Date : 20161229
Dossier : T-2157-15
Référence : 2016 CF 1416
Ottawa (Ontario), le 29 décembre 2016
En présence de monsieur le juge Brown
ENTRE :
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MURLIDHAR GUPTA
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demandeur
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et
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LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Nature de la question
[1]
Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée par Murlidhar Gupta (demandeur) aux termes de l’article 51.2 de la Loi sur la protection des fonctionnaires divulgateurs d’actes répréhensibles, LC 2005, c 46 (LPFDAR ou Loi) et de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC (1985), c F-7, d’une décision rendue par le commissaire de la Commission de l’intégrité du secteur public du Canada (le commissaire), le 25 novembre 2015 (la décision), dans laquelle le commissaire a refusé de commencer une enquête sur des allégations d’actes répréhensibles et de représailles, tels que définis aux articles 2 et 8 de la LPFDAR, conformément à l’alinéa 24(1)f) de la LPFDAR.
II.
Exposé des faits
[2]
Le demandeur est un chercheur scientifique à Ressources naturelles Canada (RNCan). En 2005, il a été affecté au poste de délégué scientifique d’un projet. Le demandeur ne prenait aucune décision financière en sa qualité de délégué scientifique. Il donnait plutôt des recommandations à l’administrateur financier concernant les finances du projet.
[3]
Le 10 janvier 2014, le demandeur a déposé une plainte liée à la divulgation protégée sur le formulaire de plainte en matière de représailles (plainte). Dans la plainte, le demandeur a soutenu que l’administrateur financier avait commis un acte répréhensible, au sens de l’article 8 de la LPFDAR, lorsqu’il a modifié rétroactivement un contrat, a conclu des contrats verbaux et s’est livré à un usage abusif de fonds publics.
[4]
Le demandeur soutient qu’en 2008
[1]
, l’administrateur financier avait l’intention de détourner l’argent du projet afin de rémunérer un étudiant diplômé qui travaillait sur un autre projet de RNCan et a ordonné au demandeur de prendre une telle mesure. Le demandeur a fait valoir que l’administrateur financier avait conclu un contrat verbal à cette fin avec l’université que fréquente l’étudiant. Il soutient que, ce faisant, l’administrateur financier a contrevenu à la Loi sur la gestion des finances publiques, LRC (1985), c F-11 (LGFP), aux politiques sur les marchés de Travaux publics et Services gouvernementaux Canada (TPSGC) et aux politiques sur les marchés de RNCan, commettant ainsi des actes répréhensibles aux termes des alinéas 8a), b) et f) de la LPFDAR.
[5]
Le demandeur soutient qu’il a confronté l’administrateur financier au sujet du caractère illégal de sa conduite en février 2008. Il fait valoir en outre que, depuis cette date, il a fait l’objet de représailles sous différentes formes.
[6]
Dans sa plainte, le demandeur a indiqué la date du 12 novembre 2013 comme la date à laquelle il a pris connaissance des mesures de représailles prises contre lui. Il a joint à sa plainte un document dans lequel il décrit plusieurs cas de harcèlement et d’intimidation depuis qu’il a confronté l’administrateur financier en 2008.
[7]
Le 24 juin 2015, le représentant du demandeur, un avocat de l’Institut professionnel de la fonction publique du Canada (le syndicat du demandeur) a déposé un formulaire modifié de plainte liée à la divulgation et un formulaire modifié de plainte en matière de représailles (plainte modifiée). Dans la plainte modifiée, l’appelant ajoute des actes répréhensibles de harcèlement et d’intimidation, en violation des alinéas 8d), e) et f) de la LPFDAR.
[8]
Le 11 avril 2014, le commissaire a décidé de ne pas enquêter sur les allégations figurant dans la divulgation du demandeur (premier refus). Le demandeur a présenté une demande de contrôle judiciaire de cette décision (dossier de la Cour no T-1024-14) et cette demande a été tranchée de sorte qu’un nouvel analyste de la recevabilité des cas (analyste des cas) soit affecté au dossier. Plusieurs réunions ont eu lieu par téléphone entre l’analyste des cas et le représentant du demandeur et le demandeur a fait une autre divulgation à l’analyste des cas pendant la période avant la publication de la nouvelle analyse de la recevabilité du cas (l’analyse). L’analyse a été remise au commissaire et il a décidé de rejeter la plainte en fonction de celle-ci.
L’analyse
[9]
L’analyse a été préparée le 15 octobre 2015. L’objectif de l’analyse est exposé comme suit :
[traduction] 24. Afin de décider si une enquête est justifiée sous le régime de la Loi, nous devons décider si la divulgation concerne un acte répréhensible au sens de l’article 8 de la Loi et si le commissaire a des motifs suffisants pour y donner suite.
[10]
L’analyste des cas a analysé les allégations du demandeur aux termes des alinéas 8a), b), c), d), e) et f) de la Loi afin de parvenir à une recommandation de rejeter la plainte.
Aucun fondement aux termes des alinéas 8a) ou b)
[11]
En premier lieu, l’analyste des cas a conclu qu’aucun renseignement n’étayait les allégations d’actes répréhensibles du demandeur aux termes des alinéas 8a) et b). Le demandeur a retiré ces allégations pendant ses entrevues avec l’analyste des cas. Après avoir déposé sa divulgation, le demandeur a [traduction] « indiqué clairement qu’il ne croyait plus qu’il [l’administrateur financier] a engagé des dépenses en violation des politiques sur les marchés de TPSGC et de RNCan et aux termes de la LGFP ».
En conséquence, la prémisse qui sous-tend les arguments d’actes répréhensibles aux termes des alinéas 8a) et b) n’était pas étayée.
Aucun fondement aux termes de l’alinéa 8f)
[12]
L’analyste des cas a conclu qu’aucun renseignement n’a été fourni menant à croire que l’administrateur financier avait sciemment ordonné ou conseillé au demandeur de commettre un acte répréhensible au sens de l’alinéa 8f) de la Loi : en premier lieu, l’administrateur financier semblait avoir cessé d’essayer de détourner les fonds une fois qu’il a été informé de ses conséquences illégales possibles; en deuxième lieu, le demandeur n’avait pas le pouvoir financier de donner suite aux mesures prétendument ordonnées; en troisième lieu, le courriel envoyé par le demandeur en tant que preuve de ces directives [traduction] « ne permettent pas de penser qu’il [l’administrateur financier] lui [le demandeur] a ordonné de détourner des fonds du [projet] [...] »
Par conséquent, l’analyste des cas a conclu que le commissaire avait un motif valable de ne pas commencer une enquête aux termes de l’alinéa 8f) de la Loi.
Aucun fondement aux termes de l’alinéa 8c)
[13]
L’analyste de cas a déterminé que le harcèlement allégué du demandeur ne constituait pas un « cas grave de mauvaise gestion »
au sens de l’alinéa 8c) de la Loi, bien que certaines des allégations du demandeur puissent constituer du harcèlement interdit par la Politique sur la prévention et la résolution du harcèlement du Conseil du Trésor (Politique sur le harcèlement du CT). Toutefois, à cet égard, l’analyste des cas a précisé, entre autres, que rien n’indiquait que la direction avait pris ou avait omis de prendre une mesure qui créerait un risque important de conséquences néfastes graves sur la capacité de RNCan à s’acquitter de sa mission. L’analyste des cas a précisé en outre que les allégations de harcèlement semblaient toutes concerner une présumée inconduite visant une seule personne, notamment le demandeur. Le comportement visé n’était pas systémique et ne visait pas plusieurs employés de manière à nuire à la santé générale en milieu de travail. Les enquêtes en matière de divulgation menée aux termes de la Loi ne visent pas à remplacer d’autres mécanismes de recours disponibles, tels que la politique sur le harcèlement du CT. Par conséquent, l’analyste des cas a conclu que le commissaire avait un motif valable de ne pas commencer une enquête aux termes de l’alinéa 8f) de la Loi.
Aucun fondement aux termes de l’alinéa 8d)
[14]
L’analyste des cas devait décider si la prétendue conduite créait un risque grave et précis pour la vie, la santé ou la sécurité du demandeur ou de sa famille, constituant ainsi un acte répréhensible au sens de l’alinéa 8d) de la Loi. La plainte à cet égard n’était ni grave ni précise. L’analyste des cas a rejeté ce motif de la plainte du demandeur parce que la loi exige plus que de simples conjectures :
[traduction] 53. Après avoir examiné attentivement tous les renseignements fournis, le [demandeur] semble évoquer le bien-être physique et psychologique de sa famille en raison du harcèlement dont il a été victime de la part de cadres supérieurs et d’employés non nommés à RNCan. Toutefois, le [demandeur] ne mentionne aucunement un risque grave et précis pour la vie, la santé ou la sécurité humaines, y compris les siens; le [demandeur] n’a précisé aucun malaise créé par les cadres et les employés non nommés à RNCan. Aucun renseignement n’a été fourni pour établir un lien entre une menace et les actes précis.
[15]
L’analyste des cas a conclu que rien au dossier n’indiquait qu’un acte répréhensible au sens de l’alinéa 8d) de la Loi avait été commis. Par conséquent, l’analyste des cas a conclu que le commissaire avait un motif valable de ne pas commencer une enquête aux termes de l’alinéa 8d) de la Loi.
Fondement possible aux termes de l’alinéa 8e)
[16]
L’analyste des cas a estimé que l’alinéa 8e) de la Loi, qui dispose que « la contravention grave d’un code de conduite établi en vertu des articles 5 ou 6 »
constitue un acte répréhensible à l’égard duquel un commissaire peut commencer une enquête.
[17]
L’analyste de cas a conclu que le harcèlement présumé pouvait constituer une violation grave du Code de valeurs et d’éthique de la fonction publique (Code) et, par conséquent, un acte répréhensible aux termes de l’alinéa 8e), mais qu’il pouvait être traité de façon plus appropriée en application de l’alinéa 24(1)f) de la Directive sur le processus de traitement des plaintes de harcèlement du Conseil du Trésor (Directive sur le harcèlement du CT).
[18]
L’analyste des cas a examiné les allégations du demandeur aux termes du Code et il a conclu que certaines des allégations de harcèlement du demandeur [traduction] « pourraient constituer un manquement aux paragraphes 2.1, 2.3, 2.4 et 3.1 [...] ».
L’analyste de cas a déclaré que certains des facteurs utilisés pour déterminer s’il y a une contravention « grave »
du Code [traduction] « auraient pu être satisfaits »
, et que [traduction] « cette allégation pourrait toujours concerner une contravention grave du Code et un acte répréhensible de la manière définie »
à l’alinéa 8e).
[19]
L’analyste des cas a toutefois indiqué que le commissaire devrait quand même décider si une enquête devait être amorcée, c.-à-d. si une enquête sur la divulgation constitue un meilleur outil pour régler la situation aux termes de l’alinéa 24(1)f) de la Loi. Plusieurs facteurs ont été mentionnés, y compris ce qui suit : il n’y avait [traduction] « aucune indication que l’affaire concerne des contraventions systémiques et endémiques »
, la présumée inconduite semble viser uniquement le demandeur et le mécanisme de divulgation ne vise pas à remplacer les recours existants dont les personnes du secteur public peuvent se prévaloir. L’analyste des cas a indiqué que la Directive sur le harcèlement du CT établit un processus pour traiter le harcèlement dans l’administration publique centrale, y compris RNCan, et découle de la Politique sur le harcèlement du CT, qui exige l’établissement et le maintien de processus efficaces de traitement des plaintes de harcèlement.
[20]
L’analyste des cas a conclu que l’allégation de harcèlement du demandeur pourrait être instruite avantageusement selon les procédures prévues dans la Directive sur le harcèlement du CT et que cela constituait un motif valable de ne pas commencer une enquête. À cet égard, l’analyste des cas a recommandé que le commissaire exerce son pouvoir discrétionnaire aux termes de l’alinéa 24(1)f) de la Loi et refuse de commencer une enquête puisqu’il existe un motif valable de ne pas aborder l’objet de la divulgation du demandeur.
[21]
En résumé, l’analyste des cas a recommandé que le commissaire refuse d’enquêter sur les plaintes d’actes répréhensibles du demandeur en application des alinéas 8a), b) ou f) parce que rien n’indiquait qu’un tel acte répréhensible avait été commis. L’analyste des cas a recommandé en outre qu’aucune enquête ne soit tenue aux termes des alinéas 8c) (cas graves de mauvaise gestion) ou 8d) (risque grave et précis). Enfin, l’analyste des cas a recommandé qu’aucune enquête ne soit amorcée aux termes de l’alinéa 8e), vu qu’une telle allégation pourrait être instruite avantageusement selon la procédure établie en application de la Directive sur le harcèlement du CT.
[22]
Le commissaire a accepté ces recommandations et a rejeté la plainte modifiée du demandeur au moyen d’une lettre en date du 25 novembre 2015. Cette décision fait maintenant l’objet d’un contrôle judiciaire devant la Cour.
III.
La décision
[23]
Le commissaire a refusé d’enquêter sur la plainte du demandeur parce qu’elle pouvait être instruite avantageusement selon les procédures de traitement du harcèlement du Ministère, plus particulièrement celles mises en œuvre conformément à la Directive sur le harcèlement du CT.
[24]
La décision était fondée sur l’analyse de la recevabilité du cas qui comprenait toutes les mêmes constatations et conclusions. Plus précisément, presque toute la substance de l’analyse concernant les allégations d’actes répréhensibles aux termes des alinéas 8a) à d) et f) figure dans la décision du commissaire. En exerçant son pouvoir en application de l’alinéa 24(1)f) de la Loi, le commissaire a refusé de commencer une enquête en vertu des motifs susmentionnés parce qu’il [TRADUCTION] « [n’avait] pas suffisamment de motifs pour y donner suite »
.
[25]
La décision s’inspirait largement de l’analyse pour trancher la question concernant les allégations du demandeur aux termes de l’alinéa 8e) de la Loi. Le commissaire a exercé son pouvoir discrétionnaire aux termes de l’alinéa 24(1)f) et a refusé de commencer une enquête sur les allégations de harcèlement du demandeur. Il s’est exprimé ainsi :
[traduction] Étant donné que la Directive sur le processus de traitement des plaintes de harcèlement du SCT établit un processus pour traiter le harcèlement dans l’ensemble de l’administration publique, dont fait partie RNCan, il semble que l’objet ou vos allégations pourraient être instruits avantageusement selon la procédure de traitement des plaintes interne de RNCan. Dans les circonstances, j’exerce mon pouvoir discrétionnaire, à nouveau aux termes de l’alinéa 24(1)f) de la Loi de ne pas commencer une enquête sur cet aspect particulier de votre divulgation.
[26]
Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de cette décision.
IV.
Questions en litige
[27]
Les questions suivantes sont soulevées :
Le commissaire a-t-il manqué à l’obligation d’équité procédurale envers le demandeur en ce qui concerne la détermination des questions à trancher pour parvenir à sa décision?
La décision du commissaire était-elle raisonnable en ce qui concerne l’existence d’un autre recours approprié pour régler l’allégation de harcèlement du demandeur?
V.
Norme de contrôle
[28]
Dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir], la Cour suprême du Canada a statué aux paragraphes 57 et 62 qu’il n’est pas nécessaire de se livrer à une analyse du critère de contrôle si « la jurisprudence établit déjà de manière satisfaisante le degré de déférence correspondant à une catégorie de questions en particulier »
. La conclusion du commissaire selon laquelle l’allégation de harcèlement du demandeur serait instruite avantageusement selon la procédure de traitement des plaintes interne offerte par RNCan est susceptible de révision selon la norme de la décision raisonnable : Detorakis c Canada (Procureur général), 2010 CF 39, 358 FTR 266, au paragraphe 16 [Detorakis]. La nature discrétionnaire de cette décision tient compte de l’expertise du commissaire en ce qui concerne les divulgations aux termes de la LPFDAR : Detorakis à l’alinéa 106i). Cette expertise milite en faveur de la retenue, s’agissant du contrôle des décisions, dont je ferai preuve en conséquence.
[29]
Au paragraphe 47 de l’arrêt Dunsmuir, la Cour suprême du Canada explique ce que doit faire une cour lorsqu’elle effectue une révision selon la norme de la décision raisonnable :
La question pour la cour de révision est de savoir si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité. Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.
[30]
Les questions d’équité procédurale sont susceptibles de révision selon la norme de la décision correcte : Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 43. Au paragraphe 50 de l’arrêt Dunsmuir, la Cour suprême du Canada explique ce que doit faire une cour lorsqu’elle effectue une révision selon la norme de la décision correcte :
Une cour de révision qui applique la norme de la décision correcte n’acquiesce pas au raisonnement du décideur; elle entreprend plutôt sa propre analyse au terme de laquelle elle décide si elle est d’accord ou non avec la conclusion du décideur. En cas de désaccord, elle substitue sa propre conclusion et rend la décision qui s’impose. La cour de révision doit se demander dès le départ si la décision du tribunal administratif était la bonne.
VI.
Dispositions pertinentes
[31]
La LPFDAR dispose ce qui suit :
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VII.
Discussion
Équité procédurale
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Le demandeur affirme essentiellement qu’il ne savait pas que le commissaire prendrait en considération la question de savoir s’il pouvait se prévaloir d’autres mécanismes de recours au moment de décider s’il mènerait une enquête. Il a indiqué qu’il ne savait pas que l’alinéa 24(1)f) de la Loi, qu’il appelle une [traduction] « clause omnibus »
, serait invoqué. Il soutient que cette absence d’avis a fait en sorte qu’il ne soit pas en mesure de présenter convenablement ses arguments, essentiellement parce qu’il n’était pas au courant des questions préliminaires sur lesquels le commissaire prévoyait se pencher. Il indique qu’il n’a pas eu la possibilité de les présenter avant que le commissaire ne rende une décision et qu’il ne connaissait donc pas la preuve qu’il devait réfuter; il n’avait reçu qu’un avis l’informant que le commissaire pourrait agir en application de l’alinéa 24(1)a).
[33]
L’allégation du demandeur concernant le manquement à l’équité procédurale compte plusieurs vices.
[34]
En premier lieu, le formulaire de plainte indique ce qui suit en italiques, sous la rubrique [traduction] « C) Autre procédure » :
[traduction] L’alinéa 24(1)a) de la Loi prévoit que le commissaire peut refuser de donner suite à une divulgation ou de commencer une enquête ou de la poursuivre, s’il estime […] que l’objet de la divulgation ou de l’enquête a été instruit comme il se doit dans le cadre de la procédure prévue par toute autre loi fédérale ou pourrait l’être avantageusement selon celle-ci; […]
[35]
Le demandeur a rempli les sections du formulaire figurant en dessous de cette note ou a répondu à ces sections, ce qui indique qu’il était au courant de l’existence de cette section et qu’il connaissait son contenu. Le demandeur a non seulement rempli cette section dans la plainte modifiée, tel que le soutient le défendeur, mais il a également rempli la même section dans la demande initiale. En outre, le demandeur a modifié ses observations à la partie C de la plainte modifiée. Tous ces éléments permettent de confirmer que le demandeur a traité cette section dans le formulaire à maintes reprises et qu’il en connaissait bien le contenu et le fond.
[36]
Je suis d’avis que les principaux arguments du demandeur sont qu’il aurait dû obtenir une copie du rapport de l’analyste des cas à l’intention du commissaire; ce rapport aurait inclus le renvoi à l’alinéa 24(1)f). Toutefois, la Cour d’appel fédérale a décidé que les plaignants, comme le demandeur, n’ont aucun droit de ce genre aux termes de l’obligation d’équité : Agnaou (CAF), au paragraphe 39. La Cour d’appel fédérale, dans le cadre d’une plainte en matière de représailles (comme en l’espèce), a déclaré ce qui suit :
[39] Ayant examiné le contenu de l’obligation d’équité procédurale du SCISP, à la lumière des facteurs énoncés dans Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, 174 D.L.R. [Baker] aux paragraphes 21 à 29, et même en tenant compte du fait que la décision de rejeter une plainte en matière de représailles peut avoir un impact plus important sur la carrière de l’appelant que celle prise en vertu de l’article 24 de la Loi (Agnaou #1), je suis satisfaite qu’il n’y a pas eu de manquement à l’égard des droits de participation de l’appelant. Le SCISP n’avait pas à lui permettre de commenter le rapport de l’analyste qui lui fut remis avant de prendre sa décision.
[Non souligné dans l’original.]
[37]
En toute déférence, s’il n’existe aucun droit de commenter le rapport d’un analyste, il n’existe aucun droit de consulter ce rapport.
[38]
En examinant cette question, il est pertinent de se rappeler que la LPFDAR impose un seuil relativement bas en matière d’équité procédurale en ce qui a trait à l’enquête. La LPFDAR prévoit expressément que les enquêtes de divulgations d’actes répréhensibles sont menées « dans la mesure du possible, sans formalisme et avec célérité » : paragraphe 19.7(2). Cette situation suggère (et j’y souscris) que le processus préliminaire appliqué pour décider si une enquête est justifiée aux termes de l’article 24 et, plus particulièrement en application de l’alinéa 24(1)f), devrait également être mené sans formalisme et avec célérité :
g. Ainsi que le paragraphe 26(2) de la Loi l’indique clairement, « les enquêtes sont menées, dans la mesure du possible, sans formalisme et avec célérité ». Il n’y a pas eu d’enquête en l’espèce, mais ce n’est pas une raison suffisante pour conclure que les décisions fondées sur l’alinéa 24(1)a) ne devraient pas également être rendues sans formalisme et avec célérité.
(décision Detorakis, précitée, à l’alinéa 106g))
[39]
Une telle interprétation de l’alinéa 24(1)f) est également conforme au pouvoir discrétionnaire de « très large portée »
conféré au commissaire à l’étape de sélection aux termes du paragraphe 24(1) de la LPFDAR (Detorakis, précitée, à l’alinéa 106i)), aux termes duquel le commissaire est autorisé à déterminer les cas qui devraient se poursuivre et ceux qui peuvent être tranchés au moyen d’un autre régime de recours.
[40]
En outre, il est important de noter que le demandeur a bénéficié d’une aide d’un avocat en l’espèce, qui, à mon avis, rend difficile pour le demandeur d’établir avec succès qu’il n’était pas au courant des motifs aux termes desquels sa plainte pourrait être rejetée par le commissaire. L’article 24 comporte certainement plus de renseignements que ceux figurant à l’alinéa 24(1)a) : il y a cinq autres alinéas dont il faut tenir compte, notamment les alinéas b) à f) dont son conseiller juridique était ou aurait dû être au courant.
[41]
Le demandeur indique qu’il aurait déposé des éléments de preuve supplémentaires s’il savait que sa plainte pourrait être rejetée en raison de la disponibilité du processus de traitement du harcèlement ministériel. Il indique qu’il aurait demandé des renseignements sur les critères à appliquer, qu’il aurait fait valoir qu’un tel processus est injuste et partial puisqu’il concerne les cadres de RNCan et qu’il aurait précisé qu’il avait déjà déposé une plainte, sans succès, auprès du sous-ministre, entre autres motifs.
[42]
À mon avis, ces objections ne sont pas fondées. Le fait est que les formulaires remplis par le demandeur et son avocat lui demandaient expressément d’indiquer si ses allégations d’actes répréhensibles avaient déjà été signalées à un superviseur ou à toute autre personne à son lieu de travail. Le demandeur, pour quelque raison que ce soit, a choisi de ne pas informer le commissaire qu’il avait communiqué au sous-ministre ses préoccupations liées au harcèlement pour la première fois le 18 mars 2014 et encore une fois le 23 mars 2014. Il a choisi d’indiquer uniquement ses communications avec divers autres fonctionnaires de 2008 à 2010. Il a omis de présenter l’allégation actuelle concernant le manque d’intérêt de RNCan à répondre à ses préoccupations et il a omis de faire valoir que, quoi qu’il en soit, RNCan n’était pas en mesure de traiter de manière appropriée ses allégations. À la question de savoir s’il avait signalé ses allégations d’actes répréhensibles à une autre personne ou à un organisme externe de son lieu de travail qui est saisi de l’objet de celle-ci au titre de toute autre loi fédérale, il a répondu par la négative. En ce qui concerne chacune de ces questions, le demandeur a eu la possibilité d’expliquer davantage, mais il a choisi de ne pas le faire. Je ne suis pas convaincu que son omission de remplir correctement le formulaire peut être ainsi transformée en un manquement à l’équité procédurale par le commissaire.
[43]
Je ne suis pas convaincu non plus par l’affirmation du demandeur selon laquelle il aurait pu faire l’objet d’un traitement différent s’il avait répondu aux questions qui lui étaient posées; il me semble qu’il ne peut pas demander un contrôle judiciaire en fonction de ses propres omissions.
[44]
En outre, bien que l’alinéa 24(1)f)
[2]
ait été invoqué, la formulation effectivement utilisée par le commissaire
[3]
est tirée de l’alinéa 24(1)a)
[4]
, qui est l’alinéa même figurant sur les formulaires de plainte signés à plusieurs reprises par le demandeur. Je ne vois aucune raison de principe pour laquelle la justification essentielle exprimée à l’alinéa 24(1)a), notamment, l’existence d’un autre recours pourrait ne pas constituer un fondement égal d’une décision aux termes de l’alinéa 24(1)f). Tel que l’a soutenu le demandeur, l’alinéa 24(1)f) constitue une forme de « clause omnibus »
.
[45]
Je suis d’avis que le demandeur n’a pas établi un manquement à l’équité procédurale.
Caractère raisonnable de la décision
[46]
Le demandeur ne remet pas en question les conclusions tirées par le commissaire à son égard lorsqu’il a rejeté ses plaintes aux termes des alinéas 8(1)a), b), c), d), ou f) de la LPFDAR, ni par ailleurs le caractère raisonnable de la décision. Même si le défendeur a présenté des arguments concernant la question du caractère raisonnable, dans les circonstances, je n’ai pas à me prononcer sur ceux-ci.
[47]
La présente demande de contrôle judiciaire doit donc être rejetée.
VIII.
Dépens
[48]
Chacune des parties demande des dépens. Les parties ont accepté le fait que des dépens de 3 200 $ devraient être adjugés à la partie qui obtient gain de cause et je conclus que cela est raisonnable.
IX.
Conclusion
[49]
La demande est rejetée avec dépens payables par le demandeur en faveur du défendeur, en une somme forfaitaire globale de 3 200 $.
JUGEMENT
LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :
- La demande de contrôle judiciaire est rejetée.
- Le demandeur paiera au défendeur la somme forfaitaire globale de 3 200 $.
« Henry S. Brown »
Juge
Ce 11e jour de mai 2020
Lionbridge
Annexe A
Les articles pertinents de la LPFDAR sont les suivants :
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COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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T-2157-15
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INTITULÉ :
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MURLIDHAR GUPTA c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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Ottawa (Ontario)
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DATE DE L’AUDITION :
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Le 1er novembre 2016
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LE JUGE BROWN
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DATE DES MOTIFS :
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LE 29 décembre 2016
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COMPARUTIONS :
David Yazbeck
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Pour le demandeur
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Abigail Martinez
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Pour le défendeur
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Raven, Cameron, Ballantyne & Yazbeck LLP/s.r.l.
Avocats
Ottawa (Ontario)
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Pour le demandeur
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William F. Pentney
Sous-procureur général du Canada
Ottawa (Ontario)
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Pour le défendeur
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[1]
Par souci d’exhaustivité, je précise que la prétendue illégalité de 2008 a fait l’objet d’une autre plainte déposée auprès du commissaire par le demandeur qui a été rejetée en partie et à l’égard de laquelle j’ai rejeté la demande de contrôle judiciaire : Gupta c Canada (Procureur général), 2015 CF 535. Un appel interjeté à l’encontre de cette décision a été rejeté par la Cour d’appel fédérale : Gupta c Canada (Procureur général), 2016 CAF 50.
[2]
Qui dispose : « f) que cela est opportun pour tout autre motif justifié ».
[3]
Qui a conclu : « Étant donné que la Directive sur le processus de traitement des plaintes de harcèlement du SCT établit un processus pour traiter le harcèlement dans l’ensemble de l’administration publique, dont fait partie RNCan, il semble que l’objet de vos allégations pourrait être instruit avantageusement selon la procédure de traitement des plaintes interne à RNCan. Dans les circonstances, j’exerce mon pouvoir discrétionnaire, à nouveau en vertu de l’alinéa 24(1)f) de la Loi de ne pas commencer une enquête de cet aspect particulier de votre divulgation ».
[4]
Qui dispose : « a) l’objet de la divulgation ou de l’enquête a été instruit comme il se doit dans le cadre de la procédure prévue par toute autre loi fédérale ou pourrait l’être avantageusement selon celle-ci ».