Date : 20161103
Dossier : IMM-1973-16
Référence : 2016 CF 1224
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Vancouver (Colombie-Britannique), le 3 novembre 2016
En présence de monsieur le juge Campbell
ENTRE : |
CYNTHIA MURGUIA CEREZO |
demanderesse |
et |
LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ |
défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS :
[1] La présente demande concerne une décision datée du 22 avril 2016 dans laquelle la demande de dispense du demandeur fondée sur les motifs d’ordre humanitaire en vertu du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 a été rejetée. Je conclus que la décision est déraisonnable parce qu’elle est basée sur une incompréhension fondamentale des motifs sur lesquels elle se fonde, et une non-application de la loi quant à la détermination de l’intérêt supérieur des enfants de la demanderesse.
I. L’incompréhension fondamentale de l’agent
[2] Les faits non contestés et les motifs sur lesquels la demande de réparation était fondée sont décrits dans le passage suivant du mémoire de l’avocat de la demanderesse à l’appui de la demande daté du 3 septembre 2015 :
[traduction] Cynthia est une citoyenne des Philippines qui est arrivée au Canada comme travailleuse étrangère temporaire le 13 mars 2008. Elle a eu une offre d’emploi comme vendeuse au magasin « Treasures Tunes ‘n Things » à Chilliwack, en Colombie-Britannique. Le propriétaire et gestionnaire du magasin était Salvatore Dominelli (« Salvatore »), aujourd’hui l’époux de Cynthia.
Cynthia et Salvatore travaillaient ensemble chaque jour dans le magasin et sont tombés amoureux. Le couple s’est marié le 20 décembre 2008 et leur fils Joseph est né le 31 octobre 2009. À cette époque, Cynthia et Salvatore ont présenté une demande de parrainage de conjoint. Ils ont envoyé la demande au Centre de traitement des demandes de CIC à partir du bureau de poste de Chilliwack par courrier ordinaire.
Cependant, ils ont récemment appris que la demande n’a été ni reçue ni traitée. Ils l’ont appris lorsque les agents de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) ont communiqué avec Cynthia au sujet de son absence de statut il y a environ un mois.
Nous n’avons pas un reçu de courrier ou une copie de la demande de 2009. Cependant, nous avons une copie du reçu des frais de demande de 550 $, qui est incluse à l’onglet 9. On y trouve aussi une copie d’une lettre de soutien qui avait été rédigée pour la demande de 2009.
Les amis et connaissances du couple lui avaient dit que les demandes de parrainage d’un conjoint peuvent prendre un certain temps pour être traitées et il ne s’inquiétait donc pas du « silence » de CIC. Ils présumaient que leur demande était en attente et que le statut d’immigration de Cynthia était régularisé puisqu’elle était mariée à un citoyen canadien et qu’ils avaient déposé une demande de résidence permanente pour elle.
Plus tard, le couple a appris que Salvatore pourrait ne pas être approuvé comme parrain parce qu’il avait des arriérés de versements de la pension alimentaire pour enfants. Voir la déclaration solennelle ci-jointe sur les circonstances entourant ces arriérés. Le couple croyait alors que ce problème était devenu la raison du retard dans le traitement de la demande.
Jacob, le deuxième fils du couple, est né le 18 juin 2015. Le mari de Cynthia est maintenant âgé de 65 ans et est une personne désignée ayant une déficience. Cynthia est par conséquent la pourvoyeuse principale de soins et de soutien financier pour la famille.
Pour être admissible à une exemption pour des motifs d’ordre humanitaire, un demandeur doit démontrer que la présentation d’une demande à l’extérieur du Canada causerait des difficultés inhabituelles, injustifiées ou disproportionnées. Je soutiens que Cynthia, son époux canadien et ses enfants seraient tous confrontés à des difficultés disproportionnées si elle devait retourner aux Philippines. […]
[Non souligné dans l’original.]
(Dossier du tribunal, pages 145-146)
[3] La compréhension de l’agent des motifs sur lesquels la demande de dispense était fondée est établie par les déclarations suivantes dans la décision :
[traduction] La demanderesse est une femme de 33 ans en provenance de Roxas City, aux Philippines. Elle a un époux qui est citoyen canadien et deux enfants âgés de 6 ans et de 10 mois. Les motifs d’ordre humanitaire de Mme Cerezo sont basés sur son établissement, l’intérêt supérieur de l’enfant (ISE), et les conditions défavorables dans le pays.
La demanderesse déclare que M. Dominelli n’est pas en mesure de la parrainer parce qu’il a des arriérés de pension alimentaire pour enfants. Elle sollicite une exemption à l’égard des critères d’admissibilité au Canada pour qu’elle puisse présenter une demande de résidence permanente depuis le Canada.
(Décision, page 2)
[…]
Dans les demandes pour considération d’ordre humanitaire, le fardeau de la preuve incombe au demandeur. En l’absence de tout autre document à l’appui concernant le mari de la requérante, je conclus que l’affidavit de la demanderesse et les documents d’accompagnement ne sont pas suffisants pour démontrer que M. Dominelli est, selon la prépondérance des probabilités, non admissible à parrainer Mme Cerezo dans la catégorie des époux.
Je souligne que la séparation de Mme Cerezo de M. Dominelli n’a pas besoin d’être permanente. M. Dominelli, s’il est admissible, pourrait présenter une demande de parrainage de conjoint pour la demanderesse. La demanderesse n’a pas fourni suffisamment d’information pour étayer la déclaration selon laquelle elle ne serait pas en mesure d’immigrer au Canada dans la catégorie des époux. En conséquence, la réunification de Mme Cerezo et de M. Dominelli pourrait se faire par l’entremise d’un bureau des visas. Une demande pour des motifs d’ordre humanitaire n’est pas censée être un autre moyen de demander le statut de résident permanent au Canada.
[Non souligné dans l’original.]
(Décision, pages 3-4)
[4] D’après les déclarations, je conclus que l’agent a interprété à tort le fondement de la demande de dispense pour des considérations d’ordre humanitaire de la demanderesse comme ayant quelque chose à voir avec le problème de parrainage et, par conséquent, n’a pas correctement et dûment examiné les arguments de la demanderesse relativement aux difficultés excessives.
II. Les conclusions de l’agent concernant l’intérêt supérieur et la loi
[5] Concernant l’intérêt supérieur des enfants de la demanderesse, les paragraphes suivants de la décision énoncent les principales conclusions :
[traduction] Mme Cerezo a deux enfants, Joseph et Jacob, qui sont âgés de 6 ans et de 10 mois respectivement. Le plus âgé a commencé l’école alors que le plus jeune est encore un bébé. J’admets qu’il semble que la famille Cerezo-Dominelli soit une unité familiale soudée et solidaire. De plus, je reconnais que les enfants dépendent encore de leurs parents afin de répondre à leurs besoins quotidiens du fait de leur jeune âge. Compte tenu de ces facteurs, je conclus qu’il est dans l’intérêt supérieur des deux enfants de vivre avec leurs parents.
(Décision, page 5)
[…]
J’ai aussi tenu compte de l’ISE relativement aux deux enfants Dominelli. Je reconnais qu’il est dans l’intérêt supérieur des deux enfants de la demanderesse de vivre avec les deux parents et que leurs intérêts seront mieux servis au Canada. Néanmoins, je conclus que les enfants ont une famille élargie qui leur apporte du soutien, l’accès à l’éducation, au logement et aux soins de santé tant au Canada qu’aux Philippines. De plus, je suis conscient qu’il revient en définitive à la demanderesse et à son époux de décider du lieu de résidence de leurs enfants. Le couple peut choisir de se réunir aux Philippines, Mme Cerezo peut prendre les enfants par elle-même, ou M. Dominelli pourrait subvenir aux besoins des enfants au Canada. Si Joseph et Jacob devaient accompagner un ou les deux parents aux Philippines, j’estime qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour conclure que le bien-être et le développement des enfants sont susceptibles d’être considérablement compromis.
Je constate aussi que l’ISE est l’un des nombreux facteurs importants dont le décideur doit tenir compte lorsqu’il prend une décision en matière de circonstances d’ordre humanitaire qui affecte directement un enfant. Le but de l’article 25 de la LIPR est de donner au ministre la souplesse de gérer des situations exceptionnelles dont les motifs d’ordre humanitaire incitent le ministre à agir. En l’espèce, j’estime que le poids accordé à l’ISE n’est pas suffisant pour justifier une exemption parce qu’il n’y a pas assez de preuves démontrant un impact négatif sur les enfants si la demanderesse quitte le Canada.
[Non souligné dans l’original.]
(Décision, pages 6-7)
[6] À mon avis, l’analyse faite par l’agent de l’intérêt supérieur d’un enfant est confuse au point d’être inintelligible. Ayant conclu [traduction] « qu’il est de l’intérêt supérieur des enfants de la demanderesse de vivre avec les deux parents et que leurs intérêts sont mieux servis au Canada » il est contre-indiqué de conclure ensuite que, néanmoins, l’éclatement et la séparation graves sont tolérables. C’est sur cette difficulté que la demande pour motifs d’ordre humanitaire est basée, et qui a apparemment été négligée. À mon avis, la décision est dénuée de sensibilité envers les enfants.
[7] Dans l’arrêt Kanthasamy c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 (Kanthasamy) aux paragraphes 39 et 40, la Cour suprême du Canada donne des directives claires pour une détermination raisonnable de l’intérêt supérieur de l’enfant.
Par conséquent, la décision rendue en application du par. 25(1) sera jugée déraisonnable lorsque l’intérêt supérieur de l’enfant qu’elle touche n’est pas suffisamment pris en compte : [Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) [1999] 2 R.C.S. 817], au paragraphe 75. L’agent ne peut donc pas se contenter de mentionner qu’il prend cet intérêt en compte : [Hawthorne c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 475], au paragraphe 32. L’intérêt supérieur de l’enfant doit être « bien identifié et défini », puis examiné « avec beaucoup d’attention » eu égard à l’ensemble de la preuve : Legault c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 4 C.F. 358 (C.A.), par. 12 et 3; Kolosovs c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 323 F.T.R. 181 [2008 CF 165], par. 9-12.
Lorsque, comme en l’espèce, la loi exige expressément la prise en compte de l’intérêt supérieur de l’enfant « directement touché », cet intérêt représente une considération singulièrement importante dans l’analyse : [A.C. c. Manitoba (Directeur des services à l’enfant et à la famille) [2009] 2 R.C.S. 181, par. 80-81].
[8] Dans l’arrêt Kolosovs, cité avec l’approbation dans le passage ci-dessus de l’affaire Kanthasamy, au paragraphe 8, les questions spécifiques liées à une détermination raisonnable de l’intérêt supérieur de l’enfant sont énoncées :
Au paragraphe 75 de l’arrêt Baker, la Cour suprême écrivait qu’une décision en matière de motifs d’ordre humanitaire sera déraisonnable si le décideur n’a pas suffisamment pris en compte l’intérêt supérieur des enfants touchés par sa décision :
Les principes susmentionnés montrent que, pour que l’exercice du pouvoir discrétionnaire respecte la norme du caractère raisonnable, le décideur devrait considérer l’intérêt supérieur des enfants comme un facteur important, lui accorder un poids considérable, et être réceptif, attentif et sensible à cet intérêt. [Soulignement dans l’original.]
[…] Pour arriver à une décision raisonnable, un décideur doit démontrer qu’il est réceptif, attentif et sensible à l’intérêt supérieur des enfants considérés. Par conséquent, pour savoir si l’agent a été « réceptif, attentif et sensible », il faut considérer le contenu de cette obligation.
[9] Kolosovs au paragraphe 12 précise le contenu de la sensibilité :
Ce n’est qu’après que l’agent des visas s’est fait une bonne idée des conséquences concrètes d’une décision défavorable en matière de motifs d’ordre humanitaire sur l’intérêt supérieur de l’enfant qu’il pourra faire une analyse sensible de cet intérêt. Pour montrer qu’il est sensible à l’intérêt de l’enfant, l’agent doit pouvoir exposer clairement les épreuves qui résulteront pour l’enfant d’une décision défavorable, puis dire ensuite si, compte tenu également des autres facteurs, les épreuves en question justifient une dispense pour motifs d’ordre humanitaire. Comme l’écrivait la Cour suprême dans l’arrêt Baker, au paragraphe 75 :
«... quand l’intérêt des enfants est minimisé, d’une manière incompatible avec la tradition humanitaire du Canada et les directives du ministre, la décision est déraisonnable ».
[Non souligné dans l’original.]
[10] Par conséquent, l’engagement de la sensibilité est indispensable pour rendre une décision sur l’intérêt supérieur de l’enfant. En l’espèce, j’estime que l’omission de l’agent d’appliquer la sensibilité à la situation à laquelle étaient confrontés les enfants a conduit à une décision qui minimisait leurs intérêts.
III. Résultat
[11] Pour les motifs énoncés, je conclus que la décision faisant l’objet du contrôle est déraisonnable.
JUGEMENT
LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :
Pour les motifs qui précèdent, la décision faisant l’objet du contrôle est annulée et l’affaire est renvoyée pour réexamen à un autre décideur avec les directives suivantes :
1. Il faut accepter le fait que, le 22 avril 2016, il était dans l’intérêt supérieur des enfants de la demanderesse de vivre avec les deux parents et que leurs intérêts étaient mieux servis au Canada;
2. Il faut considérer le fait conjointement avec d’autres éléments de preuve présentés en vue du réexamen.
Aucune question n’est certifiée.
« Douglas R. Campbell »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : |
IMM-1973-16 |
INTITULÉ : |
CYNTHIA MURGUIA CEREZO c. LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ |
LIEU DE L’AUDIENCE : |
Vancouver (Colombie-Britannique) |
DATE DE L’AUDIENCE : |
Le 31 octobre 2016 |
JUGEMENT ET MOTIFS : |
LE JUGE CAMPBELL |
DATE DES MOTIFS : |
Le 3 novembre 2016 |
COMPARUTIONS :
Judith Boer |
Pour la demanderesse |
Banafsheh Sokhansanj |
Pour le défendeur |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Edelmann & Co. Law Offices Avocats Vancouver (Colombie-Britannique) |
Pour la demanderesse |
William F. Pentney Sous-procureur général du Canada Vancouver (Colombie-Britannique) |
Pour le défendeur |