Date : 20160812
Dossier : IMM-5029-15
Référence : 2016 CF 927
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Montréal (Québec), le 12 août 2016
En présence de monsieur le juge Locke
ENTRE : |
JIANFEI YAO |
demandeur |
et |
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
I. Nature de l’affaire
[1] Le demandeur tente de faire annuler une décision rendue le 14 octobre 2015 par la Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, décision dans laquelle il a été conclu que le demandeur n’était pas un réfugié au sens de la Convention en vertu de l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR) ni une personne à protéger en vertu de l’article 97 de la LIPR.
[2] Pour les motifs exposés ci-dessous, la demande sera accueillie et la décision contestée sera annulée.
II. Faits
[3] Le demandeur, Jianfei Yao, est un homme au début de la trentaine qui est citoyen de la République populaire de Chine (la Chine). Il fait valoir qu’en novembre 2012, il a reçu un avis d’expropriation concernant la propriété à double usage où il résidait avec sa famille et exploitait son magasin de chaussures et de vêtements. On lui a dit qu’il recevrait une autre propriété une fois qu’elle était construite.
[4] Le demandeur et sa famille ont quitté leur propriété en février 2013. Lorsque la nouvelle propriété était prête en novembre 2014, il a appris qu’elle n’était pas à double usage. Le demandeur, en plus d’autres personnes se trouvant dans la même situation, a refusé d’accepter la nouvelle propriété.
[5] Il allègue qu’avec quatre autres personnes, il est devenu un représentant des personnes ayant refusé d’accepter les nouvelles propriétés. Le gouvernement local a accueilli la pétition du groupe, dans laquelle les membres ont soulevé leurs préoccupations, mais n’a pris aucune autre mesure. Le 15 décembre 2014, le demandeur et ses associés se sont présentés devant le bureau du gouvernement local. Ils y sont restés pendant quatre heures, puis ils sont partis.
[6] Cette nuit-là, le demandeur soutient qu’il n’était pas chez lui lorsque sa femme l’a appelé pour lui dire que le Bureau de la sécurité publique (BSP) le cherchait. Il fait valoir que le BSP a arrêté les quatre autres représentants du groupe et qu’une convocation l’attendait lorsqu’il est retourné à la maison. Puisqu’il craignait que le BSP l’arrête pour avoir aidé à organiser une pétition critiquant des représentants du gouvernement, le demandeur indique qu’il a eu recours à un passeur pour se procurer un nouveau passeport. Il s’est rendu au Canada en avril 2015.
III. Décision de la SPR
[7] La SPR a conclu que la question déterminante dans cette affaire était la crédibilité. La SPR a reconnu que le témoignage du demandeur jouissait d’une présomption de validité, mais a conclu que, selon la prépondérance des probabilités, son récit n’était pas crédible.
[8] Tout d’abord, la SPR a tenu compte du témoignage du demandeur, qui a déclaré qu’il avait obtenu un passeport frauduleux du passeur afin qu’il puisse quitter la Chine sans être appréhendé par la police. La SPR a consulté les documents du pays, qui indiquent que les citoyens doivent faire une demande en personne et fournir leurs empreintes digitales pour obtenir un passeport biométrique. Tous les nouveaux passeports délivrés en Chine depuis janvier 2012 sont de ce type. Ils contiennent de nombreux dispositifs de sécurité et anticontrefaçon, qui sont examinés plus d’une fois par le personnel de l’aéroport avant un vol international. La SPR, qui préférait ces éléments de preuve à celles du demandeur, a conclu que, selon la prépondérance des probabilités, le demandeur a obtenu son propre passeport valide pour voyager au Canada et a été en mesure de quitter la Chine sans être appréhendé par la police, car elle ne le recherchait pas réellement.
[9] D’après la SPR, la capacité du demandeur à passer par l’aéroport sans difficulté a appuyé la conclusion selon laquelle son passeport était valide. Le demandeur a soutenu que ce passage sans heurts était attribuable à des dispositions prises par le passeur, mais la SPR a jugé la prépondérance de la preuve documentaire, indiquant que les autorités aéroportuaires mènent un contrôle rigoureux des voyageurs, plus convaincante. La SPR a reconnu qu’il y a de la corruption en Chine, où les autorités n’appliquent pas toujours les règlements de façon uniforme, mais elle a tout de même préféré les documents objectifs du pays au témoignage du demandeur. Elle a conclu que, selon la prépondérance des probabilités, le demandeur n’était pas recherché par le BSP.
[10] Elle a d’ailleurs tenu compte du témoignage du demandeur quant à la propriété à double usage qui aurait été expropriée. Après avoir examiné les documents du demandeur, la SPR a conclu que ce dernier exploitait un magasin de vêtements et que le terrain avait été exproprié. Cependant, puisque les autres documents d’identité du demandeur (y compris son hukou) n’indiquaient pas que la propriété en litige était sa résidence, la SPR a conclu que le demandeur et sa famille ne résidaient pas à cette adresse. En raison de cette constatation, jumelée au témoignage du demandeur selon lequel il n’avait jamais pris part à aucune activité politique ou enfreint aucune loi avant la protestation en litige, la SPR a conclu que le demandeur n’avait pas participé à une protestation ayant été portée à l’attention des autorités, tel qu’il l’avait prétendu.
[11] Par la suite, la SPR a examiné la convocation qui, d’après le demandeur, aurait été livrée chez lui après qu’il ne s’était pas rendu au BSP. Après avoir examiné le document original, et étudié les conclusions tirées précédemment en ce qui a trait à la crédibilité du demandeur et à sa capacité de quitter la Chine sans être appréhendé, la SPR a douté de la véracité de la convocation. Elle ne contenait aucun élément de sécurité. La SPR a d’ailleurs souligné la preuve documentaire indiquant que les documents frauduleux sont facilement accessibles en Chine.
[12] Lorsqu’elle a conclu que, selon la prépondérance des probabilités, le demandeur n’était pas recherché pour avoir réalisé des activités antigouvernementales en Chine, la SPR a également souligné que la police n’était pas intervenue à la manifestation alléguée et que le demandeur avait déclaré qu’il ne croyait pas avoir enfreint aucune loi. En outre, le demandeur a affirmé qu’on lui avait offert une indemnisation, qu’il n’avait pas acceptée parce qu’il la jugeait insuffisante, et qu’il n’a pas donné suite à sa demande après la première manifestation. Elle a conclu que le témoignage du demandeur concernant l’indemnisation n’était pas vraisemblable et que, dans l’ensemble, il n’était pas recherché par la police pour avoir organisé une protestation ou y avoir participé.
[13] Par conséquent, la SPR a conclu qu’il n’y avait aucun élément de preuve crédible ou fiable sur lequel s’appuyer pour accueillir la demande. Elle a donc conclu que la demande ne reposait sur aucun fondement crédible, conformément au paragraphe 107(2) de la LIPR.
IV. Questions en litige
[14] Le demandeur affirme que la SPR a erré dans certaines de ses principales conclusions de fait et de crédibilité.
V. Norme de contrôle
[15] Les parties sont d’avis, et je suis d’accord, que la norme de contrôle à appliquer relativement aux conclusions de fait et de crédibilité de la SPR est le caractère raisonnable.
VI. Analyse
[16] La conclusion de la SPR relativement à la validité du passeport que le demandeur a obtenu en 2015 a été déterminante dans sa décision. Cette conclusion semble être fondée sur le fait qu’il est invraisemblable que le demandeur ait réussi à passer par les contrôles de sécurité à la frontière de la Chine et à quitter le pays avec un faux passeport. Je suis convaincu que les éléments de preuve ne permettaient pas à la SPR de tirer une conclusion d’invraisemblance. Tout d’abord, tel qu’il a été déclaré par le juge Yves de Montigny dans la décision Sun c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 387, au paragraphe 26, il est bien établi qu’il n’est possible de conclure à l’invraisemblance que dans les cas les plus évidents. De plus, les éléments de preuve ne démontrent pas clairement que les faux passeports chinois ne peuvent pas être utilisés pour passer par les contrôles à la frontière et quitter la Chine. À mon avis, il est plausible que le passeport du demandeur soit faux.
[17] La SPR ne croyait également pas le témoignage du demandeur, qui a prétendu avoir obtenu le passeport avec l’aide d’un passeur. La SPR a cité l’exigence selon laquelle il faut demander un passeport en personne et fournir des empreintes digitales, tandis que le demandeur a déclaré qu’il n’avait pas fourni d’empreintes digitales et ne s’était pas présenté en personne pour obtenir le passeport. La SPR a également indiqué sa préférence pour la « documentation impartiale sur les conditions dans le pays ». Je juge cette déclaration problématique, car elle sous-entend que le témoignage du demandeur est partial et mérite donc moins de crédibilité. Je ne suis pas convaincu que les éléments de preuve soutiennent la conclusion selon laquelle les passeurs ne peuvent pas obtenir des passeports chinois utilisables. En outre, je ne suis pas convaincu que la SPR a fourni un motif raisonnable de ne pas croire le témoignage sous serment du demandeur concernant l’obtention de son passeport.
[18] Je souligne ici que la SPR a même reconnu la présence de corruption systématique en Chine et le manque d’uniformité en ce qui a trait à l’application des règlements. Les conclusions de la SPR semblent exiger une croyance voulant que les passeurs ne puissent pas aider les citoyens visés par un mandat d’arrestation qui veulent quitter la Chine. À mon avis, les éléments de preuve ne soutiennent pas une telle croyance.
[19] Les conclusions subséquentes de la SPR, selon lesquelles (i) la convocation du BSP n’était pas valide, (ii) le demandeur n’était pas visé par un mandat d’arrestation en Chine, (iii) le demandeur a quitté la Chine sans l’aide d’un passeur et (iv) le demandeur n’a jamais organisé une manifestation ayant été portée à l’attention des autorités ni participé à une telle manifestation, reposaient sur le caractère raisonnable des conclusions initiales relatives à la validité du passeport du demandeur et à son manque de crédibilité quant à la façon dont il l’a obtenu. Étant donné que j’ai jugé les conclusions initiales déraisonnables, je conclus qu’il ne faudrait pas donner effet à ces conclusions subséquentes.
[20] Je conclus que la conclusion de la SPR selon laquelle le demandeur ne vivait pas à l’adresse de la propriété en litige n’était pas directement pertinente aux questions devant la SPR. Bien que cela ne soit pas nécessaire à ma décision, je souhaite souligner qu’il est difficile de comprendre la logique de la SPR lorsqu’elle a conclu que le demandeur manquait de crédibilité pour le motif qu’il était un citoyen respectueux de la loi.
[21] Par ailleurs, je juge inintelligible, et donc déraisonnable, la conclusion de la SPR selon laquelle le désir du demandeur d’obtenir une indemnisation indique qu’il n’aurait pas refusé une offre d’indemnisation. Je ne vois aucune raison pour laquelle une personne voulant une indemnisation ne rejetterait pas une offre inadéquate. Le défaut du demandeur d’assurer le suivi de sa demande après la tentative du BSP de l’arrêter n’a aucune importance.
VII. Conclusion
[22] La demande sera accueillie et la décision contestée sera annulée. Les parties ont convenu qu’il n’y avait aucune question grave de portée générale à certifier.
JUGEMENT
LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :
1. La présente demande est accueillie et la décision rendue le 14 octobre 2015 par la SPR est annulée.
2. La demande d’asile du demandeur sera réexaminée par un tribunal constitué différemment de la SPR.
3. Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.
« George R. Locke »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : |
IMM-5029-15
|
INTITULÉ : |
JIANFEI YAO c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
|
LIEU DE L’AUDIENCE : |
Toronto (Ontario)
|
DATE DE L’AUDIENCE : |
Le 22 juin 2016
|
JUGEMENT ET MOTIFS : |
LE JUGE LOCKE
|
DATE DES MOTIFS : |
Le 12 août 2016
|
COMPARUTIONS :
Michael Korman
|
Pour le demandeur
|
Chris Crithgon
|
Pour le défendeur
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Otis & Korman Avocats Toronto (Ontario)
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Pour le demandeur
|
William F. Pentney Sous-procureur général du Canada Toronto (Ontario)
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Pour le défendeur
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