Dossier : T-482-16
Référence : 2016 CF 1263
[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
Ottawa (Ontario), le 14 novembre 2016
En présence de monsieur le juge Martineau
ENTRE : |
NESREEN AL MADANI |
demanderesse |
et |
LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ DU CANADA |
défendeur |
MOTIFS DE L’ORDONNANCE
[1] La présente requête en sursis présentée par Mme Nesreen Al Madani [la demanderesse] a été plaidée en même temps que la requête en sursis présentée par M. Yazeed Esnan, le fils de la demanderesse, dans le dossier T‑484-16 : Esnan c Canada (Ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté), 2016 CF 1264.
[2] Pour tous les motifs qui suivent, la présente requête est rejetée. Outre les éléments de preuve, les observations et la jurisprudence citée par les parties, la Cour a pris connaissance d’office de la décision rendue par la Cour le 7 novembre 2016 dans l’affaire British Columbia Civil Liberties Association c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1223, [2016] ACF no 1217 [la British Columbia Civil Liberties Association], et a refusé de rendre une ordonnance interlocutoire sursoyant à l’application du paragraphe 10(1) de la Loi sur la citoyenneté, L.R.C. (1985), ch. C-29, telle que modifiée [la Loi sur la citoyenneté modifiée], en attendant le règlement de la question de la constitutionnalité et de la validité de cette disposition dans l’affaire Monla c Canada (Citoyenneté et Immigration), dossier T‑1570-15 [l’ordonnance de sursis Monla], et les affaires faisant l’objet d’une gestion de cas commune [les demandes de contrôle judiciaire sur les révocations du groupe 2].
[3] Les faits à l’origine de la demande de contrôle judiciaire sous-jacente, qui fait partie des demandes de contrôle judiciaire sur les révocations du groupe 2, et les mesures prises par le ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté (anciennement le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) [le ministre] afin de révoquer la citoyenneté canadienne de la demanderesse et de demander la remise de son passeport canadien ne sont pas contestés.
[4] La demanderesse est née en Jordanie en 1968. Elle est arrivée au Canada avec son époux, M. Nedal Esnan, et leurs trois enfants. La demanderesse est d’origine palestinienne et au moment de son arrivée à Toronto, elle possédait un passeport de la Jordanie. Le 6 septembre 2000, la demanderesse et les autres membres de la famille déclarés sont devenus résidents permanents du Canada.
[5] Le 5 janvier 2004, la demanderesse a signé sa demande de citoyenneté canadienne. La période de résidence pertinente pour sa demande était du 6 septembre 2000 (date à laquelle elle a obtenu le statut de résidente permanente) au 4 janvier 2004 (la veille du jour où elle a signé sa demande). Elle a déclaré s’être absentée du Canada pendant un voyage de 37 jours au cours des quatre années précédant immédiatement la date de sa demande et avoir été présente au Canada pendant 1 179 jours.
[6] Le 20 janvier 2005, la demanderesse et d’autres membres de la famille sont devenus citoyens canadiens.
[7] Après avoir obtenu la citoyenneté canadienne, la demanderesse, son mari et leur famille ont décidé de se rendre au Qatar; ils ont informé l’Agence du revenu du Canada qu’ils ne résideraient pas au Canada à partir du 1er mai 2006, et ils ont fourni une nouvelle adresse de correspondance, soit une case postale à Doha, au Qatar. Quoi qu’il en soit, le 13 septembre 2013, l’époux de la demanderesse a acheté une résidence à Bedford (Nouvelle-Écosse) où le fils de la demanderesse, Yazeed Esnan, et sa fille, Rayah, qui étudient actuellement à l’Université Dalhousie, vivraient apparemment. Cela dit, les parents vivent à l’étranger avec leur plus jeune fils.
[8] Le 14 octobre 2011, des copies d’éléments de preuve recueillis par la Gendarmerie royale du Canada [la GRC] au cours de son enquête visant un consultant en immigration et sa société ont été reçues par Citoyenneté et Immigration Canada [CIC] et examinées par des analystes. Les clients du consultant en immigration auraient recours aux services du consultant pour faire de fausses déclarations concernant leur résidence au Canada en vue d’obtenir la citoyenneté canadienne. Un dossier client pour l’époux de la demanderesse et sa famille immédiate a été trouvé dans le bureau de la société du consultant en immigration et saisi par la GRC. Une demande de citoyenneté canadienne vierge pour la demanderesse portant sa signature a été trouvée dans le dossier client saisi. La société n’avait pas rempli la section 12 de la demande de citoyenneté canadienne de la demanderesse, où doivent figurer le nom, l’adresse et la signature de la personne, de la société ou de l’organisation qui a aidé à remplir la demande.
[9] En vertu de l’ancien paragraphe 10(1) de la Loi sur la citoyenneté, L.R.C. (1985), ch. C‑29 [l’ancienne Loi sur la citoyenneté], la citoyenneté d’une personne pouvait être révoquée par décret du gouverneur en conseil lorsqu’il était convaincu que la citoyenneté avait été acquise « par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels ». La décision du gouverneur en conseil était fondée sur un rapport du ministre. La personne concernée avait le droit de demander le renvoi de l’affaire à la Cour fédérale, afin que cette dernière détermine si elle avait acquis la citoyenneté canadienne par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels. Le 28 août 2012, un avis d’intention de révocation de la citoyenneté [l’avis de révocation] pour l’époux de la demanderesse, pour elle-même et pour leur fils, Yazeed Esnan, a été délivré au nom du ministre (nous ne savons pas si les deux autres enfants ont également reçu un avis de révocation).
[10] La Loi renforçant la citoyenneté canadienne, L.C. 2014, ch. 22, est entrée en vigueur le 28 mai 2015 et prévoit un nouveau processus de révocation de la citoyenneté. Le paragraphe 10(1) de la Loi sur la citoyenneté modifiée prévoit actuellement que le ministre peut révoquer la citoyenneté canadienne d’une personne si « l’acquisition, la conservation ou la répudiation de la citoyenneté de la personne ou sa réintégration dans celle-ci est intervenue par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels ». Ce n’est que lorsqu’une circonstance exceptionnelle précisée dans la Loi sur la citoyenneté modifiée s’applique que le ministre est maintenant tenu de renvoyer l’affaire à la Cour fédérale en vue d’un jugement déclaratoire. Toutefois, avant de révoquer la citoyenneté de la personne concernée, le ministre doit délivrer un avis précisant « la possibilité pour celle-ci de présenter des observations écrites » et « les motifs sur lesquels le ministre fonde sa décision ». Une audience peut être tenue si le ministre est convaincu qu’il est nécessaire de le faire. Le 31 juillet 2015, un nouvel avis de révocation pour la demanderesse a été délivré au nom du ministre.
[11] Le 2 octobre 2015, des observations écrites ont été présentées par l’avocat au nom de la demanderesse et de son époux, de même qu’une lettre dans laquelle il affirmait que l’époux de la demanderesse avait été mal avisé par son consultant en immigration dans le cadre du processus de demande de la citoyenneté canadienne, lequel lui a dit qu’il lui fournirait une adresse et un numéro de téléphone étant donné qu’il n’avait pas besoin d’être au Canada pour accumuler le nombre de jours requis en vue d’obtenir sa citoyenneté canadienne. En outre, l’avocat de la demanderesse a fait valoir que, bien qu’on ait signifié à l’origine un avis de révocation à la demanderesse en vertu du modèle précédent de révocation de la citoyenneté canadienne le 11 septembre 2012 et qu’elle ait demandé le renvoi de l’affaire devant la Cour fédérale [traduction] « plutôt que de renvoyer l’affaire devant la Cour, le ministre a attendu trois ans puis a opté pour le processus administratif selon la loi en vigueur. L’option retenue par le ministre a aggravé le préjudice dont notre cliente a souffert étant donné que le délai d’octroi de la citoyenneté canadienne est passé à dix ans ».
[12] Le 23 février 2016, le représentant du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration a révoqué la citoyenneté de la demanderesse étant donné qu’elle avait été acquise par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels [la décision contestée].
[13] Le représentant a conclu ce qui suit à cet égard :
[traduction] Dans sa demande de citoyenneté canadienne, Mme Al Madani a déclaré que son adresse domiciliaire était le 303-11, rue Amin, Bedford (Nouvelle-Écosse) de juin 2003 jusqu’à la date du dépôt de la demande auprès de CIC. Toutefois, une recherche dans le Système de soutien des opérations des bureaux locaux (SSOBL) sur cette adresse a révélé que six (6) personnes sans lien de parenté avec Mme Al Madani avaient déclaré habiter à cette adresse durant la même période qu’elle a déclaré y vivre. Mme Al Madani a donné le 301-1160, route Bedford, Bedford (Nouvelle-Écosse) comme adresse postale. Toutefois, cette adresse correspond à l’adresse légale de CCG. Mme Al Madani a déclaré que son numéro de téléphone à domicile était le 902-832-1911 et que son numéro de téléphone au travail était le 902-832-1915. Il est ressorti d’une recherche faite dans Google le 16 juillet 2012 que ces numéros de téléphone sont ceux de CCG. Ainsi, les coordonnées fournies par Mme Al Madani dans sa demande de citoyenneté canadienne semblent être celles de CCG et non les siennes. En outre, il n’est pas fait mention à la section 12 de la demande de Mme Al Madani que CCG l’a aidée à remplir sa demande.
[…]
[…] Le 29 mai 2015, les dispositions de la Loi renforçant la citoyenneté canadienne sont entrées en vigueur, lesquelles ont introduit un nouveau modèle de prise de décision pour la révocation de la citoyenneté canadienne. Étant donné que le ministre n’avait pas déposé une déclaration devant la Cour fédérale en date du 29 mai 2015, les dispositions transitoires de la Loi sur la citoyenneté prévoient que l’avis que Mme Al Madani a reçu le 11 septembre 2012 est annulé et que le ministre peut lui donner un avis en vertu du paragraphe 10(3) et faire cheminer son dossier conformément au nouveau processus de révocation de la citoyenneté canadienne, et l’avis en question a été signé le 31 juillet 2015. Je souligne qu’aucun pouvoir discrétionnaire n’est accordé au ministre dans les dispositions transitoires susmentionnées; si une procédure devant la Cour fédérale n’était pas en instance avant l’entrée en vigueur du nouveau modèle de prise de décision pour la révocation de la citoyenneté canadienne, l’avis d’intention de révocation de la citoyenneté ayant déjà été signifié est annulé par effet de la loi. En l’espèce, le ministre a choisi de procéder au moyen d’un nouvel avis d’intention de révocation de la citoyenneté conformément au nouveau modèle de révocation de la citoyenneté canadienne, et cet avis d’intention de révocation de la citoyenneté a été signé et envoyé à Mme Al Madani sans délai.
Il est vrai que la période pendant laquelle il est impossible d’obtenir la citoyenneté canadienne ou de prêter le serment de citoyenneté à la suite de la révocation de la citoyenneté canadienne est passée à dix (10) ans; toutefois, il s’agit d’une modification intentionnelle de la Loi sur la citoyenneté effectuée par le gouvernement du Canada et ses répercussions sur Mme Al Madani sont une conséquence directe de sa fausse déclaration dans sa demande de citoyenneté canadienne. Il est difficile de voir comment Mme Al Madani pourrait subir un préjudice comme l’a déclaré M. Barchichat, étant donné que Mme Al Madani n’a pas prouvé le préjudice qu’elle subirait en raison de la révocation de sa citoyenneté canadienne. Je souligne que Mme Al Madani deviendrait résidente permanente du Canada si sa citoyenneté canadienne devait être révoquée, et elle pourrait donc continuer d’habiter au Canada. Je souligne également que, jusqu’à maintenant, elle a bénéficié des privilèges liés à la citoyenneté canadienne.
En résumé, les observations de Mme Al Madani ne réfutent pas les éléments de preuve au dossier, selon lesquels elle n’a pas divulgué toutes ses absences du Canada au cours de sa période de résidence pertinente du 6 septembre 2000 au 4 janvier 2004 et qu’elle a omis de déclarer avoir reçu de l’aide de CCG pour remplir sa demande de citoyenneté canadienne. Ainsi, le juge de la citoyenneté et l’agent de la citoyenneté qui ont examiné sa demande ne disposaient pas de renseignements exacts lorsqu’ils ont évalué si Mme Al Madani satisfaisait à l’obligation de résidence en vue de l’attribution de la citoyenneté canadienne comme le prévoit l’alinéa 5(1)c) de la Loi sur la citoyenneté, lorsque sa demande de citoyenneté canadienne a été approuvée par le juge de la citoyenneté le 1er décembre, lorsque sa demande de citoyenneté canadienne a été approuvée par le juge de la citoyenneté le 14 décembre 2004 et lorsque la citoyenneté canadienne lui a été accordée par l’agent de la citoyenneté le 15 décembre 2004.
[14] Dans la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire sous-jacente qui a été déposée et signifiée le 23 mars 2016, la demanderesse conteste la légalité de la décision contestée au motif que les paragraphes 10(3) et (4) de la Loi sur la citoyenneté modifiée par la Loi renforçant la citoyenneté canadienne portent atteinte à l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, qui constitue l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [la Charte canadienne des droits et libertés]; que l’avis d’intention de révocation de la citoyenneté, daté du 31 juillet 2015, est nul et sans effet étant donné qu’il porte atteinte à l’alinéa 2e) de la Déclaration canadienne des droits, LC 1960, ch. 44, et aux dispositions transitoires de la Loi renforçant la citoyenneté canadienne; et que le défendeur a abusé autrement de la procédure en raison des délais qui se sont écoulés.
[15] Il importe ici de souligner que deux mois avant la signification et le dépôt de la présente demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision contestée, par une ordonnance datée du 19 janvier 2016 [l’ordonnance de sursis Monla], la Cour a interdit au ministre de prendre des mesures ou d’engager des procédures conformément à l’avis de révocation de la citoyenneté dans huit demandes précises d’autorisation et de contrôle judiciaire jusqu’à ce qu’une décision soit rendue dans ces affaires. Ce faisant, le juge Zinn a rejeté les requêtes en radiation de ces demandes du ministre au motif qu’elles étaient prématurées et que les demandeurs devaient présenter, en vertu de la Loi sur la citoyenneté modifiée, des observations au ministre quant à savoir s’il devrait y avoir révocation : Monla c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 44, [2016] ACF no 58 aux paragraphes 57 à 83 [Monla].
[16] Cela dit, le juge Zinn était convaincu que les demandeurs dans l’affaire Monla satisfaisaient au critère à trois volets pour l’octroi d’un sursis : (1) une question qui n’est pas futile ou vexatoire a été soulevée; (2) le demandeur subira un préjudice irréparable au cours de l’intervalle entre la date de la requête et la décision concernant la demande si le sursis n’est pas accordé; et (3) la prépondérance des inconvénients est favorable au demandeur (Manitoba (P.G.) c Metropolitan Stores Ltd, [1987] 1 RCS 110; Toth c Canada (Citoyenneté et Immigration), 1988 CanLII 1420 (CAF), 86 NR 302 (CAF); et RJR – MacDonald Inc c Canada (Procureur général), 1994 CanLII 117, [1994] 1 RCS 311).
[17] Le juge Zinn souligne ce qui suit aux paragraphes 85 à 88 de la décision Monla :
[85] La conclusion antérieure selon laquelle les demandes n’ont aucune chance d’être accueillies suffit pour établir qu’il y a au moins plus d’une question sérieuse ayant été soulevée. Ces questions sérieuses comprennent les suivantes : déterminer si les dispositions transitoires exigent que les avis de révocation soient nuls; déterminer si les avis devraient être annulés parce qu’ils constituent un abus de procédure; et déterminer si la procédure de révocation prévue aux termes de la Loi modifiée viole la Charte, la Déclaration des droits et les principes généraux du droit administratif.
[86] Dans toutes les demandes, à une exception près, le ministre a initié une procédure de révocation en vertu de l’ancienne Loi, mais a choisi de ne pas renvoyer l’affaire à la Cour fédérale aux fins de décision. Dans ces demandes, on prétend que, compte tenu du fait que le ministre n’a pas donné suite aux demandes en vertu de l’ancienne Loi, ses nouveaux avis sont nuls et constituent en outre un abus de procédure. Dans la demande restante, T-1696-15 (NADA), l’avis est accepté comme ayant été délivré de manière valide conformément aux dispositions de la Loi modifiée, mais on affirme que le ministre a commis un abus de procédure en retardant sa signification depuis plus d’une décennie.
[87] Je partage l’avis des demandeurs que les soumettre à la procédure prévue dans la Loi modifiée avant d’avoir établi la validité des avis les assujettirait à une procédure que l’on pourrait ultimement déterminer comme étant invalide et inconstitutionnelle. Je conviens également que les allégations selon lesquelles la procédure constitue un abus de procédure semblent vraisemblables. Enfin, je reconnais que le fait d’exiger que les demandeurs participent à une procédure les obligeant à dévoiler leur cas en répondant aux nouveaux avis risquerait fort bien de leur causer un préjudice s’il est déterminé par la suite qu’ils auraient dû se présenter devant la Cour fédérale pour une action dans laquelle le ministre doit assumer le fardeau de la preuve. Je conviens que chacune de ces réelles possibilités augmente la probabilité que l’omission de suspendre la procédure de révocation en attendant qu’une décision soit rendue concernant les demandes de contrôle judiciaire constitue un préjudice irréparable.
[88] Je suis également convaincu que la prépondérance des inconvénients n’est pas favorable au ministre. Ce dernier a eu amplement l’occasion d’entamer les procédures, il y a de nombreuses années, en vue de révoquer la citoyenneté de ces demandeurs, ce qu’il a choisi de ne pas faire ou a omis de faire. Il ne peut pas, raisonnablement affirmer, maintenant, que le gouvernement du Canada et lui-même subiront un préjudice en raison du retard qui sera accusé par suite de l’octroi du sursis alors que lui-même a été responsable, des années durant, du retard occasionné dans la prise des mesures nécessaires pour faire progresser ces instances.
[18] Étant donné que la Cour a ordonné que ces demandes fassent l’objet d’une gestion d’instance en tant que groupe [les demandes de contrôle judiciaire sur les révocations du groupe 2] et qu’on s’attendît à ce que d’autres demandes de contrôle judiciaire soient déposées, à la suite d’une conférence de gestion de l’instance tenue le 5 février 2016 relativement aux demandes de contrôle judiciaire sur les révocations du groupe 2, le 23 février 2016, la Cour a rendu une ordonnance par laquelle elle empêchait dans les faits le ministre de prendre des mesures pour donner suite à des avis futurs de révocation de la citoyenneté à condition que la personne visée ait présenté une demande de contrôle judiciaire de cette décision [l’ordonnance de gestion de l’instance].
[19] Le paragraphe 3 de l’ordonnance de gestion de l’instance prévoit ce qui suit :
[traduction]
Le ministre ne doit prendre aucune mesure ni entreprendre aucune procédure au titre d’un avis de révocation de la citoyenneté canadienne délivré en vertu de la Loi sur la citoyenneté, modifiée par la Loi renforçant la citoyenneté canadienne, relativement à une demande de contrôle judiciaire qui est actuellement ou qui sera ultérieurement incluse dans les demandes de contrôle judiciaire sur les révocations du groupe 2 tant que le demandeur n’aura pas été avisé et que les questions juridiques communes n’auront pas été débattues en fonction des causes types qui auront été tranchées de façon définitive.
[20] En ce qui concerne les demandes de contrôle judiciaire sur les révocations du groupe 2, la Cour a énoncé trois questions qui doivent être traitées par elle en fonction des huit causes types en litige, lesquelles seront débattues lors d’une audience de trois jours qui devrait commencer à Toronto le 15 novembre 2016 :
[traduction]
(a) Le ministre peut-il délivrer un nouvel avis de révocation de la citoyenneté canadienne après l’entrée en vigueur de la Loi renforçant la citoyenneté canadienne, faisant ainsi entrer en jeu la nouvelle procédure de révocation, ou, lorsque le ministre a délivré un avis de révocation en vertu de l’ancienne loi (et le demandeur a demandé un renvoi à la Cour fédérale, mais le ministre n’a pas procédé à ce renvoi) conformément aux dispositions transitoires de la Loi renforçant la citoyenneté canadienne, la révocation doit-elle être jugée en fonction des dispositions de l’ancienne loi?
(b) L’un ou l’autre des paragraphes 10(1), 10(3), ou 10(4) de la Loi sur la citoyenneté, modifiée par la Loi renforçant la citoyenneté canadienne, est-il inconstitutionnel parce qu’il viole l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés et (ou) les alinéas 1a) et 2e) de la Déclaration canadienne des droits?
(c) L’article 10 de la Loi sur la citoyenneté, modifiée par la Loi renforçant la citoyenneté canadienne, soumet-il une personne à des traitements ou peines cruels et inusités en violation de l’article 12 de la Charte canadienne des droits et libertés?
[21] Le 24 mars 2016, le juge Zinn, qui est responsable de la gestion d’instance des demandes de contrôle judiciaire sur les révocations du groupe 2, a donné la directive d’ajouter au groupe la demande de contrôle judiciaire sous-jacente.
[22] Par pure coïncidence, la décision contestée révoquant la citoyenneté canadienne de la demanderesse a été prise le jour même où la Cour a rendu l’ordonnance de gestion de l’instance, soit le 23 février 2016. Lorsque la citoyenneté d’un demandeur a été révoquée avant le dépôt d’une demande d’examen de la décision de révocation, la Cour, au paragraphe 4 de l’ordonnance de gestion de l’instance, a dit que le ministre pouvait continuer le processus et demander que le demandeur remette son passeport canadien, sauf si une autre ordonnance, rendue à la suite d’une requête présentée par le demandeur, l’interdit :
Si le ministre, en vertu de la Loi sur la citoyenneté, modifiée par la Loi renforçant la citoyenneté canadienne, a révoqué la citoyenneté canadienne du demandeur, alors, sous réserve d’une autre ordonnance de la Cour, le ministre peut demander au demandeur de remettre son passeport canadien.
[23] En fait, dans une lettre datée du 25 août 2016, le ministre a demandé à la demanderesse de remettre son passeport canadien, déclarant notamment que [traduction] « si nous ne recevons pas de renseignements de [la demanderesse] d’ici le 10 septembre 2016, la présente constituera l’avis définitif de la décision prise par le ministre de révoquer le passeport ». Le 12 octobre 2016, en l’absence d’observations de la part de la demanderesse, d’une demande de prolongation du délai pour transmettre ses observations, ou d’une requête devant la Cour en sursis à la révocation du passeport, une décision définitive de révocation du passeport a été prise.
[24] Dans la présente requête présentée en vertu de l’article 18.2 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC (1985), ch. F-7, telle que modifiée, la demanderesse sollicite une ordonnance de la Cour sursoyant à toute mesure prise ou instance engagée par le défendeur en vertu de la Loi sur la citoyenneté modifiée et du Décret sur les passeports canadiens, TR/81-86, en raison de la décision contestée prise le 23 février 2016 de révoquer la citoyenneté canadienne de la demanderesse. La Cour a entendu les observations des avocats à Montréal (Québec) le 1er novembre 2016.
[25] Dans la mesure où elle vise à demander à la Cour d’ordonner au ministre de cesser de prendre des mesures en ce qui a trait à la révocation du passeport, la présente requête en sursis est théorique. Étant donné que le passeport de la demanderesse a été révoqué, la réparation sollicitée aujourd’hui par la demanderesse va bien au-delà de l’octroi d’un sursis provisoire. La Cour n’a pas le pouvoir, en vertu de l’article 18.2 de la Loi sur les Cours fédérales, d’ordonner au ministre d’annuler une décision définitive ou de faire une déclaration de droit. Si la demanderesse souhaite maintenant contester la légalité de la décision prise le 12 octobre 2016 de révoquer son passeport, pour les motifs constitutionnels soulevés dans la présente demande contestant la légalité de la décision prise le 23 février 2016 de révoquer la citoyenneté de la demanderesse ou d’autres motifs comme l’omission de donner en bonne et due forme un avis de la révocation du passeport ou des lacunes de la lettre du 25 août 2016 (mauvaise adresse, etc.), la demanderesse doit signifier et déposer une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire distincte.
[26] Quoi qu’il en soit, je ne suis pas convaincu que la demanderesse satisfait aux trois conditions du critère pour obtenir un sursis ou la délivrance d’une injonction interlocutoire.
[27] Premièrement, les questions constitutionnelles soulevées par la demanderesse dans son avis de demande d’autorisation et de contrôle judiciaire, qui ne sont ni futiles ni vexatoires, satisfont au critère peu exigeant de la question sérieuse (voir Monla aux paragraphes 85 à 87). À la date de la présente ordonnance, il n’y a eu aucune autre ordonnance de la Cour en vertu du paragraphe 4 de l’ordonnance de gestion de l’instance. La présente demande d’autorisation et de contrôle judiciaire est laissée en suspens en attendant qu’une décision définitive soit rendue dans les causes types relativement aux questions juridiques communes relevées par le juge Zinn dans l’ordonnance de gestion de l’instance.
[28] Deuxièmement, je ne suis pas convaincu que la demanderesse subirait un préjudice irréparable si le sursis ou l’injonction interlocutoire sollicité par la demanderesse lui était refusé par la Cour.
[29] La demanderesse considère à tort qu’elle ne peut pas entrer au Canada, et qu’en tant qu’« étrangère » d’origine palestinienne, elle aura besoin d’un visa d’entrée. Toutefois, en l’espèce, rien n’indique que, le 6 septembre 2000, la demanderesse est devenue résidente permanente du Canada « par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels ».
[30] L’alinéa 46(2)b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 [la LIPR] prévoit ce qui suit :
(2) Devient résident permanent quiconque perd la citoyenneté : |
(2) A person becomes a permanent resident if he or she ceases to be a citizen under
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[…]
|
[…]
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b) soit au titre du paragraphe 10(1) de la Loi sur la citoyenneté, sauf s’il est visé à l’article 10.2 de cette loi; |
(b) subsection 10(1) of the Citizenship Act, other than in the circumstances set out in section 10.2 of that Act; or
|
[…]
|
[…]
|
[31] L’article 10.2 de la Loi sur la citoyenneté modifiée est ainsi libellé :
10.2 Pour l’application des paragraphes 10(1) et 10.1(1), a acquis la citoyenneté ou a été réintégrée dans celle-ci par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels la personne ayant acquis la citoyenneté ou ayant été réintégrée dans celle-ci après être devenue un résident permanent, au sens du paragraphe 2(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, par l’un de ces trois moyens.
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10.2 For the purposes of subsections 10(1) and 10.1(1), a person has obtained or resumed his or her citizenship by false representation or fraud or by knowingly concealing material circumstances if the person became a permanent resident, within the meaning of subsection 2(1) of the Immigration and Refugee Protection Act, by false representation or fraud or by knowingly concealing material circumstances and, because of having acquired that status, the person subsequently obtained or resumed citizenship. |
[32] Étant donné que la demanderesse a fait de fausses déclarations dans sa demande de citoyenneté, la révocation de sa citoyenneté fait en sorte qu’elle devient résidente permanente par effet de la loi. Ce statut de résidente permanente entre en vigueur à la date de la révocation de sa citoyenneté, soit le 23 février 2016, et non à la date à laquelle elle a fait sa demande de citoyenneté comme l’a fait valoir son avocat. La demanderesse pourra alors revenir au Canada, se conformer à son obligation de résidence et être réunie avec ses enfants. Je ne vois pas en quoi le fait pour la demanderesse d’être séparée de ses enfants qui habitent au Canada peut représenter [traduction] « une situation cruelle et inhumaine ». En tant que résidente permanente du Canada, la demanderesse est en mesure de demander et d’obtenir une carte de résidente permanente qui lui permettra de revenir au Canada, si elle respecte son obligation de résidence, advenant qu’elle doive voyager à l’étranger temporairement. La demanderesse, comme tous les autres citoyens jordaniens, sera également en mesure d’utiliser un passeport jordanien pour voyager à l’étranger. En outre, les inconvénients allégués dans l’affidavit de la demanderesse qui doit se conformer à une obligation de résidence de 730 jours au Canada applicable à chaque période quinquennale en vertu de l’article 28 de la LIPR ne constituent pas un préjudice irréparable.
[33] Troisièmement, la prépondérance des inconvénients penche en faveur du ministre. La demanderesse a choisi, par l’entremise de son avocat, de présenter des observations écrites exhaustives en raison de la révocation mentionnée dans le deuxième avis de révocation. Outre l’argument de préjudice grave causé par le délai, de nombreuses observations ont été présentées sur le fond. Par exemple, dans le cadre des observations de la demanderesse, cette dernière a invoqué leur bonne foi, à elle et à son mari, au moment de soumettre des documents exposant de façon détaillée des virements bancaires internationaux et des dépôts dans différents comptes d’une banque canadienne. Il s’est avéré que le représentant du ministre n’a pas accepté ces explications ou a jugé que cette opinion n’était pas concluante (notamment parce qu’elle ne visait pas la période de résidence pertinente). De plus, la demanderesse a choisi d’attendre jusqu’à ce que la décision contestée soit rendue pour contester la constitutionnalité de l’article 10 de la Loi sur la citoyenneté modifiée et la légalité du nouveau processus de révocation et ce, malgré le fait que, dans la décision Monla, la Cour avait déjà rejeté les requêtes du défendeur en rejet des demandes de bref de prohibition pour des raisons de prématurité.
[34] La demanderesse prétend que l’ordonnance de gestion de l’instance du 23 février 2016 est inéquitable et discriminatoire parce qu’elle fait une distinction entre les demandes de la nature d’un bref de prohibition présentées sur réception d’un avis de révocation et les demandes de la nature d’un bref de certiorari dans le cadre desquelles des personnes ont répondu à l’avis de révocation et ont vu leur citoyenneté être révoquée par la suite. La demanderesse affirme que le fait d’ordonner l’arrêt des procédures pour les personnes qui ont présenté une demande de contrôle judiciaire en vue de contester la décision de révoquer leur citoyenneté mettra tous les demandeurs au même niveau. Toutefois, je conviens avec le défendeur qu’il existe une différence importante, d’un point de vue juridique, entre les personnes qui ont soulevé les questions de l’affaire Monla dès réception de l’avis de révocation et celles qui, comme la demanderesse, n’ont soulevé ces questions qu’après avoir présenté une demande de contrôle judiciaire de la décision de révoquer leur citoyenneté. En fait, dans le cas des personnes qui ont déposé un bref de prohibition afin de contester l’avis de révocation émis en vertu des nouvelles mesures législatives, aucune décision n’a encore été rendue par le ministre quant à la question de savoir s’ils ont acquis la citoyenneté au moyen de fausses déclarations. Ces personnes ont demandé et obtenu un sursis de la Cour, lequel reporte le processus de révocation jusqu’à ce que l’on statue sur la validité du nouveau régime législatif. Par ailleurs, malgré le fait que la question des délais ait été soulevée, la demanderesse s’est prévalue de la possibilité de fournir des éléments de preuve et de présenter des observations afin de contester les allégations que l’on trouve dans l’avis de révocation et selon lesquelles elle aurait acquis la citoyenneté par fraude. Le représentant du ministre a examiné les observations de la demanderesse et a estimé que, selon la prépondérance des probabilités, la citoyenneté de la demanderesse avait été acquise à la suite de fausses déclarations importantes quant à sa présence au Canada au cours des quatre années précédant le dépôt de sa demande de citoyenneté.
[35] En outre, j’estime, à l’instar du défendeur, que la demanderesse cherche en fait à suspendre l’application de la loi. Aujourd’hui, la demanderesse se fonde essentiellement sur les arguments constitutionnels soulevés dans l’affaire Monla. Dans sa requête en sursis, la demanderesse ne présente pas d’argument supplémentaire montrant que le représentant du ministre a commis une erreur susceptible d’un contrôle judiciaire lorsqu’il a conclu que la demanderesse avait acquis sa citoyenneté canadienne par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels. Lorsque la demanderesse a perdu la citoyenneté canadienne, elle a perdu son droit de détenir un passeport canadien. Toute personne avisée par le ministre qu’elle doit lui retourner un passeport en sa possession doit le faire sans délai. Le fait de permettre à des personnes de conserver les privilèges associés à la citoyenneté canadienne lorsqu’il a été déterminé qu’elles ont acquis leur citoyenneté par fraude nuirait grandement à l’intérêt public. En fait, la mesure de redressement que souhaite la demanderesse reviendrait à suspendre entièrement la loi et réduirait à néant l’intérêt du grand public à l’égard de l’application continue de la loi. De même, le 7 novembre 2016, la Cour a refusé, dans l’affaire British Columbia Civil Liberties, de suspendre de manière interlocutoire l’application du paragraphe 10(1) de la Loi sur la citoyenneté modifiée en attendant le règlement de la question de la constitutionnalité et de la validité de cette disposition.
ORDONNANCE
LA COUR ORDONNE que la requête en sursis soit rejetée.
« Luc Martineau »
Juge
Traduction certifiée conforme
Isabelle Mathieu, B.A. trad.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : |
T-482-16
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INTITULÉ : |
NESREEN AL MADANI C LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ DU CANADA
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LIEU DE L’AUDIENCE : |
Montréal (QuÉbec)
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DATE DE L’AUDIENCE : |
LE 1ER NOVEMBRE 2016
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MOTIFS DE L’ORDONNANCE : |
LE JUGE MARTINEAU
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DATE DES MOTIFS : |
LE 14 NOVEMBRE 2016
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COMPARUTIONS :
Me Marc E. Barchichat
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POUR LA DEMANDERESSE |
Me Sébastien DaSylva Me Anne-Renée Touchette
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POUR LE DÉFENDEUR |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Barchichat & Associés Montréal (Québec)
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POUR LA DEMANDERESSE |
William F. Pentney Sous-procureur général du Canada Montréal (Québec)
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POUR LE DÉFENDEUR |