continuez ou non de satisfaire au critère de bonne conduite »
. Cet argument ne reflète pas le point de vue de la Commission quant à la norme applicable à respecter aux termes de l’article 7. Cette phrase suivait le renvoi qu’avait fait la Commission à plusieurs facteurs découlant de la nature et de la portée des accusations en instance, qui ont amené la Commission à tirer une conclusion globale, soit qu’elle était convaincue que M. Buffone ne satisfaisait plus au critère de bonne conduite.
La Commission disposait de renseignements suffisants, et a conclu de façon raisonnable qu’elle était convaincue que M. Buffone avait cessé de bien se conduire
[75]
Dans la décision Jaser, le juge Boswell a souligné ce qui suit (au paragraphe 48) :
La Commission a décidé que le demandeur avait cessé de bien se conduire, en s’appuyant seulement sur les renseignements fournis par la GRC qui indiquaient qu’il avait été accusé de crimes graves. Le demandeur soutient que cette conclusion de fait a été tirée de manière arbitraire et abusive, parce qu’une accusation est simplement une allégation et que la Commission n’a eu connaissance d’aucun fait susceptible de corroborer les accusations. À mon avis, les arguments du demandeur à cet égard ne tiennent pas, car ce ne sont pas les allégations à la base des accusations que la Commission a jugées dignes de foi et crédibles, mais bien la dénonciation elle-même, qui énonçait les accusations. Même s’il était prouvé par la suite que ces allégations sont sans fondement, il était raisonnable pour la Commission de conclure que le demandeur avait cessé de bien se conduire, compte tenu des accusations portées.
[Non souligné dans l’original.]
[76]
Le juge Boswell a tenu compte du Manuel des politiques, qui prévoit que, pour évaluer la bonne conduite, la Commission doit tenir compte d’un vaste éventail de renseignements, y compris les renseignements concernant un comportement non respectueux de la loi qui n’a pas entraîné d’accusations, et les renseignements concernant un incident ayant mené à des accusations qui ont été retirées, suspendues ou rejetées, ou ayant entraîné un acquittement. Le juge Boswell a indiqué, au paragraphe 50, qu’il ressortait clairement du Manuel des politiques « que la Commission peut et devrait tenir compte des renseignements obtenus de la police au sujet de la conduite du demandeur, même si elle n’a pas entraîné d’accusation ou de verdict de culpabilité »
.
[77]
Le juge Boswell a conclu ce qui suit au paragraphe 53 :
À mon avis, il était raisonnable pour la Commission d’inférer que le demandeur avait cessé de bien se conduire, du simple fait qu’il avait été accusé des infractions alléguées. Même si la Commission n’a pas vérifié les renseignements obtenus de la GRC, il est difficile de concevoir ce qu’elle devait faire de plus, puisque le simple dépôt de la dénonciation est convaincant en lui-même, peu importe que les allégations qu’elle contient soient vraies ou non. Dans ces circonstances, je ne crois pas que la Commission a commis une erreur en s’appuyant sur la dénonciation.
[78]
Je ne suis pas d’avis que la décision Jaser doit être réexaminée à la lumière de l’arrêt M.Y. La Cour d’appel a clairement affirmé dans l’arrêt M.Y. que sa « conclusion se fonde essentiellement sur les faits très particuliers de ce dossier »
(au paragraphe 16).
[79]
La Commission était clairement convaincue que M. Buffone avait cessé de bien se conduire, et cette conclusion était fondée sur son examen des renseignements qu’elle avait obtenus et des propres observations de M. Buffone. La Commission ne s’est pas uniquement appuyée sur la participation de la police et le simple fait que des accusations avaient été portées. La Commission a souligné la nature des accusations, qui avaient trait au même type d’infractions que celles pour lesquelles il avait précédemment été reconnu coupable, l’ampleur de l’opération globale alléguée, y compris le nombre de personnes impliquées, ce qui suggérait un stratagème sophistiqué visant le commerce de drogues, et le fait que les chefs d’accusation indiquaient un mépris de la sécurité publique, en mentionnant les conséquences des drogues sur la société.
[80]
En ce qui concerne le fait que M. Buffone invoque l’arrêt M.Y. pour soutenir ses arguments selon lesquels la Commission aurait dû l’informer de la nature des observations qu’il devrait présenter concernant sa bonne conduite, et que la Commission aurait dû procéder à une [traduction] « recherche des faits »
plus approfondie, je souligne que la Commission lui a envoyé une lettre détaillée en décembre 2014 indiquant clairement que les observations [traduction] « doivent »
porter sur les motifs proposés pour révoquer la réhabilitation et expliquant le critère de bonne conduite.
[81]
Même si M. Buffone n’a pas reçu la première lettre qui lui a été envoyée en décembre 2014, la lettre subséquente qui l’informait que sa réhabilitation avait été révoquée contenait des renseignements similaires, notamment que les renseignements de la police avaient éclairé la décision de la Commission de révoquer sa réhabilitation. M. Buffone a eu la possibilité de présenter des observations en vue du réexamen de la révocation et son avocat a également communiqué avec la Commission. Contrairement à l’arrêt M.Y., il ne peut être affirmé que M. Buffone n’était pas au courant du type de renseignements que la Commission jugerait utiles.
[82]
M. Buffone indique également que, dans l’arrêt M.Y., la Cour d’appel a conclu, au paragraphe 20, que la Commission n’avait mené aucune enquête et n’avait pas cherché à obtenir quelques détails que ce soit des policiers au sujet des circonstances entourant l’infraction dont M.Y. avait été reconnu coupable pour décider si sa conduite avait mis en danger la vie d’autrui. Il soutient que la Commission était tenue de demander des renseignements pour être convaincue qu’il ne répondait plus au critère de bonne conduite, et que la Commission a omis d’exercer ses pouvoirs de [traduction] « recherche des faits »
.
[83]
Je ne suis pas d’avis que l’arrêt M.Y. établit, en tant que proposition générale, que la Commission doit obtenir des renseignements supplémentaires ou procéder à une [traduction] « recherche des faits »
plus approfondie, afin de s’assurer qu’elle dispose de tous les éléments nécessaires pour évaluer la bonne conduite en cause.
[84]
Dans l’arrêt M.Y., la Cour d’appel souligne (au paragraphe 20) :
De fait, la Commission n’avait mené absolument aucune enquête et n’a pas cherché à obtenir quelques détails que ce soit des policiers au sujet des circonstances entourant la commission de l’infraction pour vérifier si, dans les faits, le comportement de M.Y. avait réellement pu mettre en danger la vie d’autrui (Manuel de la Commission, article 16 qui traite de la conduite d’une enquête indépendante visant à évaluer la bonne conduite).
[85]
Cette déclaration doit être interprétée dans le contexte des faits propres à l’arrêt M.Y., qui se distinguent des faits en l’espèce. Dans l’arrêt M.Y., la Commission s’est appuyée sur la condamnation subséquente de M.Y. pour conduite avec facultés affaiblies, sans avoir aucun détail relatif à cette infraction pour laquelle il avait plaidé coupable, pour conclure qu’il ne répondait plus au critère de bonne conduite. À mon avis, l’argument de la Cour d’appel est qu’il lui fallait plus de renseignements pour déterminer comment le fait de la condamnation étayait la conclusion de la Commission selon laquelle il avait mis en danger la vie d’autrui, étant donné que la Commission se proposait de révoquer sa réhabilitation au motif que M.Y. avait cessé de bien se conduire, en invoquant l’alinéa 7b), plutôt que l’alinéa 7a) qui porte sur des condamnations pour des infractions précises, y compris l’infraction pour laquelle M.Y. a été reconnu coupable.
[86]
De même, le renvoi fait par la Cour d’appel à l’article 16 (maintenant l’article 14) du Manuel des politiques doit être interprété dans le contexte des faits particuliers à l’arrêt M.Y. L’article 14 renvoie à ce que la Commission peut faire lorsqu’elle décide s’il faut octroyer une réhabilitation. Il guide la Commission en indiquant que, pour évaluer la bonne conduite d’un demandeur, la Commission peut recueillir des renseignements sur la condamnation visée par la demande de réhabilitation. L’article 14 prévoit ce qui suit :
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[87]
Même si la Cour d’appel a fait référence à l’article 14 dans le contexte de la révocation de la réhabilitation de M.Y., qui était fondée sur une condamnation subséquente afin de déterminer s’il se conduisait bien, l’article 14 du Manuel des politiques s’applique principalement pour décider si une réhabilitation doit être octroyée. L’article 14 guide l’application de l’article 4.2 de la LCJ. L’article 4.2 de la LCJ s’applique uniquement aux demandes de réhabilitation (maintenant appelée suspension de casier) et prévoit que la Commission « fait »
procéder à des enquêtes concernant l’admissibilité et la bonne conduite du demandeur, et « peut »
, dans le cas d’une infraction punissable par voie de mise en accusation, faire procéder à des enquêtes au sujet des critères sur lesquels elle peut se fonder pour déterminer si le fait d’ordonner la suspension du casier/réhabilitation serait susceptible de déconsidérer l’administration de la justice. La LCJ n’inclut pas ces dispositions sur la « recherche des faits »
en ce qui concerne la révocation d’une réhabilitation.
[88]
Je reconnais que la Cour d’appel a souligné dans l’arrêt M.Y. que les dispositions du Manuel des politiques se rapportant à la définition et à l’évaluation de la bonne conduite permettant d’octroyer une réhabilitation « semble[nt] s’appliquer à l’ensemble de la Loi »
et, par conséquent, s’appliqueraient à l’évaluation de la bonne conduite pour une révocation. Je suis d’accord pour dire que la bonne conduite devrait être évaluée de la même façon dans les deux cas. Toutefois, je ne suis pas d’avis que la Cour fédérale a indiqué que toutes les dispositions du Manuel des politiques concernant l’octroi d’une réhabilitation s’appliquent également à la révocation d’une réhabilitation. Si cela était l’intention, plusieurs modifications seraient nécessaires.
[89]
Il ne semble pas que la Cour d’appel ait eu à établir une distinction entre la collecte de renseignements au sujet de la condamnation visée par la demande de réhabilitation et la collecte de renseignements au sujet d’une condamnation subséquente qui pourrait entraîner la révocation de la réhabilitation dans des circonstances autres que celles présentées dans l’arrêt M.Y.
[90]
Lorsqu’il faut déterminer s’il faut révoquer une réhabilitation en fonction de renseignements selon lesquels un ou plusieurs chefs d’accusation ont été portés contre la personne, je ne suis pas d’avis que la Commission est tenue d’obtenir des renseignements des personnes associées au système judiciaire au sujet des accusations en instance, ou qu’elle pourrait le faire, même si elle le souhaitait. Il est peu probable que la police ou la Couronne fournirait à la Commission des renseignements supplémentaires, qui ne sont pas encore publics, au sujet d’accusations en instance pour lesquelles une personne n’a pas encore été jugée. En outre, la personne accusée ne souhaiterait sûrement pas que des renseignements, qui autrement ne seraient communiqués qu’à elle seule, soient communiqués à d’autres. Si la personne accusée possède des renseignements qui selon elle pourraient confirmer qu’elle a continué de bien se conduire, elle est la mieux placée pour fournir ces renseignements et décider s’ils devraient être transmis à la Commission ou uniquement utilisés dans le cadre de sa défense contre les accusations criminelles.
[91]
Ce n’est pas la même chose que de recueillir des renseignements auprès de personnes associées au système judiciaire au sujet d’infractions pour lesquelles une personne a été reconnue coupable et demande une réhabilitation, et de recueillir des renseignements à propos d’accusations en instance qui sous-tendent une proposition en vue de révoquer une réhabilitation.
[92]
La Commission n’est pas tenue, dans les circonstances, d’obtenir d’autres renseignements pour décider si elle doit révoquer sa réhabilitation. En outre, la décision de la Commission montre qu’elle était convaincue, en fonction de tous les renseignements dont elle disposait, lesquels décrivaient la nature et la portée des infractions visées par les chefs d’accusation, que M. Buffone avait cessé de bien se conduire.
[93]
En conclusion, la décision de la Commission de révoquer la réhabilitation de M. Buffone est raisonnable; la décision est transparente, intelligible et justifiée et elle fait partie des issues possibles acceptables, en regard du droit et des faits.
JUGEMENT
LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :
- La demande de contrôle judiciaire est rejetée.
- Comme les parties en ont convenu, il n’y a aucune ordonnance concernant les dépens.
« Catherine M. Kane »
Juge
Ce 13e jour de juillet 2020
Lionbridge
ANNEXE A
Dispositions pertinentes de la Loi sur le casier judiciaire
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Manuel des politiques décisionnelles à l’intention des commissaires
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COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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T-2036-15
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INTITULÉ :
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VITTO BUFFONE c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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Toronto (Ontario)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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Le 14 février 2017
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LA JUGE KANE
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DATE DES MOTIFS :
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Le 6 avril 2017
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COMPARUTIONS :
Mark Halfyard
Colleen McKeown
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Pour le demandeur
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Shain Widdifield
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Pour le défendeur
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Daniel Brown Law PC
Avocats
Toronto (Ontario)
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Pour le demandeur
|
William F. Pentney
Sous-procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
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Pour le défendeur
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