Dossier : T-401-16
Référence : 2016 CF 1328
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 30 novembre 2016
En présence de monsieur le juge Mosley
ENTRE :
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BRUCE BEATTIE et JOYCE BEATTIE
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demandeurs
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et
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LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
INTRODUCTION
[1]
La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire fondée sur l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC (1985), c F-7, d’une décision du Tribunal canadien des droits de la personne (le Tribunal) datée du 24 février 2016. Les demandeurs allèguent que le défendeur a enfreint l’article 5 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC (1985), c H-6 (LCDP) en refusant d’enregistrer des documents relatifs à des terres au Registre des terres de réserve (le Registre) conformément à l’article 21 de la Loi sur les Indiens, LRC (1985), c I-5 (la Loi). Le Tribunal a rejeté les plaintes au motif qu’elles avaient pour unique objet de contester directement ou indirectement un texte de loi et que, par conséquent, elles échappaient à sa compétence.
II.
RÉSUMÉ DES FAITS
[2]
Le 4 avril 2012, la demanderesse Joyce Beattie, Jenelle Brewer et James Louie ont déposé trois plaintes datées du 30 mars 2012 auprès de la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission). Mme Beattie, Mme Brewer et M. Louie ont autorisé M. Bruce Beattie à les représenter devant le Tribunal.
[3]
M. Louie, décédé le 28 mars 2015, était un Indien inscrit au sens de la Loi et membre de la Bande indienne d’Okanagan. Mme Brewer est aussi une Indienne inscrite et membre de la Bande. Elle agit à titre d’administratrice et de bénéficiaire de la succession de M. Louie. La validité du testament est contestée. Mme Brewer et la succession de M. Louie ne sont pas parties à la présente demande de contrôle judiciaire.
[4]
Mme Beattie, épouse de M. Beattie, est aussi une Indienne inscrite au sens de la Loi, mais elle n’est pas membre de la Bande indienne d’Okanagan. Il convient de souligner que M. Beattie n’est pas d’ascendance autochtone. Lui et son épouse se représentent eux-mêmes dans le cadre de la présente demande.
[5]
Le 1er octobre 2013, la Commission a demandé au Tribunal d’instruire les plaintes conjointement, conformément à l’alinéa 44(3)a) de la LCDP. Le 8 mai 2015, la Commission a informé le Tribunal et les parties qu’elle ne participerait pas à l’instance et qu’elle ne comparaîtrait pas à l’audience.
[6]
Les terres en litige se trouvent dans la réserve indienne d’Okanagan, à proximité de Vernon, en Colombie-Britannique, et sont constituées notamment de deux parcelles décrites comme étant le lot 170-1 et le lot 175, bloc 4, plan 93082 des Archives d’arpentage des terres du Canada, dans la réserve indienne no 1.
[7]
Au paragraphe 9 de sa décision, le membre du Tribunal indique que le conseil de la réserve indienne d’Okanagan a attribué les terres à M. Louie. Le membre précise que cette attribution a été approuvée par le ministre des Affaires autochtones et Développement du Nord (maintenant appelé Affaires autochtones et du Nord Canada) et que des certificats de possession ont été délivrés à M. Louie conformément à l’article 20 de la Loi. M. et Mme Beattie soutiennent que 1) la Bande n’a jamais attribué les terres en question; 2) la famille Louie possède les terres depuis de nombreuses années; 3) les certificats de possession ont été délivrés après un réarpentage des propriétés par M. Louie et sa demande qu’elles soient enregistrées à son nom au Registre.
[8]
En juin 2007, M. Louie et Mme Beattie ont présenté une demande de bail ministériel à l’égard du lot 170-1 en application du paragraphe 58(3) de la Loi. En janvier 2008, revendiquant la même disposition législative, ils ont présenté une autre demande de bail ministériel à l’égard du lot 175. Le rejet de ces demandes par le défendeur a donné lieu à une série de plaintes fondées sur la LCDP en 2008 et 2010. Ces plaintes ont été déclarées justifiées sur le fond.
[9]
En 2011, M. Beattie a présenté deux demandes d’enregistrement au Registre datées du 25 juillet 2011 en application de l’article 21 de la Loi. Chaque demande était accompagnée d’un bail. Sur le premier bail concernant le lot 170-1, M. Louie était désigné comme bailleur et Mme Beattie comme preneuse. L’autre bail, concernant le lot 175, désignait M. Louie comme bailleur et Mme Brewer comme preneuse. M. Beattie a également présenté une demande d’enregistrement d’un document intitulé [traduction] « Cession de bail »
, signé le 1er mars 2012. Ce document visait à sceller la cession du bail concernant le lot 175 entre M. Louie et Mme Brewer.
[10]
Le 30 septembre 2013, les demandes d’enregistrement ont été rejetées par le registraire des terres indiennes, M. Daryl Hargitt, pour deux motifs : 1) les baux ne désignaient pas la Couronne à titre de partie; 2) l’approbation du ministre n’avait pas été obtenue. Comme le bail conclu entre M. Louie et Mme Beattie n’était pas admissible à l’enregistrement, la cession de bail subséquente ne pouvait pas non plus être enregistrée. Cette décision est à l’origine des trois plaintes susmentionnées auprès de la Commission.
[11]
Dans les trois plaintes, il est allégué qu’en refusant d’inscrire les baux privés et les cessions de bail, le défendeur a refusé de fournir à M. Louie, à Mme Brewer et à Mme Beattie un service destiné au public et commis par conséquent un acte discriminatoire du fait de leur race ou de leur origine nationale ou ethnique (en tant qu’Indiens inscrits), en violation de l’article 5 de la LCDP.
[12]
Lors de l’audience devant le Tribunal, le défendeur a soulevé la question préliminaire de savoir si les plaintes avaient pour unique objet de contester directement ou indirectement un texte de loi, auquel cas elles échappaient à la compétence du Tribunal. Le Tribunal a retenu cet argument et rejeté les plaintes. Le défendeur a également soulevé la question de savoir si M. Beattie avait qualité pour comparaître en tant que plaignant, mais celle-ci n’a pas été résolue. Il était plaignant dans les instances de 2008 et de 2010, et avait agi en qualité de représentant des autres plaignants. Il était le représentant désigné de Mme Beattie, de Mme Brewer et de M. Louie pour les plaintes de 2012. Aucun élément de preuve n’établit qu’il a été autorisé à représenter la succession de M. Louie à l’audience.
III.
DÉCISION FAISANT L’OBJET DU CONTRÔLE
[13]
La décision faisant l’objet du contrôle a été rendue par le membre P. Lustig. M. Lustig a conclu que les plaintes à l’origine de la présente instance n’étaient pas de la compétence du Tribunal parce qu’elles visaient uniquement à contester directement ou indirectement un texte de loi (en l’occurrence, la Loi sur les Indiens).
[14]
Il a tiré cette conclusion en tenant compte du témoignage non contredit de Mme Sheila Craig, gestionnaire, Modernisation des terres, Terres et développement économique au bureau régional de la Colombie-Britannique du défendeur. Le membre a qualifié ce témoignage de « très crédible »
. Mme Craig a expliqué comment fonctionne le système de gestion des terres en vertu de la Loi et des différentes règles applicables. À la lumière de ce témoignage, le membre a conclu que si l’ensemble du processus d’examen et d’enregistrement éventuel de documents valides ou du non-enregistrement de documents invalides pouvaient être considérés comme des « services »
au sens de l’article 5 de la LCDP, ce n’était pas le cas des critères pour ce faire qui sont à la Loi sur les Indiens. Il en a déduit que l’avantage en question a été refusé au titre du texte de loi, pas par un organisme gouvernemental.
[15]
Le Tribunal a retenu l’argument du défendeur selon lequel l’article 21 de la Loi fait partie prenante d’un régime législatif plus vaste qui ne peut être interprété isolément de ses autres dispositions. Le membre a expliqué que l’enregistrement de terres aux termes de l’article 21 exige que la Couronne soit désignée comme partie aux baux des terres visées à titre de propriétaire ou de locatrice. Le Tribunal a conclu que l’article 21 ne peut s’interpréter isolément selon les principes législatifs exposés par Ruth Sullivan dans son ouvrage Sullivan on the Construction of Statutes (Markham, Ontario, LexisNexis Canada, 2014).
[16]
Le membre Lustig a procédé à un examen exhaustif du système de gestion des terres tel qu’il est envisagé par la Loi sur les Indiens, les versions de 2006 et de 2013 du Guide du Registre des terres indiennes (le Guide), ainsi que la jurisprudence de la Cour fédérale et de la Cour d’appel fédérale. Il a de plus examiné et interprété l’article 5 de la LCDP ainsi que l’alinéa 2(1)a), les paragraphes 18(1), 20(1), 28(1) et 58(3), et les articles 21 et 24 de la Loi sur les Indiens. Les dispositions législatives pertinentes des deux lois sont jointes en annexe aux présents motifs.
[17]
Au début de son analyse, le membre Lustig cite trois décisions du TCDP qui selon lui pouvaient éclairer l’instruction des plaintes dont il était saisi : Murphy c Agence du revenu du Canada, 2010 TCDP 9; Matson et al. c Affaires indiennes et du Nord Canada, 2013 TCDP 13; Andrews et al. c Affaires indiennes et du Nord Canada, 2013 TCDP 21. Notre Cour a procédé au contrôle judiciaire de la décision Murphy dans la décision Alliance de la fonction publique du Canada c Canada (Agence du revenu), 2011 CF 207, [2011] ACF no 254, au paragraphe 33; conf. par 2012 CAF 7 [Murphy]. Les décisions Matson et Andrews ont fait l’objet d’un contrôle judiciaire conjoint dans le dossier Canada (Commission des droits de la personne c Canada (Procureur général), 2015 CF 398, [2015] ACF no 400; conf. par 2016 CAF 200 [Matson et Andrews].
[18]
Dans les trois instances, il a été conclu que les plaintes avaient pour objet de contester un texte de loi et non un « acte discriminatoire »
. Le membre a conclu que ces trois décisions s’appliquaient directement à l’espèce puisque les plaintes dont elles découlaient visaient à attaquer le caractère discriminatoire d’un régime législatif d’application obligatoire.
[19]
Citant les paragraphes 2(1) et 18(1) de la Loi sur les Indiens, le membre a observé que le régime législatif confère à la Couronne la propriété des terres en litige et les titres s’y rapportant pour l’usage et le profit de la bande pour laquelle elles ont été mises de côté, savoir la Bande indienne d’Okanagan. Le membre ajoute qu’un certificat de possession ne confère pas un droit de propriété parce qu’il ne s’agit pas d’un acte de transfert (Tyendinaga Mohawk Council v Brant, 2014 ONCA 565, [2014] OJ No 3605 aux paragraphes 80 à 84 [Tyendinaga]). Il précise par ailleurs que l’exigence législative se reflète dans l’article 10.1.12 de la version 2013 du Guide, qui stipule expressément que le titulaire du titre, c’est-à-dire le « locateur »
, doit être la Couronne fédérale.
[20]
Selon le membre, la preuve et les arguments de M. Beattie reposaient essentiellement sur des opinions personnelles, très peu sur le droit. Il a résumé ainsi le témoignage et les arguments de M. Beattie : 1) la Loi sur les Indiens elle-même est anachronique, paternaliste et discriminatoire à l’égard des Indiens; 2) la Couronne n’est pas la véritable propriétaire des terres en litige, car elles appartenaient à M. Louie et, dorénavant, à sa succession; 3) l’article 21 oblige le registraire à enregistrer tous les baux, y compris les baux privés; 4) en refusant d’enregistrer les baux privés conclus entre Indiens inscrits indépendamment de la Couronne, le défendeur a violé l’article 5 de la LCDP.
[21]
Le membre a tranché que le refus d’enregistrer les baux privés et la cession en cause ne violait pas l’article 5 de la LCDP parce que la décision était conforme à la Loi sur les Indiens.
IV.
QUESTIONS EN LITIGE
[22]
J’ai tout d’abord examiné la question préliminaire de la qualité de M. Beattie pour demander le contrôle judiciaire de la décision du Tribunal canadien des droits de la personne. Comme il a été vu précédemment, il a été plaignant dans les instances de 2008 et de 2010 instruites par le Tribunal. En 2012, les trois personnes qui ont déposé des plaintes l’ont désigné à titre de représentant, conformément aux règles du Tribunal.
[23]
L’avocate du défendeur a observé que la question de la qualité de partie de M. Beattie avait été soulevée mais non réglée à l’audience du Tribunal. Dans ses motifs, le membre a indiqué que M. Beattie se considérait comme plaignant et qu’il était désigné en cette qualité dans l’intitulé.
[24]
Je doute quant à moi que M. Beattie puisse être à bon droit décrit comme étant « directement touché par l’objet de la demande »
au sens du paragraphe 18.1(1) de la Loi sur les Cours fédérales. Son intérêt à l’égard des terres en litige, s’il existe, découle entièrement de celui de son épouse, Joyce Beattie.
[25]
Dans ce contexte, j’ai décidé de tenir l’audience comme prévu et d’autoriser M. Beattie à faire des représentations orales. Par suite de ma conclusion quant au fond de la demande, il n’est point besoin de déterminer si M. Beattie a qualité pour comparaître devant la Cour à titre de partie.
[26]
Les questions débattues relativement à la présente demande peuvent être formulées comme suit :
Quelle est la norme de contrôle applicable?
Le Tribunal a-t-il commis une erreur en concluant que les plaintes échappaient à sa compétence parce que leur unique objet était de contester directement ou indirectement un texte de loi?
Le Tribunal a-t-il été saisi de questions touchant aux droits ancestraux?
[27]
J’estime que la deuxième question est déterminante et je m’en tiendrai donc à observer au sujet de la troisième question qu’aucun élément de preuve n’a été produit qui établit l’existence d’un droit ancestral suivant le critère énoncé par la Cour suprême dans l’arrêt R. c Van der Peet, [1996] 2 RCS 507, au paragraphe 46. Les arguments de M. Beattie à cet égard ne sont aucunement fondés en droit – il s’est en fait contenté de réciter des extraits de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 et d’en proposer son interprétation personnelle à la Cour.
V.
DISCUSSION
A.
Norme de contrôle
[28]
Les demandeurs n’ont pas fait de représentations sur le sujet de la norme de contrôle applicable. Pour ce qui concerne M. Beattie, son exposé oral me porte à croire que la norme applicable selon lui est celle de la décision correcte. Il a insisté à plusieurs reprises pour que la Cour reconnaisse que le Tribunal n’a pas correctement interprété et appliqué le texte de loi.
[29]
J’abonde toutefois dans le sens du défendeur lorsqu’il affirme que la déférence est normalement de mise à l’égard d’un tribunal qui interprète sa propre loi constitutive ou une loi étroitement liée à son mandat et dont il a une connaissance approfondie (Tervita Corporation. c Commissaire de la concurrence, 2013 CAF 28, [2014] 2 RCF 352, au paragraphe 54; Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 54; Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 RCS 654, au paragraphe 30.
[30]
La présomption de déférence a été renforcée par l’arrêt récent de la Cour suprême du Canada dans Edmonton (Ville) c Edmonton East (Capilano) Shopping Centres Ltd., 2016 CSC 47, au paragraphe 22. L’origine de la présomption réside dans l’expertise du décideur. En l’espèce, le Tribunal possède une expertise particulière pour interpréter les termes « services »
à l’article 5, et « pratique discriminatoire »
au paragraphe 40(1) de sa loi constitutive.
[31]
La Cour fédérale et la Cour d’appel fédérale ont constamment appliqué la norme de la décision raisonnable pour procéder au contrôle du rejet par le Tribunal de plaintes au motif que leur unique objet est de contester un texte de loi (l’article 6 de la Loi sur les Indiens). Dans l’arrêt Canada (Commission des droits de la personne) c Canada (Procureur général), 2016 CAF 200, [2016] ACF no 818, prononcé en appel des décisions Matson et Andrews de la Cour fédérale, la Cour d’appel fédérale a confirmé les conclusions auxquelles elle était parvenue dans l’arrêt Murphy eu égard à la norme de contrôle retenue au terme de son examen approfondi des principes et de la jurisprudence. La Commission a sollicité l’autorisation d’interjeter appel de la décision devant la Cour suprême du Canada, mais elle continue de lier notre Cour.
[32]
La Cour d’appel fédérale s’est prononcée dans le même sens dans l’arrêt Canada (Procureur général) c Commission canadienne des droits de la personne, 2013 CAF 75, [2013] ACF no 249, qui portait également sur l’interprétation de l’article 5 de la LCDP. La Cour y fait observer que l’éventail des issues raisonnables pourrait être très restreint puisqu’il est subordonné au texte, au contexte et à l’objet de la loi. N’empêche, la Cour a conclu que le Tribunal avait droit à la déférence.
[33]
Je conclus donc que la norme de contrôle qui s’impose ici est celle de la décision raisonnable. Cela étant, la Cour peut intervenir seulement si la décision ne fait pas partie des issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir, précité, au paragraphe 47).
B.
Le Tribunal a-t-il commis une erreur en concluant que les plaintes échappaient à sa compétence parce que leur unique objet était de contester directement ou indirectement un texte de loi?
[34]
Les demandeurs soutiennent que le défendeur a soulevé cet argument devant le Tribunal en guise de défense préliminaire à une attaque de la validité des droits ancestraux existants, de la compétence du Tribunal, du libellé de l’article 21 et de l’objet du Registre des terres indiennes. Selon eux, la thèse du défendeur sur cette question est assimilable à une [traduction] « défense axée sur l’intention ou la raison »
. Selon eux, le défendeur invoque à tort ce moyen de défense pour que l’acte discriminatoire allégué soit interprété comme découlant d’une exigence du régime législatif.
[35]
Les demandeurs font valoir l’enregistrement par le défendeur d’une transaction entièrement privée, c’est-à-dire sans la participation de la Couronne, concernant les mêmes terres de réserve aux termes de l’article 21. La transaction en question a été enregistrée conformément à la version de 2006 du Guide. Ils affirment que les certificats de possession délivrés à l’époque donnent la preuve qu’il s’agissait bel et bien de terres privées détenues en vertu du droit coutumier autochtone. Par conséquent, le Tribunal a tiré une conclusion qui ne tient pas compte des faits et du savoir autochtone traditionnel des plaignants en ce qui a trait au transfert intergénérationnel des terres de son grand-père à M. Louie.
[36]
Les demandeurs soutiennent que le défendeur a modifié le Guide en juillet 2013 expressément pour empêcher l’enregistrement des transactions privées entre Autochtones. Ils ajoutent qu’en agissant ainsi, le défendeur a commis un acte discriminatoire à leur égard, et qu’il incombe au Tribunal d’ordonner une mesure de réparation en compensation.
[37]
Les demandeurs reprochent par ailleurs au Tribunal de ne pas avoir respecté l’objet de la LCDP tel qu’il est établi à l’article 2, et d’avoir ainsi invalidé le processus d’enquête institué en vertu de cette loi.
[38]
Finalement, ils font valoir qu’ils n’invoquent pas l’article 21 pour contester un texte de loi et que la jurisprudence de la Cour fédérale et de la Cour d’appel fédérale citée précédemment ne s’applique pas à leur demande.
[39]
Le défendeur réplique que les éléments de preuve et les arguments présentés au Tribunal ne mettent pas en cause la conduite de représentants ministériels, l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire ou la mise en œuvre de politiques et de pratiques ministérielles. Par conséquent, les plaintes ne relèvent pas du champ d’application de la LCDP. Le défendeur estime que le Tribunal a correctement établi que si le processus d’examen et d’enregistrement de documents peut s’apparenter à un service, ce n’est pas le cas des critères législatifs pour ce faire.
[40]
Il fait valoir que l’article 21 de la Loi sur les Indiens fait partie prenante du régime législatif plus vaste établissant le système de gestion des terres. Selon ce système, si un conseil de bande n’a pas assumé la responsabilité de l’administration de ses terres, la Couronne doit être partie aux baux s’y rapportant pour que le registraire puisse les enregistrer en application de l’article 21. Le défendeur ajoute que le registraire n’exerce pas un pouvoir discrétionnaire, mais qu’il agit conformément aux pouvoirs et aux responsabilités que lui confère la loi. Par conséquent, le Tribunal a conclu de façon raisonnable que le registraire ne pouvait pas faire droit à une demande d’enregistrement fondée sur l’article 21 à l’égard de baux non conformes aux exigences établies notamment aux paragraphes 28(1) et 58(3) de la Loi sur les Indiens. L’enregistrement de baux non conformes aux exigences de l’article 21 irait, selon le défendeur, à l’encontre de l’intérêt public qui sous-tend le régime.
[41]
Questionnés par la Cour à ce sujet lors de l’audience, les demandeurs ont reconnu que leur principal argument est que le registraire avait l’obligation d’enregistrer les documents relatifs aux baux qu’ils avaient présentés sans tenir compte des exigences imposées par le ministre ou d’autres dispositions de la Loi. Selon cette conception de son objet, le Registre est un dépôt pour tous les documents liés aux droits de possession privés à l’égard de terres, peu importe qu’ils soient valides ou non au regard de la Loi. Aux yeux des demandeurs, le législateur a adopté l’article 21 dans cette intention, et lui seul pourrait le modifier.
[42]
Je conclus que la thèse des demandeurs est dénuée de fondement et que la décision du Tribunal était raisonnable. Il lui était loisible de se fonder sur l’arrêt de la Cour d’appel fédérale dans Murphy, ainsi que sur la décision de notre Cour dans Matson et Andrews pour déterminer si les plaintes sous-jacentes avaient pour unique objet de contester directement ou indirectement un texte de loi. En procédant ainsi, le Tribunal n’a pas ignoré la preuve ou tiré une conclusion de fait inexacte. À l’audience, le défendeur a expliqué, ce qui n’a pas été contesté, que le régime de gestion des terres d’application obligatoire a pour objet d’améliorer la situation économique des Premières nations notamment par l’institution d’un système d’enregistrement valable en soutien au développement des réserves. Il était loisible au Tribunal de préférer ce témoignage à l’interprétation axée sur la propriété privée avancée par les demandeurs.
[43]
Dans les décisions Matson et Andrews, la Commission a fait valoir le caractère discriminatoire des dispositions sur l’admissibilité de la Loi sur les Indiens. Elle a reconnu toutefois que l’application de ces dispositions procède de l’exécution de la loi, même s’il en découle un avantage. Au paragraphe 59, la juge McVeigh conclut que c’est la loi qui refuse l’accès à l’avantage, pas l’organisme gouvernemental chargé d’en administrer les dispositions. En appel, la Cour d’appel fédérale a confirmé, au paragraphe 97, que le Tribunal avait raisonnablement conclu que la jurisprudence Murphy, qui fait autorité, allait dans le sens de cette conclusion. Les appelants ne pouvaient pas contester l’application de la loi en invoquant l’article 5 de la LCDP parce que légiférer ne constitue pas un service destiné au public.
[44]
Dans la présente demande de contrôle judiciaire, les demandeurs allèguent qu’il est discriminatoire d’appliquer les dispositions relatives à l’admissibilité à l’enregistrement de terres en application de l’article 21. L’objection préliminaire soulevée par le défendeur a conduit le Tribunal à se prononcer sur une question analogue à celle qui était en litige dans l’arrêt Murphy ainsi que dans les décisions Matson et Andrews. J’estime qu’il était raisonnable de la part du Tribunal de s’appuyer sur cette jurisprudence.
[45]
Il a correctement conclu que l’application de l’article 21 de la Loi sur les Indiens ne constitue pas un « service »
au sens de l’article 5 de la LCDP. Il a tout aussi correctement conclu que l’article 21 fait partie prenante d’un régime législatif ou d’une formule dont l’application est obligatoire (et non laissée à la discrétion d’un organisme gouvernemental). Le registraire ne pouvait pas enregistrer des documents en application de l’article 21 qui étaient invalidés par l’effet d’autres dispositions de la Loi, et notamment par les paragraphes 58(3) et 28(1). Si le registraire avait enregistré des documents invalides, il aurait enfreint la Loi.
[46]
À mon sens, le Tribunal n’a pas commis d’erreur en inscrivant son interprétation du libellé de l’article 21 dans le contexte plus large du régime de gestion des terres établi par la Loi. Le Tribunal fonde à juste titre sa conclusion sur le paragraphe 13.12 de l’ouvrage Sullivan on the Construction of Statutes, précité :
[traduction]
Dans son analyse de l’économie d’une loi, le tribunal tente de découvrir de quelle façon les dispositions ou les parties de la loi interagissent pour mettre à exécution un plan plausible et cohérent. Il examine ensuite comment la disposition à interpréter peut se comprendre eu égard à ce plan. Le juge Greschuk décrit le raisonnement du tribunal dans Melnychuk c Heard :
Le tribunal doit tenir compte non pas uniquement d’un seul article, mais de tous les articles d’une loi, y compris la relation d’un article avec les autres, la relation d’un article avec l’objet général que vise la loi en cause, l’importance de l’article, la portée entière de la loi et l’intention véritable de l’autorité qui l’a adoptée.
[47]
Récemment, notre Cour a repris le raisonnement suivi dans la décision Melnychuk c Heard (1963), 45 WWR 257, dans la décision De Silva c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 790, [2014] ACF no 826, au paragraphe 42.
[48]
À l’audience, Sheila Craig a expliqué le rôle qu’avait joué le Guide dans le régime de gestion des terres établi par la Loi. Elle a indiqué notamment que le Guide décrit la procédure de rédaction, de présentation et d’enregistrement des documents dans le Système d’enregistrement des terres indiennes (SETI). Elle a souligné que la raison d’être du SETI est d’assurer que les obligations énoncées dans la Loi sur les Indiens sont remplies, de protéger les intérêts enregistrés et de fournir à la clientèle des renseignements fiables, en temps utile. Je ne vois aucune raison de modifier la conclusion du Tribunal concernant la crédibilité de ce témoignage non contredit.
[49]
Comme je l’ai dit précédemment, les demandes d’enregistrement accompagnées des baux remplissaient toutes les exigences, exception faite de deux critères prévus par la Loi, soit la désignation de la Couronne en tant que partie et l’obtention de l’approbation du ministre. Pour établir s’il s’agissait effectivement de deux critères législatifs d’application obligatoire, le Tribunal devait interpréter l’article 21 en tenant compte de la globalité du régime de gestion des terres tel qu’il est établi par différentes dispositions, dont l’article 24 et les paragraphes 28(1), 28(2) et 58(3).
[50]
Par surcroît, pour s’assurer que la Loi exige la désignation de la Couronne en tant que partie, le Tribunal a examiné et interprété correctement les paragraphes 2(1), 18(1) et 20(1). Il a conclu que les terres en litige et les titres s’y rapportant ont été conférés à la Couronne pour l’usage et le profit de la Bande indienne d’Okanagan. L’argument des demandeurs concernant l’absence de preuve de la dévolution du titre des terres à la Couronne est dénué de fondement. Le certificat de possession délivré à M. Louie ne lui a pas conféré la propriété des terres, ce que M. Beattie a d’ailleurs reconnu à l’audience. Ce certificat atteste simplement qu’un membre d’une bande indienne s’est vu accorder la possession d’une terre de réserve (Tyendinaga, précité, au paragraphe 81).
[51]
L’arrêt Tyendinaga porte sur le transfert de certificats de possession se rapportant à différentes parcelles de terre. Au paragraphe 83, la Cour d’appel de l’Ontario observe ce qui suit :
[traduction]
Le titre d’une terre ne peut pas être attribué à un membre d’une bande parce que la Couronne en reste en tout temps la titulaire. À moins d’une cession à la Couronne en vertu de la Loi sur les Indiens et, partant, de la perte du statut de terre de réserve, le droit de possession accordé à un Indien ou à une bande reste valable uniquement si la terre visée est utilisée à son profit.
[52]
L’argument des demandeurs selon lequel les terres en litige appartiennent à M. Louie (et désormais à sa succession) et non à la Couronne au nom d’une tradition coutumière autochtone n’est soutenu ni par la législation ni par la jurisprudence.
[53]
Les demandeurs allèguent en outre que seules les modifications apportées au Guide en 2013 au Guide sur les politiques ont motivé le refus du registraire d’enregistrer les baux proposés conformément à l’article 21. Cet argument n’est pas non plus étayé par la preuve. Le Tribunal a indiqué que les motifs principaux pour refuser une demande (c’est-à-dire le non-respect des exigences établies dans le Guide sur les politiques, y compris la désignation de la Couronne en tant que locatrice, et l’obtention de l’approbation du ministre) figuraient dans la version de 2006 et dans la version actuelle du Guide.
[54]
Pour conclure, je suis d’avis que le Tribunal n’a pas commis d’erreur en délimitant son champ de compétence. Il a fourni des explications détaillées à cet égard dans son analyse, et il a correctement conclu que les plaintes des demandeurs avaient pour unique objet de contester directement ou indirectement un régime législatif d’application obligatoire. Le Tribunal a exposé son raisonnement de manière transparente, justifiée et intelligible, et sa conclusion fait partie des issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.
[55]
La demande de contrôle judiciaire est donc rejetée. Le défendeur ne les ayant pas sollicités, aucuns dépens ne seront adjugés.
JUGEMENT
LA COUR rejette la présente demande, sans dépens.
« Richard G. Mosley »
Juge
Traduction certifiée conforme
Ce 20e jour de février 2020
Lionbridge
ANNEXE
Dispositions pertinentes de la Loi canadienne sur les droits de la personne
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Dispositions pertinentes de la Loi sur les Indiens
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COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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t-401-16
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INTITULÉ :
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BRUCE BEATTIE ET JOYCE BEATTIE c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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Calgary (Alberta)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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Le 8 novembre 2016
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LE JUGE MOSLEY
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DATE DES MOTIFS :
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Le 30 novembre 2016
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COMPARUTIONS :
Bruce Beattie
Joyce Beattie
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Pour les demandeurs
(pour leur propre compte)
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Ainslie Harvey
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Pour le défendeur
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
William F. Pentney
Sous-procureur général du Canada
Vancouver (Colombie-Britannique)
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Pour le défendeur
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