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Date : 20160928


Dossier : T-365-14

Référence : 2016 CF 1091

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 28 septembre 2016

En présence de madame la protonotaire Mireille Tabib

ENTRE :

NOVARTIS PHARMACEUTICALS CANADA INC.

demanderesse

et

MYLAN PHARMACEUTICALS ULC ET

LE MINISTRE DE LA SANTÉ

défendeurs

et

NOVARTIS AG ET LTS LOHMANN THERAPIE-SYSTEME AG

intervenantes

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]               Une ordonnance de protection a été émise sur consentement des parties dans le cadre de cette demande d’ordonnance d’interdiction présentée en vertu du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) SOR/93-133 (le « Règlement sur les MB(AC) »). Cette ordonnance vise les renseignements de Mylan concernant son timbre transdermique de rivastigmine proposé, y compris les échantillons qui pourraient être fournis volontairement ou à la suite d’une ordonnance de la Cour, et tous les tests effectués ou toutes les analyses réalisées sur ou avec de tels échantillons. Elle dispose que les renseignements de Mylan « doivent être utilisés uniquement pour la présente instance ainsi que pour tout appel ou toute autre procédure s’y rattachant ».

[2]               Cette demande a été résolue sur consentement des parties en août 2015. Novartis sollicite maintenant une ordonnance en modification de l’ordonnance de protection afin de pouvoir utiliser les échantillons qu’elle a obtenus de Mylan et les affidavits d’un expert présentant les résultats et l’analyse des essais effectués sur ces échantillons aux fins d’un litige se déroulant au Portugal entre elle et une société liée à Mylan, se rapportant aux mêmes timbres transdermiques de rivastigmine. Mylan s’oppose à cette requête.

[3]               L’une des principales questions factuelles dans cette demande était celle de savoir si le timbre de Mylan contient un antioxydant. Mylan a prétendu qu’il n’en contenait pas. Novartis a demandé la production des échantillons afin de procéder à des tests visant à déterminer la présence des antioxydants. Mylan a d’abord refusé. Il est bien connu que sous le régime du Règlement sur les MB(AC), la production des échantillons ne peut être forcée que si le fabricant de génériques a soumis les échantillons de son produit au ministre de la Santé dans le cadre de sa demande d’un avis de conformité. Novartis n’a pas essayé de forcer la production des échantillons en vertu du Règlement sur les MB(AC). Elle a plutôt déduit des renseignements accessibles au public que les timbres de Mylan étaient fabriqués aux États-Unis, et a demandé aux tribunaux américains une ordonnance de justification expliquant pourquoi une injonction pour la production des échantillons ne devrait pas être délivrée à l’appui des procédures canadiennes. Dans les documents déposés au soutien de cette demande, Novartis déclare que : « Novartis Canada a l’intention d’utiliser les renseignements obtenus en réponse aux injonctions uniquement pour aider la Cour fédérale du Canada à résoudre le litige canadien ». L’audience de justification n’a pas eu lieu. Mylan a consenti à produire des échantillons dans les procédures intentées en vertu du Règlement sur les MB(AC), sous réserve de l’ordonnance de protection en vigueur.

[4]               Il y a lieu de mentionner que les procédures portugaises, aux fins desquelles Novartis demande à utiliser les échantillons, étaient déjà en instance à l’époque.

[5]               Je comprends d’après les éléments de preuve produits par les parties dans la présente requête que la procédure portugaise est un arbitrage obligatoire prévu par la loi entre Novartis et une société apparentée à Mylan, et que son objectif est le même que celui des procédures canadiennes intentées en vertu du Règlement sur les MB(AC) : il s’agit d’une procédure qui vise à déterminer si le timbre que l’entité Mylan cherche à commercialiser en Europe contreferait le brevet européen de Novartis. L’une des principales questions factuelles en litige dans la procédure portugaise est celle de savoir si le timbre en question contient un antioxydant.

[6]               Les éléments de preuve dont je dispose montrent qu’il est fort probable que le timbre en question dans la procédure portugaise soit fabriqué par la même installation et selon le même procédé et la même formule que le timbre qui était en cause dans cette demande. La preuve présentée par Novartis concernant cette question n’était pas concluante parce que la plupart des éléments de preuve de la procédure portugaise étaient couverts par une ordonnance de confidentialité stricte. Cependant Mylan a accès à tous les éléments de preuve et est libre de les utiliser comme elle veut, mais elle a choisi de ne pas produire d’élément de preuve visant à contredire la preuve circonstancielle présentée par Novartis quant à l’identité des timbres. Je tire une conclusion défavorable de ce fait et je conclus que les timbres en question dans les deux procédures sont les mêmes.

[7]               Les éléments de preuve dont je suis saisie indiquent que les échantillons des timbres de Mylan ont été produits dans l’arbitrage portugais, mais qu’en vertu des règles de procédure applicables, les tests sont effectués par un laboratoire indépendant, conformément à un protocole conçu par un expert sélectionné conjointement. Novartis est insatisfaite du protocole qui a été adopté et a essayé plusieurs fois d’amener l’expert conjoint à autoriser les mêmes tests que ceux effectués par Novartis dans le cadre des procédures canadiennes intentées en vertu du Règlement sur les MB(AC). Sa demande a été rejetée chaque fois et c’est la raison pour laquelle Novartis veut introduire la preuve des tests constituée dans cette affaire directement dans la procédure portugaise. Il n’y a aucune garantie que le comité d’arbitrage portugais permettra que cette preuve soit produite. En fin de compte, la question de la pertinence et de l’admissibilité de la preuve des tests canadiens aux fins de la procédure portugaise sera une question qui devra être tranchée par les arbitres portugais. Cependant, la question ne se pose pas tant que les conditions de l’ordonnance de protection interdisent à Novartis d’utiliser les éléments de preuve d’essais canadiens aux fins de la procédure portugaise, d’où la présente requête.

[8]               Novartis prétend que le critère à appliquer à cette requête est le critère applicable aux requêtes visant à être exempté de l’application de la règle d’engagement tacite établi dans l’arrêt Juman c. Doucette, 2008 CSC 8. Selon Mylan, le critère applicable est celui qui a été élaboré dans l’arrêt Smith, Kline and French Laboratories Ltd c. Canada (Attorney General), (1989) 24 CPR (3d) 484, conf. par 74 CPR (3d) 165, et qui a été ensuite appliqué dans les décisions Faulding (Canada) Inc. c. Pharmacia Italia & Upjohn S.P.A., 2004 CF 1273, et Astrazeneca Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé), 2004 CAF 226. Selon ce critère, Novertis doit démonter un changement de circonstances ou un motif impérieux qui n’a pas été directement pris en compte lorsque l’ordonnance a été rendue.

[9]               Je suis convaincue que le critère approprié à appliquer ici est le critère strict de l’arrêt Smith, Kline and French. Il en est ainsi parce que la production des échantillons dans cette affaire était entièrement volontaire. Sans preuve que Mylan avait soumis des échantillons au ministre de la Santé (et aucun n’a été soumis), Novartis n’aurait pas pu contraindre Mylan à produire des échantillons. La règle de l’engagement tacite vise à protéger de l’utilisation à d’autres fins des renseignements communiqués pendant les interrogatoires préalables. La règle de l’engagement tacite vise, en partie, à encourager les parties à dévoiler en toute transparence tous les éléments de preuve pertinents. Les parties sont cependant obligées par les règles de la Cour à produire lors de l’interrogatoire préalable tous les éléments de preuve et tous les documents pertinents. La règle de l’engagement tacite n’est donc pas destinée à encourager les parties à communiquer des renseignements qu’elles auraient autrement choisis de dissimuler : elle est là pour faciliter et favoriser le respect par les parties de leurs obligations de divulgation. Il est par conséquent approprié que le critère applicable pour l’exemption de l’application de la règle de l’engagement tacite soit plus libéral que le critère applicable pour la modification des ordonnances de protection négociées par les parties et rendues par la Cour dans les circonstances où les parties pourraient avoir le droit de s’abstenir de divulguer les renseignements. Ma décision aurait pu être tout à fait différente si les renseignements en question figuraient dans les documents qui auraient pu être exigés, comme les PADN de Mylan, je n’ai cependant pas à rendre cette décision en l’espèce.

[10]           L’ordonnance négociée par les parties dans la présente affaire stipulait que les renseignements de Mylan ne pouvaient pas être utilisés pour les besoins autres qu’aux fins de la présente demande, de tout appel ou toute autre procédure s’y rattachant. Il est clair que le litige portugais n’est pas une procédure liée à la présente demande. Si tel était le cas, Novartis n’aurait pas besoin de demander la modification de l’ordonnance de protection. Les mots « procédures s’y rattachant », tels qu’ils sont employés dans l’ordonnance de protection, désignent clairement le litige ou les procédures liées à demande d’interdiction et non le litige ou les procédures liées au même produit, à un brevet connexe ou correspondant ou aux questions factuelles similaires. L’arbitrage portugais pourrait viser le même produit, les mêmes parties liées et un brevet connexe, mais ce n’est pas un litige lié à une procédure d’interdiction : il est complètement indépendant de la demande d’interdiction; il se déroule de façon indépendante; la décision de cette demande n’a aucune incidence sur le litige portugais et l’issue du litige portugais n’a aucune incidence sur la présente demande; les deux procédures n’ont aucune conséquence l’une sur l’autre et ne donnent pas naissance à des droits qui pourraient être reconnus, exécutés ou contestés au moyen d’une autre procédure.

[11]           Au moment où l’ordonnance de protection a été négociée entre les parties dans cette procédure, Novartis était au courant de l’existence des procédures portugaises, la pertinence éventuelle des échantillons obtenus aux fins de la procédure canadienne pour les questions soulevées dans les procédures portugaises n’était peut-être pas aussi claire que maintenant, mais elle était envisageable. En conséquence, il n’y a aucun changement dans les circonstances qui pourrait justifier une modification de l’ordonnance de protection.

[12]           Novartis prétend qu’elle ne pouvait pas savoir à ce moment-là que les échantillons qu’elle avait obtenus de Mylan étaient en fait pertinents pour les procédures portugaises parce qu’elle n’avait pas été en mesure de confirmer que les timbres étaient identiques jusqu’à tout récemment. Je ne suis pas convaincue que c’est le cas. Novartis a demandé une ordonnance de justification aux États-Unis en se basant sur la même information publique que Novartis présente maintenant devant cette Cour pour démontrer que les timbres en question sont probablement identiques parce qu’ils sont fabriqués dans la même installation. Novartis aurait pu tout aussi bien utiliser cette information à l’époque pour parvenir à la même conclusion concernant le produit européen. L’obtention de renseignements supplémentaires pour corroborer ou même confirmer une déduction qui aurait pu être faite à l’époque ne constitue pas un changement dans les circonstances. Je conclus que Novartis n’a pas satisfait au critère strict énoncé dans l’arrêt Smith, Kline and French.

[13]           Novartis soutient que la production des timbres par Mylan n’était pas véritablement volontaire. Elle soutient « qu’on pouvait prédire » la réponse à la question de savoir si Mylan serait contrainte de produire les échantillons de ses timbres, parce qu’elle avait réussi à obtenir une ordonnance de justification aux États-Unis et parce que Mylan ne pouvait rien faire pour éviter l’émission d’une assignation à comparaître. Cet argument n’aide pas Novartis. Si les échantillons avaient été produits par contrainte grâce au déclenchement du processus d’assignation américain, plutôt que volontairement, sous réserve de l’ordonnance de protection déjà émise dans le cadre des procédures canadiennes, la déclaration d’intention contenue dans les conclusions de Novartis présentées au tribunal américain aurait également été restrictive : Novartis avait indiqué au tribunal américain qu’elle avait l’intention d’utiliser les échantillons uniquement pour aider la cour canadienne à prendre une décision dans la procédure d’interdiction pendante devant elle.

[14]           Si j’ai tort et que le critère strict de l’arrêt Smith, Kline and French n’est pas applicable ou a été remplacé par le critère énoncé dans l’arrêt Juman c. Doucette, je conclus tout de même que ce n’est pas le cas lorsqu’une ordonnance d’interdiction doit être modifiée pour permettre d’utiliser les éléments de preuve canadiens dans le litige portugais.

[15]           L’arrêt Juman c. Doucette n’établit pas une liste de critères à prendre en considération. En revanche, elle exige une pondération soigneuse de l’intérêt public invoqué par la personne qui demande l’exemption par rapport à l’intérêt qu’a le public à préserver la confidentialité des renseignements. « L’important est de définir les valeurs opposées et d’en soupeser une par rapport aux autres, au lieu d’ériger l’“injustice [à l’égard de] la partie interrogée” en barrière absolue » (au paragraphe 33).

[16]           Il y a un intérêt public à s’assurer que lorsque, comme dans le cas d’espèce, les parties parviennent à une entente sur la divulgation pour éviter le litige, de sorte que la divulgation est consentie selon les conditions qui comprennent une ordonnance de protection, les conditions de l’ordonnance de protection ne devraient pas être modifiées sauf s’il y a un motif impératif de le faire. Les parties ont négocié les conditions de cette ordonnance de protection pour inclure les appels découlant de la demande et le litige s’y rattachant. L’extension de ces exceptions à tout litige entre les mêmes parties ou les parties liées relativement aux mêmes faits ou aux faits connexes, en se fondant simplement sur le fait qu’il ne peut y avoir aucun préjudice pour la partie qui produit, amènerait les parties à perdre confiance en leur capacité à s’appuyer sur les conditions négociées des ordonnances de protection. Cela pourrait aussi donner lieu à des débats longs et stériles sur les formulations les plus restrictives des ordonnances de protection, ou décourager les parties à fournir volontairement des renseignements dans un litige à moins d’avoir réalisé une analyse complète du risque auquel la divulgation pourrait les exposer dans un autre litige sans rapport avec l’autre.

[17]           Je ne suis pas convaincue qu’il y a, d’autre part, un véritable intérêt public à autoriser Novartis à utiliser les éléments de preuve aux fins des procédures portugaises. Il ne s’agit pas en l’espèce d’un cas où la préservation de la confidentialité permettrait à Mylan de ne pas être sincère dans une autre procédure ou de présenter des faits différents ou des versions différentes des mêmes faits devant divers tribunaux. Novartis ne veut pas simplement utiliser les éléments de preuve pour établir les faits ou pour faire connaître la vérité au moyen de la vérification ou du contre-interrogatoire. Elle veut utiliser la preuve canadienne comme un élément de sa preuve dans les procédures portugaises.

[18]           Novartis prétend que l’intérêt de la justice serait servi en l’autorisant à utiliser les éléments de preuve aux fins du litige portugais parce que sans ceux-ci, les arbitres portugais seraient privés d’une preuve complète et pertinente. La preuve indique, cependant, que le tribunal portugais avait accès aux échantillons et aurait ou, selon ses propres règles, autorisés les tests suggérés par Novartis. Bien qu’il n’appartienne pas à cette Cour de faire des commentaires sur la question de savoir si les arbitres portugais devraient utiliser la preuve canadienne dont ils disposent, il est difficile de savoir comment l’intérêt du public serait servi en appuyant les tentatives de Novartis d’introduire de force la preuve d’expert constituée dans cette demande dans une autre procédure où les processus de production de preuve d’expert ne l’ont pas envisagé.

[19]           Enfin, l’intérêt de la justice n’est pas servi en encourageant l’utilisation collatérale de la preuve constituée en vertu des règles et pour les fins particulières d’une procédure dans une procédure différente régie par des règles différentes où il aurait été possible pour une partie de procéder par des moyens directs. Novartis a obtenu des échantillons qu’elle a testés aux fins de cette procédure en déclenchant un processus judiciaire américain précis. À ce moment-là, Novartis avait clairement indiqué au tribunal américain l’utilisation prévue des échantillons. Rien n’indique dans le dossier qui m’a été présenté que Novartis aurait pu utiliser le même processus pour obtenir du tribunal américain une ordonnance de production des échantillons pour les fins directes et déclarées des procédures portugaises et qu’elle n’aurait pas pu ensuite tester les échantillons et constituer le dossier de preuve dont elle a besoin en conformité avec les règles de l’arbitrage portugais applicables. Novartis n’a pas expliqué pourquoi elle n’a pas utilisé cette voie. Dans les circonstances, je ne suis pas convaincue que ce que Novartis propose de faire est une utilisation particulièrement équitable du processus de cette Cour et je conclus que l’intérêt du public est mieux servi en rejetant la requête en modification des conditions de l’ordonnance de protection présentée par Novartis.


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE que :

1.                  la requête soit rejetée, avec dépens payables par Novartis à Mylan au montant de 2 000 $, y compris les débours.

« Mireille Tabib »

Protonotaire


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-365-14

 

INTITULÉ :

NOVARTIS PHARMACEUTICALS CANADA INC. c. MYLAN PHARMACEUTICALS ULC ET LE MINISTRE DE LA SANTÉ

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 21 SEPTEMBRE 2016

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE :

LA PROTONOTAIRE TABIB

 

DATE DES MOTIFS :

Le 28 septembre 2016

 

COMPARUTIONS :

John Norman

Alexander Gloor

 

Pour la demanderesse

 

Nathaniel Lipkus

Lillian Wallace

 

Pour la défenderesse

MYLAN PHARMACEUTICALS ULC

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Gowling WLG (Canada) LLP

Avocats

Ottawa (Ontario)

 

Pour la demanderesse

 

Osler, Hoskin & Harcourt S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Avocats

Ottawa (Ontario)

 

Pour la défenderesse

MYLAN PHARMACEUTICAL ULC

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

Pour le défendeur

LE MINISTRE DE LA SANTÉ

 

Gowling WLG (Canada) LLP

Avocats

Ottawa (Ontario)

 

Pour la défenderesse/brevetée

 

 

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