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Date : 20170126


Dossier : IMM-2546-16

Référence : 2017 CF 100

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 26 janvier 2017

En présence de madame la juge Roussel

ENTRE :

SIMONI GIORGANASHVILI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Le demandeur, M. Simoni Giorganashvili, demande le contrôle judiciaire d’une décision de rejeter sa demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR) ayant été rendue le 13 avril 2016 par un agent d’immigration supérieur (agent d’ERAR). L’agent d’ERAR a déterminé que le demandeur n’avait pas démontré qu’il serait exposé au risque d’être persécuté ou torturé, à une menace à sa vie ou au risque de subir des traitements ou des peines inusités s’il retournait en Géorgie, son pays d’origine. L’agent d’ERAR a également conclu que le demandeur n’avait pas réfuté la présomption de protection de l’État.

[2]               La demande de contrôle judiciaire est accueillie pour les motifs qui suivent.

I.                    Contexte

[3]               Le demandeur est arrivé au Canada en provenance des États-Unis le 18 décembre 2008 et a présenté une demande d’asile le 13 janvier 2009. En novembre 2010, la Section de la protection des réfugiés (SPR) a rejeté sa demande pour le motif qu’il existait une possibilité de refuge intérieur viable et accessible en Géorgie pour le demandeur. Le demandeur n’a pas sollicité le contrôle judiciaire de la décision de la SPR.

[4]               En février 2016, le demandeur a présenté une demande d’ERAR dans laquelle il faisait valoir que pendant qu’il vivait en Géorgie, il subissait des menaces et des sévices corporels de la part d’un homme puissant et influant, qui l’accusait de lui avoir volé une importante somme d’argent. Le demandeur soutenait que depuis que sa demande d’asile avait été refusée, l’homme avait continué de causer du tort aux membres de sa famille et était responsable du décès de son père survenu en octobre 2015. Cet homme travaillait maintenant au ministère des Affaires intérieures de la Géorgie comme chef de la division des enquêtes dans une région particulière de la Géorgie.

[5]               Pour appuyer sa demande d’ERAR, le demandeur avait fourni un certain nombre de documents, notamment des lettres du ministère des Affaires intérieures, les certificats de santé et de décès de son père ainsi que des témoignages oculaires notariés livrés par deux voisins et sa mère au sujet des événements qui avaient mené au décès de son père.

[6]               L’agent d’ERAR a rejeté la demande d’ERAR du demandeur le 13 avril 2016.

II.                 La décision relative à l’ERAR

[7]               L’agent d’ERAR a commencé par exposer les renseignements contextuels sur le demandeur et les nouveaux éléments de preuve, puis a présenté un aperçu de la décision de la SPR. Il a ensuite procédé à l’examen de la situation en Géorgie, notant au passage que des procédures étaient en place aux fins de signalement d’un crime aux autorités et de demande de soutien supplémentaire auprès d’autres organisations responsables de la supervision des activités et des actes de la police d’État et du ministère des Affaires intérieures.

[8]               Sous la rubrique « Analyse et conclusion », l’agent d’ERAR a alors examiné les documents du demandeur. Il a d’abord noté que plusieurs documents fournis par le demandeur, dont le certificat de santé original de son père, contenaient des annotations identiques du côté droit de la page. Il s’est interrogé sur la raison pour laquelle un document officiel original contenait les mêmes annotations que les autres documents fournis par le traducteur ou le notaire public. Il s’est également demandé pourquoi le certificat de santé précisait le nom de la personne qui était présumée avoir fait feu sur le père du demandeur et comment le médecin qui avait signé le certificat avait pu obtenir ce renseignement. L’agent d’ERAR a également noté qu’il n’était indiqué que l’auteur présumé du crime était responsable du décès du père du demandeur ni dans le certificat de décès ni dans la lettre que la mère du demandeur avait reçue de la part du ministère des Affaires intérieures pour l’informer que l’enquête au sujet de l’homicide ayant mené au décès de son époux avait été abandonnée. Par conséquent, l’agent d’ERAR a accordé au certificat de santé une faible valeur probante à titre de preuve objective démontrant que la personne que craignait le demandeur était responsable du décès du père de celui-ci et que le demandeur serait exposé à un risque prospectif à son retour en Géorgie.

[9]               L’agent d’ERAR a poursuivi en déclarant qu’il reconnaissait que la personne que craignait le demandeur travaillait maintenant au ministère des Affaires intérieures comme chef de la division des enquêtes dans une région particulière de la Géorgie, qu’une enquête au sujet de l’homicide ayant mené au décès du père du déclarant avait été abandonnée par manque de preuve et que le père du demandeur était décédé le 21 octobre 2015, en Géorgie. Il a toutefois noté qu’aucun rapport de police officiel contenant des détails sur le décès du père du demandeur n’avait été présenté à titre de preuve corroborante.

[10]           L’agent d’ERAR a également examiné les trois témoignages oculaires notariés au sujet du décès du père du demandeur et a noté que les témoins oculaires étaient deux voisins et la mère du demandeur. De plus, il a noté que les témoins oculaires avaient tous trois déclaré que deux personnes, dont l’homme que craignait le demandeur, s’étaient approchées de la maison du père du demandeur et avaient agressé physiquement le père du demandeur lorsqu’il avait ouvert la porte. Les trois témoins avaient indiqué que l’homme que craignait le demandeur était la personne qui avait fait feu sur le père du demandeur après l’avoir roué de coups. Or, l’agent d’ERAR a accordé une faible valeur probante aux témoignages, puisque tous les témoins connaissaient le père du demandeur et avaient un intérêt direct dans l’affaire, ce qui nuisait à leur objectivité.

[11]           À la suite de l’examen des documents présentés par le demandeur, l’agent d’ERAR a déterminé qu’il ne pouvait pas conclure que la personne que craignait le demandeur souhaitait toujours faire du mal à ce dernier ni qu’elle était responsable du décès du père du demandeur.

[12]           En ce qui concerne la question relative à la protection de l’État, l’agent d’ERAR a noté que le demandeur s’était adressé aux autorités lorsqu’il vivait en Géorgie, mais que la police avait déchiré sa plainte. L’agent d’ERAR a déterminé que le demandeur n’avait pas réfuté la présomption de protection de l’État, car il n’avait pas fait appel à des organisations telles que le ministère des enquêtes générales, le procureur général ou le bureau du défenseur public, qui sont considérées comme efficaces, pour obtenir du soutien supplémentaire. Il a conclu que le demandeur avant présenté une faible preuve objective et corroborante pour démontrer que la protection qu’offraient ces organisations était inefficace.

III.               Analyse

[13]           Le demandeur soutient que le risque qu’il court a été évalué de façon déraisonnable par l’agent d’ERAR et que ce dernier a commis une erreur dans son analyse relative à la protection de l’État. Il prétend que l’agent d’ERAR a commis une erreur en accordant une faible valeur probante aux témoignages oculaires notariés livrés par sa mère et ses voisins simplement parce que ces témoins avaient un intérêt direct dans l’affaire. Le demandeur affirme également que lorsqu’il a procédé à l’examen des risques et à l’analyse de la protection de l’État, l’agent d’ERAR n’a pas tenu compte du fait que le principal agent de persécution travaille maintenant pour le ministère des Affaires intérieures en Géorgie.

[14]           Le défendeur soutient que l’agent d’ERAR a tiré des conclusions raisonnables et a effectué une analyse approfondie et pertinente des demandes d’ERAR et des documents justificatifs présentés par le demandeur. Il affirme que l’agent d’ERAR a raisonnablement conclu que les trois témoignages oculaires notariés auraient pu être confirmés de manière indépendante par des sources policières ou le ministère des Affaires intérieures, mais qu’à la place, les sources indépendantes étaient demeurées silencieuses au sujet de l’identité de la personne présumée responsable du décès du père du demandeur.

[15]           La question déterminante soulevée dans la présente demande de contrôle judiciaire vise l’appréciation de la preuve de la part de l’agent d’ERAR.

[16]           La norme de contrôle applicable à l’appréciation de la preuve par un agent d’ERAR est celle de la décision raisonnable (Kulanayagam c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 101, au paragraphe 21; Vijayaratnam c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 48, au paragraphe 24).

[17]           Lorsqu’elle contrôle une décision en appliquant la norme de la décision raisonnable, la Cour doit déterminer le caractère raisonnable de la décision, lequel tient « [...] à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. » (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47 [Dunsmuir]). Il faut faire preuve de retenue à l’égard du décideur. Il peut exister plus d’une issue raisonnable. « Néanmoins, si le processus et l’issue en cause cadrent bien avec les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité, la cour de révision ne peut y substituer l’issue qui serait à son avis préférable. » (Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 59).

[18]           À mon avis, la décision de l’agent d’ERAR d’accorder une faible valeur probante aux trois témoignages oculaires notariés livrés par la mère du demandeur et les voisins de celle-ci était déraisonnable. L’agent d’ERAR a écarté cette preuve uniquement parce que les témoins connaissaient le père du demandeur et avaient « un intérêt direct dans l’affaire ».

[19]           Notre Cour a établi à de multiples reprises qu’il est erroné d’écarter une preuve uniquement parce qu’elle provient de membres de la famille ou de personnes ayant des liens avec le demandeur (Tabatadze c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 24, aux paragraphes 4 à 6; Murillo Taborda c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 957, aux paragraphes 26 et 29; Cruz Ugalde c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2011 CF 458, aux paragraphes 25 à 28).

[20]           Bien que je reconnaisse qu’il convient de faire preuve d’une retenue considérable à l’égard d’un décideur en ce qui concerne l’appréciation d’une preuve et la détermination de sa valeur probante, l’agent d’ERAR en l’espèce n’a fourni aucun autre motif pour accorder une faible valeur probante aux trois témoignages oculaires notariés.

[21]           En outre, je crains que la décision de l’agent d’ERAR d’écarter les témoignages oculaires notariés n’ait nui à son examen des risques. Dans ses motifs, l’agent d’ERAR a noté qu’une enquête au sujet de l’homicide ayant mené au décès du père du déclarant semblait avoir été abandonnée par manque de preuve. Il a également noté que le demandeur n’avait présenté aucun rapport de police contenant des détails sur le décès de son père à titre de preuve corroborante. Après avoir déclaré qu’il accordait une faible valeur probante aux témoignages oculaires notariés du fait que les témoins avaient un intérêt direct dans l’affaire, l’agent d’ERAR a déterminé qu’il ne pouvait pas conclure, compte tenu de la preuve dont il disposait, que la personne que craignait le demandeur souhaitait toujours s’en prendre à ce dernier et qu’elle était responsable du décès du père du demandeur. Or, si l’agent d’ERAR avait correctement examiné et évalué les témoignages oculaires notariés, sa conclusion aurait pu être différente, puisque les trois témoignages indiquaient que la personne que craignait le demandeur était celle qui était présumée responsable du décès de son père.

[22]           L’agent d’ERAR aurait peut-être pu en venir à la même conclusion en ce qui concerne la valeur probante des témoignages. Toutefois, puisque l’agent d’ERAR n’a procédé à aucune analyse des témoignages, la Cour ne peut pas présumer que l’issue aurait été la même.

[23]           Je crains également que le fait que l’agent d’ERAR n’ait pas correctement évalué la valeur probante des trois témoignages oculaires notariés n’ait eu des répercussions sur son évaluation de la protection de l’État, puisque son analyse était axée sur les expériences qu’avait connues le demandeur pendant qu’il vivait en Géorgie. L’analyse ne traite pas de la question de la protection de l’État dans le contexte où l’auteur présumé du crime travaille maintenant comme agent pour l’État.

[24]           Je remarque que l’agent d’ERAR a inclus dans sa décision des extraits du rapport publié par le Département d’État des États‑Unis au sujet des pratiques en matière de droits de la personne en Géorgie pour 2014, extraits qui nous informent de l’existence d’organismes internes assurant la surveillance du ministère des Affaires intérieures. Toutefois, ces renseignements se trouvent dans la section précédant l’analyse et la conclusion de l’agent d’ERAR. L’analyse de ce dernier n’aborde pas la question de la protection de l’État dans le contexte des allégations actuelles du demandeur selon lesquelles, entre autres : 1) l’homme qu’il craint continue de s’en prendre aux membres de sa famille et est le responsable présumé du décès de son père survenu en octobre 2015; 2) cet homme occupe maintenant un poste supérieur au ministère des Affaires intérieures, soit comme chef de la division des enquêtes dans une région particulière de la Géorgie; 3) l’enquête au sujet de l’homicide ayant mené au décès de son père a été abandonnée par manque de preuve.

[25]           Je reconnais qu’un contrôle judiciaire exige que la Cour examine la décision dans son ensemble (Construction Labour Relations c. Driver Iron Inc., 2012 CSC 65, au paragraphe 3; Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, aux paragraphes 14 et 16; Dunsmuir, au paragraphe 47) et qu’il convient de faire preuve de retenue à l’égard de la décision rendue par l’agent d’ERAR. Je reconnais également que la retenue exige que la Cour tienne compte des motifs qui auraient pu être fournis pour étayer une décision (Dunsmuir, au paragraphe 48). Toutefois, même si j’examine la décision dans son ensemble, il m’est impossible d’en compléter les motifs, puisque je ne sais pas quelle aurait été la décision si l’agent d’ERAR avait raisonnablement examiné et évalué les trois témoignages oculaires notariés.

[26]           Par conséquent, la décision est déraisonnable et ne peut être maintenue, puisqu’elle ne fait pas partie des issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit, comme il est établi dans Dunsmuir. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision est annulée et l’affaire doit être renvoyée à un autre agent d’ERAR pour nouvel examen.

[27]           Aucune partie n’a proposé de question à certifier et aucune question n’a été soulevée.


JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

1.         La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

2.         La décision est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent d’ERAR pour nouvel examen.

3.         Aucune question n’est certifiée.

« Sylvie E. Roussel »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2546-16

INTITULÉ :

SIMONI GIORGANASHVILI c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Calgary (Alberta)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 12 janvier 2017

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ROUSSEL

DATE DES MOTIFS :

Le 26 janvier 2017

COMPARUTIONS :

Roxanne Haniff-Darwent

Pour le demandeur

David Shiroky

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Darwent Law Office

Calgary (Alberta)

Pour le demandeur

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

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