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Date : 20160920


Dossier : T-392-16

Référence : 2016 CF 1063

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 20 septembre 2016

En présence de monsieur le juge Zinn

ENTRE :

MCKEIL MARINE LIMITED

demanderesse

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

ET FOSS MARITIME COMPANY

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Le 5 février 2016, la chef de politique maritime et des affaires réglementaires, voie maritime et politique de transport intérieur de Transports Canada [Transports Canada] a rendu une décision selon laquelle le remorquage de deux navires déclassés depuis la Colombie-Britannique jusqu’à la Nouvelle-Écosse, en passant par le canal de Panama, afin qu’ils soient démantelés, ne constituait pas une activité de « cabotage », tel qu’il est défini dans la Loi sur le cabotage, L.C. 1992, ch. 31 (la « Loi »), et que, par conséquent, il ne pouvait être interdit à un navire étranger d’effectuer une partie de ce trajet sans d’abord avoir obtenu une licence, en vertu de la Loi.

[2]               Lors de l’audience, McKeil Marine Limited [McKeil] a demandé à la Cour de lui accorder les mesures de réparation suivantes :

[traduction]

A.                une déclaration selon laquelle le remorquage des navires depuis la Colombie-Britannique jusqu’à la Nouvelle‑Écosse constitue une activité de « cabotage », tel que ce terme est défini dans la Loi sur le cabotage;

B.                 une déclaration selon laquelle tout navire étranger procédant au remorquage de navires de la Colombie‑Britannique vers la Nouvelle-Écosse contrevient à la Loi sur le cabotage;

C.                 une ordonnance de la nature d’un mandamus enjoignant à Transports Canada d’exiger que le remorquage de navires depuis la Colombie-Britannique jusqu’à la Nouvelle‑Écosse soit effectué par un navire canadien ou par un navire possédant une licence, conformément à la Loi sur le cabotage; [et]

D.                une ordonnance de la nature d’une interdiction empêchant tout navire étranger ou qui ne possède pas de licence, conformément à la Loi sur le cabotage, de se livrer à des activités de remorquage de navires depuis la Colombie‑Britannique jusqu’à la Nouvelle-Écosse.

Contexte

[3]               McKeil est une société propriétaire de navires canadienne, notamment de remorqueurs et de barges, établie en Ontario, exerçant ses activités sur les Grands Lacs, la Voie maritime du Saint-Laurent et la Côte Est du Canada. De temps à autre, la société McKeil conclut des partenariats avec des exploitants de navires sur la Côte Ouest.

[4]               Deux navires canadiens, le Navire canadien de Sa Majesté Protecteur (NCSM Protecteur) et le Navire canadien de Sa Majesté Algonquin (NCSM Algonquin), ont été déclassés et devaient être démantelés. Les navires étaient basés à Esquimalt, en Colombie‑Britannique, et ils devaient être démolis sur un chantier naval situé à Liverpool, en Nouvelle-Écosse, par le fournisseur R. J. MacIsaac Construction Limited [RJM]. RJM a conclu un contrat avec la société Atlantic Towing [Atlantic] pour le remorquage des navires depuis Esquimalt, en Colombie-Britannique, jusqu’à Liverpool, en Nouvelle-Écosse.

[5]               Le remorquage de ces deux navires devait se dérouler en deux étapes. Ils devaient d’abord être remorqués depuis Esquimalt, en Colombie-Britannique, jusqu’au Panama. Puis, ils devaient être remorqués du Panama à Liverpool, en Nouvelle-Écosse. Atlantic a retenu les services de la défenderesse, Foss Maritime Company [Foss], une société propriétaire de navires américaine, pour qu’elle fournisse un bateau-remorqueur devant servir au remorquage de chacun des navires de la Colombie-Britannique au Panama. Les navires battant pavillon américain utilisés pour la première étape du remorquage ne détenaient pas une licence, selon la Loi, pour la conduite de cette opération.

[6]               En l’espèce, la question essentielle en litige consiste à déterminer si cette opération constituait une activité de « cabotage », tel que ce terme est défini dans la Loi. Si l’activité n’entre pas dans la définition du terme « cabotage », alors un navire étranger n’a pas besoin de licence pour exécuter l’activité. Si l’activité entre dans la définition du terme « cabotage », alors le navire concerné doit être un navire dédouané canadien, à défaut de quoi une licence doit être obtenue en présentant une demande auprès de l’Office des transports du Canada.

[7]               Une demande présentée auprès de l’Office des transports du Canada met en œuvre un processus au moyen duquel l’Office détermine s’il existe des navires canadiens qui sont « adaptés et disponibles » pour exécuter l’activité visée par la demande. Une licence permettant d’exécuter l’opération est délivrée à un navire étranger uniquement dans les cas où il n’existe pas de navires canadiens « adaptés et disponibles ».

[8]               Le 18 janvier 2016, McKeil a porté à l’attention de Transports Canada que les navires battant pavillon américain utilisés pour remorquer les navires déclassés ne détenaient pas de licence, et elle a mis en doute le respect de la Loi.

[9]               Le 20 janvier 2016, Atlantic a reçu un courriel de la part de RJM, lequel mentionnait que Transports Canada avait communiqué avec elle concernant le remorquage des deux navires concernés, depuis Esquimalt, en Colombie-Britannique, jusqu’à Liverpool, en Nouvelle-Écosse. Le courriel expose que Transports Canada a indiqué qu’en vertu de la Loi, [traduction] « le remorquage de [ces] navires [déclassés] satisfait à la définition de “cabotage”, selon l’alinéa 2(1)f) de la Loi ». Le courriel se poursuit par l’énumération des options que lui a proposées Transports Canada :

[traduction]
Il nous a informés que pour satisfaire aux exigences de la Loi permettant à Foss de procéder au remorquage, deux options s’offrent à nous :

1)         Le dépôt, par Atlantic ou Foss, d’une demande de licence de cabotage auprès de l’Office des transports du Canada (elle m’a dit que cela pourrait prendre un certain temps).

2)         Le remorquage des navires par un bateau-remorqueur canadien depuis Esquimalt jusqu’à 19,3 kilomètres au large de la côte canadienne, pour les transférer à Foss, ou leur remorquage dans les eaux américaines pour les mener jusqu’au Panama, où Atlantic prendrait la relève.

[10]           Atlantic a tenté de communiquer avec Transports Canada à propos du courriel de ce dernier, et elle a également entamé des démarches dans le but de retenir les services de Seaspan ULC, une société canadienne, pour le remorquage à partir d’Esquimalt, en Colombie‑Britannique.

[11]           Dans un courriel daté du 29 janvier 2016, Transports Canada, contrairement à sa position initiale, a fait savoir à RJM que le remorquage ne semblait pas satisfaire à la définition de « cabotage » à l’alinéa (2)(1)f) de la Loi :

[traduction]
Le remorquage est considéré comme une activité maritime de nature commerciale effectuée dans les eaux canadiennes, tel qu’il est défini à l’alinéa (2)(1)f) : activité maritime de nature commerciale effectuée par navire dans les eaux canadiennes. Toutefois, certains aspects de l’activité qui sera entreprise dans votre cas précis ont une incidence sur l’interprétation la plus juste de l’application de la Loi sur le cabotage. Les principales considérations sont les suivantes : 1) l’activité ne se limite pas à un territoire local (non localisé); 2) la majeure partie de l’activité est à caractère international; et 3) les principes de la Loi, puisqu’elle concerne les activités maritimes de nature commerciale dans les eaux canadiennes (activité localisée).

Compte tenu de ces considérations, un navire immatriculé aux États-Unis, comme il est décrit, ne semble pas satisfaire à la définition de « cabotage » de l’alinéa 2(1)f).

Veuillez noter qu’il ne s’agit pas d’un avis juridique, puisqu’il ne revient pas à Transports Canada de fournir des avis juridiques concernant l’application des lois, mais il lui revient de fournir des renseignements sur l’application éventuelle des lois dans des cas précis. Il incombe à chaque soumissionnaire de s’assurer qu’il respecte les lois et les règlements applicables, lorsqu’il se livre à une activité au Canada.

[12]           Suivant la réception du courriel, Atlantic a procédé comme il avait été prévu. Vers le 12 février 2016, Atlantic a conclu un contrat avec Foss pour le remorquage du NCSM Protecteur déclassé depuis Esquimalt, en Colombie-Britannique, jusqu’au Panama. Vers le 1er avril 2016, Atlantic a conclu un contrat avec Foss pour le remorquage du NCSM Algonquin déclassé, depuis Esquimalt, en Colombie-Britannique, jusqu’au Panama.

[13]           Le 5 février 2016, Transports Canada a répondu aux préoccupations de McKeil concernant une violation éventuelle de la Loi, en lui fournissant des motifs similaires à ceux qu’il avait donnés à RJM, précités.

[14]           Vers le 24 février 2016, un bateau-remorqueur appartenant à Foss a remorqué le NCSM Protecteur depuis Esquimalt, en Colombie-Britannique, jusqu’à Cristobal, au Panama, arrivant à destination vers le 23 mars 2016. Vers le 24 mars 2016, un bateau-remorqueur appartenant à Atlantic a remorqué le navire depuis Cristobal, au Panama, jusqu’à Liverpool, en Nouvelle-Écosse, arrivant à destination le 22 avril 2016.

[15]           Le 9 mai 2016, un bateau-remorqueur appartenant à Foss a remorqué le NCSM Algonquin depuis Esquimalt, en Colombie-Britannique, jusqu’à Cristobal, au Panama, arrivant à destination le 8 juin 2016. Vers le 8 juin 2016, un bateau-remorqueur appartenant à Atlantic a remorqué le navire depuis Cristobal, au Panama, jusqu’à Liverpool, en Nouvelle‑Écosse, arrivant à destination le 27 juin 2016.

[16]           La présente demande a été entendue le 13 juillet 2016, à Toronto. À cette date, le remorquage des navires déclassés avait été effectué.

Questions en litige

[17]           McKeil soulève une question intéressante concernant la juste interprétation de la Loi dans le cas du remorquage décrit précédemment. Premièrement, elle prétend que le remorquage constituait « du transport de marchandises par navire [...] entre deux lieux situés au Canada ou au-dessus du plateau continental du Canada, directement ou en passant par un lieu situé à l’extérieur du Canada » et qu’il s’agissait par conséquent de cabotage, tel qu’il est défini à l’alinéa 2(1)a) de la Loi. [Non souligné dans l’original.]  Foss et, apparemment, Transports Canada sont d’avis que le remorquage d’un navire ne peut être qualifié à juste titre de « transport de marchandises » par navire.

[18]           Contrairement à l’alinéa 2(1)a), l’alinéa 2(1)f) ne mentionne pas expressément que l’activité maritime commerciale dont il est question puisse être effectuée en passant par un lieu situé à l’extérieur du Canada. Il mentionne plutôt que le cabotage consiste en une « toute autre activité maritime de nature commerciale effectuée par navire dans les eaux canadiennes ». McKeil fait valoir que le remorquage en l’espèce s’effectuait à partir des eaux canadiennes et s’y terminait, en passant par le canal de Panama, et qu’il constituait par conséquent du cabotage au sens de cet alinéa. Foss et, apparemment, Transports Canada sont d’avis qu’il s’agissait de deux activités de remorquage qui n’étaient pas entièrement effectuées dans les eaux canadiennes et que, par conséquent, on ne pouvait parler d’une « activité maritime de nature commerciale effectuée par navire dans les eaux canadiennes ».

[19]           Toutefois, avant d’aborder le bien-fondé de la demande, la Cour doit trancher les deux questions litigieuses soulevées par Foss : la qualité pour agir et le caractère théorique.

[20]           Foss prétend que McKeil n’a pas qualité pour présenter la présente demande, puisqu’elle n’est pas directement touchée par la décision, comme l’exige l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7. Elle fait aussi valoir que McKeil ne devrait pas se voir reconnaître la qualité d’agir dans l’intérêt public, aux fins de contestation de la décision.

[21]           Foss prétend que, même si McKeil a qualité pour agir aux fins de contestation de la décision de Transports Canada, la question en litige dont la Cour est saisie est devenue théorique puisque le remorquage des deux navires a été effectué, et que la Cour ne devrait pas exercer son pouvoir discrétionnaire pour entendre l’affaire.

Analyse

Qualité pour agir

[22]           McKeil prétend avoir qualité pour agir à l’égard de la présente demande, parce qu’elle est directement touchée par la décision de deux manières. Premièrement, elle dit ne pas avoir eu la possibilité de s’opposer à la délivrance d’une licence, demandée en vertu de la Loi, à l’égard d’un navire étranger ni de proposer que son équipement serve à effectuer l’activité maritime, tel que l’énonce la Loi. Deuxièmement, elle fait valoir qu’elle est directement touchée par l’effet jurisprudentiel défavorable de la décision à son endroit et à l’endroit des autres acteurs du commerce maritime canadien, car la décision permet que les remorquages soient divisés en deux voyages internationaux plus courts, sans enfreindre la Loi. À cet égard, lors de son contre-interrogatoire (questions 146 et 147), McKeil a admis franchement être préoccupée en particulier par les incidences de la décision en l’espèce à l’égard de ses activités sur les Grands Lacs :

[traduction]
La décision nous préoccupe grandement puisque nous effectuons de nombreux remorquages sur les Grands Lacs. Une partie des Grands Lacs se trouve en territoire américain et l’autre, en territoire canadien.

Il y a beaucoup d’exploitants de remorqueurs américains et, lors de mon entretien avec Mme Laflamme (de Transports Canada), nous nous sommes demandé ce qui se produirait si un navire à l’arrêt complet se trouvant à Thunder Bay devait être remorqué à Montréal, comme il s’agit de la même situation qu’en l’espèce, sauf pour la plus courte distance à parcourir. Nous étions également très préoccupés par la possibilité que cette décision permette à un exploitant de remorqueurs américain de remorquer ce remorqueur ou ce navire de Thunder Bay à Détroit, de le dédouaner à Détroit, puis qu’une autre entreprise, canadienne ou américaine, remorque le remorqueur – désolé, je veux dire, le navire – de Détroit à Montréal, contournant ainsi l’ensemble du processus, parce que c’est essentiellement ce dont il s’agit. Foss a remorqué un navire américain – canadien, plutôt – d’un port canadien à un port étranger, d’où le navire a été remorqué par un exploitant canadien vers un port canadien, mais le remorquage de ce navire a eu lieu entre deux ports canadiens.

[23]           Un demandeur est « directement touché » si la question en litige porte directement atteinte à ses droits reconnus par la loi, lui impose des obligations juridiques, ou lui porte préjudice d’une quelconque manière : Forest Ethics Advocacy Association c. Canada (Office nationale de l’énergie), 2014 CAF 245, 246 ACWS (3d) 191.

[24]           McKeil n’a présenté aucun élément de preuve établissant qu’elle tirerait un avantage direct si sa demande était accueillie, ou qu’elle subirait un préjudice direct si sa demande était rejetée. La question en litige la touche, au mieux, de manière indirecte; notamment si la décision produisait un effet jurisprudentiel à l’égard de ses activités sur les Grands Lacs. Seules Atlantic, Seaspan, et Foss sont directement touchées par la décision.

[25]           Bien que McKeil prétende ne pas avoir eu la possibilité de s’opposer à ce qu’une licence soit délivrée en vertu de la Loi ni d’offrir que son équipement serve à l’exécution de l’activité maritime, le dossier démontre qu’elle n’aurait jamais eu l’occasion de le faire, même si Transports Canada avait conclu que le remorquage était assujetti à la Loi. Foss présente des courriels selon lesquels des dispositions avaient été prises avec Seaspan, une entreprise canadienne, afin que celle-ci participe au remorquage, puisqu’il semblait, selon la position de Transports Canada, que Foss nécessitait une licence. Étant donné que Seaspan est une entreprise canadienne, le processus que McKeil décrit n’aurait pas été enclenché. Aucun processus d’avis n’aurait été mis en œuvre, et McKeil n’aurait pu offrir l’usage de son équipement.

[26]           Je conclus que la crainte de McKeil, c’est-à-dire que la décision la touche directement étant donné l’effet jurisprudentiel défavorable qu’elle produirait à son endroit et à celui d’autres acteurs du commerce maritime canadien, est hypothétique. Aucun élément de preuve ne laisse entendre que leurs intérêts économiques seraient directement touchés à l’avenir, soit de manière défavorable si la décision est maintenue, soit de manière favorable si la décision est annulée.

[27]           Pour ces motifs, McKeil n’a pas qualité pour agir. Je me penche maintenant sur son observation selon laquelle elle doit se voir reconnaître la qualité pour agir dans l’intérêt public.

[28]           Dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Downtown Eastside Sex Workers United Against Violence Society, 2012 CSC 45, au paragraphe 2, [2012] 2 RCS 524 [Downtown Eastside], la Cour suprême du Canada a annoncé que « [l]orsqu’il s’agit de décider s’il est justifié de reconnaître la qualité pour agir dans une cause de droit public, les tribunaux doivent soupeser trois facteurs. Ils doivent se demander si l’affaire soulève une question justiciable sérieuse; si la partie qui a intenté la poursuite a un intérêt réel dans les procédures ou est engagée quant aux questions qu’elles soulèvent; et si la poursuite proposée, compte tenu de toutes les circonstances et à la lumière d’un grand nombre de considérations, constitue une manière raisonnable et efficace de soumettre la question à la cour ». Il a également été reconnu que « [l]es tribunaux exercent ce pouvoir discrétionnaire de reconnaître ou non la qualité pour agir de façon “libérale et souple” ».

[29]           Comme elle concerne les faits en l’espèce, la question litigieuse relative à l’interprétation du sens à donner au terme « cabotage », employé dans la Loi, est loin d’être frivole, et elle n’a pas été présentée par un plaideur « fouineur ». Je suis d’avis que l’espèce présente une question justiciable sérieuse.

[30]           Foss prétend que McKeil n’a pas démontré un intérêt soutenu quant à l’objet de la présente demande. L’objet de la demande concerne manifestement McKeil. Bien qu’elle n’ait peut-être pas activement démontré son intérêt auparavant, celui-ci ressort de sa présence en tant que participant dans le commerce maritime canadien. Pour ce motif, je suis disposé à conclure que McKeil a « un intérêt réel dans les procédures ou est engagée quant aux questions qu’elles soulèvent ».

[31]           Au paragraphe 51 de l’arrêt Downtown Eastside, la Cour suprême du Canada énumère « certaines questions interdépendantes que les tribunaux pourraient trouver utile de prendre en compte au moment » d’établir si la poursuite proposée constitue une manière raisonnable et efficace de soumettre la question aux tribunaux. Je suis d’avis que la question la plus pertinente compte tenu des faits en l’espèce est « de savoir s’il y a d’autres manières réalistes de trancher la question qui favoriseraient une utilisation plus efficace et efficiente des ressources judiciaires et qui offriraient un contexte plus favorable à ce qu’une décision soit rendue dans le cadre du système contradictoire ».

[32]           Foss prétend que des cas se présenteront dans le futur où la question pourra être soulevée de manière plus efficace entre des parties ayant des intérêts plus diamétralement opposés. Elle donne l’exemple suivant : McKeil est en concurrence avec une entreprise américaine pour un projet devant s’effectuer entre deux lieux situés au Canada, en passant par les eaux américaines des Grands Lacs, et les services de l’entreprise américaine sont retenus pour exécuter le travail.

[33]           McKeil cite les décisions Sierra Club of Canada c. Canada (Minister of Finance), [1999] 2 CF 211, 157 FTR 123, et Alberta c. Canada (Wheat Board), [1998] 2 CF 156, 2 Admin LR (3d) 187, concernant l’importance de reconnaître la qualité pour agir dans l’intérêt public, afin de prévenir que les textes législatifs ou les lois d’intérêt public soient à l’abri des contestations. Elle affirme qu’il n’existe pas d’autres manières pour les bénéficiaires visés par la Loi de contester la décision de Transports Canada ou de faire appliquer les dispositions de la Loi. Si Transports Canada tranche que l’activité ne constitue pas du cabotage, le navire étranger n’a, par conséquent, pas besoin d’obtenir une licence, et le processus permettant à un exploitant canadien, notamment McKeil, d’avoir un intérêt direct n’est pas enclenché. Elle prétend que d’autres bénéficiaires concernés n’ont aucun recours, ne soumettent pas d’observations à Transports Canada et ne peuvent interjeter appel de la décision de Transports Canada. S’appuyant sur le troisième facteur permettant de reconnaître la qualité pour agir dans une cause de droit public, McKeil prétend qu’il n’existe aucune autre entité sauf elle dont on pourrait raisonnablement s’attendre à ce qu’elle porte les questions litigieuses devant les tribunaux.

[34]           Étant donné les considérations permettant de reconnaître la qualité pour agir dans une cause de droit public, et en me fondant principalement sur la considération voulant que cas en l’espèce ne corresponde pas étroitement à la préoccupation véritable de McKeil, je ne crois pas que l’espèce soit l’instance appropriée pour lui reconnaître la qualité pour agir dans une cause de droit public. À cet égard, je suis d’accord avec Foss qu’il sera fait meilleur usage des ressources judiciaires si la véritable préoccupation de McKeil, laquelle concerne le remorquage sur les Grands Lacs, est abordée lors d’une instance éventuelle où la question en litige pourra être soulevée de manière plus efficace, entre des parties ayant des intérêts diamétralement opposés.

[35]           Toutefois, la présente conclusion n’empêchera pas McKeil de se voir reconnaître la qualité pour agir dans une cause de droit public à l’avenir (lorsqu’une instance plus appropriée se présentera), puisque les deux premières considérations permettant de reconnaître la qualité pour agir dans une cause de droit public sont, à mon avis, satisfaites, et qu’il sera toujours possible de soutenir que McKeil n’a pas directement qualité pour agir.

Caractère théorique

[36]           Même si j’avais accordé à McKeil qualité pour agir dans la présente demande, je suis d’avis que la question est devenue théorique et je n’exercerai pas mon pouvoir discrétionnaire à l’égard des faits de l’espèce pour entendre l’affaire.

[37]           Une question est devenue sans objet si le différend concret et tangible a disparu et si la question est devenue purement théorique. McKeil prétend qu’il existe toujours un litige actuel, puisque la Loi prescrit une infraction lorsqu’un navire contrevient au paragraphe 3(1), de même qu’une immobilisation des navires si un agent d’exécution de la loi a des motifs raisonnables de croire qu’une infraction a été commise par un navire ou à l’égard de celui-ci. Je ne retiens pas cette observation.

[38]           Les éléments de preuve démontrent qu’il n’existe plus de litige réel, puisque les navires de Foss ont effectué le remorquage et les navires déclassés se trouvent à Liverpool, en Nouvelle-Écosse. Une conclusion voulant que la Loi s’applique et qu’elle exige de Foss qu’elle obtienne une licence n’aurait pas d’utilité, puisque les navires de Foss ont déjà effectué les remorquages.

[39]           Dans la décision Amgen Canada Inc. c. Apotex Inc., 2016 CAF 196, au paragraphe 16, 269 ACWS (3d) 154, la Cour d’appel fédérale a récemment résumé les facteurs dont une cour doit tenir compte pour déterminer s’il y a lieu qu’elle exerce son pouvoir discrétionnaire et qu’elle entende l’affaire, après avoir conclu que l’affaire était devenue théorique :

Pour guider l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire, la Cour suprême, dans Borowski [c. Canada, [1989] 1 RCS 342, 57 DLR (4th) 231 [Borowski]] a énoncé trois facteurs :

1.         Absence de parties adverses. S’il n’y a plus de parties adverses qui défendent leur thèse, la Cour sera moins disposée à entendre l’affaire.

2.         Absence d’utilité réelle; gaspillage des ressources. Si une procédure n’aura aucun effet réel sur les droits des parties, elle a perdu son principal objectif. Les parties et la Cour ne devraient plus y consacrer des ressources limitées. Il s’agit là du souci d’économie des ressources judiciaires. Par contre, dans des cas exceptionnellement rares, la nécessité de clarifier une jurisprudence incertaine peut être d’une importance pratique si grande qu’une cour pourrait néanmoins exercer son pouvoir discrétionnaire et entendre un appel théorique : M. c. H., [1999] 2 R.C.S. 3, 171 D.L.R. (4th) 577, aux paragraphes 43 et 44.

3.         Excès de la compétence judiciaire. Dans certains cas, trancher une question de droit dans un appel théorique en l’absence d’un litige réel revient à légiférer dans l’abstrait, une tâche réservée au pouvoir législatif, et non pas au pouvoir judiciaire.

[40]           Concernant le premier facteur, la Cour suprême du Canada dans Borowski a mentionné qu’» il peut subsister des conséquences accessoires à la solution du litige qui fournissent le contexte contradictoire nécessaire ». L’arrêt Vic Restaurant Inc v City of Montreal, [1959] SCR 58, 17 DLR (2d) 81, est l’un des exemples cités dans Borowski. Le restaurant pour lequel il y avait eu dépôt d’une demande de renouvellement de licence pour débit de boisson avait été vendu; ainsi la question en litige était devenue théorique. Cependant, des poursuites, toujours en cours, avaient été intentées contre le restaurant pour contravention au règlement municipal, laquelle était contestée. La détermination de la validité du règlement constituait une conséquence accessoire qui conférait à l’appelant l’intérêt requis. En l’espèce, l’instruction de la demande n’entraîne pas de conséquences accessoires. Il pourrait y avoir des répercussions pour McKeil ou d’autres entreprises du secteur maritime à l’avenir; toutefois, ces répercussions sont plus éloignées que celles qui étaient envisagées par la Cour suprême du Canada dans Borowski.

[41]           Le second facteur a trait à l’économie des ressources judiciaires. Il s’agit de déterminer si la décision du tribunal aura des effets concrets sur les droits des parties, s’il est probable que l’affaire se présentera de nouveau, si l’affaire pourrait ne jamais être soumise aux tribunaux (en raison de délais rendant la question théorique) et si des questions d’intérêt public sont en jeu, dont le règlement servirait l’intérêt public.

[42]           Il est peu probable qu’un cas présentant ces faits précis soit de nouveau porté devant les tribunaux; toutefois, cela ne signifie pas qu’une affaire mettant en doute le fait qu’une activité soit du « cabotage » ne se présentera pas de nouveau. En fait, cela est, selon toute vraisemblance, susceptible de se produire. McKeil prétend qu’en raison de la nature et du moment de la question en litige, de même que de l’absence d’avis délivré par l’Office des transports du Canada (puisque le processus n’est pas enclenché s’il est jugé que l’activité n’est pas du cabotage), l’affaire ne sera jamais portée devant les tribunaux. Foss fait valoir qu’aucun élément de preuve ne porte à croire que le temps manquerait pour contester le remorquage.

[43]           Je conviens qu’une entreprise de remorquage maritime ne serait pas directement informée d’un remorquage effectué par une entreprise étrangère, puisqu’aucun avis ne serait délivré si l’activité était considérée comme n’étant pas du cabotage. Toutefois, il semble tout à fait possible d’obtenir un tel renseignement autrement. En l’espèce, McKeil a soumis sa question à Transports Canada après avoir [traduction] « eu vent qu’une entreprise de remorquage américaine effectuerait une partie du remorquage de l’un ou des deux navires précités [NCSM Protecteur et Algonquin] depuis Esquimalt, en Colombie-Britannique, jusqu’à la Nouvelle-Écosse ». Bien qu’il ne s’agisse pas d’une certitude, il semble que ce facteur puisse jouer en faveur de l’instruction de la demande.

[44]           À l’avenir, si McKeil a vent qu’un navire battant pavillon américain se livre à des activités sur les Grands Lacs sans licence et qu’elle communique les mêmes réserves à Transports Canada, une demande de contrôle judiciaire de la décision de Transports Canada pourrait être présentée d’urgence, ou une requête en injonction provisoire pourrait être présentée à la Cour.

[45]           Je suis d’avis que le troisième facteur, soit l’excès de la compétence judiciaire, milite fortement contre une décision sur le fond à l’égard de la présente demande.

[46]           McKeil fait valoir que la véritable question en litige est l’interprétation juste du sens du terme « cabotage », employé dans la Loi, et que la Cour a sans contredit compétence en la matière. Je conviens que l’interprétation législative est une fonction pour laquelle la Cour a compétence, mais l’interprétation juste de la Loi ne peut se faire dans l’abstrait de manière à s’appliquer à toutes les situations imaginables pouvant concerner le remorquage commercial. Le véritable intérêt de McKeil, comme elle en convient, réside dans l’interprétation de la Loi concernant les remorquages effectués sur les Grands Lacs, qui impliquent une escale dans une ville des États-Unis. Ces faits sont si loin des faits de l’espèce que je suis d’avis qu’une décision sur le fond serait de peu de valeur ou de valeur douteuse pour McKeil et les autres entreprises du secteur maritime se livrant à des activités sur les Grands Lacs.

[47]           Pour ces motifs, je refuse d’entendre la présente demande sur le fond.

Dépens

[48]           Foss a informé la Cour que ses frais et débours s’élèvent à 10 686,36 $, selon la colonne III du tarif. Elle a droit à l’adjudication des dépens pour cette somme.

[49]           Habituellement, ces frais et dépens seraient payés par McKeil, mais j’ordonne que les frais et dépens soient payés à Foss par le procureur général du Canada, l’autre partie défenderesse en l’espèce. J’ordonne cette adjudication pour les motifs qui suivent.

[50]           Le Canada est un défendeur désigné. Le Canada a déposé son avis de comparution le 11 mars 2016. Le Canada n’a rien fait de plus pour défendre ou soutenir sa décision contestée. Le Canada a, à mon avis, laissé indûment le soin à sa codéfenderesse, Foss, de défendre la décision qu’il a rendue. Le temps que la date d’audience de la présente demande arrive, Foss n’avait plus d’intérêt véritable dans la demande, puisqu’elle avait déjà exécuté son contrat. Néanmoins, Foss a participé pleinement au débat, et ses observations à la Cour ont été des plus utiles.

[51]           À l’audience, l’avocat de McKeil a informé la Cour qu’il avait demandé au Canada de produire des documents pertinents pour la présente demande, conformément à l’article 317 des Règles des Cours fédérales. Le Canada n’a jamais donné suite à cette demande.

[52]           La désinvolture du Canada à l’égard du processus judiciaire ne peut rester sans blâme ni sanction. La décision faisant l’objet du contrôle était la sienne, et il était certainement la partie ayant le plus d’intérêt à l’égard de l’issue du contrôle judiciaire. Pourtant, il a choisi de ne rien faire. C’est pour ce motif que les frais et dépens de Foss doivent être payés par le Canada.


JUGEMENT

LA COUR  rejette la présente demande avec dépens, lesquels sont fixés à 10 686,36 $, et ils sont payables immédiatement à Foss par le procureur général du Canada.

« Russel W. Zinn »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-392-16

 

INTITULÉ :

MCKEIL MARINE LIMITED c. PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA ET FOSS MARITIME COMPANY

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 13 juillet 2016

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ZINN

 

DATE DES MOTIFS :

Le 20 septembre 2016

 

COMPARUTIONS :

Marc D. Isaacs

Pour la demanderesse

 

Rui M. Fernandes

James Manson

Pour la défenderesse

FOSS MARITIME COMPANY

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Isaacs & Co.

Avocats

Toronto (Ontario)

Pour la demanderesse

 

Fernandes Hearn LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

Pour la défenderesse

FOSS MARITIME COMPANY

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

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