Dossier : T-373-15
Référence : 2016 CF 775
Ottawa (Ontario), le 8 juillet 2016
En présence de monsieur le juge LeBlanc
ENTRE : |
LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA |
demandeur |
et |
AÉROPORTS DE MONTRÉAL |
défenderesse |
ORDONNANCE ET MOTIFS
I. Introduction
[1] Depuis 1992, la défenderesse [ADM] assure, aux termes d’accords signés avec le gouvernement du Canada, la gestion, l’exploitation et l’entretien des aéroports internationaux de Dorval et de Mirabel. Selon le demandeur [le Procureur général], ADM doit fournir, sans frais, les installations nécessaires au dédouanement des marchandises commerciales à l’aéroport de Mirabel. Il estime que cette obligation s’impose à ADM aux termes de l’article 6 de la Loi sur les douanes, LRC (1985), ch 1 (2ieme suppl). ADM, qui fournit déjà de telles installations, prétend qu’elle n’a pas à le faire sans frais lorsqu’il s’agit du dédouanement de marchandises transitant à cet aéroport indépendamment de tout passager.
[2] Devant l’impasse, le Procureur général institue devant cette Cour, en mars 2015, une demande de contrôle judiciaire visant à faire déclarer les droits et obligations des parties sur cette question. En réponse à ces procédures, ADM présente une requête visant à renvoyer l’affaire à l’arbitrage, dont elle avait préalablement enclenché le processus, conformément aux dispositions desdits accords.
[3] Le 18 novembre 2015, le protonotaire Richard Morneau accueille la requête d’ADM, renvoie les parties à l’arbitrage et, suivant l’alinéa 50(1)(a) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC (1985) ch F-7, suspend sine die la demande de contrôle judiciaire instituée par le Procureur général. Tel que le lui permet l’article 51 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, celui-ci se pourvoit en appel de cette décision du Protonotaire Morneau.
II. Contexte
[4] La cession, à ADM, de la gestion des aéroports de Dorval et de Mirabel est constatée dans un accord intervenu le 1er avril 1992 [la Convention de cession]. Aux termes de cet accord, les parties signataires s’engagent à conclure une série d’accords complémentaires. La Convention sur les Services Canadiens d’Inspection [la Convention SCI], signée le 31 juillet 1992, est un de ces accords. L’expression « Services Canadiens d’Inspection » y est définie comme étant des services « fournis en vue de protéger l’industrie, l’économie, la santé, l’environnement, la sécurité et le public du Canada en s’assurant que les moyens de transport, les passagers, leurs biens et leurs marchandises commerciales qui entrent au Canada, qui en partent ou qui transitent par le Canada, respectent toutes les exigences pertinentes des lois et règlements ». Quatre ministères fédéraux y sont identifiés comme étant les fournisseurs des Services Canadiens d’Inspections, dont le ministère du Revenu national, lequel, à l’époque, est responsable, notamment, de l’administration de la Loi sur les douanes.
[5] Aux termes de la Convention SCI, ADM s’engage, en soutien à l’exécution du mandat de chacun de ces ministères, à fournir – ou à faire en sorte que soient fournis – les « Installations SCI », le matériel, les services publics et services répondant aux exigences et aux normes fixées, notamment, par toutes les lois fédérales applicables, y compris la Loi sur les douanes. L’expression « Installations SCI » y est définie comme des « bâtiments, locaux finis, facilités d’accueil, installations et emplacements de stationnement de véhicules, y compris les salles d’attente, de détention ou d’entreposage utilisées ou nécessaires aux fins de recevoir, contrôler, examiner, fouiller, retenir ou détenir, enlever et autoriser ou dédouaner les passagers, leurs biens et leurs marchandises commerciales et aux fins de percevoir les recettes ».
[6] Par ailleurs, tant la Convention de cession que la Convention SCI contient une clause d’arbitrage. Ainsi, suivant le paragraphe 10.01 de la Convention de cession, tout différend ou désaccord entre les parties contractantes qui naît de ladite convention et qui n’a pas pour objet « un point de droit », peut être déféré à un tribunal d’arbitrage régit par le Code d’arbitrage commercial institué par la Loi sur l’arbitrage commercial, LRC (1985), ch C-34.6. Pour sa part, la Convention SCI, à son paragraphe 16.1, prévoit le renvoi à l’arbitrage, « conformément aux stipulations de l’article 10 de la Convention de cession », de toute question liée à l’une des trois situations suivantes : (i) « [s]i un Ministère SCI et ADM ne peuvent s’entendre sur toute question de fait, qui nécessite un accord en vertu de la présente convention »; (ii) « s’il survient un différend sur des faits qui découle de la présente convention ou y est relié »; ou (iii) « si un différend sur l’interprétation de la présente convention ne peut être résolu par la négociation entre le Ministère SCI et ADM ».
[7] Le 5 juin 2014, ADM, par l’entremise de ses procureurs, invite l’Agence des Services frontaliers du Canada [ASFC], successeur du ministère du Revenu du Canada aux fins, notamment, de l’administration de la Loi sur les douanes, à tenter de trouver une solution négociée acceptable au différend qui oppose les parties au sujet des locaux servant au dédouanement des marchandises commerciales à l’aéroport de Mirabel. Elle soutient que la Convention SCI limite ses obligations de fourniture gratuite de locaux au dédouanement des marchandises commerciales qui accompagnent un passager, excluant, par le fait même, celles qui transitent indépendamment de tout passager.
[8] Le 4 juillet 2014, l’ASFC réaffirme qu’ADM a l’obligation tant contractuelle que statutaire de fournir, sans frais pour elle, les locaux et autres installations nécessaires au traitement de tous les biens importés, y compris les marchandises commerciales, que celles-ci soient ou non accompagnées d’un passager. Elle précise du même souffle que le local qu’elle occupe à cette fin à Mirabel pendant un certain nombre d’années aux termes d’un bail intervenu entre un tiers et Travaux Publics et Services Gouvernementaux Canada « était une anomalie que l’ASFC a régularisée conformément aux dispositions de la Loi ».
[9] Le 29 septembre 2014, ADM signifie à l’ASFC un avis formel de son intention de soumettre ce différend à l’arbitrage conformément à l’article 16 de la Convention SCI et à l’article 10 de la Convention de cession. Elle y désigne celui qui, parmi les trois membres devant constituer le tribunal arbitral, sera l’arbitre de son choix. Tel qu’indiqué précédemment, ce différend se transporte, quelques mois plus tard, devant la Cour lorsque le Procureur général, étant d’avis que ledit différend échappe à l’application de ces clauses arbitrales parce qu’il soulève une pure question d’interprétation statutaire, dépose son recours déclaratoire.
III. La décision du Protonotaire Morneau
[10] Le Protonotaire Morneau estime qu’il lui faut déterminer si, face à l’état du droit, il revient à cette Cour ou au tribunal arbitral de se prononcer sur l’applicabilité des clauses arbitrales au différend opposant ADM et l’ASFC.
[11] Disposant d’abord de questions dites préliminaires, il se dit d’avis qu’il ne s’agit pas ici d’un cas où, au nom des principes de proportionnalité et d’économie des ressources judiciaires et malgré la réticence traditionnelle de la Cour à se saisir et juger de requêtes préliminaires dans le cadre de demandes de contrôle judiciaire, il y a lieu, comme le réclame le Procureur général, de déférer la question soulevée par la requête d’ADM au juge du fond.
[12] Il écarte également l’argument du Procureur général fondé sur l’article 2639 du Code civil du Québec, RLRQ, c C-1991 [CcQ], voulant que, puisqu’il interpelle la portée et l’application d’une disposition législative, en l’occurrence l’article 6 de la Loi sur les douanes, le différend opposant les parties soulève une question intéressant l’ordre public et ne peut en conséquence, à sa face même, être soumis à l’arbitrage. Le Protonotaire Morneau juge l’argument du Procureur général contraire aux enseignements de l’arrêt Desputeaux c Éditions Chouette (1987) inc, 2003 CSC 17, [2003] 1 RCS 178 [Desputeaux], lequel, afin de préserver l’autonomie décisionnelle de l’institution arbitrale, prône qu’il importe d’éviter un emploi extensif du concept d’ordre public par les tribunaux judiciaires et de plutôt réserver son application à quelques matières fondamentales.
[13] Enfin, le Protonotaire Morneau juge qu’il n’y a pas lieu de conclure autrement eu égard à l’argument fondé sur le concept plus spécifique « d’ordre public de direction ». Il se dit ne pas être convaincu que, dans la mesure où il traite de la fourniture de locaux, l’article 6 de la Loi sur les douanes relève de ce concept, lequel, suivant la doctrine qu’il cite, vise au premier chef les règles intéressant le salut de l’ensemble de la société civile. Le Protonotaire Morneau rappelle aussi à cet égard que l’application de règles présentant un caractère d’ordre public ne fait par ailleurs pas obstacle à l’arbitrage.
[14] Abordant la question au cœur de la requête d’ADM, le Protonotaire Morneau rappelle la règle voulant que toute contestation de la compétence d’un tribunal arbitral doive d’abord être tranchée par celui-ci, à moins que cette contestation repose exclusivement sur une question de droit ou, si elle repose sur une question mixte de faits et de droit, que cette question n’implique qu’un examen superficiel de la preuve documentaire au dossier.
[15] Le Protonotaire Morneau se dit toutefois d’avis que la requête d’ADM peut être accueillie favorablement sans qu’il ne soit nécessaire de procéder à cette analyse sur la base du fait qu’ADM a enclenché la procédure d’arbitrage avant que le Procureur général n’entreprenne son recours déclaratoire devant la Cour.
[16] De façon subsidiaire, le Protonotaire Morneau juge qu’il revient au tribunal arbitral de décider de sa compétence à se saisir du différend opposant ADM et l’ASFC. Il rappelle à cet égard l’avertissement servi par la Cour suprême du Canada dans l’affaire Sattva Capital Corp c Creston Moly Corp, 2014 CSC 53, [2014] 2 RCS 633, à l’encontre de la pratique consistant à isoler une question de droit dans les litiges portant sur l’interprétation contractuelle.
[17] Plus fondamentalement, il estime que la résolution du différend opposant ADM et l’ASFC ne se réduit pas à la simple application de l’article 6 de la Loi sur les douanes. Il est d’avis, sur ce plan, que l’analyse et l’étude de la Convention SCI de même que la conduite des parties depuis la signature de ladite Convention, sont « également de mise en vue de dégager la solution au différend de fond ».
IV. Question en litige et norme de contrôle
[18] Le Procureur général soutient que le Protonotaire Morneau a erré de deux manières :
- en jugeant, d’une part, que l’antériorité de l’avis d’arbitrage entraîne le renvoi automatique de l’affaire au tribunal d’arbitrage; et
- en concluant, d’autre part, qu’il appartient à ce dernier, et non à la Cour, de décider de la question du forum compétent à trancher le différend opposant ADM et l’ASFC.
[19] Comme le reconnaît le Procureur général, il est bien établi que lorsque l’appel porte sur une décision discrétionnaire d’un protonotaire, la Cour n’interviendra que si ladite décision (i) traite de questions ayant une influence déterminante sur l’issue du litige; ou (ii) est entachée « d’une erreur flagrante, en ce sens que le protonotaire a exercé son pouvoir discrétionnaire en vertu d’un mauvais principe ou d’une mauvaise appréciation des faits » (ZI Pompey Industrie c ECU-Line NV, 2003 CSC 27, [2003] 1 RCS 450, au para 18; Merck & Co Inc c Apotex Inc, 2003 CAF 488, au para 19, autorisation de pourvoi à la CSC refusée, [2004] CSCR no 80; Canada c Aqua-Gem Investments Ltd, [1993] 2 CF 425, 61 FTR 44). Lorsque l’une ou l’autre de ces deux situations se présente, la Cour est alors habilitée à considérer de novo la question faisant l’objet de l’appel.
V. Analyse
A. L’antériorité de l’avis d’arbitrage
[20] Le Procureur général soutient que le Protonotaire Morneau ne pouvait conclure au renvoi automatique au tribunal arbitral de la question de l’arbitrabilité du différend opposant les parties du simple fait de l’antériorité de l’avis d’arbitrage puisqu’au moment où il a entamé son recours déclaratoire devant la Cour, le tribunal arbitral n’avait pas encore été constitué. Il ajoute que la présente situation n’est pas différente de celle qui prévalait dans l’affaire Société en commandite Aires de service Québec (9192-6402 Québec inc) c Québec (Procureur général), 2012 QCCS 4115 [Société en commandite], où la Cour supérieure du Québec s’est déclarée compétente pour décider de la question de compétence alors même qu’une demande visant à soumettre le différend à l’arbitrage était pendante. Il plaide enfin que la présente affaire se distingue de la jurisprudence invoquée par le Protonotaire Morneau au soutien de sa conclusion sur ce point.
[21] Or, à mon avis, il était loisible au Protonotaire Morneau de conclure comme il l’a fait sur cette question.
[22] D’une part, l’argument voulant que le principe de l’antériorité ne s’applique qu’une fois le tribunal arbitral constitué ne trouve pas appui dans les textes applicables. Dans ses aspects pertinents, la clause 10 de la Convention de cession stipule que tout différend ou désaccord visé par ladite clause peut être « déféré à un tribunal arbitral » et « soumis au moyen d’une demande écrite » signée par l’une ou l’autre des parties signataires. Elle précise que c’est le Code d’arbitrage commercial [le Code] institué par la Loi sur l’arbitrage commercial, qui régit le tribunal arbitral, lequel est formé de trois arbitres, chaque partie désignant son propre arbitre, le troisième étant désigné par les deux arbitres choisis par chaque partie. Pour sa part, l’article 16 de la Convention SCI renvoie à l’article 10 de la Convention de Cession, et donc au Code, en stipulant que toute question arbitrable en lien avec cette Convention doit être référée à un tribunal arbitral conformément aux stipulations de ladite disposition.
[23] Or, l’article 21 du Code situe le début de la procédure arbitrale, sauf convention contraire des parties, « à la date à laquelle la demande de soumission de ce différend à l’arbitrage est reçue par le défendeur ». L’expression « tribunal arbitral » est par ailleurs définie au Code comme désignant un arbitre unique ou un groupe de trois arbitres, à moins que les parties ne conviennent d’un nombre d’arbitres différent.
[24] Comme nous l’avons vu, tout différend ou désaccord arbitrables aux termes de la Convention SCI doit être soumis, par le jeu des articles 10 de la Convention de cession et 16 de la Convention SCI, au moyen d’une demande écrite signée par l’une ou l’autre des parties signataires et rien dans l’une ou l’autre desdites Conventions, ne situe différemment que ne le fait l’article 21 du Code, le début de la procédure arbitrale. En d’autres termes, rien, en l’espèce, ne conditionne le début de la procédure arbitrale à la constitution du tribunal arbitral.
[25] Je rappelle que c’est près de six mois avant que le Procureur général n’introduise son recours déclaratoire devant la Cour qu’ADM a signifié à l’ASFC un « Avis pour soumettre un différend à l’arbitrage selon le Code d’arbitrage commercial » en lien avec le différend concernant la fourniture de locaux pour le dédouanement des marchandises commerciales. Elle y informait l’ASFC de l’identité de son arbitre et l’avisait qu’elle disposait d’un délai de quinze jours pour désigner le sien.
[26] Il me semble donc clair, tant à la lumière des dispositions du Code qu’à celles des deux Conventions en cause, que la procédure arbitrale était, au 29 septembre 2014, formellement enclenchée, même si la constitution du tribunal arbitral n’en était qu’à sa phase initiale, et qu’en conséquence, la procédure d’arbitrage était déjà validement enclenchée au moment où le Procureur général a, en mars 2015, entrepris son recours déclaratoire.
[27] D’autre part, la Cour d’appel du Québec, dans l’affaire Dens Tech-Dens KG c Netdent-Technologies inc, 2008 QCCA 1245, autorisation de pourvoi à la CSC refusée, 5 février 2009, CSC No 32819, [Dens Tech], a, de manière non-équivoque, statué que lorsque le processus d’arbitrage est débuté, les parties « ne peuvent s’adresser préalablement à la Cour supérieure pour faire trancher une question qui touche à la compétence de l’arbitre et sur laquelle il peut se prononcer » (Dens Tech, au para 26). Elle y a précisé que l’exception au principe voulant qu’il appartienne à l’arbitre de statuer sur sa compétence à se saisir d’un différend, laquelle exception permet à un tribunal de droit commun de se prononcer sur une question de droit, ne trouvait application « que lorsque le tribunal est d’abord saisi d’un litige et qu’on lui présente ensuite une demande de renvoi en vertu de l’article 940.1 C.p.c. » (Dens Tech, aux para 25-26). Il est à noter que l’article 944 Code de procédure civile [C.p.c.], tel qu’il se lisait au moment où l’arrêt Dens Tech a été prononcé, fixait le début de la procédure arbitrale, tout comme le fait l’article 21 du Code, à la date de signification de l’avis que doit donner à l’autre partie celle qui entend soumettre un différend à l’arbitrage. L’article 631 C.p.c. en vigueur au Québec depuis le 1er janvier 2016 (RLRQ, c C-25.01), est au même effet.
[28] Dans une affaire récente, la Cour supérieure du Québec, comme l’a noté le Protonotaire Morneau, reprenait le même principe (Moreau c Gagnon, 2015 QCCS 3547, au para 27 [Moreau]; voir également Aéroports de Montréal c Société en commandite Adamax Immobilier, 2010 QCCS 4606, au para 22 [Adamax]).
[29] Contrairement à ce que soutient le Procureur général, je ne vois matière à ne pas appliquer au présent dossier le principe établit dans l’affaire Dens Tech, et repris dans l’affaire Moreau. S’il est vrai que l’objection à la compétence de l’arbitre dans l’affaire Dens Tech portait d’abord et avant tout sur la validité formelle de l’avis d’arbitrage et non sur l’arbitrabilité du différend comme tel, la Cour d’appel du Québec n’en a pas moins traité cette objection comme une question touchant à la compétence de l’arbitre, soit celle de décider de la validité de l’avis d’arbitrage (Dens Tech, aux para 26, 31). Tout comme c’est le cas en espèce, dans cette affaire, au moment où la Cour supérieure a été saisie de la question de compétence, l’avis d’arbitrage avait été signifié mais aucun arbitre n’avait encore été nommé [Dens Tech, au para 11].
[30] En ce qui a trait à l’affaire Moreau, s’il est aussi vrai, comme le note le Procureur général, que la Cour supérieure s’est crue autorisée à trancher la question relative à la compétence de l’arbitre, c’est toutefois précisément parce qu’aucun avis d’arbitrage n’avait été préalablement donné conformément à la convention d’arbitrage liant les parties [Moreau, aux para 26-28].
[31] Quant à l’affaire Société en commandite, que le Procureur général exhorte la Cour à suivre et, où la Cour supérieure du Québec a tranché la question de la compétence de l’arbitre alors même qu’un avis d’arbitrage était pendant, je note qu’il n’y est étrangement nulle part question de l’arrêt Dens Tech, dont je n’ai aucune raison de croire que la Cour d’appel du Québec s’en soit écartée dans des jugements subséquents et qui fait toujours autorité auprès de juges de la Cour supérieure du Québec comme on l’a vu dans les affaires Moreau et Adamax. Je constate à cet égard que dans les deux affaires décidées par la Cour d’appel du Québec postérieurement à l’arrêt Dens Tech, et citées par le Procureur général, le litige entre les parties s’était d’abord amorcé devant la Cour supérieure du Québec et non pas devant le tribunal arbitral (Ferreira c Tavares, 2015 QCCA 844, aux para 5,10; SMC Pneumatics (UK) Ltd c Bombardier Transportation, 2009 QCCA 861, aux para 17-18).
[32] J’hésite donc à m’en remettre à l’affaire Société en commandite pour y fonder un reproche dans la façon dont le Protonotaire Morneau a abordé cette question et l’a ultimement décidée.
[33] Quoi qu’il en soit, l’approche suivie dans l’affaire Dens Tech me semble, avec égards, tout à fait compatible avec l’état actuel du droit relatif à l’institution arbitrale, y compris à la jurisprudence de cette Cour, lequel cherche, au nom du principe du respect de la liberté et de l’autonomie de la volonté des parties, à favoriser et à faciliter l’application des clauses d’arbitrage et à en assurer la primauté.
[34] C’est ce qu’il faut notamment comprendre, je pense, de l’arrêt Dell Computer Corp c Union des consommateurs, 2007 CSC 34, [2007] 2 RCS 801 [Dell Computer], où la Cour suprême du Canada rappelle que des deux courants observables en droit international sur l’intensité de l’examen par les tribunaux judiciaires de la compétence de l’arbitre aux termes d’une convention d’arbitrage, les législateurs fédéral et québécois ont clairement opté pour celui donnant préséance au processus arbitral et favorisant ainsi l’exercice, par l’arbitre, de son pouvoir de se prononcer en premier lieu sur sa propre compétence (Dell Computer, aux para 69, 70, 80). Ce courant, associé au principe communément appelé « compétence-compétence », tend ainsi « à prévenir les tactiques dilatoires » (Dell Computer, au para 70). Ce choix s’est fait au détriment du courant favorisant une approche judiciaire interventionniste à l’égard des questions touchant la compétence des arbitres. Cette approche requiert, rappelle la Cour suprême, que ce soit le tribunal judiciaire qui statue en premier sur la compétence de l’arbitre de manière à éviter le dédoublement des procédures puisqu’il conserve de toute façon le pouvoir de réviser la décision de l’arbitre concernant sa propre compétence (Dell Computer, au para 69).
[35] Plus près de nous, ce sont ces principes qu’a fait valoir cette Cour dans l’affaire GPEC International Ltd c Corporation Commerciale Canadienne, 2008 CF 414, [GPEC International], une affaire mettant en cause, comme ici, une procédure arbitrale régie par le Code. La Cour y a rappelé qu’aux termes du Code, « les décisions touchant la compétence des arbitres relèvent clairement des pouvoirs qui leurs sont conférés (voir en particulier l’article 16) ». L’article 16, je le précise, consacre, en droit fédéral, le principe de la « compétence-compétence ». Dans cette affaire, où la procédure arbitrale était déjà amorcée, la Cour a renvoyé les parties devant l’arbitre pour que celui-ci statue sur sa compétence à poursuivre la procédure d’arbitrage. Elle a notamment jugé qu’il lui fallait, dans la mesure du possible, favoriser le recours à l’arbitrage et décourager les recours aux tribunaux de droit commun « qui ont nécessairement pour effet d’interrompre la procédure arbitrale et d’ainsi aller à l’encontre du souhait exprimé par les parties d’utiliser l’arbitrage pour régler leurs différends ». Il convient de reproduire les passages pertinents de ce jugement :
[18] À mon avis, il semble ressortir nettement des dispositions du Code qui ont été reproduites précédemment que les décisions touchant la compétence des arbitres relèvent clairement des pouvoirs qui leur sont conférés (voir en particulier l’article 16). L’article 8 oblige la Cour à renvoyer toute question arbitrable aux arbitres, ce qui inclurait logiquement toute question relative aux pouvoirs de ces derniers. C’est d’ailleurs ce que prévoit encore plus clairement le paragraphe 34(4). Le plus haut tribunal a statué que toute contestation de la compétence des arbitres doit, à tout le moins en premier lieu, être soumise aux arbitres eux-mêmes et être tranchée par eux (Dell Computer Corp. c. Union des consommateurs, 2007 CSC 34, [2007] A.C.S. no 34 (QL). Voir aussi Rogers Wireless Inc. c. Muroff, 2007 CSC 35, aux paragraphes 11 à 13, [2007] A.C.S. no 35 (QL)).
[19] En outre, il me semble que, en principe, la Cour devrait, dans la mesure du possible, favoriser le recours à l’arbitrage et décourager les demandes comme celle en cause en l’espèce, qui a nécessairement pour effet (et peut-être aussi pour objet) d’interrompre la procédure arbitrale et d’aller à l’encontre de l’intention contractuelle exprimée par les parties d’utiliser l’arbitrage pour régler leurs différends. La Cour n’est pas appelée en l’espèce à appliquer le critère traditionnel à trois volets relatif aux suspensions et aux injonctions interlocutoires (Manitoba (Procureur général) c. Metropolitan Stores (MTS) Ltd., [1987] 1 R.C.S. 110, [1987] A.C.S. no 6 (QL); RJR‑MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311, [1994] A.C.S. no 17 (QL)). En fait, la Cour ne peut, en l’espèce, que donner effet à une règle claire prévue à la fois par une loi et par un principe qui l’oblige à respecter le souhait exprimé par les parties d’utiliser l’arbitrage (Nanisivk Mines Ltd. c. F.C.R.S. Shipping Ltd., [1994] 2 C.F. 662, [1994] A.C.F. no 171 (C.A.) (QL)). Il n’est pas inutile de mentionner que les arbitres ont déjà tenu des audiences pendant neuf semaines et qu’ils ont rendu ensuite une sentence détaillée et très longue.
(voir aussi : Comtois International Export Inc c Livestock Express BV, 2014 CF 475, au para 34)
[36] Je suis conscient que le principe de la « compétence-compétence » souffre de deux exceptions, lesquelles habilitent un tribunal de droit commun à se prononcer sur la compétence d’un arbitre lorsque la contestation de la compétence de ce dernier ne comporte qu’une question de droit ou lorsque, dans les cas où elle soulève des questions mixtes de droit et de fait, les questions de fait ne nécessitent qu’un examen superficiel de la preuve documentaire versée au dossier.
[37] Toutefois, je suis satisfait que lorsqu’un tribunal de droit commun est saisi d’une telle question alors que la procédure arbitrale est déjà enclenchée, il lui est loisible, au nom du respect de la volonté des parties et de la préservation de l’autonomie décisionnelle de l’institution arbitrale, dont la légitimité est désormais pleinement reconnue par le législateur (Desputeaux, au para 40), de déterminer qu’il appartient à l’arbitre de se prononcer en premier lieu sur cette question. Cette exception, pour ainsi dire, aux exceptions au principe de la « compétence-compétence » trouve, à mon avis, de solides appuis dans la jurisprudence, tant fédérale que québécoise, portant sur l’institution arbitrale. Comme la Cour d’appel du Québec l’affirmait dans l’arrêt Dens Tech, « [l]’exception au principe général, qui permettrait à la Cour supérieure de se prononcer sur une question de droit, tel qu’énoncé dans l’arrêt Dell, ne trouve application que lorsque le tribunal est d’abord saisi du litige et qu’on lui présente ensuite une demande de renvoi en vertu de l’article 940.1 C.p.c. », ce qui était précisément le cas dans les affaires Ferreira et SMC Pneumatics (UK) Ltd précitées.
[38] Vu tout ce qui précède, je ne peux donc me convaincre qu’en statuant qu’il y a lieu, compte tenu que le recours déclaratoire du Procureur général a été entrepris alors que la procédure arbitrale avait déjà été initiée, de renvoyer le différend opposant ADM et l’ASFC à l’arbitrage afin que la question du forum compétent à se saisir dudit différend soit d’abord jugée par le tribunal d’arbitrage, le Protonotaire Morneau a exercé son pouvoir discrétionnaire en vertu d’un mauvais principe ou d’une mauvaise appréciation des faits et qu’il a, de ce fait, commis une erreur flagrante. Je ne peux davantage me convaincre que cette décision, dans la mesure où elle a pour effet de suspendre, et non de rejeter, le recours déclaratoire entrepris par le Procureur général, porte sur des questions ayant une influence déterminante sur l’issue du litige et qu’il y a lieu d’appliquer, en conséquence, une norme de contrôle plus rigide. Quoi qu’il en soit, j’aurais conclu dans le même sens que le Protonotaire Morneau si la requête d’ADM m’avait d’abord été soumise.
[39] Je suis aussi d’avis, comme lui, que le principe de proportionnalité n’est d’aucun secours au Procureur général dans la présente affaire. D’ailleurs, il me semble antinomique d’invoquer ce principe alors que tant d’efforts sont déployés depuis plusieurs années par le législateur et les tribunaux pour reconnaître la légitimité et l’importance de la justice arbitrale et en faire le moyen privilégié de règlement des différends dans les domaines où elle s’applique (Desputeaux, au para 40). Je suis d’ailleurs d’accord avec ADM lorsqu’elle écrit, au paragraphe 115 de son mémoire :
115 S’il fallait suivre ce raisonnement, il faudrait conclure que la partie qui reçoit signification d’un avis d’arbitrage et qui veut y échapper, n’aurait qu’à ignorer l’avis, à s’adresser au tribunal judiciaire et, enfin, à inviter celui-ci à statuer non seulement sur la compétence du tribunal d’arbitrage, mais aussi, tant qu’à faire, sur le fond du différend aussi, le tout pour faire l’économie des procédures d’arbitrage.
[40] Cela suffit, à mon avis, pour disposer de l’appel du Procureur général, d’autant plus que de décider si la résolution du différend opposant ADM et l’ASFC repose ou non exclusivement sur l’interprétation de l’article 6 de la Loi sur les douanes, comme invite à le faire le Procureur général, reviendrait, à mon sens, à décider de l’arbitrabilité du différend et, par le fait même, de la question de compétence, et à usurper, ce faisant, le travail du tribunal arbitral.
B. L’argument de l’ordre public
[41] Enfin, l’argument, qui se voulait, semble-t-il, préliminaire, à l’effet que ledit différend ne soit pas arbitrable parce qu’il soulève une question intéressant l’ordre public au sens de l’article 2639 CcQ, touche, à mon avis, à la compétence du tribunal arbitral. Pour les motifs exposés précédemment, ce sera donc à celui-ci d’en disposer, d’autant plus qu’une certaine prudence est de mise en la matière compte tenu, comme le rappelle la Cour suprême dans l’affaire Desputeaux, que l’interprétation extensive du concept d’ordre public de l’article 2639 CcQ a été expressément écartée par le législateur, que l’ordre public intervient principalement lorsqu’il s’agit d’apprécier la « validité » de la sentence arbitrale et que le seul examen de dispositions législatives d’ordre public ne rend pas pour autant la décision arbitrale annulable ou encore ne condamne pas pour autant le tribunal arbitral à interrompre ses travaux (Desputeaux, aux para 53-54; Dens Tech, au para 31).
[42] L’appel du Procureur général sera donc rejeté.
[43] ADM réclame les dépens, qu’elle évalue à 1 920,00 $. J’ai compris des représentations du Procureur général à l’audience qu’il ne s’opposait pas tant au montant réclamé qu’à la façon dont celui-ci a été calculé. Aux termes du pouvoir discrétionnaire qui m’est dévolu en la matière, ADM aura droit aux dépens au montant précité, lequel ne m’apparaît pas déraisonnable dans les présentes circonstances.
ORDONNANCE
LA COUR ORDONNE que l’appel est rejeté, avec dépens en faveur de la défenderesse fixés à un montant de 1 920,00 $.
« René LeBlanc »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : |
T-373-15 |
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INTITULÉ : |
LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA c AÉROPORTS DE MONTRÉAL |
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LIEU DE L’AUDIENCE : |
Montréal (Québec) |
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DATE DE L’AUDIENCE : |
LE 16 mars 2016 |
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ORDONNANCE ET MOTIFS : |
LE JUGE LEBLANC |
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DATE DES MOTIFS : |
LE 8 juillet 2016 |
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COMPARUTIONS :
Me Jacques Mimar Me Mariève Sirois-Vaillancourt |
Pour le demandeur |
Me Mark Phillips Me Daniel Grodinsky |
Pour LA DÉFENDERESSE |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
William F. Pentney Sous-procureur général du Canada Montréal (Québec) |
Pour le demandeur |
Borden Ladner Gervais Avocat(e)s Montréal (Québec) |
Pour LA DÉFENDERESSE |