Date : 20170124
Dossier : T-462-16
Référence : 2017 CF 84
Ottawa (Ontario), le 24 janvier 2017
En présence de madame la juge Tremblay-Lamer
ENTRE :
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DANIEL TURP
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demandeur
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et
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LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES
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défendeur
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MOTIFS ET JUGEMENT
I.
Nature de l’affaire
[1]
Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, ch F-7, d’une décision du Ministre des Affaires étrangères [le Ministre] approuvant l’octroi de licences d’exportation pour des véhicules blindés légers [VBL] vers le Royaume d’Arabie saoudite [Arabie saoudite].
II.
Faits
[2]
La compagnie General Dynamics Land Systems Canada [GDLS-C], basée à London (Ontario), se spécialise dans la production de véhicules militaires. GDLS-C est une division de General Dynamics Corporation, une compagnie américaine, et produit principalement des VBL qui sont utilisés par les Forces armées canadiennes et exportés dans plusieurs pays, dont l’Arabie saoudite.
[3]
L’Arabie saoudite a commencé à utiliser les VBL produits par GDLS-C dans les années 1990 suite à l’invasion du Koweït par l’Irak dans le cadre de son programme de réarmement pour contrer la menace alors représentée par l’Irak et l’Iran.
[4]
À l’époque et jusqu’à tout récemment, les contrats de vente étaient négociés entre l’Arabie saoudite et les États-Unis, et accordés à GDLS-C par la Corporation commerciale canadienne [CCC], chargée de la gestion des contrats militaires américains au Canada. Entre 1993 et 2015, près de deux mille neuf cents (2 900) VBL ont été exportés vers l’Arabie saoudite.
[5]
En 2014, avec l’accord des États-Unis, l’Arabie saoudite a décidé de négocier directement avec CCC pour se procurer des VBL et a signé le contrat à l’origine des licences d’exportation en cause dans la présente affaire.
[6]
Comme les VBL sont des marchandises soumises à un contrôle d’exportation en vertu de la Loi sur les licences d’exportation et d’importation, LRC 1985, ch E-19 [LLEI], l’obtention d’une licence d’exportation était nécessaire afin de procéder au transfert des marchandises vers l’Arabie saoudite. Une demande a donc été présentée au Ministre à cette fin.
[7]
Le 8 avril 2016, le Ministre a approuvé la demande de licences d’exportation reliées au contrat pour la production de VBL par GDLS-C.
III.
Décision
[8]
Le Ministre a approuvé l’octroi des licences d’exportation recherchées sur la base d’un mémorandum préparé par ses fonctionnaires suite à des consultations et des expertises à l’interne et avec d’autres ministères, dont le Ministère de la Défense et Innovation, Sciences et Développement économique Canada.
[9]
Le mémorandum soulignait qu’aucune des branches du gouvernement consultées n’avait soulevé d’objection à l’octroi des licences. L’Arabie saoudite était considérée comme un partenaire-clé du Canada et un allié important dans la lutte contre le terrorisme au Moyen-Orient. L’exportation des marchandises proposées s’inscrivait dans le cadre de la politique étrangère et des objectifs du Canada dans la région. Par ailleurs, le contrat de GDLS-C était un élément-clé pour assurer une industrie de la défense forte et viable au Canada et représentait des milliers d’emplois en Ontario.
[10]
On notait également que le Canada demeurait préoccupé par le bilan de l’Arabie saoudite en matière de droits humains. Cependant, le facteur déterminant en matière d’exportations militaires et de droits humains était de savoir si les marchandises se prêtaient à la violation des droits humains ou s’il existait un risque raisonnable qu’elles soient utilisées contre la population civile. Au meilleur de la connaissance du ministère, il n’existait aucun lien entre les VBL et la violation des droits humains en Arabie saoudite. Par ailleurs, aucun incident de ce genre n’avait été rapporté depuis le début des exportations dans les années 1990.
[11]
Le mémorandum indiquait également qu’un rapport d’experts de l’ONU sur la situation au Yémen avait conclu que tous les acteurs impliqués dans le conflit au Yémen avaient enfreint le droit international humanitaire, notamment en ciblant la population civile au cours de frappes aériennes. Cependant, il n’existait aucune preuve que de l’équipement canadien, dont des VBL, ait été utilisé à cette fin.
[12]
Le ministère recommandait donc de façon unanime au Ministre d’octroyer les licences d’exportation.
IV.
Questions en litige
Quelle est la norme de contrôle applicable?
Le demandeur possède-t-il la qualité nécessaire pour agir dans l’intérêt public?
Le Ministre a-t-il commis une erreur susceptible de contrôle judiciaire en octroyant des licences d’exportation pour des VBL vers l’Arabie saoudite?
V.
Dispositions pertinentes
[13]
Les dispositions pertinentes sont les articles 3, 5 et 7 de la LLEI et le paragraphe 2(a) de la Liste des marchandises et technologies d’exportation contrôlées, DORS/89-202 [la Liste]. Ces dispositions sont reproduites en annexe.
VI.
Position des parties
A.
Le demandeur
[14]
Le demandeur prétend que l’octroi des licences d’exportation des VBL vers l’Arabie saoudite va à l’encontre des objectifs de la LLEI et de la Loi sur les conventions de Genève, LRC 1985, ch G-3 [la LCG], puisqu’autant le législateur que le gouvernement voulaient s’assurer que des armes canadiennes ne seraient pas exportées vers des pays qui risqueraient de les utiliser contre leur population ou contre des civils dans le cadre d’un conflit armé. Les politiques et les lignes directrices adoptées par le gouvernement en lien avec la LLEI prévoient l’exercice d’un contrôle rigoureux sur les exportations militaires vers des pays engagés dans des hostilités ou qui violent les droits de la personne. Avant de prendre sa décision, le Ministre avait donc l’obligation d’évaluer le risque que les armes pour lesquelles une licence d’exportation était recherchée soient utilisées pour commettre des violations des droits de la personne ou pour engendrer de l’instabilité ou des conflits nationaux ou internationaux.
[15]
Le Ministre devait par ailleurs s’assurer du respect de la LCG par laquelle le législateur a incorporé en droit canadien les quatre Conventions de Genève de 1949 [les Conventions]. Le premier article commun des Conventions oblige le Canada à faire respecter les Conventions et leurs protocoles additionnels en toutes circonstances. La preuve établit qu’il existe un risque raisonnable que des VBL exportés en Arabie saoudite soient utilisés de manière à nuire à la sécurité des minorités chiites et à nuire à la paix, à la sécurité ou à la stabilité de la péninsule arabique. Par ailleurs, l’Arabie saoudite est directement impliquée dans les hostilités au Yémen par le biais d’une coalition qu’elle dirige. Le Ministre a donc passé outre les principes devant guider sa discrétion suivant la LLEI et a agi en contravention de la LCG.
[16]
Le demandeur soutient également que le processus administratif menant à la décision du Ministre était vicié, car sa décision a été guidée par des considérations autres que le respect des droits fondamentaux et du droit international humanitaire. Le Ministre a omis de considérer des éléments factuels cruciaux avant de prendre sa décision. Par ailleurs, le Ministre avait déjà pris sa décision avant de prendre connaissance du dossier ou il s’est senti contraint de prendre cette décision. Son esprit était fermé à toute autre possibilité.
[17]
De plus, le critère utilisé par le Ministre pour rejeter les préoccupations relatives aux droits fondamentaux n’est pas le bon. Il suffit qu’il existe un risque raisonnable que les armes soient utilisées de façon prohibée et non pas qu’il existe une preuve démontrant que les armes ont été utilisées de telle façon. La conduite passée et actuelle de l’Arabie saoudite suffisait à établir ce risque.
B.
Le défendeur
[18]
Le défendeur soutient que la seule obligation du Ministre était de tenir compte de l’ensemble des facteurs pertinents eu égard au cadre législatif en place, à son objet et aux circonstances de l’affaire. Rien ne démontre qu’il a fait défaut de se pencher sur ces facteurs.
[19]
Le régime de la LLEI a pour objet de permettre au gouvernement fédéral de réglementer et de contrôler l’exportation et l’importation de certaines marchandises et technologies en fonction des intérêts du Canada en matière économique et politique. Les lignes directrices et les politiques en vigueur prévoient un contrôle étroit de l’exportation de marchandises comme les VBL, mais aucune interdiction. Ces instruments administratifs reconnaissent par ailleurs l’importance au plan économique de l’industrie canadienne de la défense. Il était donc tout à fait approprié dans les circonstances de tenir compte de facteurs politiques et économiques, en plus des considérations relatives au respect des droits de la personne. Si, par ailleurs, le Ministre avait pris en considération des facteurs non pertinents, il faudrait que ces facteurs constituent le fondement principal de la décision pour justifier l’intervention de la Cour.
[20]
De plus, il appartient au Ministre d’évaluer le risque que les VBL soient utilisés contre la population civile et de décider sur quelle base il ferait cette évaluation. Il était habilité à rendre sa décision sur la base des recommandations des fonctionnaires de son ministère, dont l’expertise a d’ailleurs été reconnue par cette Cour dans le contexte de l’application de la LLEI.
[21]
Le défendeur note que le premier article commun n’a pas été incorporé en droit canadien et que, même s’il l’était, le demandeur n’a pas l’intérêt nécessaire pour soulever la question de son entrave, puisque cet article n’engage que les États et ne confère aucun droit aux particuliers. Par ailleurs, l’article 2 de la LCG ne constitue pas une mise en œuvre des Conventions dans leur ensemble, puisque l’approbation législative n’équivaut pas à une incorporation. Les débats précédant l’adoption de la LCG démontrent d’ailleurs que le Parlement n’avait pas l’intention de mettre en œuvre l’ensemble des Conventions. Il est donc erroné de soutenir que la LCG a été enfreinte en l’espèce, puisque l’article premier des Conventions ne fait pas partie du droit canadien. Le défendeur souligne néanmoins que la décision du Ministre est compatible avec les valeurs exprimées dans les Conventions.
[22]
Si la Cour décidait toutefois de se prononcer, le défendeur soutient que la décision du Ministre n’enfreint pas l’article premier. Il n’existe aucune preuve que les États parties aux Conventions concourent à l’interprétation que l’expert du demandeur fait de cet article et la pratique des États ne va pas dans ce sens. De plus, la preuve est incertaine quant à la possible violation du droit international humanitaire par l’Arabie saoudite au Yémen et la Cour ne peut accepter cette prémisse comme un fait. L’article premier s’applique également seulement dans le cadre d’un conflit armé international; le conflit au Yémen n’en est pas un et le Canada n’y est pas impliqué de quelconque façon. Finalement, même si l’article premier s’applique, le Canada a le choix des mesures appropriées afin de faire respecter les Conventions, car la disposition n’impose pas la prise de mesures spécifiques face à des violations du droit international humanitaire.
VII.
Analyse
1.
Quelle est la norme de contrôle applicable?
[23]
La norme de contrôle appropriée est celle de la décision raisonnable. Dans Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au paragraphe 51 [Dunsmuir], la Cour suprême du Canada a statué « qu’en présence d’une question touchant aux faits, au pouvoir discrétionnaire ou à la politique, et lorsque que le droit et les faits ne peuvent être aisément dissociés, la norme de la raisonnabilité s’applique généralement »
. Cette Cour n’interviendra que si la décision du Ministre n’est pas justifiée, transparente, ou intelligible, ou si elle n’appartient pas aux issues possibles et acceptables au regard des faits et du droit (Dunsmuir, au para 47).
[24]
Pour déterminer si la décision du Ministre appartient aux issues possibles, la Cour doit définir l’étendue et les limites du pouvoir discrétionnaire du Ministre en considérant le contexte particulier dans lequel la décision a été prise, soit le cadre législatif et réglementaire et ses politiques associées (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 au para 59 ; Catalyst Paper Corp c North Cowichan (District), 2012 CSC 2 au para 18 [Catalyst Paper Corp]; Wilson c Énergie Atomique du Canada Ltée, 2016 CSC 29 au para 22; voir également Halifax (Regional Municipality) c Nouvelle-Écosse (Human Rights Commission), 2012 CSC 10 au para 44). La Cour suprême confirme plus récemment dans Catalyst Paper Corp que
[18] […] Dunsmuir reconnaît que le caractère raisonnable de la décision s’apprécie dans le contexte du type particulier de processus décisionnel en cause et de l’ensemble des facteurs pertinents. Il s’agit essentiellement d’une analyse contextuelle (Dunsmuir, par. 64). Comme l’a dit le juge Binnie dans Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12 (CanLII), [2009] 1 R.C.S. 339, par. 59, « [l]a raisonnabilité constitue une norme unique qui s’adapte au contexte. » La question fondamentale est de savoir quelle est la portée du pouvoir décisionnel que la loi a conféré au décideur. La portée du pouvoir décisionnel d’un organisme est déterminée par le type de situation en question.
[25]
En l’espèce, l’analyse contextuelle devra tenir compte des objectifs de la LLEI en matière économique et commerciale, des intérêts nationaux et internationaux du Canada touchant la sécurité et de l’expertise du Ministre en ce qui a trait aux relations internationales, en plus des considérations liées aux droits de la personne.
2.
Le demandeur possède-t-il la qualité nécessaire pour agir dans l'intérêt public?
[26]
Le demandeur demande à la Cour de lui reconnaître la qualité pour agir dans l’intérêt public dans le cadre du présent contrôle judiciaire. Le défendeur ne s’oppose pas à cette requête, mais prétend que le demandeur ne peut pas soulever des questions d’équité procédurale, puisque que la décision contestée concerne des politiques gouvernementales.
[27]
Pour reconnaître la qualité pour agir dans l’intérêt public à un demandeur, les tribunaux doivent considérer trois facteurs :
(1) une question justiciable sérieuse est-elle soulevée?
(2) le demandeur a-t-il un intérêt réel ou véritable dans l’issue de cette question?
(3) compte tenu de toutes les circonstances, la poursuite proposée constitue-t-elle une manière raisonnable et efficace de soumettre la question aux tribunaux?
(Canada (Procureur général) c Downtown Eastside Sex Workers United Against Violence Society, 2012 CSC 45 au para 37).
[28]
Dans tous les cas, les principes applicables à la reconnaissance de la qualité pour agir dans l’intérêt public doivent être interprétés de manière souple et libérale par les tribunaux (Conseil canadien des Églises c Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) [1992] 1 R.C.S. 236).
[29]
Je suis d’avis que la question de l’octroi de permis d’exportation pour des marchandises contrôlées est suffisamment importante de la perspective du public pour rencontrer le premier critère. Quant au second critère, le demandeur est un professeur de droit constitutionnel et international se souciant particulièrement des principes de primauté du droit, du respect des droits fondamentaux et du droit international humanitaire. Entre autres, par plusieurs interventions devant les tribunaux, il a démontré qu’il était un citoyen engagé et qu’il détenait un intérêt véritable dans les enjeux touchant les droits fondamentaux dans le monde. Je constate également que le présent contrôle judiciaire est une manière raisonnable et efficace de soumettre la question en litige à la Cour. Outre des voies administratives déjà épuisées, il n’existe aucune autre façon de saisir la Cour d’une contestation de cette nature. Aucune autre partie n’a d’intérêt supérieur au demandeur afin de contester l’approbation des licences d’exportation par le Ministre, sauf possiblement un Canadien vivant en Arabie saoudite ou au Yémen.
[30]
À la lumière de ce qui précède, je conclus donc que la qualité d’agir dans l’intérêt public peut être reconnue au demandeur en ce qui a trait à la question du caractère raisonnable de la décision du Ministre d’octroyer les licences d’exportation.
[31]
Quant aux questions soulevées par le demandeur concernant le vice de procédure et l’esprit fermé du Ministre, elles relèvent du domaine de l’équité procédurale, de sorte qu’un demandeur agissant dans l’intérêt public ne peut se prévaloir de ce type d’arguments dans le présent contexte. La décision contestée est fondée sur les politiques et les intérêts du gouvernement fédéral en diverses matières. Dans Ligue des droits de la personne de B’Nai Brith Canada c Odynsky, 2010 CAF 307, au paragraphe 95, la Cour d’appel fédérale a statué que
[95] […] Selon la common law, le gouverneur en conseil n’est pas visé par l’obligation d’équité procédurale lorsqu’il est appelé à se prononcer sur des questions faisant appel à d’importantes considérations de politique générale affectant un vaste éventail d’intérêts : […]. Cela dit, il se peut que l’on puisse imposer une obligation d’équité procédurale lorsque les dispositions fixant des normes et des critères objectifs touchent directement les droits et privilèges d’une personne ou d’un groupe de personnes relativement restreint […].
[Citations omises]
[32]
Dans les circonstances, seuls les droits et les intérêts de GDLS-C étaient directement touchés lors du processus d’octroi de licences d’exportation pour les VBL produits par la compagnie. Le demandeur, n’étant pas directement touché par la décision, ne peut pas avancer ces arguments. La Cour se prononcera donc uniquement sur le caractère raisonnable de la décision contestée.
3. Le Ministre a-t-il commis une erreur susceptible de contrôle judiciaire en octroyant des licences d'exportation pour des VBL vers l’Arabie saoudite?
(i) Le cadre juridique et réglementaire
[33]
Comme il a été mentionné précédemment, les VBL font l’objet d’un contrôle à l’exportation en raison du régime prévu à la LLEI et de ses règlements. Les articles 3 et 5 de la LLEI indiquent clairement que le gouverneur en conseil peut dresser une liste de marchandises dont il est nécessaire de contrôler l’exportation en raison des intérêts nationaux du Canada. Les VBL sont des marchandises visées au paragraphe 2(a) de la Liste et décrites à l’alinéa 2-6.a du Guide des contrôles à l’exportation du Canada (Affaires étrangères, Commerce et Développement Canada, décembre 2013).
[34]
Le Ministre peut délivrer des licences d’exportation pour ce type de marchandises en vertu de l’article 7 de la LLEI. Le paragraphe 7(1.01) prévoit les facteurs à considérer pour l’octroi de telles licences :
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[35]
La loi est complétée par un principal outil administratif, soit le Manuel des contrôles à l’exportation (Affaires étrangères, Commerce et Développement, révisé en juin 2015) [le Manuel]. Quant aux facteurs à considérer avant l’octroi d’une licence d’exportation, le Manuel énonce :
En ce qui a trait aux produits et aux technologies militaires, la politique canadienne des contrôles à l’exportation est restrictive depuis longtemps. En vertu des lignes directrices actuelles établies par le Cabinet en 1986, le Canada contrôle étroitement l’exportation de produits militaires vers les pays :
· qui constituent une menace pour le Canada et ses alliés;
· qui participent à des hostilités ou qui sont sous la menace d’hostilités;
· qui sont frappés d’une sanction du Conseil de sécurité des Nations Unies;
· dont les gouvernements commettent constamment de graves violations des droits de la personne contre leurs citoyens, à moins que l’on ne puisse prouver que les produits ne risquent pas d’être utilisés contre la population civile.
(ii) La discrétion du Ministre dans le cadre de la LLEI
[36]
À la simple lecture du langage choisi dans la LLEI pour encadrer les pouvoirs du Ministre, on constate que ce dernier bénéficie d’une large discrétion dans l’octroi de licences d’exportation pour des marchandises contrôlées. En effet, le paragraphe 7(1) de la LLEI précise :
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[37]
Ces facteurs guident le Ministre. Leur évaluation ainsi que le poids à accorder à chaque facteur lui revient dans la mesure où il exerce son pouvoir selon la finalité et dans l’esprit de la LLEI (Németh c Canada (Justice), 2010 CSC 56, para 58).
[38]
Le rôle de la Cour consiste ainsi à déterminer si le Ministre a agi à l’intérieur des limites de sa compétence et s’il a exercé sa discrétion sur la base de considérations appropriées (Conseil canadien pour les réfugiés c Canada, 2008 CAF 229, au para 78). Si ce dernier a tenu compte des facteurs pertinents et respecte les limites imposées par la loi, le tribunal en révision doit confirmer la décision, même s’il serait arrivé à une autre conclusion (Suresh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, para 37-38).
[39]
Le demandeur avance qu’en raison du paragraphe 7(1.01) de la LLEI et du Manuel, et compte tenu des obligations internationales du Canada, le Ministre est non seulement obligé de considérer les facteurs énoncés au paragraphe 7 (1.01) de la LLEI, mais se doit de refuser l’octroi d’une licence d’exportation s’il existe un risque raisonnable que le matériel exporté soit utilisé contre la population civile.
[40]
Pour les raisons qui suivent, je suis d’avis que le Ministre reste libre d’accorder une licence d’exportation s’il conclut qu’il est dans l’intérêt du Canada de le faire en considérant les facteurs pertinents.
[41]
Je remarque d’abord que ni la LLEI ni le Manuel ne contient d’interdiction d’exportation. Il est loisible pour le Parlement d’adopter de telles mesures par la Loi sur les mesures économiques spéciales, LC 1992, c17 suite à une décision, une résolution ou une recommandation d’une organisation internationale d’États ou d’une association d’États dont le Canada est membre ou si le Ministre juge qu’une rupture sérieuse de la paix et de la sécurité internationales par un État étranger est susceptible d’entraîner ou a entraîné une grave crise internationale. Cependant, la preuve indique qu’aucune résolution n’a été prise envers l’Arabie saoudite, que ce soit par le Conseil de sécurité des Nations Unies, ou le Parlement canadien. Le régime de la LLEI permettait donc l’exportation de véhicules militaires à destination de l’Arabie saoudite, sous réserves des dispositions citées préalablement.
[42]
Quant aux facteurs énoncés dans le Manuel, ils ont été considérés explicitement dans le cadre des consultations ayant mené à la décision. Le Ministère de la Défense a noté que l’Arabie saoudite était [Traduction] « un allié militaire important de l’Occident au Moyen Orient qui appuie les efforts internationaux pour combattre l’État islamique en Irak et en Syrie, ainsi que l’instabilité au Yémen »
, une conclusion également soutenue par Affaires mondiales Canada. Il ne s’agit donc pas d’un pays qui constitue une menace pour le Canada et ses alliés. Ces deux ministères ont aussi souligné la participation de l’Arabie saoudite dans le conflit au Yémen, notant que le rapport final des experts des Nations Unies sur le Yémen avait conclu que l’Arabie saoudite ainsi que les autres parties au conflit avaient violé le droit international humanitaire dans le cadre du conflit, mais que ces violations n’étaient pas liées à l’utilisation de VBL. Leurs conclusions sont reprises dans la décision :
[traduction]
17. Au cours de derniers mois, des ONG, dont Amnistie Internationale, Human Rights Watch et, plus récemment, l’ONU, ont critiqué les frappes aériennes de la coalition dirigée par l’Arabie saoudite et, dans une moindre mesure, les opérations menées par les forces houthistes / pro-Saleh au Yémen en raison des lourdes pertes civiles. Selon le Rapport final du Groupe d’experts sur le Yémen rendu public le 23 février 2016, toutes les parties du conflit contemporain au Yémen, y compris l’Arabie saoudite, ont violé le droit international humanitaire, notamment en ciblant des civils et en attaquant des organisations humanitaires délibérément. Toujours selon ce rapport, les allégations reprochées à l’Arabie saoudite ont trait à des bombardements aériens et à des tirs à l’aveugle d’obus et de roquettes d’artillerie dans des zones civiles. Le Groupe d’experts a en outre noté que la coalition avait fourni des armes aux forces de résistance sans prendre les mesures voulues pour que des comptes lui soient rendus. Rien ne donne à croire que du matériel – VBL ou autre – de provenance canadienne ait été utilisé dans la perpétration d’actes contrevenant au droit international humanitaire. […]
[Mes soulignements]
[43]
Affaires mondiales Canada a de plus constaté qu’aucune sanction n’avait été prise à l’encontre de l’Arabie saoudite.
[44]
Finalement, quant aux droits fondamentaux, la décision a traité des préoccupations à cet égard, comme en fait foi le passage suivant :
[traduction]
15. Toutefois, le respect des droits de la personne par l’Arabie saoudite continue d’inquiéter le Canada. L’un des principaux facteurs dont il faut tenir compte dans l’examen des demandes de licence d’exportation au regard des droits de la personne est, d’une part, la possibilité que les biens ou la technologie qu’on propose d’exporter se prêtent, par leur nature, à la violation des droits de la personne et, d’autre part, le risque qu’ils soient utilisés contre la population civile. Le Ministère n’a eu vent d’aucun rapport indiquant qu’il y a un lien entre la violation des droits civils et politiques et l’utilisation des exportations à usage militaire proposées. Sur la foi de l’information reçue, nous estimons que les exportations proposées ne seraient pas utilisées pour violer les droits de la personne en Arabie saoudite. Depuis les années 1990, le Canada a vendu des milliers de VBL à l’Arabie saoudite et, pour autant que le Ministère sache, jamais il n’y a eu d’incident où ils auraient été utilisés pour perpétrer des actes contre les droits de la personne. […]
[Mes soulignements]
[45]
L’appréciation du risque raisonnable que le matériel soit utilisé contre la population civile appartient au Ministre, dont l’expertise en ces matières a été reconnue par les tribunaux (Lake c Canada (Ministre de la Justice), 2008 CSC 23, para 37 [Lake]). Le fait qu’il n’y ait eu aucun incident impliquant des VBL dans la violation des droits de l’homme en Arabie saoudite depuis le début de la relation commerciale entre ce pays et le Canada dans les années 1990 est un élément de preuve significatif de cette évaluation. Pour qu’il existe un risque raisonnable, il doit au minimum y avoir quelque lien entre les violations des droits de l’homme dont on accuse l’Arabie saoudite et l’usage des biens exportés.
[46]
Par ailleurs, les lignes directrices, bien qu’utiles afin de guider l’exercice de la discrétion du Ministre ainsi que l’interprétation des dispositions de la loi, n’ont pas force de loi. Dans Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36 au paragraphe 60 [Agraira], la Cour suprême a conclu que :
Le guide opérationnel ne constituait pas un code définitif et rigide. Il contenait plutôt un ensemble de facteurs, apparemment pertinents et raisonnables, relatifs à l’examen des demandes de dispense ministérielle. Le ministre n’était pas tenu de l’appliquer d’une manière rigide, mais il guidait l’exercice de son pouvoir discrétionnaire et l’aidait à élaborer un processus administratif juste applicable aux demandes de dispense. Ainsi, le guide opérationnel peut aider la Cour à bien saisir la façon dont le ministre a implicitement interprété l’« intérêt national ».
[47]
Lorsqu’il exerce son pouvoir discrétionnaire, le Ministre ne peut pas voir dans ces directives informelles des exigences absolues qui en limitent l’exercice (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 au para 32, [Kanthasamy]). Accepter l’interprétation du demandeur équivaudrait à l’incorporation ou à la création d’une restriction au pouvoir discrétionnaire qui n’est pas prévue par le cadre législatif de la LLEI ou encore à la reconnaissance de l’existence d’un pouvoir lié.
[48]
Dans l’arrêt Maple Lodge Farms c Gouvernement du Canada, [1982] 2 RCS 2 aux pp 6 et 7, [Maple Lodge Farms], alors qu’elle considérait le régime de contrôle à l’exportation et à l’importation sous la disposition de l’époque équivalente à l’article 7 de la LLEI, la Cour suprême a énoncé que des lignes directrices ne pouvaient restreindre le pouvoir discrétionnaire du Ministre de la sorte :
[…] C’est la Loi qui accorde le pouvoir discrétionnaire et la formulation et l'adoption de lignes directrices générales ne peut le restreindre. Il n'y a rien d'illégal ou d'anormal à ce que le Ministre chargé d'appliquer le plan général établi par la Loi et les règlements formule et publie des conditions générales de délivrance de licences d'importation. Il est utile que les demandeurs de licences connaissent les grandes lignes de la politique et de la pratique que le Ministre entend suivre. Donner aux lignes directrices la portée que l'appelante allègue qu'elles ont équivaudrait à attribuer un caractère législatif aux directives ministérielles et entraverait l'exercice du pouvoir discrétionnaire du Ministre.
[49]
Dans Droit administratif, 6e éd, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2010 aux pp 183 et 184, Patrice Garant, écrit que :
[l]a distinction entre pouvoir discrétionnaire et pouvoir lié concerne l’opportunité d’agir ou de ne pas agir, et de prendre la mesure la plus appropriée suivant les circonstances ou le contexte. Dans le premier cas, l’Administration est juge de cette opportunité, au regard de l’intérêt public. […] Dans le second cas, sa conduite est déterminée dans le sens qui lui est dicté à l’avance par la loi ou le règlement.
La meilleure définition que nous pouvons donner du pouvoir discrétionnaire serait la suivante : la faculté d’agir ou de ne pas agir, ou de prendre les mesures appropriées suivant les circonstances ou le contexte en en jugeant l’opportunité au regard de l’intérêt public. [Citations omises]
[50]
L’incorporation d’une obligation de ne pas délivrer de licence d’exportation dans les circonstances du présent dossier limiterait cette opportunité d’agir ou de ne pas agir, alors que le pouvoir discrétionnaire du Ministre sous l’article 7 de la LLEI ne prévoit aucune limite expresse ou implicite, autre que le devoir d’être exercé de bonne foi, conformément aux principes de justice naturelle et en tenant compte des considérations pertinentes (Maple Lodge Farms, aux pp 7 et 8).
[51]
La décision contestée démontre que le Ministre s’est fondé sur les intérêts du Canada en matière de sécurité nationale et internationale ainsi que sur ses intérêts commerciaux et économiques afin de la prendre. Ces facteurs ne sont pas des considérations inappropriées ou étrangères à l’objet de la loi.
[52]
Quant aux obligations internationales du Canada, il convient de rappeler que la Cour suprême, dans Baker c Canada (Citoyenneté et Immigration), [1999] 2 RCS 817 aux paragraphes 70-71, a conclu que les valeurs exprimées dans le droit international pouvaient être considérées afin de déterminer le caractère raisonnable d’une décision.
[53]
À mon avis, le Parlement a reconnu l’esprit de l’article premier des Conventions en édictant le paragraphe 7(1.01) de la LLEI et le Manuel, lesquels invitent le Ministre à apprécier les considérations relatives aux droits de la personne avant d’autoriser l’exportation de matériel militaire vers des pays soupçonnés d’entraves aux droits fondamentaux et au droit international humanitaire.
[54]
Contrairement à la prétention du demandeur, le Ministre a considéré le conflit au Yémen au paragraphe 17 de sa décision, cité précédemment. La décision rapporte les commentaires du panel d’experts des Nations Unies sur la situation au Yémen et indique qu’il n’y avait pas de preuves que de l’équipement militaire canadien, dont des VBL, avait été utilisé pour commettre les violations du droit international humanitaire alléguées. La décision tient également compte des rapports des médias sur l’apparition d’équipement militaire de provenance canadienne chez les forces rebelles, mais note que l’ambassade canadienne à Riyad a conclu que ces armes avaient été capturées lors d’opérations militaires et qu’il s’agissait d’un type de perte inévitable en temps de guerre. Que l’on soit d’accord ou non avec le résultat de son analyse, les conclusions du Ministre étaient appuyées sur les éléments de preuve au dossier.
[55]
En résumé, la portée du contrôle que la Cour peut effectuer se limite à s’assurer que l’exercice du pouvoir discrétionnaire s’est fait de bonne foi en fonction des considérations pertinentes. Dans le présent dossier, la Cour est satisfaite que cet exercice a été fait. Elle n’est donc pas en mesure d’intervenir, car la décision du Ministre constitue une issue possible et acceptable à la lumière des faits et du droit.
(iii) Les obligations internationales du Canada
[56]
Comme moyen additionnel, le demandeur prétend que la décision du Ministre enfreint l’article premier des Conventions, qui aurait été intégré en droit canadien par le biais de la LCG. Les quatre Conventions de Genève de 1949 et leurs protocoles additionnels forment la base du droit international humanitaire (Claude Emanuelli, International Humanitarian Law, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2009 à la p 19). L’article premier commun des Conventions se lit de la manière suivante :
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[57]
Le défendeur soutient d’abord que le demandeur n’a pas l’intérêt pour soulever la violation de l’article premier des Conventions, même s’il était incorporé en droit interne. Si un traité ne confère aucun droit aux individus, son incorporation en droit interne n’a pas pour effet d’en créer (UL Canada inc. c. Québec (Procureur général), [1999] J.Q. no 1540, para 89). Je suis d’accord avec le défendeur sur ce point.
[58]
En effet, je constate que l’article premier des Conventions confère des droits et des obligations aux États parties aux Conventions, mais non pas aux individus. La protection des individus visés par les Conventions est plutôt confiée directement à l’État partie et l’exécution de ces obligations en vertu des Conventions lui revient exclusivement (Kate Partlett, The Individual in the International Legal System : Continuity and Change in International Law, Cambridge University Press, 2011, à la p. 182).
[59]
Cependant, vu le long débat sur la question de l’application de la LCG et les Conventions dans les mémoires des deux parties ainsi qu’à l’audition, la Cour accepte de se pencher brièvement sur la question et de faire les commentaires suivants.
[60]
Le défendeur prétend que l’article premier n’a pas été incorporé en droit canadien par le biais de la LCG. L’intégration du droit international en droit canadien se fait par incorporation ou par adoption, selon la nature des règles de droit en jeu. Généralement, les obligations contractées par voie conventionnelle, comme celles des Conventions, doivent recevoir l’aval du Parlement et être expressément intégrées au droit canadien pour avoir force de loi, particulièrement si le respect de la règle de droit international implique une modification du droit interne (Reference re: Weekly Rest in Industrial Undertakings Act (Can.), [1937] J.C.J. No. 5, [1937] A.C. 326 [Référence sur les Conventions de travail]).
[61]
L’article 2 de la LCG énonce :
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[62]
Le défendeur souligne que l’approbation législative ne correspond pas nécessairement à une incorporation (Baker Petrolite Corp. c. Canwell Enviro-Industries Ltd., [2003] 1 CF 49, 2002 CAF 158, para 25; Pfizer Inc. c. Canada, [1999] 4 CF 441 au para 37; Council of Canadians v. Canada (Attorney General), 277 DLR (4th) 527, 2006 CanLII 40222 au para 25). En l’espèce, seules certaines parties des Conventions ont été mises en œuvre par la LCG. Par exemple, le Parlement fédéral a incorporé les dispositions des Conventions concernant les infractions graves en faisant de celles-ci des actes criminels au Canada. Lorsque le Parlement désire mettre en œuvre une convention internationale en entier en l’annexant à une loi, il le précise clairement. L’article 2 de la LCG n’a pas eu pour effet de donner force de loi à l’article premier des Conventions.
[63]
Je note par ailleurs que si la règle ne nécessite pas une modification du droit interne, la doctrine explique que les obligations internationales conventionnelles contractées par le Canada peuvent être implémentées par voie administrative. Professeur Kindred explique que :
[traduction]
Si la loi courante accorde au ministre du gouvernement l’autorité réglementaire qui inclut les dispositions du traité, il peut avoir été donné une force de droit interne par acte exécutif […]
Hugh Kindred, International Law Chiefly as Interpreted and Applied in Canada, 8e éd., Toronto, Emond Montgomery Publications, 2014, à la p. 174.
[64]
Ce fut le cas, par exemple, lorsque le gouvernement a pu mettre en œuvre l’Accord sur les marchés publics (1994) en modifiant simplement ses règles d’appel d’offres avec l’accord du ministre pour intégrer l’obligation de ne pas discriminer les produits étrangers (Rousseau Metal Inc. c Canada, [1987] ACF No 40).
[65]
Sans toutefois statuer sur la question puisque ce n’est pas nécessaire à l’issue du présent litige, il se peut que l’article premier des Conventions ait été intégré au droit canadien. Les obligations qui en découlent sont contextuelles. Il n’a pas été démontré que leur incorporation nécessite une quelconque modification au droit interne.
[66]
Je remarque également que la Cour suprême, dans Canada (Justice) c Khadr, 2008 CSC 28 au paragraphe 25, a énoncé, dans un obiter, que :
Le Canada est signataire des quatre Conventions de Genève de 1949, qu’il a ratifiées en 1965 (R.T. Can. 1965 no 20) et intégrées à sa législation par la Loi sur les Conventions de Genève, L.R.C. 1985, ch. G‑3 . […]
[Mon soulignement]
[67]
Quoiqu’il en soit, le seul conflit armé invoqué par le demandeur est celui du Yémen. Le conflit au Yémen n’est pas un conflit armé international. Il oppose les forces rebelles Houthi aux forces du président yéménite Hadi, qui sont soutenues par une coalition formée par plusieurs pays de la péninsule arabique, dont l’Arabie saoudite. La présence de forces étrangères dans ce contexte ne transforme pas la nature du conflit en un conflit armé international, puisqu’il ne s’agit pas d’un conflit opposant différents États les uns contre les autres. Cette distinction est importante puisque les règles qui s’appliquent ne sont pas les mêmes dans un conflit interne.
[68]
L’expert du demandeur, le professeur David, explique que :
La distinction [entre un conflit armé international et un conflit armé non international] est essentielle car le droit des conflits armés ne s’applique intégralement que dans l’hypothèse d’un conflit armé international. Seules certaines de ces règles s’applique dans un conflit armé interne.
Éric David, Principes de droit des conflits armés, 3 éd., Bruxelles, Bruylant, 2002, à la p. 104
[69]
Il indique également plus tard à la p. 482 que les règles applicables aux conflits armés non internationaux se confinent à l’article 3 commun aux Conventions.
[70]
Par ailleurs, le Canada est un partenaire important de l’Arabie saoudite, mais n’est pas directement impliqué dans le conflit au Yémen ou dans d’autres initiatives de défense impliquant l’Arabie saoudite. L’auteure Maya Brehm affirme que, puisqu’on ne peut pas présumer que des armes vendues en toute légalité seront utilisées pour entraver le droit international humanitaire, les limites au commerce des armes fondées sur le respect du droit international humanitaire ne s’appliquent qu’aux États déjà impliqués dans un conflit armé (Maya Brehm, «
The Arms Trade and States’ Duty to Ensure Respect for Humanitarian and Human Rights Law »
, (2007)12 J Conflt & Sec L. 359 à la p. 377).
[71]
De plus, bien que le CICR considère que l’article premier s’applique tant aux conflits armés internationaux qu’aux conflits armés non-internationaux, la jurisprudence canadienne a déterminé que l’article premier n’imposait aucune obligation dans le cadre de conflits armés non internationaux. Dans Sinnapu c Canada (Citoyenneté et Immigration), [1997] 2 RCF 791; [1997] FCJ No 173 (QL), cette Cour a d’ailleurs conclu que :
[…] Étant donné que le Canada ne participe nullement à ce conflit [guerre civile du Sri Lanka], l'article 1 des dispositions générales des Conventions de Genève de 1949 n'impose pas à notre pays l'obligation de veiller à ce que les parties au conflit respectent l'article 3 […]
[72]
Finalement, je note aussi qu’aucune sanction n’a été imposée à l’Arabie saoudite en rapport à son intervention au Yémen et que le panel d’experts des Nations Unies a recommandé que l’Arabie saoudite continue de jouer un rôle de nature militaire en chargeant la coalition qu’elle dirige d’inspecter les navires soupçonnés de transporter des armes vers le Yémen (Groupe d’experts sur le Yémen, Final Report of the Panel of Experts on Yemen established pursuant to Security Council Resolution 2140 ( 2014) , 2016, Doc NU S/2016/73, p. 50/259 ).
[73]
Comme le Canada n’est pas impliqué dans le conflit au Yémen et que ce dernier constitue un conflit armé non-international, à mon avis l’article premier ne trouve pas application. Étendre la portée de l’article premier aux États qui ne sont pas parties à un conflit armé empêcherait l’exportation d’équipements militaires sans qu’il existe la preuve d’un risque substantiel que de tels équipements soient utilisés pour commettre une violation du droit international humanitaire. En l’espèce, l’historique d’exportations des VBL en Arabie saoudite ne supporte pas une telle conclusion.
[74]
Qui plus est, une déclaration de la Cour comme quoi l’octroi des licences d’exportation est contraire à la LCG n’aurait aucun effet pratique puisqu’elle ne peut dicter à l’exécutif les modalités d’action en cas de violation de l’article premier des Conventions. Les experts des deux parties reconnaissent que l’article premier des Conventions n’impose aucune prise de mesure spécifique aux États parties en réponse à une violation du droit international humanitaire par un autre État (Affidavit de Michael Schmitt, paras 94-99). C’est également l’interprétation qu’en fait le CICR, qui en traite dans son Commentaire de la Première convention de Genève pour l’amélioration du sort des blessés et des malades dans les forces armées en campagne (2016) aux paragraphes 146-149 et 164-165. Le CICR indique clairement que :
[traduction]
Les États, en principe, sont libres de choisir entre les différentes mesures possibles, pourvu que celles-ci soient considérées comme étant adéquates pour assurer le respect.
CICR, Commentaire de la Première Convention de Genève, 2016, para 165.
[75]
La doctrine reconnaît que les États sont souvent impuissants face à des violations du droit international humanitaire (Emanuelli, p. 309). Ses règles, interprétées et appliquées de manière consistante avec les règles générales du droit international, dont le principe de la souveraineté des États, ne permettent pas toujours d’adresser de telles situations. Dans ce contexte particulier, la jurisprudence canadienne a reconnu que l’exécutif, plutôt que les tribunaux, possédait l’expertise nécessaire pour prendre les décisions relatives aux relations internationales et que la Cour ne pouvait intervenir que lorsque l’exercice par le gouvernement de ses pouvoirs discrétionnaires pourraient porter atteinte aux droits garantis par la Charte canadienne des droits et libertés (Canada (Premier ministre) c. Khadr, 2010 CSC 3, para 40). Le demandeur n’a jamais prétendu que l’entrave alléguée à l’article premier résultait en une violation de la Charte dans le présent dossier. Les obligations du Canada en vertu de cet article s’inscrivent strictement dans le cadre de sa politique étrangère. Même si l’article premier avait trouvé application dans le cadre du présent litige, la Cour n’aurait pas pu intervenir sur ce motif.
VIII.
Conclusion
[76]
Les dispositions de la LLEI accordent un large pouvoir discrétionnaire au Ministre dans l’évaluation des facteurs pertinents liés à l’octroi de licences d’exportation pour des marchandises contrôlées. Dans la décision contestée, le Ministre a tenu compte de l’impact économique de l’exportation proposée, les intérêts du Canada en matière de sécurité nationale et internationale, les antécédents de l’Arabie saoudite en matière de droits fondamentaux, ainsi que le conflit au Yémen avant d’octroyer les licences d’exportation, respectant ainsi les valeurs sous-jacentes aux Conventions. Le rôle de la Cour n’est pas de jeter un regard moral sur la décision du Ministre d’émettre les licences d’exportation mais uniquement de s’assurer de la légalité d’une telle décision. Bien sûr, la large discrétion dont il dispose lui aurait permis d’en refuser l’émission. Néanmoins, la Cour est d’avis que le Ministre a tenu compte des facteurs pertinents. Dans un tel cas, il ne lui est pas loisible de casser la décision.
[77]
Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est rejetée sans dépens.
JUGEMENT
LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée sans dépens.
« Danièle Tremblay-Lamer »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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T-462-16
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INTITULÉ :
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DANIEL TURP c MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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Montréal (Québec)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 19 décembre 2016, 20 décembre 2016
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MOTIFS ET JUGEMENT :
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LA JUGE TREMBLAY-LAMER
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DATE DES MOTIFS :
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LE 24 janvier 2017
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COMPARUTIONS :
Me André Lespérance
Me Anne-Julie Asselin
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Pour le demandeur
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Me Bernard Letarte
Me Vincent Veilleux
Me Ludovic Sirois
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Pour le défendeur
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Trudel Johnston & Lespérance
Avocats
Montréal (Québec)
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Pour le demandeur
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William F. Pentney
Sousprocureur général du Canada
Montréal (Québec)
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Pour le défendeur
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ANNEXE A : LÉGISLATION
Loi sur les licences d’exportation et d’importation, LRC 1985, c E-19
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Liste des marchandises et technologies d’exportation contrôlée, DORS/89-202
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