Date : 20170213
Dossier : IMM-2349-16
Référence : 2017 CF 161
Ottawa (Ontario), le 13 février 2017
En présence de monsieur le juge Locke
ENTRE :
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SYLVIE MUKILANKOYI
ERIC MUKILANKOYI
PRINCE KALENGE
SELE MINZADI
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partie demanderesse
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION
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partie défenderesse
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Nature de l’affaire
[1]
Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR] d'une décision d’un agent d’immigration de la Section des visas de l’Ambassade du Canada à Dakar [la Section des visas] refusant une demande de visa de résidence permanente pour des raisons d’ordre humanitaire, conformément au paragraphe 25(1) de la LIPR. La Section des visas a rejeté la demande, concluant que les circonstances d’ordre humanitaire invoquées ne justifiaient pas la dispense des critères et obligations de la LIPR.
[2]
Pour les raisons qui suivent, je conclus que la présente demande doit être accueillie.
II.
Faits
[3]
Les demandeurs sont quatre frères et sœurs, citoyens de la République démocratique du Congo [RDC], et enfants adoptifs de Gutagenesa Rombaut Mukishi [M. Mukishi] et de Dorothée Kimani Kuteka [Mme Kuteka].
[4]
M. Mukishi et Mme Kuteka sont mariés religieusement depuis 1998. N’étant pas capables d’enfanter, ils sont devenus les parents adoptifs de cinq enfants :
- Prince Kalenge, né le 15 mai 1995 et adopté le 8 février 2000 à l’âge de 4 ans;
- Sele Minzadi, née le 17 février 1993 et adoptée le 8 février 2000 à l’âge de 6 ans;
- Sylvie Mukilankoyi, née le 5 juin 1994 et adoptée le 22 juillet 2003 à l’âge de 9 ans;
- Eric Mukilankoyi, né le 2 février 1990 et adopté le 22 juillet 2003 à l’âge de 13 ans;
- Glody Mukilankoyi, né le 21 septembre 1998 et adopté le 22 juillet 2003 à l’âge de 5 ans.
[5]
M. Mukishi et Mme Kuteka ont subvenu, au meilleur de leur capacité, aux besoins essentiels de leurs enfants. Ils les ont logés, habillés, nourris et aimés. Grâce à eux, ces enfants adoptifs aux passés difficiles disent avoir retrouvé la joie de vivre et l’espoir d’un avenir meilleur. Ci-dessous, je résume la vie de chacun de ces enfants avant leurs adoptions.
A.
Prince Kalenge
[6]
Le père biologique de Prince est le frère de Mme Kuteka. Lorsqu’il est né, Prince et ses parents biologiques habitaient avec M. Mukishi et Mme Kuteka. Abandonné par son père alcoolique, Prince et sa mère biologique ont ensuite habité chez sa grand-mère où il était parfois maltraité et souffrait de malnutrition. Sa mère biologique n’étant pas en mesure de subvenir aux besoins essentiels de Prince, Mme Kuteka a adopté son neveu officiellement le 8 février 2000.
B.
Sele Minzadi
[7]
Abandonnée par son père alors qu’elle n’était qu’un poupon, Sele et sa mère biologique vivaient dans la pauvreté. Lorsque Sele n’était pas encore âgée d’un an, Mme Kuteka témoigne l’avoir vu pleurer dans les bras de sa mère biologique, mal nourrie et maigre. Attristée, Mme Kuteka leur a apporté des vêtements, de l’argent et de la nourriture au cours des années. Lorsqu’elle n’avait qu’environ quatre ans, sa mère biologique est allée vivre dans sa ville natale, laissant Sele chez une tante où les conditions de vie étaient toujours difficiles. En début 2000, M. Mukishi et Mme Kuteka ont officiellement adopté Sele. En 2003, la mère biologique de Sele est décédée.
C.
Sylvie, Eric et Glody Mukilankoyi
[8]
Eric, Sylvie et Glody sont frères et sœur. En 1999, leur père biologique est décédé alors qu’ils étaient âgés respectivement de 8 ans, 5 ans, et moins d’un an. La même année, les enfants Mukilankoyi ont aussi perdu leur grand-mère et leur tante maternelle. Par la suite, ils ont été accusés par la communauté et par leur famille, incluant par leur grand-père et leur mère biologique (la sœur de Mme Kuteka), d’être des sorciers ayant causé la mort récente des membres de leur famille. Certains membres de la famille ont même forcé les enfants à marcher plus de 200 km pour recevoir des traitements par un prêtre exorciste dans une ville éloignée. M. Mukishi et Mme Kuteka ont pris leurs neveux et nièce sous leurs ailes alors que ceux-ci avaient été jetés à la rue. Le 28 juin 2003, la mère biologique des enfants Mukilankoyi est décédée, alimentant encore les soupçons de sorcellerie perpétrée par ces derniers. Le mois suivant, soit le 22 juillet 2003, M. Mukishi et Mme Kuteka ont adopté Eric, Sylvie et Glody.
D.
M. Mukishi
[9]
En 2004, craignant pour sa vie, M. Mukishi a quitté son pays pour le Canada et a demandé l’asile. Suite au rejet de cette demande, M. Mukishi a résidé au Canada pendant une période de 10 ans et est devenu résident permanent en 2014 lorsque sa demande de résidence permanente pour motifs humanitaires a été accordée. Au cours de ces dix années, M. Mukishi communique avec sa famille par téléphone et les aide financièrement. Malgré le chagrin de cette séparation, il garde espoir, tout comme sa femme et ses enfants, d’être un jour réuni avec sa famille.
[10]
M. Mukishi dépose ensuite une demande de parrainage pour sa femme et ses cinq enfants le 23 septembre 2014. Cependant, le 1er août 2014 la définition d’enfant à charge est modifiée et limite désormais le parrainage aux enfants de moins de 19 ans.
[11]
Par une décision de l’Ambassade du Canada à Dakar datée du 9 septembre 2015, la demande de parrainage est accordée en partie pour Mme Kuteka et le plus jeune fils, Glody Mukilankoyi (qui avait 16 ans à l’époque), mais refusée pour les demandeurs Prince Kalenge, Sele Minzadi, Sylvie Mukilankoyi et Eric Mukilankoyi puisqu’ils étaient âgés de plus de 18 ans.
[12]
Le 1er décembre 2015, une demande de réouverture et de reconsidération de cette décision sur la base de motifs humanitaires est déposée à l’Ambassade du Canada à Dakar. La demande de réouverture est acceptée le 11 février 2016 et les demandeurs sont convoqués à une entrevue à Kinshasa, RDC.
III.
Décision
[13]
Le 4 avril 2016, la demande de considérations humanitaires est rejetée par un agent d’immigration. Dans une lettre sommaire, l’agent indique :
Après avoir étudié votre demande et les renseignements fournis à son appui, j’ai conclu que les circonstances d’ordre humanitaire évoquées dans votre cas ne justifiaient pas la dispense de tout ou partie des critères et obligations applicables de la Loi pour inclure Sylvie Mukilankoyi, Eric Mukilankoyi, Prince Kalenge et Sele Minzadi. Je suis arrivée à cette conclusion suite à mon entrevue avec vous et eux … Je vous ai expliqué que les quatre adultes avaient les moyens de continuer à étudier et éventuellement travailler, malgré leurs conditions de vie difficiles, mais pas hors du commun.
IV.
Questions en litige
[14]
Il y a trois questions en litige :
- L’agent d’immigration a-t-il correctement appliqué le cadre analytique d’une demande d’exemption en vertu du paragraphe 25(1) de la LIPR?
- L’agent d’immigration a-t-il commis une violation d’équité procédurale en ignorant une partie importante et déterminante de la preuve?
- Dans l’alternative, la décision de l’agent d’immigration était-elle déraisonnable?
V.
Dispositions pertinentes
[15]
Les articles suivants de la LIPR sont applicables :
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Les articles suivants du Règlement sur l'immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [RIPR] sont applicables :
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VI.
Observations des parties
[17]
Les demandeurs soulèvent deux arguments. Premièrement, ils allèguent que l’agent d’immigration a commis une erreur de droit en ne suivant pas le cadre analytique établi dans l’arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy], et a fait une analyse déraisonnable. Plus précisément, les demandeurs allèguent que l’analyse de l’agent était fondée sur l’étude des difficultés des demandeurs mais qu’il n’a pas étudié la vocation équitable et la compassion soulevées par leur demande. Selon eux, leur demande soulevait « des motifs humanitaires exceptionnels, substantiels et impériaux et […] le plus haut degré de compassion et de sympathie possibles »
.
[18]
Deuxièmement, les demandeurs allèguent que l’agent d’immigration a violé leur droit à l’équité procédurale lorsqu’il a ignoré une partie importante et déterminante de la preuve et la quasi-entièreté des motifs humanitaires soulevés. Entre autres, les demandeurs soumettent que l’agent a ignoré les facteurs suivants en dépit de la preuve soumise :
a) les séquelles socio-affectives des enfants;
b) l’aggravation de la séparation familiale et l’effet de celle-ci sur Mme Kuteka; et
c) le danger de représailles envers Sylvie et Eric Mukilankoyi en raison des allégations de sorcellerie à leur égard.
[19]
Le défendeur argumente que l’agent d’immigration a considéré toute la preuve et les facteurs pertinents pour arriver à une décision raisonnable. Il soutient de plus que l’agent d’immigration n’était pas tenu de mentionner toute la preuve documentaire dans ses motifs (Dandachi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 952 au para 21). Selon lui, les arguments des demandeurs ne reflètent qu’un désaccord sur des conclusions tirées de la preuve par l’agent d’immigration, mais il est clair que la décision entre dans l’éventail des « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit »
Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au para 47 [Dunsmuir].
[20]
Le défendeur soutient aussi que les violations d’équité procédurales alléguées par les demandeurs sont en fait qu’une question de suffisance des motifs de l’agent d’immigration. Selon le défendeur, il s’agit donc de savoir si la décision est raisonnable compte tenu de l’ensemble de la preuve.
VII.
Norme de contrôle
[21]
La norme de contrôle applicable à la décision de l’agent d’immigration est celle de la décision raisonnable. La norme de la décision raisonnable porte sur « la justification de la décision, à la transparence et à l'intelligibilité du processus décisionnel »
ainsi que sur « l'appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit »
(Dunsmuir au para 47). Ce n’est pas le rôle de la Cour de réévaluer la preuve et de remplacer la décision du décideur administratif pour la sienne.
[22]
Cependant, le défaut de tenir compte d’éléments de preuve pertinents constitue une erreur de droit contrôlable selon la norme de la décision correcte (Alahaiyah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 726 au para 17 [Alahaiyah], citant Uluk c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 122 au para 16; Esmaili c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1161 au para 15).
[23]
Il est souvent dit qu’une décision rendue conformément au paragraphe 25(1) de la LIPR est hautement discrétionnaire et commande la déférence (Kanthasamy au para 111, juge Moldaver, dissident; Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 au para 61 [Baker]).
[24]
Toutefois, même si, en général, il sera accordé un grand respect aux décisions discrétionnaires, il faut que le pouvoir discrétionnaire soit exercé conformément aux limites imposées dans la loi, aux principes de la primauté du droit, aux principes du droit administratif, aux valeurs fondamentales de la société canadienne, et aux principes de la Charte : Baker au para 56.
VIII.
Analyse
[25]
Le paragraphe 70(1) du RIPR prévoit qu’un agent d’immigration délivre un visa de résident permanent si l’étranger satisfait aux conditions énoncées, dont celle qui prévoit que l’étranger doit appartenir à la catégorie au titre de laquelle il a fait la demande (alinéa 70(1)c) du RIPR). Le paragraphe 70(2) du RIPR établit les trois catégories de résidents permanents, dont la catégorie du regroupement familial à l’alinéa 70(2)a). Les articles 116 et 117 du RIPR établissent la catégorie du regroupement familial. Conformément à l’alinéa 117(1)b), les enfants à charge de l’étranger font partie de la catégorie du regroupement familial. Finalement, le paragraphe 2(1) du RIPR définit et limite le terme « enfant à charge »
aux enfants biologiques ou adoptifs étant âgés de moins de 19 ans à moins que l’enfant n’ait cessé de dépendre de l’un ou de l’autre de ses parents en raison de son état physique ou mental.
[26]
Il ne fait nul doute que n’eût été leurs âges, les demandeurs auraient fait partie de la catégorie du regroupement familial et auraient pu recevoir, comme leur mère et leur frère Glody, un visa de résident permanent.
A.
L’agent d’immigration a-t-il correctement appliqué le cadre analytique d’une demande d’exemption en vertu du paragraphe 25(1) de la LIPR?
[27]
Le paragraphe 25(1) de la LIPR confère au ministre un pouvoir discrétionnaire lui permettant d’octroyer le statut de résident permanent ou de lever tout ou partie des critères et obligations applicables s’il estime que des considérations d'ordre humanitaire le justifient. Sous la plume de la juge Abella dans l’arrêt Kanthasamy, la majorité de la Cour suprême du Canada [CSC] entérine une approche flexible et discrétionnaire. Les demandeurs et le défendeur n’interprètent cependant pas la décision de la CSC de la même façon.
[28]
Les demandeurs argumentent que la CSC a rejeté l’application rigide du critère des « difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées »
(qui figure dans les Lignes directrices établies par le ministre [Lignes directrices]) car elle entrave le pouvoir discrétionnaire octroyé par le Parlement conformément à l’article 25 de la LIPR (Kanthasamy au para 30). Je suis d’accord. Cependant, comme l’explique le juge Richard Mosley, la CSC n’a pas changé le critère ou éliminé la Ligne directrice de « difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées »
(Patel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1221 au para 42; Puna c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1168 au para 22). En effet, l’expression « difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées »
a vocation descriptive et ne crée pas, pour l'obtention d'une dispense, trois nouveaux seuils en sus de celui des considérations d’ordre humanitaire que prévoit déjà le paragraphe 25(1) : Kanthasamy au para 33. Les trois adjectifs doivent être considérés comme des éléments instructifs, mais non décisifs, qui permettent à la disposition de répondre avec plus de souplesse aux objectifs d'équité qui la sous-tendent (Kanthasamy au para 33). Les Lignes directrices sont donc utiles pour décider si, eu égard aux circonstances d’un demandeur en particulier, il convient d’accorder une dispense, mais elles ne constituent pas le seul énoncé possible des considérations d’ordre humanitaire qui justifient l’exercice du pouvoir discrétionnaire prévu à l’article 25 de la LIPR.
[29]
Les demandeurs s’appuient en partie sur le critère établi par la Section d’appel de l’immigration en 1970 dans Chirwa v Canada (Minister of Citizenship and Immigration) (1970), 4 IAC 338 [Chirwa] pour étoffer leur allégation que l’agent d’immigration a erronément appliqué l’analyse de l’arrêt Kanthasamy. Selon ce critère, les considérations d’ordre humanitaire se disent « des faits établis par la preuve, de nature à inciter tout homme raisonnable [sic] d'une société civilisée à soulager les malheurs d'une autre personne – dans la mesure où ses malheurs "justifient l'octroi d'un redressement spécial" aux fins des dispositions de la Loi »
(Kanthasamy au para 13, citant Chirwa à la p 364). La majorité de la CSC préconise plutôt une approche moins catégorique vis-à-vis de Chirwa qui emploie le libellé qui y figure comme s’il coexistait avec celui des Lignes directrices. Je suis en accord avec le juge Henry Brown qui, dans sa décision dans Nguyen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 27 au para 26, accepte que l’arrêt Kanthasamy a effectué un changement au droit, rétablissant Chirwa comme un des principes directeurs, en combinaison avec les Lignes directrices, à appliquer aux questions des considérations d’ordre humanitaire.
[30]
L’agent d’immigration n’a pas limité sa décision au critère des « difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées »
. Ses motifs sont courts mais les notes au dossier révèlent qu’il a procédé à une évaluation globale de la demande et a soupesé plusieurs facteurs. Puisque l’approche établie dans Kanthasamy a été suivie, l’agent n’a pas commis une erreur de droit.
B.
L’agent d’immigration a-t-il commis une violation d’équité procédurale en ignorant une partie importante et déterminante de la preuve?
[31]
Les demandeurs citent la décision Kanthasamy au paragraphe 25, où la majorité de la CSC cite l’arrêt Baker aux para 74-75 pour la proposition suivante :
Ce qui justifie une dispense dépend évidemment des faits et du contexte du dossier, mais l’agent appelé à se prononcer sur l’existence de considérations d’ordre humanitaire doit véritablement examiner tous les faits et les facteurs pertinents portés à sa connaissance et leur accorder du poids (Baker, par. 74 75).
[Italiques dans l’original]
[32]
Il est vrai que le défaut de tenir compte d’éléments de preuve pertinents constitue une erreur de droit contrôlable selon la norme de la décision correcte (Alahaiyah au para 17). Cependant, bien que le décideur doit tenir compte de toute la preuve pertinente, il n’est pas nécessaire que ses motifs y fassent référence, comme l’explique la CSC dans Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 au para 16 :
Il se peut que les motifs ne fassent pas référence à tous les arguments, dispositions législatives, précédents ou autres détails que le juge siégeant en révision aurait voulu y lire, mais cela ne met pas en doute leur validité ni celle du résultat au terme de l’analyse du caractère raisonnable de la décision. Le décideur n’est pas tenu de tirer une conclusion explicite sur chaque élément constitutif du raisonnement, si subordonné soit-il, qui a mené à sa conclusion finale (Union internationale des employés des services, local no 333 c. Nipawin District Staff Nurses Assn., [1975] 1 R.C.S. 382, p. 391). En d’autres termes, les motifs répondent aux critères établis dans Dunsmuir s’ils permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables.
[Je souligne.]
[33]
Ceci étant dit, lorsqu’un tribunal omet de prendre acte d’une preuve contradictoire pertinente qui lui a été présentée, la cour de révision peut en conclure que le tribunal n’a pas pris en compte cette preuve contradictoire pour tirer sa conclusion de fait : Alahaiyah au para 35.
[34]
Les motifs de la décision de l’agent d’immigration ne reflètent pas à première vue une considération de l’entièreté de la preuve pertinente au dossier et tous les motifs soulevés par les demandeurs.
[35]
Les notes Système mondial de gestion des cas (SMGC) de l’agent d’immigration prises lors de l’entrevue sont pertinentes. L’agent a par exemple considéré que les enfants étaient originalement des enfants de la rue et qu’ils sont aujourd’hui tous aux études. Vers la fin de l’entrevue, l’agent a fait part de ses préoccupations à Mme Kuteka et aux demandeurs afin qu’ils puissent y répondre :
Je vais vous faire part de mes préoccupations et vous pourrez y répondre. J’ai écouté tous vos témoignages pour prendre ma décision. Premièrement, il n’y a pas d’intérêt supérieur d’un mineur de moins de 18 pour Sele, Éric, Sylvie et Prince. Deuxièmement, les explications offertes d’une vie difficile ne montrent pas des circonstances exceptionnelles. La vie ressemble à celle de beaucoup de vos compatriotes, nationaux. La difficulté de la situation (hardship) d’une séparation, à l’âge adulte, n’est pas disproportionnée ou insurmontable. Je suis satisfaite que vous pouvez étudier et éventuellement travailler ici.
[36]
À cela, Mme Kuteka répond :
Ce sont des enfants, même si adultes. J’ai pitié. Ils vont mourir ici. Personne pour s’occuper d’eux.
[37]
L’agent répond alors à Mme Kuteka que ses enfants sont des adultes (« Ils sont des adultes Mme »
). Mme Kuteka lui explique alors qu’il s’agit d’orphelins et que personne ne s’occupera d’eux. Elle explique aussi que ses enfants sont traités de sorciers, mais l’agent d’immigration note qu’il n’y a pas de témoignage des quatre enfants en ce sens et que l’histoire remonte à avant leur adoption.
[38]
La preuve au sujet du traitement des demandeurs de sorcellerie comprend les affidavits des demandeurs Sylvie et Eric Mukilankoyi. Au paragraphe 22 de son affidavit, la demanderesse Sylvie Mukilankoyi déclare « [j]usqu’à ce jour ma mère Dorothée me sert de bouclier vis-à-vis mes ennemis de tout bord, soit les frères de mon père qui en veulent toujours à ma vie »
(je souligne). Pour sa part, le demandeur Eric Mukilankoyi déclare que « suivant le départ de notre mère Dorothée […] [n]otre vie sera une fois de plus en danger »
(je souligne).
[39]
Ces deux déclarations témoignent clairement de la crainte des demandeurs découlant d’allégations de sorcellerie à leur égard. À mon avis, ces déclarations contredisent les conclusions de l’agent (i) d’une absence de témoignage à ce sujet, et (ii) que l’histoire remonte à avant l’adoption des enfants Mukilankoyi. L’agent semble ne pas avoir pris en compte ces deux déclarations importantes. Donc, je conclus que l’agent a erré dans sa décision.
[40]
Le défendeur argumente que la preuve des demandeurs à cet égard est subjective et donc mérite peu de poids. J’aurais été peut-être plus tenté à accepter cet argument si l’agent avait au moins reconnu l’existence de cette preuve pertinente.
C.
Dans l’alternative, la décision de l’agent d’immigration était-elle déraisonnable.
[41]
Avant d’évaluer la raisonnabilité de la décision de l’agent d’immigration, il faut premièrement comprendre le contexte factuel et jurisprudentiel dans lequel s’inscrit cette décision.
[42]
La Cour dans Kanthasamy a attaché une grande importance aux deux objectifs législatifs du paragraphe 25(1) de la LIPR, soit « assurer l'accès à la dispense pour considérations d'ordre humanitaire »
et « faire obstacle à une portée indûment excessive de la disposition en cause »
(aux para 14, 19). Autrement dit, le paragraphe 25(1) vise non seulement les situations où l’application ordinaire de dispositions de la LIPR serait disproportionnée eu égard aux « difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées »
et compte tenu de tous les facteurs d’ordre humanitaire pertinents et applicables, mais aussi les situations où une personne passe à travers les mailles du système en raison d’une disposition législative trop générale.
[43]
Dans le cas présent, la définition d’enfant à charge au paragraphe 2(1) du RIPR se limite aux enfants étant âgés de moins de 19 ans à moins que l’enfant n’ait cessé de dépendre de l’un ou de l’autre de ses parents en raison de son état physique ou mental. Une simple lecture de la définition d’« enfant à charge »
indique que le législateur présume qu’à l’âge de 19 ans, à moins d’avoir une dépendance en raison d’un état physique ou mental, une personne sera généralement autonome. La disposition indique de plus que le législateur a voulu exclure de l’application générale de la règle, les personnes particulièrement vulnérables qui ne sont pas autonomes en raison d’une dépendance liée à un état physique ou mentale. Tout facteur démontrant que le demandeur d’un visa de résident permanent n’est pas indépendant même s’il a atteint l’âge de 19 ans mérite donc une attention particulière, sans toutefois être déterminant.
[44]
Les motifs de l’agent reflètent ses préoccupations premières, c’est-à-dire que les enfants sont des adultes et que leur situation n’est pas plus difficile que celles d’autres personnes en RDC. Toutefois, les motifs ne contiennent aucune analyse détaillée de l’indépendance ou la dépendance des demandeurs. L’agent ne s’est pas attardé au seul facteur expliquant la raison pour laquelle les demandeurs ne sont pas entièrement autonomes, même s’ils ont plus de 18 ans : c’est-à-dire les séquelles socio-affectives résultant de leur enfance précaire. Pourtant, il y avait de la preuve au dossier et des témoignages expliquant pourquoi les demandeurs ont besoin de leurs parents. Cette preuve méritait de la considération.
[45]
La Cour n’est pas simplement en désaccord avec le poids accordé aux différents facteurs soupesés par l’agent. Au contraire, l’effet socio-affectif de l’enfance précaire des demandeurs est objectivement le seul facteur soulevé expliquant pourquoi les demandeurs croient être passés dans les mailles du système. Bien qu’il ne soit pas déterminant en soi, ce facteur ne pouvait être ignoré.
[46]
En ce qui concerne la séparation de la famille qu’entrainerait la décision négative de l’agent, les notes SMGC indiquent que les difficultés des demandeurs, à l’âge adulte, ne sont pas disproportionnées ou insurmontables. Selon les notes, Mme Kuteka a indiqué, après que la décision a été communiquée oralement, qu’elle déciderait peut-être de ne pas quitter le RDC sans les demandeurs. L’agent invite Mme Kuteka à prendre le temps de décider, mais ne semble pas avoir considéré sa crainte autrement. Malgré les difficultés pour les demandeurs, ainsi que pour leur frère Glody et leurs parents adoptifs, d’une décision empêchant les demandeurs de venir au Canada avec les autres membres de leur famille sont soulevées dans leurs soumissions écrites à l’agent, ce dernier ne considère pas le choix extrêmement difficile que doit faire Mme Kuteka, ni le fait que la séparation de la famille ne semble pas être rectifiable par d’autres mesures. À mon avis, il s’agit d’un défaut de tenir compte de l’alinéa 3(1)b) de la LIPR, et constitue une erreur par l’agent.
IX.
Conclusions
[47]
En raison des erreurs discutées ci-dessus, la présente demande de contrôle judiciaire doit être accueillie.
[48]
Suite aux discussions avec les procureurs des parties lors de l’audition de cette demande, je suis d’avis qu’il n’y a aucune question grave de portée générale à certifier.
JUGEMENT
LA COUR STATUE que :
La présente demande de contrôle judiciaire est accordée et le dossier est retourné pour réexamen devant un nouvel agent.
Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.
« George R. Locke »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM-2349-16
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INTITULÉ :
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SYLVIE MUKILANKOYI, ERIC MUKILANKOYI, PRINCE KALENGE, SELE MINZADI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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Montréal (Québec)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 25 janvier 2017
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LE JUGE LOCKE
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DATE DES MOTIFS :
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LE 13 février 2017
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COMPARUTIONS :
Me Guillaume Cliche-Rivard
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Pour la partie demanderesse
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Me Pavol Janura
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Pour la partie défenderesse
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Doyon, Nguyen, Tutunjian & Cliche-Rivard
Avocats
Montréal (Québec)
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Pour la partie demanderesse
|
William F. Pentney
Sous-procureur général du Canada
Montréal (Québec)
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Pour la partie défenderesse
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