Date : 20170130
DOSSIER : IMM-3200-15
Référence : 2017 CF 115
[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
À Ottawa (Ontario), le 30 janvier 2017
En présence de monsieur le juge Fothergill
ENTRE :
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SHIYUAN SHEN
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demandeur
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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défendeur
|
ORDONNANCE ET MOTIFS
I.
Aperçu
[1]
Shiyuan Shen a présenté une requête en application de la règle 399(2) des Règles des Cours fédérales (Règles), DORS/98-106 pour nouvel examen et modification de mon jugement dans Shen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 70 [Shen]. M. Shen soutient que des documents de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) divulgués récemment ne laissent aucun doute sur le fait que la Couronne a manqué à l’obligation de franchise et que sa conduite équivaut à un abus de procédure. Il demande à la Cour d’interdire toute autre intervention de la Couronne dans le cadre de sa demande d’asile.
[2]
Pour les motifs qui suivent, j’ai conclu que les documents de l’ASFC nouvellement divulgués n’auraient eu aucune influence déterminante sur mon jugement précédent. S’ils avaient été disponibles à l’époque, ils n’auraient offert que d’autres motifs militant en faveur de la mesure de redressement qui a été accordée. Dans le même ordre d’idées, je ne suis pas en mesure d’affirmer que mon jugement précédent a été obtenu par fraude.
[3]
Malgré les lacunes dans les explications de la Couronne en ce qui concerne son défaut de divulguer les documents de l’ASFC avant la fin de 2016, le dossier n’est pas suffisamment clair pour justifier une conclusion selon laquelle la Couronne a manqué à son obligation de franchise ou que sa conduite équivaut à un abus de procédure. La présente requête en réexamen est rejetée. Cependant, compte tenu des circonstances particulières de l’espèce, des dépens sont adjugés à M. Shen.
II.
Résumé des faits
[4]
Dans les présents motifs, je désigne le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile et le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration collectivement comme « la Couronne »
.
[5]
Shiyuan Shen est un citoyen de la Chine, où il a dans le passé œuvré dans le commerce de l’acier. En 2002, il a quitté la Chine et est allé aux États-Unis et s’est établi dans la ville de New York. Peu de temps après, les autorités chinoises l’ont accusé de fraude. M. Shen est entré au Canada en 2007 et s’est établi à Vancouver.
[6]
M. Shen a épousé une citoyenne canadienne et a lancé une entreprise d’armoires de cuisine florissante. Il a par la suite présenté une demande de résidence permanente au titre de la catégorie des époux ou conjoints de fait au Canada. À la suite de sa demande, l’ASFC l’a arrêté en raison de soupçons de participation à des activités illégales en Chine. M. Shen a alors présenté une demande d’asile au Canada, soutenant que les accusations déposées contre lui en Chine étaient fondées sur des motifs politiques.
[7]
La Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a tenu une audience sur la demande d’asile de M. Shen. Le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile est intervenu pour faire valoir que la demande d’asile de M. Shen était irrecevable en application de l’alinéa b) de la section F de l’article premier de la Convention relative au statut des réfugiés des Nations Unies, RT Can.1969 no 6 et de l’article 98 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR). En application de ces dispositions, la demande d’asile ne sera pas accordée s’il existe des « raisons sérieuses de penser »
qu’une personne a commis un crime grave de droit commun à l’étranger avant son admission au Canada. Le ministre a présenté des éléments de preuve obtenus auprès du Bureau de la sécurité publique chinois pour soutenir les allégations selon lesquelles il y avait des raisons sérieuses de penser que M. Shen avait commis une fraude en Chine.
[8]
La Section de la protection des réfugiés a conclu que M. Shen était interdit de territoire au Canada. M. Shen a sollicité le contrôle judiciaire de la décision de la Section de la protection des réfugiés par notre Cour. La demande a été accueillie sur consentement, au motif que les allégations faites contre M. Shen n’avaient pas été divulguées d’une façon adéquate. Une autre demande auprès de la Cour a donné lieu à une ordonnance du juge Beaudry datée du 15 septembre 2014 obligeant la Couronne à [traduction] « communiquer intégralement au demandeur tous les documents concernant l’affaire du demandeur qui sont en possession du défendeur, et plus particulièrement de lui communiquer intégralement tous les documents reçus du Bureau de la sécurité publique de la Chine concernant les accusations portées contre le demandeur »
(no de dossier de la Cour IMM-3740-13).
[9]
À la reprise de l’audience devant la Section de la protection des réfugiés, M. Shen a présenté deux requêtes préliminaires. La première requête demandait l’exclusion de l’ensemble de la preuve émanant du Bureau de la sécurité publique au motif qu’elle avait été obtenue par la torture. La deuxième requête visait à empêcher la Couronne d’intervenir dans la demande d’asile de M. Shen, au motif que la Couronne avait manqué à son obligation de franchise et que sa conduite équivalait à un abus de procédure. Les deux requêtes ont été rejetées par la Section de la protection des réfugiés et M. Shen a sollicité un contrôle judiciaire devant notre Cour.
[10]
Dans l’affaire Shen, j’ai conclu qu’il était prématuré pour notre Cour d’examiner le refus de la Section de la protection des réfugiés d’exclure certains éléments de preuve au motif qu’ils avaient pu être obtenus par la torture. Cependant, compte tenu des circonstances de l’affaire, j’ai conclu que les questions concernant l’obligation de franchise et l’abus de procédure n’étaient pas prématurées. J’ai conclu que la question de savoir si la Couronne avait manqué à son obligation de franchise au point de constituer un abus de procédure a été examinée par la Section de la protection des réfugiés d’une manière intrinsèquement incohérente et infondée en droit. La demande de contrôle judiciaire a donc été accueillie partiellement et ces questions ont été renvoyées au même commissaire de la Section de la protection des réfugiés pour qu’il rende une nouvelle décision.
III.
Questions en litige
[11]
La requête en nouvel examen et modification de mon jugement dans l’affaire Shen soulève les questions suivantes :
Les renseignements nouvellement découverts constituent-ils des
« faits nouveaux »
, au sens de la règle 399(2), qu’on ne pouvait connaître en faisant preuve de diligence raisonnable et qui auraient exercé une influence déterminante sur le jugement précédent?Le jugement précédent a-t-il été obtenu par fraude?
L’abus de procédure par la Couronne qui est allégué s’étend-il à sa conduite devant la Cour et, dans l’affirmative, quelle est la réparation appropriée?
IV.
Discussion
[12]
Le principe général est que « la Cour ne peut revenir sur une ordonnance qu’elle a déjà rendue »
(Janssen Inc c Abbvie Corp, 2014 CAF 176, au paragraphe 35 [Janssen]). La règle 399(2) porte que, dans des circonstances très limitées, la Cour peut annuler ou modifier une ordonnance au motif de faits nouveaux qui sont survenus ou ont été découverts après que l’ordonnance eut été rendue ou lorsque l’ordonnance a été obtenue par fraude (règle 399(2); Fondation Noahs Ark c Canada, 2015 CF 1183, au paragraphe 18 [Noahs Ark]).
[13]
Comme l’a conclu la juge Snider dans Compagnie pharmaceutique Procter & Gamble Canada Inc c Canada (Ministre de la Santé), 2003 CF 911 [Procter & Gamble], la règle 399(2) « ne donne pas à la Cour une nouvelle compétence initiale ou une compétence qui se prolonge dans le temps lui permettant de procéder à l’examen d’un jugement comme s’il s’agissait d’une première instance, et elle ne peut être utilisée comme moyen de revoir les jugements chaque fois qu’un changement dans les faits survient »
(au paragraphe 17; voir aussi Zeneca Pharma Inc c Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social), [2000] ACF no 2134 (1re inst.), au paragraphe 6). Une requête en modification en application de la règle 399 doit être « étayée par des éléments de preuve précis, concrets et convaincants »
(Janssen, au paragraphe 41) et ne sera accordée que « dans le plus clair des cas »
(Procter & Gamble, au paragraphe 29).
A.
Les renseignements nouvellement découverts constituent-ils des « faits nouveaux », au sens de la règle 399(2), qu’on ne pouvait connaître en faisant preuve de diligence raisonnable et qui auraient exercé une influence déterminante sur le jugement précédent?
[14]
Trois conditions doivent être satisfaites avant que la Cour puisse accueillir une requête en application de la règle 399(2)a) : les renseignements nouvellement découverts doivent être des « faits nouveaux »
au sens des Règles; les « faits nouveaux »
ne doivent pas être des faits nouveaux que l’intéressé aurait pu découvrir avant que l’ordonnance ne soit rendue en faisant preuve de diligence raisonnable; et les « faits nouveaux »
doivent être de nature à exercer une influence déterminante sur la décision en question (Ayangma c Canada, 2003 CAF 382, au paragraphe 3 [Ayangma]; Procter & Gamble, au paragraphe 18; Evans c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 654, au paragraphe 19 [Evans]).
[15]
En application de la règle 399(2), l’expression « faits nouveaux »
a « un sens large »
et englobe « un élément de redressement demandé plutôt [qu’un] argument présenté au tribunal »
(Proctor & Gamble, au paragraphe 19; Haque c Canada (Citoyenneté et Immigration), [2000] ACF no 1141 (1re inst.), au paragraphe 5; Evans, au paragraphe 20). Les « faits nouveaux »
doivent être pertinents aux faits qui sont à l’origine de l’ordonnance initiale (Proctor & Gamble, au paragraphe 19).
[16]
La requête de M. Shen n’est pas fondée sur le fait d’« ignorer la loi ou de ne pas soulever un argument qui pourrait autrement avoir été présenté devant la Cour »
(Noahs Ark, au paragraphe 19). Il ne s’appuie pas non plus sur une jurisprudence supplémentaire, nouvelle ou ancienne (Ayangma, au paragraphe 4). Aucune de ces situations ne constituerait des « faits nouveaux »
au sens de la règle 399(2). M. Shen s’appuie plutôt sur des documents préexistants, mais nouvellement divulgués qui, selon ses affirmations, exercent une influence directe sur les questions examinées précédemment par la Cour. Je suis convaincu que ces circonstances suffisent à satisfaire au premier volet du critère de nouvel examen établi à la règle 399(2).
[17]
S’il y a des « faits nouveaux »
au sens de la règle, un demandeur doit alors « démontrer que les nouveaux faits n’auraient pu être découverts plus tôt malgré [...] une diligence raisonnable »
(Proctor & Gamble, au paragraphe 22; Ayangma, au paragraphe 5). En l’espèce, il n’est pas contesté que les documents divulgués récemment, qui existent depuis 2012, ont été délibérément cachés à M. Shen par la Couronne. Je suis donc convaincu qu’ils n’auraient pas pu être découverts plus tôt en faisant preuve de diligence raisonnable.
[18]
À l’étape finale, le juge qui examine la requête en application de la règle 399(2) doit se mettre à la place du juge qui a instruit l’affaire initiale et décider ce qu’il aurait fait si les faits nouveaux lui avaient été soumis (Procter & Gamble, au paragraphe 29). Compte tenu de la nature spéculative de cette étape, une requête en application de la règle 399 constitue « une demande très exigeante »
(Procter & Gamble, au paragraphe 29). Dans l’affaire Smith c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 712, au paragraphe 20, le juge Gibson, parce qu’il n’était pas le juge ayant rendu l’ordonnance initiale, a interprété ces mots comme des mots de nature conditionnelle, comme dans l’expression « peut exercer une influence déterminante »
[souligné dans l’original]. Cependant, en l’espèce, je suis le juge qui a rendu le jugement précédent et le critère consiste donc à décider si les nouveaux éléments de preuve auraient exercé une influence déterminante sur ce jugement.
[19]
Les documents de l’ASFC nouvellement divulgués concernent tous deux l’admissibilité au Canada d’un policier du Bureau de la sécurité publique qui a été convoqué en qualité de témoin à la première audience de M. Shen devant la Section de la protection des réfugiés. Les documents précisaient que le dossier des droits de la personne du Bureau de la sécurité publique s’était attiré des critiques de sources sûres dans les rapports accessibles au public. Celles-ci comprenaient des évaluations menées par le Département d’État des États-Unis, un rapporteur spécial des Nations Unies, Amnistie internationale et Human Rights Watch. Un des documents de l’ASFC concluait qu’il était possible, bien que peu probable, que la preuve à présenter par le policier du Bureau de la sécurité publique ait été obtenue par la torture.
[20]
La recommandation de l’ASFC concernant l’admissibilité du témoignage du policier du Bureau de la sécurité publique au Canada est expurgée, ainsi que d’autres observations concernant le Bureau de la sécurité publique. L’avocat de M. Shen a eu accès à des versions moins expurgées des documents, sous réserve d’un engagement qu’il ne divulgue pas les renseignements protégés à son client. M. Shen conteste les passages expurgés dans le cadre d’une procédure distincte devant la Cour (no de dossier de la Cour DES-6-16).
[21]
Le policier du Bureau de la sécurité publique a été autorisé à entrer au Canada et a témoigné à la première audience devant la Section de la protection des réfugiés. À la suite de son témoignage, l’avocate de la Couronne a fait valoir que la preuve qu’il avait présentée était fiable et digne de confiance. Elle a adopté la position selon laquelle M. Shen n’avait pas réussi à démontrer qu’il était même plausible que la preuve présentée par le policier du Bureau de la sécurité publique ait été obtenue par la torture. M. Shen soutient que cette position n’est pas conforme à l’évaluation de l’ASFC selon laquelle il était possible, bien que peu probable, que la preuve ait été obtenue par la torture, et que la Couronne avait une fois de plus manqué à son obligation de franchise envers la Section de la protection des réfugiés.
[22]
Dans la procédure précédente devant la Cour, M. Shen s’est appuyé sur des documents émanant du Bureau de la sécurité publique qui ont été divulgués conformément à l’ordonnance du juge Beaudry du 15 septembre 2014. Ces documents comprenaient une déclaration de la sœur de M. Shen dans laquelle elle disait qu’elle avait collaboré uniquement après une [traduction] « éducation répétée » par le Bureau de la sécurité publique. La Section de la protection des réfugiés a conclu que la déclaration ne suffisait pas à démontrer un risque élevé que les déclarations de la sœur du demandeur étaient le produit de la torture et qu’il serait nécessaire que la Section de la protection des réfugiés procède à sa propre appréciation de la crédibilité dans le cadre de l’audience à venir. La Section de la protection des réfugiés a reconnu qu’il y avait une possibilité sérieuse que la preuve ait été obtenue par coercition, mais que cette appréciation devait également être effectuée dans le cadre de l’audience à venir.
[23]
À mon avis, les documents de l’ASFC nouvellement divulgués entrent dans la même catégorie que les documents sur lesquels M. Shen s’est appuyé pour justifier sa demande précédente en vue d’obtenir une ordonnance interdisant à la Couronne d’intervenir devant la Section de la protection des réfugiés pour débattre de l’interdiction de territoire de M. Shen. Leur valeur probante semble limitée. Les documents de l’ASFC répètent des observations qui figurent dans des rapports d’organismes gouvernementaux et non gouvernementaux qui sont du domaine public. M. Shen s’est appuyé sur ces mêmes sources pour contre-interroger le policier du Bureau de la sécurité publique qui a témoigné lors de la première audience devant la Section de la protection des réfugiés.
[24]
Je ne suis donc pas en mesure de conclure que les documents de l’ASFC nouvellement divulgués auraient exercé une influence déterminante sur mon jugement précédent. S’ils avaient été disponibles à l’époque, ils n’auraient fourni que d’autres motifs relatifs au redressement qui a été accordé : une ordonnance renvoyant l’affaire à la Section de la protection des réfugiés pour un nouvel examen sur la question de savoir si le défaut de la Couronne de divulguer des renseignements pertinents constituait un manquement à l’obligation de franchise, de savoir si cela était suffisamment grave pour constituer un abus de procédure et, dans l’affirmative, la réparation appropriée.
[25]
En guise de redressement subsidiaire, la Couronne me demande de préciser la portée de mon jugement dans l’affaire Shen pour aider au règlement des litiges devant la Section de la protection des réfugiés en ce qui concerne son interprétation et son application. Cette demande n’est manifestement pas visée par la règle 399 et il est inutile de se pencher sur celle-ci davantage (Teva Neuroscience GP-SENC c Canada (Procureur général), 2010 CF 1204, au paragraphe 25).
B.
Le jugement précédent a-t-il été obtenu par fraude?
[26]
Deux critères doivent être satisfaits avant qu’une requête en modification pour motif de fraude soit accueillie. D’abord, une présentation erronée doit avoir été faite. Ensuite, la fausse déclaration doit avoir été « faite i) ou bien sciemment, sans croire honnêtement à sa vérité, ii) ou bien de façon téméraire, dans l’insouciance de sa vérité ou de sa fausseté »
(Imperial Oil Ltd c Lubrizol Corp, [2000] ACF no 853 (CA), au paragraphe 53 [Imperial Oil]; Pfizer Canada Inc c Canada (Santé), 2011 CAF 215, au paragraphe 20 [Pfizer]). Une fraude alléguée doit être liée au fondement de l’affaire et être prouvée selon la prépondérance des probabilités (Pfizer, au paragraphe 21; Imperial Oil, au paragraphe 57).
[27]
M. Shen affirme que la Couronne a fait une fausse déclaration à la Cour dans le cadre de la procédure précédente selon laquelle une divulgation complète avait été faite à M. Shen, et que la Couronne savait que cette déclaration était fausse ou a été insouciante quant à sa véracité. La Couronne répond qu’elle n’a pas trompé la Cour dans l’affaire Shen et qu’elle n’a pas non plus omis de se conformer à l’ordonnance du juge Beaudry datée du 15 septembre 2014 qui exigeait la divulgation de tous les documents pertinents en la possession de la Couronne. La Couronne fait valoir que les documents de l’ASFC jouissaient d’un privilège relatif au litige et que, par conséquent, ils n’étaient pas assujettis à la divulgation. L’avocate de la Couronne n’a pas été en mesure d’expliquer la raison pour laquelle les documents ont été finalement divulgués à M. Shen à la fin de 2016, mais a invité la Cour à en déduire qu’on avait dû renoncer à ce privilège.
[28]
Comme je l’ai déjà indiqué, je ne suis pas en mesure de conclure que les documents de l’ASFC nouvellement divulgués auraient exercé une influence déterminante sur mon jugement précédent dans l’affaire Shen. Dans le même ordre d’idées, on ne peut pas dire que mon jugement précédent a été obtenu par la dissimulation intentionnelle ou insouciante par la Couronne des documents de l’ASFC. L’affaire a été tranchée, à tout le moins en partie, en faveur de M. Shen. Si la Couronne avait reconnu l’existence des documents de l’ASFC à l’époque, cela n’aurait pas changé l’issue.
C.
L’abus de procédure par la Couronne qui est allégué s’étend-il à sa conduite devant la Cour et, dans l’affirmative, quelle est la réparation appropriée?
[29]
Cet argument est, à certains égards, lié à l’affirmation selon laquelle le jugement précédent de la Cour dans l’affaire Shen a été obtenu par fraude. M. Shen maintient que la Couronne a menti en affirmant à plusieurs reprises devant la Cour que tous les documents pertinents lui avaient été divulgués alors que, dans les faits, les documents de l’ASFC avaient été retenus. M. Shen affirme que la Couronne a manqué à son obligation de franchise envers la Cour et a également omis de se conformer à l’ordonnance du juge Beaudry du 15 septembre 2014. Même s’il reconnaît que la Section de la protection des réfugiés est bien placée pour traiter tout abus découlant de ses propres procédures, il maintient que seul un juge de la Cour peut corriger un abus de procédure de la Cour.
[30]
L’explication de la Couronne de son refus de divulguer les documents de l’ASFC à M. Shen avant la fin de 2016 est loin d’être satisfaisante. À l’audience, l’avocate de la Couronne a initialement cherché à interpréter de manière restrictive l’ordonnance du juge Beaudry, laissant entendre qu’elle se limitait aux documents émanant du Bureau de la sécurité publique. Compte tenu du libellé clair de l’ordonnance [traduction] « de communiquer intégralement au demandeur tous les documents concernant l’affaire du demandeur qui sont en possession du défendeur »
, il s’agissait manifestement d’une position intenable. Après une certaine équivoque, l’avocate de la Couronne a reconnu que les documents de l’ASFC étaient effectivement pertinents à la demande d’asile de M. Shen et qu’ils étaient à première vue assujettis à la divulgation.
[31]
La Couronne a ensuite fait valoir la thèse selon laquelle les documents de l’ASFC, même s’ils sont pertinents, jouissaient d’un privilège relatif au litige, et selon laquelle ils avaient été retenus afin de ne pas les divulguer à M. Shen et à la Section de la protection des réfugiés pour ce motif. La Couronne n’a présenté aucune preuve pour étoffer cette allégation. En outre, aucune explication n’a été offerte en ce qui concerne la décision de la Couronne de divulguer les documents à la fin de 2016, sous réserve de seulement quelques passages expurgés.
[32]
Si un privilège doit être revendiqué à l’égard d’un document, ce document doit alors habituellement être clairement identifié et la raison pour laquelle le document a été retenu doit être indiquée. Cela permet à la partie qui demande la divulgation de contester le privilège revendiqué et de demander à un organe compétent de trancher la question si celle-ci est soulevée (Blank c Canada (Justice), 2006 CSC 39, au paragraphe 45).
[33]
Même si je retiens le fait que les procédures devant la Section de la protection des réfugiés sont informelles et que la Section de la protection des réfugiés n’est pas liée par des règles de preuve strictes (article 170 de la LIPR), on ne m’a présenté rien de plus que la simple affirmation de l’avocate de la Couronne pour justifier l’allégation selon laquelle les documents de l’ASFC ont été retenus afin de ne pas les divulguer à M. Shen et à la Section de la protection des réfugiés en raison d’un privilège relatif au litige. Aucun témoignage par affidavit d’une personne ayant une connaissance personnelle de la procédure devant la Section de la protection des réfugiés ne confirme que c’est effectivement ce qui s’est passé.
[34]
Malgré les lacunes dans les explications de la Couronne en ce qui concerne son défaut de divulguer les documents de l’ASFC avant la fin de 2016, le dossier n’est pas suffisamment clair pour justifier une conclusion selon laquelle la Couronne a manqué à son obligation de franchise ou que sa conduite équivaut à un abus de procédure. Comme je l’ai déjà indiqué, la valeur probante des documents semble limitée. Ils consistent essentiellement en des résumés de rapports largement disponibles publiés par des gouvernements étrangers et des organismes non gouvernementaux, accompagnés de brèves observations et conclusions de fonctionnaires de l’ASFC.
[35]
Qui plus est, on ignore comment l’abus de procédure allégué pourrait être corrigé. Il n’y a actuellement aucune instance devant la Cour susceptible de faire l’objet d’une suspension. M. Shen n’a pas besoin d’un ajournement pour revoir ou ajuster son approche en fonction de quelque procédure devant la Cour. La seule réparation possible serait une adjudication des dépens.
[36]
Habituellement, des dépens ne sont pas adjugés dans le cadre de procédures devant la Cour au titre de la LIPR (règle 22 des Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93-22). Cependant, à cet égard, je ne suis pas convaincu que M. Shen et la Cour ont inutilement subi des inconvénients par la divulgation tardive et largement inexpliquée des documents de l’ASFC. La demande de redressement subsidiaire de la Couronne, qui n’était manifestement pas visée par la règle 399, a obligé M. Shen à engager d’autres dépenses inutiles dans la préparation d’un dossier supplémentaire. Dans ces circonstances particulières, il est approprié d’adjuger des dépens à M. Shen.
V.
Conclusion
[37]
La requête en nouvel examen et en modification du jugement de la Cour dans l’affaire Shen est rejetée. Des dépens forfaitaires de 2 500 $, y compris les débours, sont adjugés à M. Shen.
ORDONNANCE
LA COUR ORDONNE QUE la requête du demandeur sollicitant le réexamen du jugement de la Cour dans l’affaire Shen c Canada (Citoyenneté et Immigration) 2016 CF 70 soit rejetée. Des dépens forfaitaires de 2 500 $, y compris les débours, sont adjugés à M. Shen.
« Simon Fothergill »
Juge
Traduction certifiée conforme
Ce 12e jour de novembre 2019
Lionbridge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
|
IMM-3200-15
|
INTITULÉ :
|
SHIYUAN SHEN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
|
LIEU DE L’AUDIENCE :
|
Ottawa (Ontario)
|
DATE DE L’AUDIENCE :
|
Le 9 janvier 2017
|
ORDONNANCE ET MOTIFS :
|
LE JUGE FOTHERGILL
|
DATE DES MOTIFS :
|
Le 30 janvier 2017
|
COMPARUTIONS :
Lorne Waldman
Naseem Mithoowani
|
Pour le demandeur
|
Helen Park
|
POUR LE DÉFENDEUR
|
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Waldman and Associates
Avocats
Toronto (Ontario)
|
Pour le demandeur
|
William F. Pentney, c.r.
Sous-procureur général du Canada
Ottawa (Ontario)
|
POUR LE DÉFENDEUR
|