Dossier : IMM-1876-16
Référence : 2017 CF 134
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 6 février 2017
En présence de monsieur le juge Bell
ENTRE : |
OYINDAMOLA ADEO ANNI |
demanderesse |
et |
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
I. Résumé
[1] Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée par Oyindamola Adeo Anni (Mme Anni) à l’égard d’une décision rendue le 7 mars 2016 par la Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada refusant de rouvrir la demande d’asile qu’elle avait présentée. La SPR a en effet conclu que Mme Anni n’était pas parvenue à établir un manquement à un principe de justice naturelle, comme l’exige la règle 62(6) des Règles de la Section de la protection des réfugiés (les Règles), DORS/2012-256.
[2] Pour les motifs exposés aux présentes, je rejetterais la demande de contrôle judiciaire.
II. Rappel des faits
[3] Mme Anni est une citoyenne du Nigéria qui est mère de trois enfants, dont deux qui sont nés au Canada. Son fils benjamin, né au Nigéria, est le résultat du viol qu’elle a subi. Les faits exposés ci-après expliquent en détail les circonstances entourant la naissance de ses deux enfants nés au Canada, ses voyages entre le Nigéria, le Canada et les États-Unis, et les circonstances inhabituelles entourant cette demande présentée en mars 2016 afin de rouvrir une demande d’asile abandonnée le 10 mars 2010.
[4] Mme Anni, pendant sa grossesse, a fui au Canada afin d’éviter la violence physique et psychologique qu’elle endurait aux mains de son époux au Nigéria. Elle a demandé l’asile à Etobicoke, en Ontario, le 16 octobre 2007. Peu de temps après, son époux a appris son départ du Nigéria et l’a suivie au Canada, où ils ont recommencé à vivre ensemble. Mme Anni soutient que la violence s’est poursuivie, mais reconnaît n’avoir jamais communiqué avec la police ou d’autres autorités au Canada. En juillet 2008, un tribunal canadien a reconnu l’époux de Mme Anni coupable de chefs d’accusation liés aux drogues et au trafic de drogues. Il a été expulsé au Nigéria dès sa remise en liberté. Mme Anni et leur premier enfant né au Canada sont retournés avec lui. Il convient selon moi de préciser ici que les autorités canadiennes n’avaient pas exigé qu’elle retourne avec lui au Nigéria.
[5] En février 2009, Mme Anni, de nouveau enceinte, est revenue au Canada sans son fils né au pays au moyen d’un faux passeport américain. Initialement détenue par un agent de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC), elle a été remise en liberté sur paiement d’un cautionnement de 1 500 $ en espèces. Après sa libération, elle a donné naissance à son deuxième enfant né au Canada, une fille. Mme Anni est retournée au Nigéria avec son nouveau-né en juin 2009 après avoir appris que son père, qui prenait soin de son fils au Nigéria, était décédé. Selon ses affirmations, son époux a été avisé de son retour au Nigéria et les a contraints, elle et leurs deux enfants, à vivre avec lui.
[6] Pendant cette période de cohabitation avec son conjoint, Mme Anni soutient qu’il a tenté d’agresser sexuellement leur fille alors âgée de quatre ans. Elle a retiré ses enfants du foyer conjugal, a quitté son époux et, pendant qu’elle était hébergée par différents amis et parents, a subi un viol collectif à la suite duquel elle est tombée enceinte. Elle a donné naissance à son troisième enfant, qui est le premier de ses enfants à avoir la citoyenneté nigériane.
[7] En janvier 2015, Mme Anni et ses trois enfants sont arrivés aux États-Unis. Elle et son enfant le plus jeune sont ensuite retournés au Nigéria en avril 2015, pour revenir une fois de plus aux États-Unis en mai 2015. En octobre 2015, elle et ses trois enfants sont arrivés au Canada, depuis les États-Unis. À la suite d’une mesure de renvoi et d’une audience sur l’examen des risques avant renvoi (ERAR) qui s’est soldée par une décision défavorable, Mme Anni a soumis en mars 2016 une demande afin de faire rouvrir sa demande d’asile présentée en 2007.
[8] Je constate ici que Mme Anni a présenté une demande de contrôle judiciaire de la décision défavorable rendue relativement à sa demande d’ERAR qui, elle, lui a été favorable. Dans l’affaire Anni c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2016 CF 941, [2016] ACF no 1076, un juge de notre Cour a infirmé la décision de l’agent relative à l’ERAR et a renvoyé l’affaire à un autre agent aux fins de décision.
III. Décision contestée
[9] La SPR a souligné que Mme Anni avait présenté sa demande d’asile avec l’aide d’un conseiller en octobre 2007. Elle avait alors fourni au défendeur son adresse et celle de son conseiller. Le 3 février 2010, même après l’envoi d’un avis en bonne et due forme, ni la demanderesse ni son conseiller ne se sont présentés à l’audition de sa demande d’asile. Une audience de justification a été fixée au 8 février 2010. Ni la demanderesse ni son conseiller ne se sont présentés au lieu et à l’heure indiqués. Plutôt que de déclarer l’abandon de la demande, une nouvelle audience a été fixée pour le 10 mars 2010. Mme Anni et son conseiller ont reçu l’avis relatif à cette audience à leurs dernières adresses connues qui avaient été communiquées au défendeur. Là encore, ni Mme Anni ni son conseiller ne se sont présentés. Pendant cette audience tenue le 10 mars 2010, un agent de l’ASFC (l’agent) a présenté une déclaration portant sur les voyages de Mme Anni, précisant qu’elle avait quitté le Canada pour retourner au Nigéria en juillet 2008. L’agent a également indiqué qu’en février 2009, la demanderesse avait été arrêtée à l’Aéroport Lester B. Pearson alors qu’elle tentait d’entrer au Canada au moyen d’un faux passeport. Elle a été mise en détention, puis remise en liberté moyennant le dépôt d’un cautionnement en espèces de 1 500 $ et d’une garantie de 5 000 $, assujettie à une obligation de rendre compte. Elle devait également signaler tout changement d’adresse à l’ASFC. Mme Anni n’ayant pas respecté son obligation de rendre compte, un mandat d’arrestation a été lancé contre elle le 30 octobre 2009. En novembre 2009, l’ASFC a appris que Mme Anni était retournée à Lagos, au Nigéria, et a donc annulé le mandat.
[10] La SPR a souligné que Mme Anni, pendant son séjour au Canada, n’a jamais demandé l’aide de la police, d’autres autorités ou de son conseiller concernant le comportement violent de son époux, notant également que, pendant son séjour au Canada en 2009, elle ne s’est jamais renseignée sur l’évolution de sa demande d’asile. Qui plus est, bien qu’elle soit revenue au Canada en octobre 2015, elle a attendu de recevoir la décision défavorable de sa demande d’ERAR avant de présenter, en mars 2016, la demande pour faire rouvrir sa demande d’asile. Mme Anni n’a offert aucune explication pour justifier ce retard.
[11] Mme Anni a présenté à la SPR un rapport d’un psychiatre qui conclut qu’elle souffre d’un trouble de stress post-traumatique (TSPT), de dépression et du syndrome de la femme battue. La SPR n’a accordé que peu de valeur à ce rapport puisqu’il ne contient aucune indication quant au processus suivi par le médecin pour tirer ses conclusions. En outre, la SPR a conclu que le rapport psychiatrique contenait des déclarations catégoriques sur la crédibilité de Mme Anni et son droit de demeurer au Canada, alors que ces questions relèvent exclusivement du ressort de la SPR. La SPR est arrivée à la conclusion qu’il n’y avait eu aucun manquement à un principe de justice naturelle aux termes de la règle 62(6) des Règles et a donc refusé d’accéder à la demande de Mme Anni de rouvrir sa demande d’asile.
IV. Dispositions légales pertinentes
[12] Il est acquis en matière jurisprudentielle que la SPR ne peut rouvrir une demande que si un manquement à un principe de justice naturelle est établi : règle 62(6) des Règles.
V. Questions en litige et norme de contrôle
[13] L’unique question en litige peut être formulée comme suit : la conclusion de la SPR selon laquelle il n’y a eu aucun manquement à un principe de justice naturelle justifiant la réouverture de la demande était-elle raisonnable dans les circonstances?
[14] La question de savoir s’il y a eu manquement à un principe de justice naturelle est une question mixte de fait et de droit. La norme de contrôle qu’il convient d’appliquer est celle de la décision raisonnable (Huseen c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 845, [2015] ACF no 956, au paragraphe 13; Gurgus c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 9, [2014] ACF no 4, au paragraphe 19). La décision de la SPR appartient donc aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. La Cour doit s’intéresser à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2009] 1 RCS 190, au paragraphe 47).
VI. Analyse
[15] Dans ses observations écrites, Mme Anni soutient que le défendeur n’est pas parvenu à démontrer que sa décision était raisonnable. Sur ce point, Mme Anni énonce le droit de façon erronée. Le défendeur n’est astreint à aucune obligation de démontrer que la décision est raisonnable. Il incombe plutôt à Mme Anni de démontrer le caractère déraisonnable de celle-ci (Djilal c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 812, [2014] ACF no 848, au paragraphe 28).
[16] En 2007, lorsqu’elle a présenté sa demande d’asile, Mme Anni était représentée par un conseiller. En février 2009, à son retour au Canada à l’aide d’un faux passeport, elle n’a pas communiqué avec son conseiller ni ne s’est renseignée sur l’état d’avancement de sa demande. Ni Mme Anni ni son conseiller ne se sont présentés aux audiences fixées les 3 et 8 février 2010 et le 10 mars 2010. La demanderesse n’a pas non plus communiqué de nouvelles adresses au défendeur malgré ses nombreux déménagements. Qui plus est, je constate que Mme Anni semblait disposée à ce que le cautionnement en espèces de 1 500 $ et la garantie de 5 000 $ soient confisqués à son départ volontaire pour le Nigéria. Comme l’a souligné la SPR, Mme Anni a attendu cinq mois après son retour au Canada en octobre 2015 pour entreprendre les démarches visant à faire rouvrir sa demande.
[17] Mme Anni soutient que la SPR n’a pas pris en considération le fait qu’elle est une victime de violence conjugale, qu’elle a enduré des sévices autant physiques que psychologiques et qu’elle souffre du syndrome de la femme battue et du trouble de stress post-traumatique. À son avis, la SPR n’a pas accordé la valeur qu’elle se devait au rapport psychiatrique, présenté notamment dans le but d’expliquer ses absences aux audiences. Selon elle, il existe en l’occurrence des « éléments pertinents », tel que le prévoit la règle 62(7) des Règles. Il est cependant évident, à la lecture de sa décision, que la SPR a pris en considération les allégations de violence conjugale. Dans sa décision, la SPR traite en effet des antécédents de violence conjugale, cite le rapport psychiatrique et s’en remet à la décision rendue dans l’affaire Molefe c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 317, [2015] ACF no 304 pour conclure, finalement, que le poids devant être accordé au rapport est minime.
[18] La question que devait trancher la SPR n’était pas si Mme Anni avait subi de la violence conjugale, mais plutôt si sa capacité à suivre des procédures administratives, à se présenter aux audiences et à faire appel à un conseiller était entravée par ces diagnostics au point où il y a eu manquement à un principe de justice naturelle. La SPR a tenu compte de plusieurs facteurs, notamment la capacité de Mme Anni à quitter son pays d’origine en raison de la violence qu’elle subissait, à présenter une demande d’asile, à retenir les services d’un conseiller juridique, à voyager à de nombreuses reprises pendant une longue période de temps entre le Nigéria, les États-Unis et le Canada, et à obtenir et à utiliser de faux passeports, pour conclure qu’il n’y avait eu aucun manquement à un principe de justice naturelle. Le rôle de la SPR consistait à déterminer si la preuve établissait un manquement à un principe de justice naturelle.
[19] Il n’appartient pas à la Cour d’apprécier de nouveau les éléments de preuve lors d’un contrôle judiciaire ou de substituer ses propres conclusions à celles de la SPR (Khosa c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 83, [2010] ACF no 99, au paragraphe 37; Singh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 673, 170 ACWS (3d) 147, au paragraphe 10. De plus, le dossier regorge d’éléments de preuve qui corroborent le caractère raisonnable de la conclusion tirée par la SPR : voir Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708, au paragraphe 16.
VII. Conclusion
[20] Pour les motifs exposés ci-dessus, je rejetterais la demande de contrôle judiciaire sans frais. Aucune partie n’a proposé une question de portée générale à des fins de certification, et aucune ne sera certifiée.
JUGEMENT
LA COUR rejette la demande de contrôle judiciaire sans dépens. Aucune question n’est certifiée.
« B. Richard Bell »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : |
IMM-1876-16 |
INTITULÉ : |
OYINDAMOLA ADEO ANNI c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
|
LIEU DE L’AUDIENCE : |
Toronto (Ontario)
|
DATE DE L’AUDIENCE : |
Le 14 novembre 2016
|
JUGEMENT ET MOTIFS : |
LE JUGE BELL
|
DATE : |
Le 6 février 2017
|
COMPARUTIONS :
Dushani Sribavan |
Pour la demanderesse
|
Alexis Singer
|
Pour le défendeur
|
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Dilani Mohan Avocat Mohan Law Toronto (Ontario)
|
Pour la demanderesse
|
William F. Pentney Sous-procureur général du Canada Toronto (Ontario)
|
Pour le défendeur
|