Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20161102


Dossier : IMM-5820-15

Référence : 2016 CF 1215

Ottawa (Ontario), le 2 novembre 2016

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

MAHIL AMANI, SOHYLA AMANI ET SAJEDA AMANI, SETARA AMANI, MALIA AMANI ET ALYA AMANI (REPRÉSENTÉS PAR LEUR TUTEUR À L’INSTANCE MAHIL AMANI)

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Contexte

[1]               Il s’agit d’un contrôle judiciaire d’un refus de délivrer un visa d’immigrant (la décision). Les demandeurs ont présenté une demande de résidence permanente à partir de l’étranger, à titre de membres de la catégorie de personnes de pays d’accueil (la catégorie). L’agente des visas (l’agente) a déterminé que les demandeurs étaient retournés en Afghanistan et ne résidaient pas au Pakistan; par conséquent, elle a rejeté la demande pour le motif qu’ils ne satisfaisaient pas aux exigences aux fins d’une réinstallation au Canada en tant que réfugiés au sens de la Convention, en vertu de l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR ou la Loi), ou à titre de membre de la catégorie, en vertu de l’article 147 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 (le RIPR ou le Règlement).

[2]               Plus précisément, l’agente a déterminé que la documentation fournie était insuffisante pour prouver que les demandeurs se trouvaient à l’extérieur de leur pays de nationalité (Afghanistan) ou résidaient au Pakistan, puisqu’ils n’avaient pas fourni les documents suivants :

  • des dossiers scolaires pour les demandeurs mineurs;
  • des cartes d’identité (carte d’enregistrement), que le gouvernement pakistanais avait délivrées à de nombreux Afghans en 2005 et 2006;
  • des factures de services publics ou une adresse à Jamrud, le lieu où ils avaient déclaré résider depuis neuf ans;
  • des copies satisfaisantes de leurs contrats de location, de même qu’une traduction fiable de ceux-ci, qui, selon l’agente, avaient été produits par une organisation [traduction] « connue pour sa production de faux documents »;
  • un certificat de naissance fiable pour la troisième fille, puisque le nom « Sarah Alkozy » figurait également sur le document.

[3]               L’agente a également noté que les demandeurs n’étaient pas arrivés à se souvenir du nom de leur locateur pendant leur entrevue.

II.                Questions en litige et analyse

[4]               Les demandeurs soutiennent que l’agente a commis une erreur en :

(a)    interprétant de manière déraisonnable l’exigence législative se rapportant à la catégorie, lorsqu’elle a déterminé qu’une preuve de résidence à l’étranger devait être fournie (plutôt que de simplement à se trouver à l’extérieur du pays de citoyenneté) et a examiné la preuve à la lumière de cette exigence;

(b)   leur refusant injustement la possibilité de traiter et de produire des documents supplémentaires dans la mesure exigée;

(c)    négligeant d’examiner la persécution fondée sur le sexe et de tenir compte des directives s’y rapportant.

[5]               Pour les motifs ci-dessous, j’adhère au premier argument présenté par les demandeurs (a) et, par conséquent, je n’ai pas à me pencher sur les deux autres arguments (b et c).

[6]               Les parties conviennent que la norme de contrôle de la décision raisonnable s’applique en l’espèce : voir la décision Sakthivel c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 292, au paragraphe 30.

[7]               L’article 135 du Règlement énonce les fondements relatifs à la protection des réfugiés à l’étranger. L’alinéa 147a) du Règlement exige précisément que les membres de la catégorie se trouvent à l’extérieur de leur pays de nationalité et de résidence habituel. Cette même exigence est énoncée à l’article 96 de la LIPR, qui constitue la principale disposition relative aux réfugiés.

[8]               J’estime que l’agente a commis une erreur en exigeant que les demandeurs prouvent qu’ils résidaient de façon permanente au Pakistan comme condition préalable à leur acceptation à titre de membre de la catégorie, tel que l’a statué plus tôt cette année le juge Brown dans la décision Ameni c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 164, aux paragraphes 24 et 27 [Ameni] :

Pour ce qui est des expressions utilisées dans la décision, il n’est indiqué nulle part dans la LIPR ou le RIPR que les personnes qui présentent une demande de statut de réfugié au sens de la Convention ou de statut de personne de pays d’accueil doivent « habiter à l’extérieur de leur pays de nationalité », « habiter au Pakistan », « étayer leur preuve de résidence » ou être « résidents » du Pakistan comme l’ont souligné les agents. En outre, les demandeurs ne sont pas tenus d’» étayer leur preuve de résidence continue » ou d’» établir leur résidence » au Pakistan.

[…]

Je suis d’accord avec l’argument des demandeurs selon lequel il faut simplement se trouver à l’extérieur du pays de nationalité. Cette décision est conforme avec les directives à cet égard acceptées à l’échelle internationale. Le paragraphe 88 du Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié au regard de la Convention de 1951 et du Protocole de 1967 relatifs au statut des réfugiés de l’UNHCR est rédigé comme suit : « C’est une des conditions générales de la reconnaissance du statut de réfugié que le demandeur qui a une nationalité se trouve hors du pays dont il a la nationalité. Il n’y a aucune exception à cette règle. La protection internationale ne peut pas jouer tant qu’une personne se trouve sur le territoire de son pays d’origine. » [Non souligné dans l’original.] Il est à noter que le verbe utilisé n’est pas « résider » ni « habiter », mais plutôt « se trouver ».

[9]               Le juge Brown a ensuite conclu ce qui suit dans la décision Ameni, aux paragraphes 28 et 29 :

Je suis d’avis que pour établir la qualité des liens avec un autre pays que le pays de nationalité, les personnes qui présentent une demande de protection à titre de réfugiés au sens de la Convention ou de personnes de pays d’accueil à l’extérieur du Canada doivent seulement établir les éléments exigés dans la Loi, c’est-à-dire qu’elles « se trouvent hors » du pays dont elles ont la nationalité. Autrement dit, elles doivent se trouver à l’extérieur de ce pays. Les agents ne possèdent pas l’autorisation légale nécessaire pour exiger que les demandeurs respectent une exigence plus rigoureuse. Je suis également d’avis qu’ils ont agi de manière déraisonnable et sans autorisation légale dans la mesure où, comme je l’ai observé dans la présente espèce, ils ont exigé que les demandeurs résident ou vivent à l’extérieur du pays dont ils ont la nationalité, alors qu’il suffisait qu’ils se trouvent à l’extérieur de leur pays de nationalité.

Les agents ont résumé leurs conclusions comme suit : [traduction] « [...] Je ne crois pas qu’ils habitent à l’extérieur de leur pays de nationalité. Par conséquent, ils ne répondent pas aux critères d’admissibilité à la réinstallation au Canada en tant que réfugiés au sens de l’article 96 de la Loi et de l’article 147 du Règlement ». Il s’agit d’une analyse inadmissible des causes et des effets. Cette conclusion est donc déraisonnable. Qui plus est, dans la mesure où la décision repose sur cette conclusion et sur l’exigence sous-jacente, mais inexistante, relative à la résidence, cette conclusion doit être annulée. [Non souligné dans l’original.]

[10]           En l’espèce, l’agente a commis la même erreur que dans la décision Ameni en rejetant la demande des demandeurs pour le motif qu’ils n’avaient pas fourni une preuve suffisante de leur résidence au Pakistan, même s’ils avaient expliqué la raison pour laquelle ils ne pouvaient pas fournir certains des documents demandés. Ensuite, l’agente a conclu ce qui suit à la page 8 du dossier certifié du tribunal (DTC) :

[traduction]
Pour les motifs qui vous ont été expliqués lors de l’entrevue, je ne suis pas convaincue que vous résidez au Pakistan comme vous l’avez déclaré et je crois qu’il est plus probable que vous soyez retournés vivre en Afghanistan, votre pays de nationalité, ou que vous y résidiez.

Ainsi, l’agente a commis une erreur en demandant aux demandeurs de satisfaire à une exigence plus rigoureuse que celle énoncée dans le texte législatif, à savoir en concluant qu’ils devaient prouver qu’ils résidaient au Pakistan plutôt que de prouver qu’ils se trouvaient à l’extérieur de leur pays de nationalité (l’Afghanistan).

[11]           Bien qu’aucun autre commentaire ne soit nécessaire, puisque cette erreur justifie à elle seule un réexamen par un autre agent, le fait que l’agente ait examiné la preuve en appliquant le texte législatif de façon déraisonnable mérite d’être commenté.

[12]           S’il s’était agi d’une décision binaire, c.-à-d. que s’il avait été déterminé que puisque les demandeurs ne résidaient pas au Pakistan, ils résidaient donc dans leur pays natal, soit en Afghanistan, l’analyse de l’agente serait également problématique. Autrement dit, l’agente n’a invoqué aucune preuve démontrant que les demandeurs résidaient en Afghanistan lorsqu’ils ne se trouvaient pas au Pakistan. En effet, certaines conclusions à l’égard de la « non-résidence » au Pakistan n’ont pas été raisonnablement justifiées.

[13]            L’agente n’a tiré aucune conclusion explicite en matière de fausse déclaration ou de crédibilité. Elle a plutôt simplement fait part de préoccupations, notamment à l’égard : (i) des activités frauduleuses antérieures d’un cabinet de traduction dont le nom figurait sur certains documents; (ii) du certificat de naissance de la troisième fille. Toutefois, l’agente a soulevé ces deux préoccupations sans fournir d’analyse ou d’explication quant aux motifs pour lesquels elle croyait que les documents des demandeurs étaient frauduleux ou non valides.

[14]           Premièrement, au sujet de l’insinuation voulant que certains documents soient frauduleux en raison du cabinet de traduction ayant participé à leur production, aucune preuve n’a été citée concernant le cabinet mis en doute.

[15]           Deuxièmement, au sujet du certificat de naissance où figurait le nom Sarah Alkozy, dans la mesure où l’agente insinuait que la famille se trouvait en Afghanistan lors de la naissance, les demandeurs avaient fourni d’autres documents pour appuyer leur affirmation selon laquelle ils ne vivaient pas en Afghanistan, notamment : 1) un autre certificat de naissance délivré au Pakistan (celui de la quatrième fille); 2) les cartes d’immunisation concernant les filles; 3) d’autres documents médicaux (qui semblent être des ordonnances). Tous ces documents indiquent que la famille se trouvait au Pakistan pendant la période visée. Or, aucun d’eux n’a été traité à juste titre par l’agente.

[16]           L’agente a également tiré une conclusion défavorable en se fondant sur le fait que les demandeurs ne possédaient pas de cartes d’enregistrement, notant au passage que le gouvernement pakistanais et le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (UNHCR) avaient entrepris une importante campagne d’enregistrement entre 2005 et 2006, période au cours de laquelle [traduction] « presque tous les membres de la collectivité afghane avaient été enregistrés » (DTC, au paragraphe 115). Dans ses motifs, l’agente s’était également appuyée sur le fait que plus de 4,7 millions d’Afghans étaient retournés vivre en Afghanistan depuis 2002.

[17]           Toutefois, les demandeurs avaient indiqué à l’agente qu’ils n’avaient pas pu obtenir de cartes d’enregistrement parce qu’ils ne possédaient pas de passeports. De plus, les demandeurs n’étaient arrivés au Pakistan qu’à la fin de 2006, soit à la fin de la période visée par l’initiative se rapportant aux cartes d’enregistrement. Notre Cour a conclu qu’il n’est pas raisonnable qu’un agent tire une conclusion défavorable fondée sur le fait que les demandeurs ne possèdent pas de cartes d’enregistrement, sans tenir compte des réponses plausibles et cohérentes fournies quant à la raison pour laquelle ils ne sont pas enregistrés (Hosaini c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 354, au paragraphe 39). En l’espèce, j’estime que les demandeurs ont expliqué la raison pour laquelle ils ne possèdent pas de cartes d’enregistrement (à savoir parce qu’ils ne possèdent pas de passeports), mais que l’agente n’a pas tenu compte de cette explication.

[18]           Enfin, la preuve objective sur la situation dans le pays fournie avec la présente demande de contrôle judiciaire a révélé que [traduction] « les Afghans qui sont arrivés après le recensement des Afghans mené en 2005 n’ont pas eu la possibilité de s’enregistrer auprès du gouvernement pakistanais, et donc ont automatiquement fait partie de la catégorie des sans-papiers » (dossier des demandeurs, au paragraphe 133), et que [traduction] « de un à deux millions d’Afghans vivant au Pakistan sont des sans-papiers » (dossier des demandeurs, au paragraphe 127). En outre, les demandeurs ont présenté un document du UNHCR dans lequel il est indiqué que bien que les Afghans soient partis massivement du Pakistan de 2002 à 2005 pour retourner vivre en Afghanistan, cette tendance a diminué depuis. La preuve démontre que les Afghans vivant au Pakistan : (i) ne possédaient pas tous une carte d’enregistrement; (ii) n’étaient pas tous retournés vivre en Afghanistan. Elle indique plutôt que de nombreux Afghans n’ont pas été enregistrés et sont demeurés au Pakistan.

[19]           Malgré la présomption selon laquelle les agents connaissent la situation qui règne dans le pays auquel ils font référence, comme il est établi dans le guide opérationnel d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada intitulé OP 5 – Sélection et traitement à l’étranger des cas de réfugiés au sens de la Convention outre-frontières et de personnes protégées à titre humanitaire outre-frontières (Saifee c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 589, aux paragraphes 30 et 31), et qu’il convienne de faire preuve de déférence à l’égard de leurs décisions, il était déraisonnable que l’agente examine et critique certains éléments de preuve de façon sélective, mais fasse fi des éléments de preuve documentaire contraires sans tirer de conclusion à l’égard de la crédibilité.

III.             Conclusion

[20]           À la lumière de ce qui précède, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.


JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

1.                 La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée pour réexamen par un autre agent des visas.

2.                  Il n’y a aucune question à certifier.

3.                  Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Alan S. Diner »

Juge


Annexe A : Texte législatif

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques:

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227

147. Appartient à la catégorie de personnes de pays d’accueil l’étranger considéré par un agent comme ayant besoin de se réinstaller en raison des circonstances suivantes:

a) il se trouve hors de tout pays dont il a la nationalité ou dans lequel il avait sa résidence habituelle;

b) une guerre civile, un conflit armé ou une violation massive des droits de la personne dans chacun des pays en cause ont eu et continuent d’avoir des conséquences graves et personnelles pour lui.

Immigration and Refugee Protection Act, SC 2001, c 27

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themselves of the protection of each of those countries; or

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

Immigration and Refugee Protection Regulations, SOR/2002-227

147. A foreign national is a member of the country of asylum class if they have been determined by an officer to be in need of resettlement because

(a) they are outside all of their countries of nationality and habitual residence; and

(b) they have been, and continue to be, seriously and personally affected by civil war, armed conflict or massive violation of human rights in each of those countries.

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossier :

IMM-5820-15

INTITULÉ :

MAHIL AMANI, SOHYLA AMANI ET SAJEDA AMANI, SETARA AMANI, MALIA AMANI ET ALYA AMANI (REPRÉSENTÉS PAR LEUR TUTEUR À L’INSTANCE MAHIL AMANI) c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 13 octobre 2016

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE DINER

DATE DES MOTIFS :

Le 2 novembre 2016

COMPARUTIONS :

Timothy Wichert

POUR LES DEMANDEURS

Laoura Christodoulides

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jackman, Nazami & Associates

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.