Date : 20161116
Dossier : IMM-4023-15
Référence : 2016 CF 1277
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 16 novembre 2016
En présence de madame la juge Elliott
ENTRE : |
IHAB A. HOSNY GHALI |
demandeur |
et |
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
I. Aperçu
[1] Dans la présente demande, le demandeur (M. Ghali) sollicite l’annulation d’une décision de la Section d’appel de l’immigration (SAI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, rendue le 10 août 2015 (décision). La SAI a rejeté l’appel de M. Ghali à l’encontre d’une mesure d’interdiction de séjour prise contre lui le 10 décembre 2012 en vertu de l’alinéa 41b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR) suite à la conclusion selon laquelle il ne satisfaisait pas à l’obligation de résidence en vertu de l’article 28 de la LIPR. En vertu de l’article 28, un résident permanent est tenu d’être effectivement présent au Canada au moins 730 jours pendant une période quinquennale.
[2] M. Ghali est citoyen de l’Égypte. Il est né le 15 décembre 1968, et il est marié à sa femme depuis 2001. Au moment de l’audience, ils avaient deux fils, de 13 ans et de 10 ans. L’aîné est autiste. La majeure partie de l’audience devant la SAI a porté sur des observations d’ordre humanitaire de la part de M. Ghali en ce qui concerne la nécessité que son fils autiste soit scolarisé au Canada plutôt qu’en Égypte. Je n’ai pas abordé cette partie de la décision étant donné que la question relative à l’emploi est déterminante.
[3] Quand il avait 12 ans, M. Ghali a vécu au Canada pendant environ trois ans avec ses parents, puis il est retourné en Égypte avec eux. En 1991, à l’âge de 23 ans, il est revenu au Canada et a ouvert une pizzeria. Le commerce a été un échec et il a quitté le Canada aux environs de 1994. M. Ghali a travaillé en Égypte pour une entreprise égyptienne du secteur des produits laitiers jusqu’en 2009. En décembre 2009, il est entré au Canada pour commencer à travailler pour une entreprise qui s’appelle aujourd’hui Agropur, auparavant M. Larivee International Inc., basée à Montréal. À l’époque, il a aussi demandé une carte de résident permanent, une carte santé et un permis de conduire. Il a quitté le Canada quelques semaines plus tard. Il est revenu en mars 2010 et est reparti en juin 2010.
[4] Le 10 décembre 2012, M. Ghali est arrivé à l’aéroport à Montréal. À ce moment-là, un rapport d’interdiction de territoire a été rédigé et la mesure d’interdiction de séjour a été prise à son encontre. Les motifs de l’interdiction de territoire étaient que M. Ghali manquait à ses obligations de résidence en vertu de l’article 28 de la LIPR.
[5] En appel, la SAI a reconnu que M. Ghali avait été au Canada pendant 344 jours. Cependant, comme il n’avait pas été présent au Canada pendant les 730 jours requis entre le 10 décembre 2007 et le 10 décembre 2012, il a été déclaré interdit de territoire à titre de résident permanent.
[6] M. Ghali reconnaît qu’il n’était effectivement pas présent au Canada pendant le nombre de jours requis. Par contre, il dit qu’il travaillait à temps plein pour une entreprise canadienne comme le permet le sous-alinéa 28(2)a)(iii) de la LIPR et la SAI a mal interprété la LIPR ainsi que le paragraphe 61(3) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés (Règlement de la LIPR).
[7] Un facteur de préoccupation apparent pour la SAI était que M. Ghali possède aussi sa propre entreprise en Égypte où il vend des machines pour laiterie ainsi que des appareils de filtration pour des fromageries. Dans son témoignage, M. Ghali a dit que son revenu provenait à parts égales de ses commissions d’Agropur et de son travail à la pige. Il a également dit que 60 % de son temps était consacré au travail pour Agropur, et 40 % pour sa propre entreprise.
[8] La SAI a déterminé que mathématiquement, les heures travaillées par M. Ghali ne concordaient pas. Selon la SAI, M. Ghali a dit dans son témoignage qu’il travaillait 13 heures par jour pour Agropur. Si l’on utilise une répartition 60/40 du temps, la SAI a calculé qu’il resterait à M. Ghali seulement 20 minutes pour dormir et faire d’autres activités dans une journée de 24 heures. Se fondant sur l’invraisemblance que ce témoignage soit correct, la SAI a conclu que M. Ghali ne pouvait pas travailler à temps plein pour Agropur. Ce faisant, la SAI n’a pas tenu compte d’éléments de preuve indépendants, crédibles. La SAI a aussi rejeté le témoignage du demandeur quant au nombre d’heures travaillées pour Agropur, tout en se fondant sur le même témoignage qu’elle jugeait implicitement non crédible pour conclure que le demandeur a travaillé à temps plein pour sa propre entreprise et, par conséquent, ne pouvait pas avoir travaillé à temps plein pour Agropur. Il s’agit d’erreurs graves qui sont abordées de façon détaillée ci-dessous.
[9] Comme il est exposé dans les motifs suivants, la SAI a soit mal interprété soit mal appliqué les éléments de preuve à savoir si M. Ghali a travaillé à temps plein pour Agropur. En conséquence, la demande est accueillie et l’affaire est renvoyée à la SAI pour réexamen par un tribunal différent.
[10] Pour faciliter les choses, les articles pertinents de la LIPR et du Règlement de la LIPR auquel il est fait renvoi dans les présents motifs sont reproduits à l’annexe jointe.
II. Questions en litige et norme de contrôle
[11] La question déterminante est de savoir si la SAI a commis une erreur dans l’interprétation du sous-alinéa 28(2)a)(iii) de la LIPR ou l’application de ce sous-alinéa au travail de M. Ghali pour Agropur. La SAI a fait une analyse en deux parties : 1) M. Ghali était-il un employé d’Agropur ou un contractuel qui fournissait des services; 2) M. Ghali travaillait-il à temps plein pour Agropur?
[12] Cette analyse comportait une question mixte de fait et de droit qui est susceptible de révision en fonction de la norme de la décision raisonnable : Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 53 [Dunsmuir].
[13] La décision est raisonnable si les conclusions de la SAI s’inscrivent dans la gamme des issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit et si le processus pour parvenir au résultat était justifié, transparent et intelligible : Dunsmuir, au paragraphe 47.
III. Dispositions légales pertinentes
[14] Deux articles de la LIPR et deux articles du Règlement de la LIPR s’appliquent à ces faits. L’alinéa 41b) de la LIPR dispose qu’un résident permanent est interdit de territoire s’il ne respecte pas les dispositions du sous-alinéa 28(2)a)(iii). Ce sous-alinéa dispose que le résident permanent se conforme à l’obligation dès lors que, pour au moins 730 jours pendant une période quinquennale :
il travaille, hors du Canada, à temps plein pour une entreprise canadienne
[15] Le paragraphe 61(3) du Règlement de la LIPR énonce la définition de l’expression « il travaille à temps plein pour une entreprise canadienne » comme suit :
l’employé ou le fournisseur de services à contrat d’une entreprise canadienne . . . et est affecté à temps plein, au titre de son emploi ou du contrat de fourniture soit à un poste à l’extérieur du Canada
[16] Le Règlement de la LIPR établit au paragraphe 61(3) que pour le calcul du nombre de jours admissibles, tous les jours survenus après la préparation d’un rapport au motif que le résident permanent a manqué à son obligation de résidence en vertu du paragraphe 44(1) de la LIPR ne sont pas inclus. Dans le cas de M. Ghali, la date limite est le 10 décembre 2012.
IV. Arguments et analyse
[17] La SAI a conclu que M. Ghali travaillait pour Agropur et a reconnu qu’il s’agissait d’une entreprise canadienne. La SAI n’a pas reconnu que M. Ghali était employé par Agropur. Elle a conclu que M. Ghali était un entrepreneur. Elle a également conclu que peu importe la caractérisation de son travail pour Agropur, il n’était pas à temps plein.
[18] M. Ghali fait remarquer qu’il fournissait des services à contrat, ce qui respecte le paragraphe 61(3) du Règlement de la LIPR, même s’il n’est pas un employé. Il dit aussi que la SAI a soit mal compris, soit mal caractérisé ses éléments de preuve quant aux heures de travail et qu’elle a de façon erronée accordé peu de poids, voire aucun poids, à d’autres éléments de preuve à l’appui qu’il a présentés, notamment des lettres de son employeur.
[19] Essentiellement, le ministre a exposé et appuyé les conclusions de la SAI, en disant qu’étant donné les éléments de preuve, la décision est raisonnable et doit faire l’objet de retenue.
A. M. Ghali était-il un employé d’Agropur?
[20] Pour être visé par l’énoncé selon lequel il « travaille à temps plein pour une entreprise canadienne, » le paragraphe 61(3) de la LIPR exige que M. Ghali fournisse à contrat des services à une entreprise canadienne et qu’il soit affecté à temps plein, au titre de son emploi ou du contrat de fourniture, à un poste à l’extérieur du Canada.
[21] La SAI s’inquiétait du fait qu’il n’y avait aucun contrat commercial écrit, mais seulement une lettre de l’employeur, datée du 19 décembre 2012, qui confirmait la modalité. Dans son témoignage, M. Ghali a dit qu’il a obtenu le contrat à Montréal en décembre 2009, après avoir fait parvenir des curriculum vitæ à des entreprises au Canada. Il y avait aussi des éléments de preuve selon lesquels M. Ghali avait un poste de travail réservé à Montréal. Il a déposé plusieurs lettres de personnes avec lesquelles il travaillait à Montréal et dans lesquelles ces personnes parlaient de lui comme étant leur « collègue de travail » et « collègue ». La SAI n’a pas examiné les lettres des collègues de travail, mais en ce qui concerne la lettre du 19 décembre 2012, elle a conclu que [traduction] « la lettre indique [qu’il] n’était pas un employé à temps plein, mais plutôt un agent commercial à contrat ».
[22] L’employeur de M. Ghali a également fait parvenir une lettre datée du 2 avril 2015 dans laquelle il essayait de clarifier le poste de M. Ghali auprès de l’entreprise. Il a utilisé des mots connotant un emploi, notamment que M. Ghali [traduction] « a commencé à travailler pour » Agropur en 2009 et qu’il était [traduction] « engagé pour développer des rapports commerciaux en Égypte ». Il fait référence à M. Ghali en disant qu’il est un [traduction] « membre très apprécié de notre équipe » et il fait observer que M. Ghali [traduction] « a exprimé le souhait de travailler principalement à l’extérieur du Canada et de réduire ses obligations de travail à l’étranger. » Il confirme que M. Ghali est rémunéré à la commission et que l’on s’attend à ce qu’il réponde à des demandes de renseignements des clients à toutes les heures du jour ou de la nuit étant donné qu’il traite avec des clients de partout dans le monde.
[23] La SAI a conclu que M. Ghali était « un entrepreneur », mais elle n’a pas expliqué ce qu’elle entendait par ce terme ou pourquoi il n’est pas visé par le paragraphe 61(3) du Règlement de la LIPR qui stipule qu’un emploi à l’extérieur du Canada pour une entreprise canadienne peut être un fournisseur de services à contrat. Sans cette analyse, la conclusion au paragraphe 26 de la décision selon laquelle M. Ghali travaillait [traduction] « en vertu d’un accord commercial d’agent pour développer des rapports commerciaux avec l’Égypte et le Moyen-Orient » et que cela indique [traduction] « qu’il n’était pas un employé à temps plein, mais un agent commercial à contrat » n’est ni intelligible ni transparente. Subsidiairement, dans la mesure où la SAI a interprété « le fournisseur de services à contrat » comme synonyme de « l’employé », l’interprétation de la loi par la SAI est déraisonnable. La décision du gouverneur en conseil d’autoriser des résidents permanents à travailler à l’extérieur du Canada à titre de « fournisseur de services à contrat » ne devrait pas être traitée comme étant tout simplement superfétatoire : R c. Proulx, [2000] 1 RCS 61, au paragraphe 28.
[24] Cependant, la question plus critique est de savoir si M. Ghali a travaillé à temps plein pour Agropur.
B. M. Ghali travaillait-il à temps plein pour Agropur?
(1) Témoignage de M. Ghali
[25] M. Ghali a parlé longuement de sa modalité de travail avec Agropur. Lorsque la SAI lui a demandé s’il travaillait toujours pour Agropur et s’il était à temps plein, il a répondu [traduction] « à temps plein. Eh bien, à temps plein veut dire… Je veux dire, je ne sais pas que… que signifie à temps plein, peut-être que c’est plus qu’à temps plein. Je suis rémunéré à la commission. » Il a aussi dit dans son témoignage que le travail était 24 heures sur 24, sept jours sur sept, compte tenu de différents fuseaux horaires.
[26] Lorsque la SAI a demandé à M. Ghali de quantifier le revenu qu’il retirait de chacun de ses deux emplois, il a répondu que c’était 50/50. Les questions de suivi par la SAI ont porté principalement sur le temps consacré à chaque emploi. Étant donné qu’il s’agit d’une partie critique de l’analyse par la SAI, elle est reproduite de façon intégrale :
COMMISSAIRE : Mais en moyenne. En moyenne. Vous avez dit que le revenu est 50/50, le temps consacré est…
APPELANT : Le temps consacré est...
COMMISSAIRE : ... sur un an?
. . .
APPELANT : Combien de jours je consacre à cet emploi? Combien d’heures?
COMMISSAIRE : Pendant une semaine, un mois ou une année en moyenne, consacrez-vous… quel pourcentage du temps est-ce que vous consacrez à la pige, quel pourcentage du temps est-ce que vous consacrez à Agripur?
APPELANT : Je dirais 60 pour cent pour Agripur et 40 pour cent pour l’autre emploi.
COMMISSAIRE : D’accord.
[DCT, page 499, linges 20 à 25; page 499, ligne 49 à page 500, ligne 10. [Fautes d’orthographe dans l’original.] [Non souligné dans l’original.]
[27] L’avocat de M. Ghali lui a alors demandé combien d’heures par semaine il travaille pour Agropur. Il a répondu au moins 13 heures par jour pour Agropur. La SAI a ensuite interrogé M. Ghali au sujet de ce qu’elle percevait être une impossibilité mathématique :
COMMISSAIRE : Alors, quand dormez-vous, mangez-vous, voyez-vous vos enfants et faites-vous votre . . . et peut-être votre femme et votre travail à la pige?
APPELANT : Entre les deux. Entre les deux. Je travaille à partir de la maison, donc je suis . . . oui. Lorsque je suis au Canada, je travaille à partir . . . à partir du bureau ou de la maison. Lorsque je suis en Égypte, je travaille à partir de la maison. Entre les deux, je suis là. Je les vois tout le temps.
COMMISSAIRE : D’accord. Je ne... Parfait. Mathématiquement, si vous consacrez 60 % de votre temps à Agripur, à raison de 13 heures par jour, selon mon calcul il vous reste environ 20 minutes pour dormir, manger et voir votre famille.
APPELANT : D’accord.
COMMISSAIRE : Je ne fais que calculer.
APPELANT : Vingt-quatre heures, j’ai encore…
COMMISSAIRE : Eh bien . . .
APPELANT : . . . neuf heures pour faire ce que je…
[DCT, page 500, lignes 29 à 48]
[28] La conclusion de la SAI, à laquelle cet échange a contribué, se trouve au paragraphe 28 de la décision :
[28] [traduction] D’après ce qui précède, il est évident qu’il ne travaille pas à temps plein pour Agropur. Il n’est pas un employé à temps plein ou n’importe quel genre d’employé, mais un entrepreneur. De plus, il est évident que son travail pour Agropur, peu importe comment il est caractérisé, n’est pas à temps plein. Il est inconcevable qu’il travaille plus de 13 heures par jour pour Agropur, et si cela constitue 60 % de sa journée de travail, il consacre ensuite quelque dix heures par jour à son propre commerce. Lorsque cette question mathématique m’a été signalée, et quand on lui a demandé à quel moment il mangeait ou dormait si ses deux emplois accaparent 24 heures dans une journée, il a ajouté qu’il trouve aussi du temps pour voir sa famille. Il est évident que l’appelant ne travaille pas à temps plein pour Agropur.
[29] La SAI a raison. Il est invraisemblable que M. Ghali travaille 23 heures par jour. Sa conclusion selon laquelle M. Ghali ne doit par conséquent pas travailler à temps plein est, par contre, déraisonnable. Premièrement, l’approche très technique de la SAI n’a pas tenu compte de toutes les solutions possibles pour expliquer le témoignage de M. Ghali. Étant une personne qui travaillait des heures irrégulières, ses estimations ont peut-être été un peu erronées. Par ailleurs, il travaillait peut-être trois jours par semaine pour Agropur et deux jours par semaine pour sa propre entreprise, les 13 heures faisant référence au temps qu’il consacrait les jours qu’il travaillait pour Agropur. Cette interprétation est renforcée par le fait que M. Ghali croyait qu’il lui restait quand même neuf heures par jour pour ses activités de détente. Il est évident que M. Ghali ne croyait pas qu’il disait dans son témoignage qu’il travaillait 23 heures par jour. Les éléments de preuve de M. Ghali à ce sujet sont ambigus, et la SAI a choisi d’appliquer l’interprétation la plus défavorable possible.
[30] À elle seule, cette interprétation n’a peut-être pas été fatale pour la décision de la SAI. Un tribunal administratif peut utiliser l’invraisemblance d’un témoignage pour tirer une conclusion défavorable sur la crédibilité. Par contre, en tirant cette conclusion, il doit traiter le témoignage de façon uniforme et ne peut pas choisir de faire fi des éléments de preuve indépendants et crédibles qui corroborent ce témoignage.
[31] Le témoignage de M. Ghali ne constituait pas la seule preuve qu’il travaillait à temps plein pour Agropur. Les éléments de preuve comprenaient une lettre datée du 2 avril 2015 dans laquelle Agropur que M. Ghali [traduction] « a toujours travaillé bien au-delà des heures à temps plein au nom d’Agropur. » Au cours de l’audience, la SAI a dit au sujet de cette lettre qu’elle [traduction] « recevrait probablement beaucoup de poids » et [traduction] « qu’elle pourrait constituer de solides éléments de preuve pour eux, eux étant M. Ghali et son avocat » : DCT, page 585, ligne 21 et page 586, lignes 49 et 50. Cependant, dès que la SAI a décidé que les heures de travail alléguées par M. Ghali étaient mathématiquement impossibles, il semble que cette conclusion a entaché tous les autres éléments de preuve.
[32] L’analyse de la SAI comporte de multiples erreurs. Premièrement, les éléments de preuve de M. Ghali ne sont pas traités de façon uniforme : son témoignage selon lequel il travaillait à temps plein pour Agropur n’a pas été accepté, mais son témoignage au sujet de son entreprise personnelle a servi de fondement pour conclure qu’il ne pouvait pas non plus travailler à temps plein pour Agropur.
[33] En outre, la SAI a utilisé sa conclusion hâtive d’invraisemblance pour rejeter les éléments de preuve de l’employeur de M. Ghali. On ne sait pas trop si cette conclusion a été tirée parce que la SAI considérait que M. Ghali n’était pas crédible ou parce qu’elle a conclu indépendamment que les éléments de preuve de l’employeur étaient invraisemblables. Si la première hypothèse est vraie, alors la SAI n’a pas traité de façon adéquate les éléments de preuve de l’employeur. Une conclusion selon laquelle un élément de preuve manque de crédibilité ne permet pas à un décideur de rejeter des éléments de preuve indépendants, crédibles à l’appui de la même allégation : Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Sellan, 2008 CAF 381, au paragraphe 3; Dhaliwal c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2015 CF 157, aux paragraphes 85 et 86.
[34] Par ailleurs, le libellé de la décision de la SAI indique que sa conclusion relative à l’invraisemblance s’est appliquée non seulement à l’allégation de M. Ghali selon laquelle il travaillait 13 heures par jour pour Agropur, mais à toute l’idée que M. Ghali pouvait occuper deux emplois à temps plein en même temps. En rejetant la lettre de l’employeur de M. Ghali, la SAI dit qu’il est [traduction] « inconcevable que [M. Ghali] pouvait travailler à temps plein pour Agropur, presque à temps plein pour sa propre entreprise et aussi manger, dormir, voir sa famille, etc. »
[35] Il n’existe aucune définition de temps plein qui s’applique aux dispositions pertinentes de la LIPR ou du Règlement de la LIPR. La SAI n’a pas essayé de définir ce qui se qualifie comme étant à temps plein. Cependant, je constate que dans la section Travailleurs qualifiés du Règlement de la LIPR, « un travail à temps plein s’entend d’au moins 30 heures de travail par semaine » : Règlement de la LIPR, paragraphe 73(1) modifié par le Règlement modifiant le Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2012-274. Cela s’applique à toutes les évaluations de travail à temps plein dans le cadre du Programme des travailleurs qualifiés, y compris à savoir si une offre d’emploi au Canada est à temps plein et si on accorde des points pour l’expérience de travail antérieure en évaluant les facteurs économiques d’un demandeur pour le Canada. Auparavant, le travail à plein temps se définissait comme au moins 37,5 heures par semaine, mais cette définition a été révisée le 2 janvier 2013 : Règlement de la LIPR, au paragraphe 80(7) tel qu’il a été promulgué à l’origine.
[36] Sous l’une ou l’autre des définitions, il est clairement possible pour quelqu’un de travailler de 60 à 75 heures par semaine et d’avoir encore du temps pour manger et dormir. Dans certaines professions, une telle charge de travail peut même ne pas être considérée tout à fait hors du commun. La SAI n’avait aucune raison de croire qu’Agropur mentait ou donnait de faux renseignements au sujet du nombre d’heures que M. Ghali travaillait, ce qui signifiait qu’il était inapproprié et déraisonnable de rejeter ses éléments de preuve indépendants au motif qu’il était invraisemblable pour quelqu’un d’occuper deux emplois à temps plein.
[37] Finalement, la lettre a été écartée pour le motif [traduction] « qu’elle ne disait pas que M. Ghali travaillait à temps plein pour Agropur, seulement qu’il travaille nettement plus que les heures à temps plein ». À mon avis, travailler le nombre d’heures à temps plein et travailler à temps plein est une distinction sans une différence. La SAI n’a donné aucune justification intelligible quant aux raisons pour lesquelles travailler des heures à temps plein ne satisfait pas aux exigences du Règlement de la LIPR relativement au travail à temps plein.
V. Conclusion
[38] La SAI s’est d’abord égarée lorsqu’elle a conclu que si M. Ghali travaille 60 % du temps pour Agropur et 40 % du temps pour sa propre entreprise, il travaillait 23 heures par jour et n’avait aucun temps à consacrer à sa famille. Cette conclusion, qui s’assimilait à une conclusion selon laquelle M. Ghali n’était pas crédible, a alors entaché tous les autres éléments de preuve, amenant la SAI à faire fi des éléments de preuve probants et à écarter toute possibilité que M. Ghali occupait deux emplois à temps plein.
[39] La SAI a exposé les dispositions législatives pertinentes dans la décision, mais n’a jamais lié ses conclusions aux mesures législatives. Par exemple, pourquoi est-ce que la conclusion selon laquelle M. Ghali était un entrepreneur ne s’assimile pas à l’expression « fournisseur de services à contrat » du paragraphe 61(3) du Règlement de la LIPR? La SAI ne donne aucune explication.
[40] On ne peut prétendre que la décision n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. Les faits ont été mal compris et le droit ne semble pas avoir été pris en considération. En conséquence, la décision ne satisfait pas aux critères de l’arrêt Dunsmuir et elle sera annulée.
[41] La demande est accueillie pour l’ensemble des motifs mentionnés. L’affaire est renvoyée à un autre tribunal de la SAI pour réexamen.
[42] Aucune des parties n’a proposé de question aux fins de certification, et aucune question n’a été soulevée eu égard aux faits de l’espèce.
[43] Le défendeur a fait observer que le ministre compétent est le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration et que l’intitulé est par les présentes modifié en conséquence.
JUGEMENT
LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :
1. La demande est accueillie.
2. L’affaire est renvoyée à la Section d’appel de l’immigration pour nouvel examen par un tribunal différent.
3. Aucune question sérieuse d’importance générale ne ressort de ces faits.
« E. Susan Elliott »
Juge
ANNEXE
Manquement à la loi 41 S’agissant de l’étranger, emportent interdiction de territoire pour manquement à la présente loi tout fait — acte ou omission — commis directement ou indirectement en contravention avec la présente loi et, s’agissant du résident permanent, le manquement à l’obligation de résidence et aux conditions imposées. |
Non-compliance with Act 41 A person is inadmissible for failing to comply with this Act . . . (b) in the case of a permanent resident, through failing to comply with subsection 27(2) or section 28. |
Obligation de résidence 28 (1) L’obligation de résidence est applicable à chaque période quinquennale. (2) Les dispositions suivantes régissent l’obligation de résidence : a) le résident permanent se conforme à l’obligation dès lors que, pour au moins 730 jours pendant une période quinquennale, selon le cas: . . . (iii) il travaille, hors du Canada, à temps plein pour une entreprise canadienne ou pour l’administration publique fédérale ou provinciale, |
Residency obligation 28 (1) A permanent resident must comply with a residency obligation with respect to every five-year period. (2) The following provisions govern the residency obligation under subsection (1): (a) a permanent resident complies with the residency obligation with respect to a five-year period if, on each of a total of at least 730 days in that five-year period, they are . . . (iii) outside Canada employed on a full-time basis by a Canadian business or in the federal public administration or the public service of a province, |
Travail hors du Canada 61 (3) Pour l’application des sous-alinéas 28(2)a)(iii) et (iv) de la Loi respectivement, les expressions travaille, hors du Canada, à temps plein pour une entreprise canadienne ou pour l’administration publique fédérale ou provinciale et travaille à temps plein pour une entreprise canadienne ou pour l’administration publique fédérale ou provinciale, à l’égard d’un résident permanent, signifient qu’il est l’employé ou le fournisseur de services à contrat d’une entreprise canadienne ou de l’administration publique, fédérale ou provinciale, et est affecté à temps plein, au titre de son emploi ou du contrat de fourniture : a) soit à un poste à l’extérieur du Canada; b) soit à une entreprise affiliée se trouvant à l’extérieur du Canada; c) soit à un client de l’entreprise canadienne ou de l’administration publique se trouvant à l’extérieur du Canada. |
Employment outside Canada 61 (3) For the purposes of subparagraphs 28(2)(a)(iii) and (iv) of the Act, the expression employed on a full-time basis by a Canadian business or in the public service of Canada or of a province means, in relation to a permanent resident, that the permanent resident is an employee of, or under contract to provide services to, a Canadian business or the public service of Canada or of a province, and is assigned on a full-time basis as a term of the employment or contract to (a) a position outside Canada; (b) an affiliated enterprise outside Canada; or (c) a client of the Canadian business or the public service outside Canada. |
Calcul : obligation de résidence 62 (1) Sous réserve du paragraphe (2), le calcul des jours aux termes de l’alinéa 28(2)a) de la Loi ne peut tenir compte des jours qui suivent : a) soit le rapport établi par l’agent en vertu du paragraphe 44(1) de la Loi pour le motif que le résident permanent ne s’est pas conformé à l’obligation de résidence; b) soit le constat hors du Canada du manquement à l’obligation de résidence.
|
Calculation – residency obligation 62 (1) Subject to subsection (2), the calculation of days under paragraph 28(2)(a) of the Act in respect of a permanent resident does not include any day after (a) a report is prepared under subsection 44(1) of the Act on the ground that the permanent resident has failed to comply with the residency obligation; or (b) a decision is made outside of Canada that the permanent resident has failed to comply with the residency obligation.
|
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : |
IMM-4023-15
|
INTITULÉ : |
IHAB A. HOSNY GHAL c. LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE
|
LIEU DE L’AUDIENCE : |
Toronto (Ontario)
|
DATE DE L’AUDIENCE : |
Le 9 mars 2016
|
JUGEMENT ET MOTIFS : |
LA JUGE ELLIOTT
|
DATE DES MOTIFS : |
Le 15 novembre 2016
|
COMPARUTIONS :
Britt Gunn
|
Pour le demandeur
|
David Cranton
|
Pour le défendeur
|
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Waldman and Associates Avocats Toronto (Ontario)
|
Pour le demandeur
|
William F. Pentney Sous-procureur général du Canada Toronto (Ontario)
|
Pour le défendeur
|