Dossier : T-1129-16
Référence : 2017 CF 235
Ottawa (Ontario), le 24 février 2017
En présence de monsieur le juge Martineau
ENTRE :
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JOURJOS HADDAD
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demandeur
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et
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PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
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Le demandeur est devenu résident permanent du Canada en 2002 et a obtenu la citoyenneté canadienne en 2006; il possède également la citoyenneté syrienne. Il est marié et père de deux enfants. En 2012, il a quitté le Canada pour s’installer aux Pays-Bas, puis aux Émirats arabes unis [Émirats] où il réside actuellement avec sa famille.
[2]
En avril 2016, le demandeur a soumis une demande de renouvellement de son passeport canadien à travers le consulat général du Canada à Dubaï. Le 15 avril 2016, un nouveau passeport a été émis, mais à cause d’une erreur administrative, celui-ci a été livré à l’ambassade du Canada à Oslo. En tentant de rectifier cette erreur administrative, un agent de la Section « Sauvegarde » de la Direction générale de la sécurité du Programme de passeports d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada [IRCC] a procédé à une vérification des antécédents du demandeur via le Centre d’information de la police canadienne (CIPC). On a découvert que des accusations criminelles pesaient alors au Canada contre le demandeur et qu’un mandat d’arrestation provincial avait été émis le 14 juillet 2014 pendant que le demandeur résidait à l’étranger.
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En l’espèce, le demandeur est accusé d’avoir fait, au Canada ou à l’extérieur, à diverses dates, des présentations erronées telles que décrites aux alinéas 127a) et 128a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR]; d’avoir illégalement utilisé un certificat et commis une infraction telle que prévue au paragraphe 29(3) de la Loi sur la citoyenneté, LRC 1985, c C-29; et/ou d’avoir fait une fausse déclaration relative à un passeport contrairement aux alinéas 57(2)a) et 380(1)a) du Code criminel, LRC 1985, c C-46 [Code criminel] [collectivement les accusations].
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Plus particulièrement, on reproche au demandeur d’avoir commis les actes suivants, reproduits à partir de l’annexe A joints au mandat d’arrestation qui a été émis au Québec par un juge de paix sur dénonciation policière :
[traduction] À Montréal, district de Montréal et aux Émirats arabes unis
Entre le 8 mars 2002 et 13 décembre 2006, a sciemment fait, directement ou indirectement, des présentations erronées sur un fait important quant à un objet pertinent ou une réticence sur ce fait, et de ce fait a entraîné ou risqué d’entraîner une erreur dans l’application de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, à savoir : le lieu de résidence permanente, en contravention avec l’alinéa 127a) de la Loi, commettant ainsi une infraction punissable par voie de mise en accusation en vertu de l’alinéa 128a) de la Loi.
Vers le 14 décembre 2006, sachant qu’il avait été illégalement délivré ou modifié ou qu’il avait été contrefait, s’est servi d’un certificat, en a permis l’utilisation ou a incité ou tenté d’inciter une autre personne à s’en servir ou à en permettre l’utilisation, contrairement à l’alinéa 29(3)c) de la Loi sur la citoyenneté, L.R.C., 1985, ch. C-29, commettant ainsi une infraction punissable par voie de mise en accusation aux termes du paragraphe 29(3) de la Loi sur la citoyenneté.
Vers le 14 décembre 2006, au Canada ou à l’étranger, afin d’obtenir un passeport pour lui-même ou pour une autre personne ou afin d’obtenir une modification ou une addition importante à un tel passeport, a fait une déclaration écrite ou orale qu’il savait être fausse ou trompeuse, en contravention avec le paragraphe 57(2) du Code criminel, commettant ainsi une infraction punissable par voie de mise en accusation aux termes de l’alinéa 57(2)a) du Code.
Vers le 10 juillet 2007, sachant qu’il avait été illégalement délivré ou modifié ou qu’il avait été contrefait, s’est servi d’un certificat, en a permis l’utilisation ou a incité ou tenté d’inciter une autre personne à s’en servir ou à en permettre l’utilisation en contravention avec l’alinéa 29(3)c) de la Loi sur la citoyenneté, L.R.C., 1985, ch. C-29, commettant ainsi une infraction punissable par voie de mise en accusation selon le paragraphe 29(3) de la Loi sur la citoyenneté.
Vers le 12 février 2008, sachant qu’il avait été illégalement délivré ou modifié ou qu’il avait été contrefait, s’est servi d’un certificat, en a permis l’utilisation ou a incité ou tenté d’inciter une autre personne à s’en servir ou à en permettre l’utilisation, contrairement à l’alinéa 29(3)c) de la Loi sur la citoyenneté, L.R.C., 1985, ch. C‑29, commettant ainsi une infraction punissable par voie de mise en accusation en vertu du paragraphe 29(3) de la Loi sur la citoyenneté.
Vers le 12 février 2008, au Canada ou à l’étranger, afin d’obtenir un passeport pour eux-mêmes ou pour une autre personne ou afin d’obtenir une modification ou une addition importante à un tel passeport, ont fait une déclaration écrite ou orale qu’ils savaient être fausse ou trompeuse, contrairement au paragraphe 57(2) du Code criminel, commettant ainsi une infraction punissable par voie de mise en accusation aux termes de l’alinéa 57(2)a) du Code.
Vers le 15 novembre 2010, sachant qu’il avait été illégalement délivré ou modifié ou qu’il avait été contrefait, s’est servi d’un certificat, en a permis l’utilisation ou a incité ou tenté d’inciter une autre personne à s’en servir ou à en permettre l’utilisation, contrairement à l’alinéa 29(3)c) de la Loi sur la citoyenneté, L.R.C., 1985, ch. C-29, commettant ainsi une infraction punissable par voie de mise en accusation selon le paragraphe 29(3) de la Loi sur la citoyenneté.
Vers le 15 novembre 2010, au Canada ou à l’étranger, afin d’obtenir un passeport pour lui-même ou pour une autre personne ou afin d’obtenir une modification ou une addition importante à un tel passeport, a fait une déclaration écrite ou orale qu’il savait être fausse ou trompeuse, en contravention avec le paragraphe 57(2) du Code criminel, commettant ainsi une infraction punissable par voie de mise en accusation en vertu de l’alinéa 57(2)a) du Code.
Vers le 19 août 2011, au Canada ou à l’étranger, afin d’obtenir un passeport pour lui-même ou pour une autre personne ou afin d’obtenir une modification ou une addition importante à un tel passeport, a fait une déclaration écrite ou orale qu’il savait être fausse ou trompeuse en contravention avec le paragraphe 57(2) du Code criminel, commettant ainsi une infraction punissable par voie de mise en accusation selon l’alinéa 57(2)a) du Code.
Entre 13 août 2007 et le 2 avril 2013, par supercherie, mensonge ou autre moyen dolosif, a frustré le public ou toute personne, déterminée ou non, de quelque bien, service, argent ou valeur de plus de cinq mille dollars, commettant ainsi un acte criminel aux termes de l’alinéa 380(1)a) du Code criminel.
[5]
Le 27 mai 2016, suite à la communication de ces informations par la GRC, un enquêteur de l’IRCC [l’enquêteur] a fait parvenir une lettre au demandeur, l’informant de la teneur des accusations pesant contre lui, et l’informant qu’à moins d’explications permettant de reconsidérer la situation, la délivrance de son nouveau passeport lui serait refusée en vertu des pouvoirs octroyés au ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration [ministre] à l’alinéa 9(1)b) du Décret sur les passeports canadiens, TR/81-86 [Décret], et que son passeport actuel serait révoqué en vertu des mêmes motifs conformément au paragraphe 10(1) du Décret.
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Les dispositions en question se lisent comme suit :
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Le 8 juin 2016, le demandeur, par l’intermédiaire d’une lettre émanant de son procureur, a notamment fait valoir qu’il n’était aucunement au courant des accusations criminelles qui pesaient contre lui. Le 10 juin 2016, le demandeur a été avisé par l’enquêteur que les informations reçues de son procureur ne permettaient pas de reconsidérer la décision ministérielle de révoquer le passeport, d’où la présente demande de contrôle judiciaire. Cette révocation est devenue effective le 25 juin 2016.
[8]
Aujourd’hui, la Cour est invitée par le demandeur à trancher les trois questions litigieuses suivantes :
Y a-t-il eu un manquement à l’équité procédurale?
A-t-on erré dans l’interprétation ou l’application de l’alinéa 9(1)b) du Décret?
A-t-on négligé de considérer les facteurs atténuants pertinents?
[9]
C’est la norme de la décision raisonnable qui s’applique à l’examen des deuxième et troisième questions susmentionnées qui portent sur le mérite même de la décision sous étude (Xie c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 434, [2016] ACF no 440 au para 6; Gomravi c Canada (Procureur général), 2015 CF 431, [2015] ACF no 519 au para 24 [Gomravi]). La norme applicable à la première question, relative à l’équité procédurale, est celle de la décision correcte (Kamel c Canada (Procureur général) (CF), 2008 CF 338, [2009] 1 RCF 59 aux paras 62 et 72 [Kamel]; Gomravi au para 23; Lipskaia c Canada (Attorney General), 2016 FC 526, [2016] FCJ No 489 au para 14 [Lipskaia]).
[10]
À titre préliminaire, le défendeur note que plusieurs pièces du demandeur, produites au dossier de la Cour, n’ont jamais été soumises à l’enquêteur (Dossier du demandeur, pièces P‑3.1 à P-3.3, P-4 à P-10.2, P-13, P-16, P-17, P-18, P-18.1 et P-19, affidavit de l’enquêteur, au para 17). Plusieurs pièces sont effectivement invoquées par le demandeur afin de contester la validité et le bien-fondé de ses accusations criminelles. Règle générale, le dossier soumis à la Cour dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire se limite aux preuves dont disposaient le décideur administratif (Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22, [2012] ACF no 93 au para 19 [Association des universités et collèges]; Kharlan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 678, [2016] ACF no 687 au para 17 [Kharlan]). Cette Cour a néanmoins tenu compte des éléments supplémentaires invoqués par le demandeur aux fins de déterminer s’il y a eu un manquement à l’équité procédurale, et le cas échéant, leur impact au niveau du résultat (Association des universités et collèges au para 20; Kharlan au para 19). En l’espèce, l’ensemble de cette preuve additionnelle n’est pas pertinente, considérant que la Cour fédérale ne siège pas en révision judiciaire des décisions du juge de paix ou des actions prises par la police.
Équité procédurale
[11]
Le demandeur prétend que le refus de l’enquêteur de communiquer le mandat d’arrestation porte atteinte à son droit d’avoir une défense pleine et entière. Il reproche à l’enquêteur de l’avoir invité à soumettre une demande d’accès à l’information à la police. Un tel comportement déconsidère l’administration de la justice, d’autant plus que la preuve au dossier certifié démontre clairement que l’enquêteur avait le mandat en sa possession.
[12]
Le demandeur prétend s’appuyer sur une jurisprudence abondante qui délimite l’obligation du ministre au niveau de l’équité procédurale lorsqu’il entend user de son pouvoir discrétionnaire pour révoquer un passeport conformément aux articles 9 et 10 du Décret. Révision faite de cette jurisprudence, précisons que le demandeur se méprend sur la portée de l’obligation d’équité, laquelle revêt un contenu variable, tout dépendant des circonstances.
[13]
Dans l’affaire Abdi c Canada (Procureur général), 2012 CF 642, [2012] ACF no 945 [Abdi], la Cour a jugé qu’il n’était pas impératif de remettre au demandeur une copie de l’ensemble du dossier dont disposait l’enquêteur. Au contraire, le ministre ou les agents du ministre doivent plutôt s’assurer que tous les faits importants que la Section a pu découvrir pendant son enquête soient divulgués aux parties concernées (Abdi aux paras 21-22; Lipskaia aux paras 19 et 20). La Cour a toutefois précisé dans d’autres décisions qu’il est nécessaire de communiquer aux parties intéressées les documents qui renferment des éléments importants, notamment lorsque le ministre ou l’enquêteur agissant en son nom se fondent sur ces documents en question.
[14]
Dans l’affaire Kamel, le ministre avait décidé de suspendre la prestation de services de passeport pour M. Kamel pour une durée indéfinie, après avoir conclu que celui-ci représentait un risque pour la sécurité. Cette décision s’appuyait principalement sur un rapport du Service canadien du renseignement de sécurité, lequel n’avait pas été communiqué à M. Kamel. La Cour a alors conclu qu’étant donné que M. Kamel n’avait pas été informé de la teneur du rapport, l’équité procédurale n’avait pas été respectée. Il n’empêche, pour que l’équité procédurale soit respectée, le juge Noël a bien indiqué qu’il suffit « que l’enquête comporte la communication à l’intéressé des faits, qui lui sont reprochés et de l’information colligée dans le cours de l’enquête, lui donne la possibilité d’y répondre pleinement et lui fasse savoir les objectifs visés par l’enquêteur; enfin, il faut que le décideur puisse disposer de tous les éléments pour prendre une décision éclairée »
(Kamel au para 72).
[15]
Un autre exemple est l’affaire Gomravi, où la Cour a indiqué que le devoir du ministre en matière d’équité procédurale exige que tous les faits importants découverts dans le cadre de l’enquête soient communiqués aux parties concernées, qu’ils soient inculpatoires ou disculpatoires (Gomravi au para 32). Dans cette affaire, la Cour a accueilli la demande de révision judiciaire étant donné que le ministre avait fait défaut de divulguer une preuve disculpatoire qui jetait un doute sur l’existence de l’imposteur, existence qui jouait un rôle fondamental dans la preuve retenue contre le demandeur (Gomravi aux paras 33-34).
[16]
D’un autre côté, cette obligation de communication du ministre n’est pas automatique et sans limites, mais dépend des faits particuliers de chaque dossier. Par exemple, dans l’affaire Fontaine c Canada, 2016 CF 376, [2016] ACF no 343 au para 14, la Cour a souligné que le critère lié à l’équité procédurale en matière de révocation de passeport n’est pas élevé. Dans la mesure où le demandeur avait bel et bien reçu une lettre qui l’informait de la teneur des accusations qu’on lui reprochait et qu’il avait eu pleinement l’opportunité d’y répondre, la Cour a conclu qu’il n’y avait eu aucun manquement à l’équité procédurale.
[17]
En l’espèce, la Cour conclut qu’il n’y a eu aucune violation à l’équité procédurale. À ce stade-ci, il ne s’agit pas de savoir si le demandeur a été privé de son droit à une défense pleine et entière par le simple fait qu’il n’a pas eu accès au mandat d’arrestation ou à l’entièreté du dossier de l’enquêteur, mais de déterminer si l’enquêteur lui a communiqué l’ensemble des faits importants, soit la nature et la teneur des accusations portées contre lui. Or, les lettres du 27 mai et du 10 juin 2016 font précisément mention des accusations criminelles portées contre lui.
[18]
De surcroît, l’enquêteur a respecté chacune des exigences procédurales prévues à l’article 11.3 du Décret, à savoir :
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Bien que la procédure prescrite au Décret ait été respectée, le demandeur soutient que l’enquêteur a quand même violé son droit à une défense pleine et entière. S’appuyant sur la décision Dias c Canada (Procureur général), 2014 CF 64, [2014] ACF no 60 (QL) [Dias], le demandeur soumet que l’enquêteur a outrepassé sa compétence en jugeant de la valeur et du bien-fondé des accusations portées contre lui. Au surplus, le demandeur argumente que le mandat d’arrestation émis contre lui par la province de Québec, porte atteinte à sa liberté de circulation à titre de citoyen canadien.
[20]
Ces arguments subsidiaires doivent également être rejetés en ce que ceux-ci ne soulèvent aucune question d’équité procédurale. De plus, la jurisprudence sur laquelle se fonde le demandeur ne s’applique pas ici. Même si l’on présume un moment, pour les fins d’argumentation, qu’il y a effectivement eu un manquement à l’équité procédurale, cette Cour, dans l’exercice de sa discrétion en matière de contrôle judiciaire, estime qu’aucune fin utile ne serait réalisée en cassant la décision ministérielle et en renvoyant l’affaire pour réexamen à un autre enquêteur (Lou c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] ACF no 862 aux paras 13 et 14; Nagulathas c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1159, [2012] ACF no 1317 au para 24; Pavicevic c Canada (Procureur général), 2013 CF 997, [2013] ACF no 1084 aux paras 55 et 56; Mobil Oil Canada Ltd c Office Canada-Terre-Neuve des hydrocarbures extracôtiers, 1994 CanLII 114 (CSC), [1994] 1 RCS 202).
[21]
En l’espèce, le ministre (ou son délégué) n’a pas fondé la décision de révoquer le passeport sur le fait que le demandeur soit réellement coupable des infractions reprochées, mais uniquement sur le fait qu’il fait actuellement face à des accusations criminelles. En d’autres mots, le prétendu manquement à l’équité procédurale, soit le fait que le mandat n’ait pas été préalablement communiqué au demandeur, ne peut avoir aucune incidence sur le résultat. En effet, le demandeur demeure toujours accusé au criminel des différentes infractions. Bref, la décision ministérielle n’aurait pas été différente dans le cas sous étude.
[22]
De plus, le fait que le demandeur désire venir au Canada pour se défendre des accusations n’est pas déterminant en l’espèce. Au risque de me répéter, l’élément déterminant est que le demandeur fait actuellement face à des accusations criminelles. En vertu de l’alinéa 9(1)b) et du paragraphe 10(1) du Décret, il s’agit d’un motif suffisant pour révoquer son passeport. D’autre part, rien n’empêche le demandeur – malgré la révocation de son passeport – de solliciter l’émission d’un passeport temporaire ou d’un titre de voyage d’urgence. Tel que souligné par l’enquêteur dans ses deux lettres, cette solution permettrait au demandeur de revenir au Canada et de régulariser sa situation, d’autant plus qu’il dit posséder un condominium à Montréal depuis 2007 et qu’il a apparemment retenu les services d’un avocat pour le défendre au criminel.
Interprétation et application de l’alinéa 9(1)b) du Décret
[23]
Le demandeur prétend que l’alinéa 9(1)b) du Décret s’applique seulement dans le cas où l’individu est déclaré coupable de l’infraction et non pas seulement s’il est accusé. Il précise que c’est le mot « coupable » –
et non celui d’« accusé »
– qu’on utilise
aux paragraphes 57(2) et 380(1) du Code criminel, au paragraphe 29(3) de la Loi sur la citoyenneté et à l’alinéa 128(a) de la LIPR. Cette Cour ne peut souscrire à une telle interprétation qui va à l’encontre du texte même de l’alinéa 9(1)b) du Décret et de l’objet de cette disposition. D’ailleurs, l’alinéa 9(1)e) du Décret – qui vise spécifiquement le refus de délivrer le passeport pour une personne reconnue coupable en vertu de l’article 57 du Code criminel – n’exclut pas l’application de l’alinéa 9(1)b) du Décret.
[24]
Le ministre est clairement investi du pouvoir discrétionnaire de suspendre un passeport dans tous les cas mentionnés à l’article 9, et partant, de révoquer un passeport en vertu de l’article 10 afin de maintenir l’intégrité du régime d’émission des passeports. La jurisprudence citée par le demandeur n’est pas véritablement utile ici.
[25]
Par exemple, dans l’affaire Siska c Passeport Canada, 2014 CF 298 [Siska], la Cour a décidé que conformément au texte de l’alinéa 10(2)b) du Décret, le ministre peut révoquer un passeport en cas de perpétration d’un acte criminel au Canada ou d’une infraction semblable dans un autre pays. Bien qu’il semble y avoir un flottement dans la jurisprudence au sujet de l’interprétation de l’alinéa 10(2)b), la Cour a conclu que pour l’application de cette disposition précise, le demandeur devait avoir été déclaré coupable (Siska au para 18). On retrouve le même type de raisonnement dans l’affaire Allen c Canada, 2015 CF 213 aux paras 23 et 33. Aussi, il ne faut pas confondre les alinéas 9(1)b) et 10(2)b) du Décret (Siska au para 16 référant à Vithiyananthan c Canada (Procureur général), 2000 CanLII 17124 (CF), [2000] ACF no 409 au para 11).
[26]
Dans l’affaire Canada (Procureur général) c Dias, 2014 CAF 195 [2014] ACF no 958, il s’agissait encore une fois d’interpréter l’alinéa 10(2)b) du Décret, qui permet au ministre de « révoquer le passeport de la personne qui [...] utilise le passeport pour commettre un acte criminel au Canada, ou pour commettre, dans un pays ou État étranger, une infraction qui constituerait un acte criminel si elle était commise au Canada »
. Pour répondre aux exigences du paragraphe 10(2)b) du Décret, le ministre doit prouver que tous les éléments constitutifs de l'infraction sont présents, et qu’il est déraisonnable pour le ministre d'agir sur le fondement de motifs raisonnables ou sur des simples soupçons. Or, la situation est tout autre dans le présent dossier, où l’enquêteur doit simplement être satisfait du fait qu’une accusation a été portée contre le demandeur par le biais de l’alinéa 9(1)b) du Décret. Cette preuve étant au dossier, l’enquêteur n’a pas à analyser le bien-fondé des accusations portées contre le demandeur.
[27]
La Cour conclut qu’aucune erreur de droit révisable n’a été commise par le décideur.
Facteurs atténuants
[28]
Même si la Cour en vient à la conclusion qu’aucune erreur de droit a été commise en l’espèce, le demandeur soumet subsidiairement que l’enquêteur a erré dans l’appréciation des « facteurs atténuants », ce qui rend la décision ministérielle autrement déraisonnable. De plus, la décision ministérielle viole la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, c 11, car la révocation du passeport du demandeur porte atteinte à son droit à la vie et à la sécurité et à ceux de sa famille (article 7), et à son droit qu’il a comme citoyen canadien d’entrer et de sortir du Canada (article 6).
[29]
Les prétentions du demandeur ne sont pas fondées. D’une part, il n’y a rien dans le Décret ou la jurisprudence qui imposent une obligation pour l’enquêteur de considérer des motifs humanitaires ou des facteurs atténuants au niveau de l’application de l’alinéa 9(1)b) du Décret. D’autre part, selon la jurisprudence, en cas de révocation, les demandeurs peuvent toujours faire une demande de passeport temporaire pour des motifs urgents, impérieux et d’ordre humanitaire (Mikhail c Canada (Procureur général), 2013 CF 724, [2013] ACF no 788 au para 1). Rappelons au passage que la notion de « facteur atténuant » ou de « motif humanitaire » a été abordé par cette Cour dans l’affaire De Hoedt c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2014 CF 829, [2014] ACF no 988 [De Hoedt]. En effet, le demandeur alléguait avoir accompagné sa sœur afin qu’elle puisse trouver refuge au Canada et qu’il s’agissait là d’un objectif louable. Soulignant que l’article 117 de la LIPR se rapporte à la préoccupation antérieure du législateur à l’égard du contrôle frontalier pour empêcher toute personne d’organiser l’entrée illégale au Canada de migrants non munis de documents, la Cour a conclu que les motifs humanitaires invoqués par le demandeur n’avaient aucune importance dans la décision de révocation de passeport (De Hoedt aux paras 29 et 35).
[30]
Qui plus est, dans le présent dossier, le demandeur reconnaît que toutes les infractions qui lui sont reprochées constituent des actes criminels pour lesquels il peut être poursuivi par voie de mise en accusation selon l’alinéa 128a) de la LIPR, le paragraphe 29(3) de la Loi sur la citoyenneté, le paragraphe 57(2) et l’alinéa 380(1)a) du Code criminel. En l’espèce, l’enquêteur de l’IRCC n’avait pas à se demander si le demandeur serait revenu ou non au Canada pour se défendre s’il avait eu connaissance des accusations portées contre lui. De plus, le demandeur n’a pas démontré à cette Cour que la découverte tardive de l’existence des accusations pendantes depuis l’été 2014 lui a causé préjudice au niveau de la preuve et des arguments qu’il aurait pu faire valoir au printemps 2016 pour empêcher le ministre ou son délégué de révoquer son passeport. Il n’y a donc pas de facteurs atténuants qui puissent entacher la décision ministérielle. De surcroît, les motifs humanitaires soulevés par le demandeur ne sont pas pertinents dans la mesure où il lui est possible de demander un passeport temporaire pour venir régler les accusations criminelles qui pèsent sur lui au Canada.
Conclusion
[31]
La révocation du passeport du demandeur appartient aux issues possibles et acceptables compte tenu du droit applicable et de la preuve au dossier (Dunsmuir c New Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190 et Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339). Les lettres du 27 mai et 10 juin 2016 permettent au demandeur de comprendre le raisonnement du décideur qui s’appuie sur la preuve au dossier. Aucun bris à l’équité procédurale n’a été commis ici. L’enquêteur a obtenu les informations pertinentes d’une source fiable – en l’occurrence la GRC – et a ensuite informé le demandeur de la nature des accusations criminelles qui pesaient contre lui. Il est évident que la révocation d’un passeport peut avoir des conséquences graves sur l’individu, de sorte que le ministre (ou son délégué) doit s’assurer que des accusations criminelles ont effectivement été portées contre le titulaire du passeport et qu’il s’agit bel et bien de la même personne. En l’espèce, ces conditions sont remplies, de sorte que la décision sous étude n’est pas entachée d’une erreur révisable quelconque, qui pourrait avoir un caractère déterminant sur l’issue du dossier.
[32]
Pour ces motifs, la Cour rejette la présente demande de contrôle judiciaire. Le défendeur n’a pas réclamé de dépens.
JUGEMENT
LA COUR ADJUGE ET ORDONNE que la présente demande de contrôle judiciaire soit rejetée sans dépens.
« Luc Martineau »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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T-1129-16
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INTITULÉ :
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JOURJOS HADDAD c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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Montréal (Québec)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 24 janvier 2017
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LE JUGE MARTINEAU
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DATE DES MOTIFS :
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LE 24 février 2017
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COMPARUTIONS :
Me Joseph Daoura
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Pour le demandeur
|
Me Sherry Rafai Far
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Pour le défendeur
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Étude Légale Me Joseph Daoura
Montréal (Québec)
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Pour le demandeur
|
William F. Pentney
Sous-procureur général du Canada
Montréal (Québec)
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Pour le défendeur
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