Date : 20160517
Dossier: T-1422-13
Référence : 2016 CF 554
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 17 mai 2016
En présence de monsieur le juge Phelan
ENTRE : |
ÉQUITERRE ET FONDATION DAVID SUZUKI |
demanderesses |
et |
LE MINISTRE DE LA SANTÉ |
défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
I. Introduction
[1] Le contrôle judiciaire demandé est inhabituel, car à bien des égards, les demanderesses ont essentiellement réussi à obtenir le but recherché dans ce litige – l’instauration « d’examens spéciaux » de certains produits antiparasitaires. Bien que le caractère théorique constitue une question pertinente, pour les raisons exposées, il convient que notre Cour traite de certaines des questions soulevées comme étant théoriques. Les demanderesses ont présenté cette demande à titre de cause type relativement aux pouvoirs ministériels.
[2] Les questions faisant l’objet du présent contrôle judiciaire sont différentes des décisions de l’Agence de réglementation de la lutte antiparasitaire (l’Agence), le représentant du ministre défendeur, concernant la pertinence de l’instauration « d’examens spéciaux » de certains produits antiparasitaires en vertu des paragraphes 17(2) et 17(5) de la Loi sur les produits antiparasitaires, L.C. 2002, ch. 28 (la Loi).
[3] Les questions principales dans la présente affaire sont les suivantes :
a) Les questions en litige sont-elles de nature théorique?
b) Quand le ministre (par l’entremise de l’Agence) doit-il procéder à un examen spécial d’un produit homologué? L’examen est-il obligatoire ou discrétionnaire?
c) Quel est le « délai raisonnable » pour se prononcer sur l’opportunité d’entamer un examen spécial?
d) La décision relative à un produit interdit en Norvège de façon discutable était-elle fondée en droit, ou l’Agence était-elle dessaisie?
[4] La demande de redressement des demanderesses est de vaste portée, et comme on le verra, les demanderesses n’ont eu que partiellement gain de cause.
Le redressement demandé est :
1. Une ordonnance déclarant que l’Agence a commis une erreur de droit en refusant de procéder à trois examens spéciaux des produits antiparasitaires contenant de la trifluraline, de chlorthal-diméthyl et du trichlorfon en vertu du paragraphe 17(2) de la Loi;
2. Une ordonnance de la nature d’un mandamus enjoignant le ministre ou son représentant de procéder immédiatement à deux examens spéciaux en vertu du paragraphe 17(2) des produits antiparasitaires contenant de la trifluraline et du chlorthal-diméthyl;
3. Une ordonnance déclarant que le ministre ou son représentant a omis et a refusé de respecter son obligation et a indûment retardé l’exécution de l’obligation de procéder à un examen spécial qu’elle tient du paragraphe 17(2) de la Loi des produits antiparasitaires contenant l’une des 26 substances actives interdites pour toute utilisation par les pays de l’OCDE pour des raisons sanitaires ou environnementales;
4. Une ordonnance de la nature d’un mandamus enjoignant le ministre ou son représentant de procéder immédiatement à deux examens spéciaux en vertu du paragraphe 17(2) des produits antiparasitaires contenant l’une des 26 substances actives interdites pour toute utilisation par les pays de l’OCDE pour des raisons sanitaires ou environnementales;
5. Une ordonnance déclarant que l’Agence était dessaisie ou a agi sans compétence, lorsqu’elle a prétendu reconsidérer, infirmer ou annuler sa décision statutaire du 30 décembre 2013 de procéder à un examen spécial des produits de lutte antiparasitaire homologués contenant du difénoconazole;
6. Une ordonnance déclarant que la décision de l’Agence de reconsidérer, d’infirmer ou d’annuler sa décision statutaire du 30 décembre 2013 de procéder à un examen spécial des produits de lutte antiparasitaire homologués contenant du difénoconazole est nulle et sans effet;
7. Une ordonnance déclarant que le ministre ou son représentant a illégalement omis ou refusé d’accomplir le devoir de procéder à un examen spécial qu’il tient du paragraphe 17(2) concernant les produits antiparasitaires contenant difénoconazole;
8. Une ordonnance de la nature d’un mandamus enjoignant le ministre ou son représentant de procéder immédiatement à un examen spécial en vertu du paragraphe 17(2) des produits antiparasitaires contenant du difénoconazole; et
9. Les dépens, comme énoncé dans le mémoire des faits et du droit des demanderesses.
[5] Les demanderesses ont abandonné toutes les demandes d’ordonnance de mandamus et de jugement déclaratoire à l’égard de 6 des 26 examens spéciaux en litige.
II. Contexte
A. Régime réglementaire
[6] Les produits antiparasitaires sont réglementés par l’Agence au nom du ministre en vertu de l’autorité que leur confère la Loi.
[7] L’objectif premier de la Loi est de prévenir les risques inacceptables pour les personnes et l’environnement que présente l’utilisation des produits antiparasitaires.
4 (1) Pour l’application de la présente loi, le ministre a comme objectif premier de prévenir les risques inacceptables pour les personnes et l’environnement que présente l’utilisation des produits antiparasitaires. |
4 (1) In the administration of this Act, the Minister’s primary objective is to prevent unacceptable risks to people and the environment from the use of pest control products. |
(2) À cet égard, le ministre doit : |
(2) Consistent with, and in furtherance of, the primary objective, the Minister shall |
a) promouvoir le développement durable, soit un développement qui permet de répondre aux besoins du présent sans compromettre la possibilité pour les générations futures de satisfaire les leurs; |
(a) support sustainable development designed to enable the needs of the present to be met without compromising the ability of future generations to meet their own needs; |
b) tenter de réduire au minimum les risques sanitaires et environnementaux que présentent les produits antiparasitaires et d’encourager le développement et la mise en oeuvre de stratégies de lutte antiparasitaire durables et innovatrices — en facilitant l’accès à des produits antiparasitaires à risque réduit — et d’autres mesures indiquées; |
(b) seek to minimize health and environmental risks posed by pest control products and encourage the development and implementation of innovative, sustainable pest management strategies by facilitating access to pest control products that pose lower risks and by other appropriate measures; |
c) sensibiliser le public aux produits antiparasitaires en l’informant, en favorisant son accès aux renseignements pertinents et en encourageant sa participation au processus de prise de décision; |
(c) encourage public awareness in relation to pest control products by informing the public, facilitating public access to relevant information and public participation in the decision-making process; and |
d) veiller à ce que seuls les produits antiparasitaires dont la valeur a été déterminée comme acceptable soient approuvés pour utilisation au Canada. |
(d) ensure that only those pest control products that are determined to be of acceptable value are approved for use in Canada. |
4.1 Il est entendu que la protection et la considération que la présente loi accorde aux enfants s’étendent aux générations futures. |
4.1 For greater certainty, protection and consideration afforded to children in this Act shall also extend to future generations. |
[8] Un risque acceptable repose sur une certitude raisonnable qu’aucun dommage ne sera causé – il s’agit d’un terme défini.
2 (2) Pour l’application de la présente loi, les risques sanitaires ou environnementaux d’un produit antiparasitaire sont acceptables s’il existe une certitude raisonnable qu’aucun dommage à la santé humaine, aux générations futures ou à l’environnement ne résultera de l’exposition au produit ou de l’utilisation de celui-ci, compte tenu des conditions d’homologation proposées ou fixées. |
2 (2) For the purposes of this Act, the health or environmental risks of a pest control product are acceptable if there is reasonable certainty that no harm to human health, future generations or the environment will result from exposure to or use of the product, taking into account its conditions or proposed conditions of registration. |
[9] Comme dans le cas des produits pharmaceutiques, l’ingrédient clé d’un produit antiparasitaire est le « principe actif » – le composant d’un produit auquel les effets recherchés sont attribués. C’est en grande partie sur la base du principe actif qu’un produit antiparasitaire est approuvé pour la vente et l’utilisation et homologués par l’Agence à la suite de son processus d’évaluation.
[10] La Loi prévoit deux mécanismes d’évaluation, soit avant et après la commercialisation des produits antiparasitaires afin d’assurer l’acceptabilité continue à l’égard des risques sanitaires et environnementaux.
Les deux processus postérieurs à l’homologation sont des réévaluations et des examens spéciaux. Ce sont les examens spéciaux qui sont en cause dans la présente instance.
[11] Le paragraphe 17(1) oblige le ministre à procéder à un examen spécial lorsqu’il a des motifs raisonnables de croire que les risques sanitaires ou environnementaux associés à un produit sont inacceptables.
17 (1) Le ministre procède à l’examen spécial de l’homologation du produit antiparasitaire lorsqu’il a des motifs raisonnables de croire que la valeur du produit ou les risques sanitaires ou environnementaux qu’il présente sont inacceptables. |
17 (1) The Minister shall initiate a special review of the registration of a pest control product if the Minister has reasonable grounds to believe that the health or environmental risks of the product are, or its value is, unacceptable. |
[12] Le paragraphe 17(2) de la loi exige que le ministre procède à un examen spécial lorsqu’un pays membre de l’OCDE interdit l’utilisation d’un principe actif pour des raisons sanitaires ou environnementales.
17 (2) Sans que soit limitée la portée générale du paragraphe (1), lorsqu’un pays membre de l’Organisation de coopération et de développement économiques interdit l’utilisation d’un principe actif pour des raisons sanitaires ou environnementales, le ministre procède à l’examen spécial des produits antiparasitaires homologués contenant ce principe actif. |
17 (2) Without limiting the generality of subsection (1), when a member country of the Organisation for Economic Co-operation and Development prohibits all uses of an active ingredient for health or environmental reasons, the Minister shall initiate a special review of registered pest control products containing that active ingredient. |
[13] Cependant, les paragraphes 17(4) et 17(5) contiennent moins d’exigences relatives aux examens obligatoires lorsqu’une personne sollicite un examen. Le ministre est uniquement obligé de décider, dans un délai raisonnable après avoir reçu la demande, s’il convient de procéder à un examen spécial et de communiquer les motifs de sa décision.
17 (4) Toute personne peut faire une demande d’examen spécial au ministre, en la forme et de la façon qu’il précise. |
17 (4) Any person may request a special review of the registration of a pest control product by making a request to the Minister in the form and manner directed by the Minister. |
(5) Dans un délai raisonnable suivant la réception de la demande, le ministre décide s’il procède ou non à l’examen et communique à son auteur sa décision en la motivant par écrit. |
(5) Within a reasonable time after receiving a request, the Minister shall decide whether to initiate a special review and shall respond to the request with written reasons for the decision. |
[14] La Loi contient ensuite des dispositions détaillées pour la conduite d’un examen spécial, y compris les avis, demandes, consultations et décisions (article 28).
[15] À la suite à une décision d’accorder ou de refuser une demande d’homologation de produit ou une modification d’une homologation déjà accordée, toute personne peut déposer un avis d’opposition à la décision (paragraphe 35(1)).
[16] Le dépôt d’un avis d’opposition peut déclencher la constitution d’une commission d’examen chargée d’examiner la décision prise et de recommander soit sa confirmation, soit son annulation, soit encore sa modification (paragraphe 35(3)). Le processus d’examen exige la publication d’un avis public, l’établissement du mandat, la possibilité de présenter des observations et une audience.
B. Contexte du litige
[17] Le 15 octobre 2012, les demanderesses ont présenté une demande au ministre au titre du paragraphe 17(4) de la Loi, en application des paragraphes 17(1) et 17(2), pour procéder à 30 examens spéciaux de 30 principes actifs dont l’utilisation a été interdite par un pays de l’OCDE pour des raisons sanitaires et environnementales.
[18] Les examens spéciaux n’ayant pas été entamés après une attente d’environ quatre mois et demi, les demanderesses ont présenté une requête pour connaître l’état d’avancement du processus, requête à laquelle l’Agence a répondu qu’elle devait entreprendre un certain nombre d’étapes avant qu’un examen spécial puisse être entrepris – notamment l’examen des motifs de la décision du pays de l’OCDE pour déterminer si c’était pour des raisons sanitaires ou environnementales, ainsi que pour déterminer si une décision canadienne antérieure traitait des mêmes préoccupations.
[19] Environ six mois plus tard, l’Agence a rendu quatre décisions par lesquelles elle refusait de procéder à des examens spéciaux à l’égard des quatre principes actifs suivants :
1. 24 juillet 2013 : trifluraline [décision 1]
2. 24 juillet 2013 : chlorthal-diméthyl [décision 2]
3. 9 août 2013 : trichlorfon [décision 3]
4. 9 août 2013 : bifenthrine (décision non pertinente pour le présent contrôle judiciaire)
[20] En août 2013, les demanderesses ont contesté par voie de contrôle judiciaire le refus d’entreprendre des examens spéciaux en vertu du paragraphe 17(2) – la disposition relative à l’OCDE – concernant la trifluraline, le chlorthal-diméthyl et le trichlorfon (portant sur les décisions 1, 2 et 3), mais n’ont pas invoqué le paragraphe 17(1) de la Loi (l’examen ministériel).
[21] Le 23 août 2013, les demanderesses ont déposé une autre demande de contrôle judiciaire, contestant le retard excessif en vertu du paragraphe 17(5) concernant les 26 autres principes actifs.
[22] En décembre 2013, le ministre a entrepris des examens spéciaux de 23 principes actifs, y compris de la trifluraline et du chlorthal-diméthyl qui avaient auparavant été refusés.
[23] Parallèlement aux contrôles judiciaires et aux examens spéciaux, l’Agence a entrepris un processus de consultation sur la directive provisoire intitulée « Approche proposée pour les examens spéciaux – Document de consultation ».
[24] Un aspect essentiel de la directive est que l’Agence a reconnu qu’elle était dans l’obligation de procéder à un examen spécial des produits antiparasitaires contenant des principes actifs dont l’utilisation a été interdite par un pays membre de l’OCDE pour des raisons sanitaires et environnementales. Cette reconnaissance a conduit à l’adoption d’une approche différente des situations impliquant le paragraphe 17(2).
[25] Les demanderesses se sont opposées à la directive proposée en partie parce que l’Agence a pris la position que les examens spéciaux stipulés au paragraphe 17(2) devaient être entrepris à la suite d’une demande d’examen et parce que la directive restait muette sur ce qui constituait un « délai raisonnable » en vertu du paragraphe 17(5).
[26] Après le commencement du contrôle judiciaire et des examens spéciaux, Syngenta Canada Inc. (Syngenta) a avisé l’Agence que les semences traitées au difénoconazole destiné à l’ensemencement avaient obtenu une autorisation d’importation de l’autorité norvégienne de sécurité alimentaire en 2013.
L’idée maîtresse de la position de Syngenta est que ce principe actif ne devrait pas être soumis à un examen spécial au titre du paragraphe 17(2) parce qu’au moins un usage était maintenant autorisé en Norvège.
[27] Une succession de communications relatives à la nature de la décision de l’autorité norvégienne de sécurité des aliments a suivi.
[28] Le 19 février 2015, le ministre a rendu une décision s’appliquant à tous les produits antiparasitaires contenant du difénoconazole, décision selon laquelle un examen spécial n’était pas requis en vertu du paragraphe 17(2) [décision 4]. La décision 4 était fondée sur le fait que les semences traitées au difénoconazole destiné à l’ensemencement avaient obtenu une autorisation d’importation par la Norvège en 2013. Les demanderesses ont déposé une demande de contrôle judiciaire de cette décision le 19 mars 2015.
[29] Après avoir pris connaissance du présent contrôle judiciaire, le défendeur a soutenu en preuve que la Norvège avait approuvé l’utilisation du difénoconazole pour le blé, l’orge, le seigle et le triticale. Pour ajouter à la confusion, la Norvège a communiqué qu’elle avait déposé auprès du Secrétariat de la Convention de Rotterdam (un registre international des pesticides) que le difénoconazole était maintenant autorisé en Norvège et qu’elle avait déposé un avis de retrait de l’enregistrement de son interdiction du difénoconazole.
III. Analyse
[30] Malgré l’histoire compliquée de ce différend, les questions sont simples (voir le paragraphe 3), comme l’est la décision de notre Cour.
[31] Dans ses décisions 1, 2 et 3, l’Agence a analysé la décision de l’OCDE d’interdire les trois substances et, après avoir conclu que les principes actifs avaient fait l’objet d’un examen dans le contexte d’une réévaluation en 2008 ou en 2009, a estimé qu’un examen spécial n’était pas justifié. Ces décisions sont erronées.
[32] La décision 4 stipulait qu’un examen spécial n’était pas justifié puisque la Norvège avait en 2013 accordé une autorisation d’importation du difénoconazole destiné à l’ensemencement. Cette décision est confirmée.
A. Caractère théorique
[33] Il est manifeste que l’Agence estime que, lorsqu’elle reçoit une requête d’examen spécial fondée sur une interdiction par les pays de l’OCDE, elle a le pouvoir discrétionnaire de décider de procéder ou non à l’examen spécial.
Le retard, qui a fait l’objet de la plainte concernant une décision prise dans un délai déraisonnable, trouve son origine dans le temps pris par l’Agence pour décider si elle entreprendrait un examen spécial.
[34] Après les trois premières décisions, l’Agence a publié sa directive, dans laquelle elle a effectivement admis que lorsqu’un (ou plusieurs) pays de l’OCDE a imposé une interdiction, le ministre est tenu d’entreprendre un examen spécial. Les demanderesses ne sont pas prêtes à accepter cette directive comme une concession signifiant qu’elles avaient raison de faire cette interprétation de l’obligation du ministre.
[35] Le défendeur soutient que l’affaire est théorique puisque les examens spéciaux sont en cours. Les demanderesses sont cependant préoccupées par le fait que la directive n’est qu’une politique, pas une loi, et est donc modifiable. Elles craignent également que la directive ne s’attaque pas à la question du « délai raisonnable » et le débat se poursuit sur cette question.
[36] Il convient de noter que le défendeur n’est pas prêt à admettre, comme question de droit, que le ministre a une obligation statutaire de procéder à un examen spécial en vertu du paragraphe 17(2). Il n’était pas disposé à consentir à ce qu’un jugement déclaratoire soit rendu à cet effet.
[37] Il s’agit d’une situation classique qui est régie par le critère énoncé dans Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 RCS 342, quant à savoir si une question théorique peut ou doit être entendue. Une Cour doit répondre :
• s’il reste un litige actuel;
• lorsqu’il n’y en a pas, si la Cour doit exercer son pouvoir discrétionnaire d’examiner la question en prenant en compte le contexte contradictoire (y compris l’utilité d’une décision), l’économie des ressources judiciaires et le rôle de la Cour comme un arbitre de différends réels et actuels.
[38] Certaines questions sont manifestement en litige entre les parties, bien que la pertinence du redressement que constitue un bref de mandamus concernant des examens spéciaux soit discutable.
[39] En tout état de cause, un contexte contradictoire subsiste. La directive, sous la rubrique « Éléments déclencheurs d’un examen spécial », stipule :
A) Selon le paragraphe 17(1), si le ministre a des motifs raisonnables de croire que la valeur du produit ou les risques sanitaires ou environnementaux qu’il présente sont inacceptables, il procède à un examen spécial;
B) Cependant, selon le paragraphe 17(2) de la Loi sur les produits antiparasitaires, l’examen spécial est requis si : un pays membre de l’OCDE interdit toutes les utilisations d’un principe actif pour des raisons sanitaires ou environnementales; et
C) Toute personne peut demander un examen spécial en déposant une demande auprès du ministre conformément aux modalités prescrites... [Non souligné dans l’original]
[40] On peut soutenir que l’utilisation du mot « et » signifie que l’obligation du ministre de procéder à un examen spécial découlant d’une interdiction par l’OCDE (paragraphe 17(2)) se pose uniquement à la réception d’une demande (paragraphe 17(5)).
[41] Les demanderesses soutiennent également qu’il y a un contexte contradictoire concernant la question du délai raisonnable. Le défendeur est en désaccord avec les demanderesses sur ce point de sorte qu’il y a un contexte contradictoire suffisant. Comme nous le verrons, la Cour ne peut rien faire concernant cette question.
[42] Quant à l’utilisation des ressources judiciaires limitées, cette question est quelque peu abstraite pour avoir à entendre l’affaire pour déterminer si elle a un caractère théorique. Tout aussi pertinent est le fait qu’il s’agisse, dans une certaine mesure, d’une cause type, en particulier pour les demanderesses. Compte tenu de l’importance des questions environnementales et l’absence de précédent, une décision à l’égard de certaines des questions peut être d’intérêt public.
[43] Il s’agit principalement d’une affaire sur l’interprétation des lois, et non pas sur les politiques gouvernementales. Il est donc compatible avec la fonction juridictionnelle de la Cour de trancher la question.
[44] Par conséquent, la Cour exerce son pouvoir discrétionnaire, dans la mesure où il s’applique, pour trancher cette demande de contrôle judiciaire.
B. Norme de contrôle
[45] La Cour suprême du Canada a réitéré que la norme présomptive de contrôle est celle de la « raisonnabilité », y compris pour les interprétations de la loi constitutive des décideurs. La portée de cette présomption dépend plutôt des faits de chaque affaire. Cependant, l’analyse d’une simplicité élégante de Wier c. Canada (Ministre de la Santé), 2011 CF 1322, 400 FTR 212, selon laquelle l’interprétation du ministre des normes juridiques qui lui sont imposées par la Loi est susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte, mais que l’exercice des fonctions repose sur la raisonnabilité, ne revêt pas les mêmes forces et effet.
[46] La Cour d’appel fédérale dans Canada (Pêches et Océans) c. Fondation David Suzuki, 2012 CAF 40, [2013] 4 RCF 155 [David Suzuki], a reconnu que la présomption peut être réfutée et le sera :
[88] Cependant, la retenue judiciaire touchant les questions de droit ne sera pas toujours applicable, notamment si l’organisme administratif dont la décision ou les mesures font l’objet du contrôle ne statue pas sur des litiges, n’est pas protégé par une clause privative et n’est pas autorisé par sa législation habilitante à décider avec autorité des questions de droit. Il reste nécessaire d’effectuer une analyse relative à la norme de contrôle dans les cas qui le justifient. Les juges Bastarache et LeBel formulent à ce sujet les observations suivantes aux paragraphes 63 et 64 de Dunsmuir :
[63] L’analyse qui préside actuellement à la détermination de la norme de contrôle applicable est généralement qualifiée de « pragmatique et fonctionnelle ». Cette appellation importe peu, et la cour de révision ne doit pas s’y attacher au détriment [d’une compréhension appropriée] qu’exige réellement la démarche. Puisqu’il se peut que le terme « approche pragmatique et fonctionnelle » ait induit les cours de justice en erreur dans le passé, nous préférons, à l’avenir, parler simplement d’« analyse relative à la norme de contrôle ».
[64] L’analyse doit être contextuelle. Nous rappelons que son issue dépend de l’application d’un certain nombre de facteurs pertinents, dont (1) l’existence ou l’inexistence d’une clause privative, (2) la raison d’être du tribunal administratif suivant l’interprétation de sa loi habilitante, (3) la nature de la question en cause et (4) l’expertise du tribunal administratif. Dans bien des cas, il n’est pas nécessaire de tenir compte de tous les facteurs, car certains d’entre eux peuvent, dans une affaire donnée, déterminer l’application de la norme de la décision raisonnable.
[47] Le fait de reconnaître que l’Agence est un organisme spécialisé et à l’égard duquel il convient de faire preuve de déférence ne signifie pas qu’elle possède l’expertise de l’interprétation des obligations imposées au ministre. À mon avis, la présomption est réfutée parce que, comme indiqué dans David Suzuki, notre Cour n’est pas un tribunal administratif chargé de trancher des questions de droit; il n’y a pas de clause privative; la question en jeu est le droit du citoyen d’exiger que le pouvoir exécutif fasse ce que le législateur lui ordonne de faire; et la fonction requise – l’interprétation d’une loi – n’est pas une question qui touche à un domaine d’expertise de l’Agence.
[48] En outre, la question de la norme de contrôle est en grande partie abstraite. Même en fonction de la norme de la raisonnabilité, l’interprétation du paragraphe 17(2) n’admet qu’une seule réponse.
C. Paragraphe 17(2) – obligatoire ou discrétionnaire
[49] Le libellé du paragraphe 17(2) contient un langage contraignant – « doit » – lorsqu’il est question de l’obligation du ministre de procéder à un examen spécial en raison d’une interdiction de l’OCDE. L’existence d’une situation particulière – une interdiction de l’OCDE – constitue une condition préalable à l’obligation du ministre.
[50] Une fois cet état des choses en place, le ministre n’a pas d’alternative au déclenchement d’un examen spécial. Il n’appartient pas aux tribunaux de faire une appréciation rétrospective de l’interdiction de l’OCDE. Il est loisible au ministre de s’assurer que la condition préalable existe, mais une fois qu’il est évident que c’est le cas, le ministre ne peut refuser de procéder à un examen spécial.
[51] L’article 17 est imprégné d’un libellé contraignant, même si des conditions préalables sont formulées en termes subjectifs. Le paragraphe 17(1) impose l’obligation de procéder à un examen lorsque le ministre a des motifs raisonnables de préoccupation; le paragraphe 17(3) impose également cette obligation lorsqu’un ministère ou organisme public fédéral ou provincial soulève le même type de préoccupations.
[52] Cependant, le paragraphe 17(2) est moins subjectif que les paragraphes 17(1) et 17(3) que le paragraphe 17(2) dans ce sens que le ministre n’est pas tenu de croire qu’il y a un risque sanitaire ou environnemental – l’interdiction de l’OCDE l’emporte sur cette décision.
[53] Dans la même veine, le paragraphe 17(5) impose l’obligation de rendre une décision après un « délai raisonnable ».
[54] Une demande d’examen au titre du paragraphe 17(5) ne constitue pas une condition préalable à l’obligation que le ministre tient du paragraphe 17(2). Peu importe comment le ministre apprend l’interdiction de l’OCDE, il doit agir. Il serait incompatible avec l’objet de cette disposition que le ministre soit au courant de l’interdiction de l’OCDE et qu’il attende qu’une personne dépose une demande d’examen spécial avant d’agir.
[55] Par conséquent, les demanderesses avaient le droit qu’un examen spécial soit déclenché lorsque le ministre a été mise au courant de l’interdiction de l’OCDE, et certainement pas plus tard après le dépôt d’une demande en vertu du paragraphe 17(4).
D. Délai raisonnable
[56] Les demanderesses sollicitent un jugement déclaratoire sur ce qui constitue un « délai raisonnable ». Il s’agit d’une requête impossible à satisfaire, car ce qui constitue un « délai raisonnable » dépend des faits de chaque cas.
[57] Au vu des faits de l’espèce, le retard important pour décider d’entreprendre un examen spécial découle de la mauvaise interprétation par l’Agence du paragraphe 17(2). Une interprétation déraisonnable a conduit à un retard déraisonnable.
[58] Les demanderesses n’ont pas droit à un jugement déclaratoire selon lequel le délai était déraisonnable, car le paragraphe 17(5) n’est pas la disposition en cause. Ce qui est en cause dans ce cas, c’est que le ministre avait l’obligation de procéder à un examen spécial immédiatement après la prise de conscience de l’interdiction de l’OCDE. Le paragraphe 17(5), d’un autre côté, donne au ministre le pouvoir discrétionnaire de procéder à un examen spécial.
[59] Cependant, il y a un devoir de common law et une obligation légale implicite d’entamer l’examen spécial prévu au paragraphe 17(2) dans un délai raisonnable. Étant donné la conception erronée de l’Agence du droit du ministre de décider si un examen est nécessaire, le retard qui s’est produit à cause de ce point de vue était déraisonnable.
Il n’y aurait cependant aucune utilité à rendre quelque jugement que ce soit sur la question du « délai raisonnable ».
E. Dessaisissement – Situation norvégienne
[60] Les demanderesses soutiennent que le ministre était dessaisi lorsque l’Agence a voulu reconsidérer, infirmer et annuler l’examen du difénoconazole.
[61] Essentiellement, la position des demanderesses est qu’une fois que l’examen spécial eût finalement été lancé en raison de l’interdiction de l’OCDE et de la Norvège concernant le difénoconazole, le changement de position de la Norvège n’était plus pertinent. Les demanderesses font valoir que le ministre est quand même obligé de procéder à l’examen spécial même si la condition préalable l’obligeant d’entamer l’examen spécial a disparu.
[62] La position des demanderesses conduit à un résultat curieux concernant les examens spéciaux. Les demanderesses avaient demandé et se sont vu refuser les examens spéciaux. Le ministre a ensuite décidé de procéder à ces examens spéciaux. Si le ministre était vraiment dessaisi en ce qui concerne la Norvège, il l’était tout autant après avoir initialement décidé de ne pas procéder aux examens spéciaux en question. Si la position des demanderesses est correcte, les examens spéciaux en cours sont illégaux.
[63] À mon avis, le paragraphe 17(2) doit être interprété comme l’imposition d’une obligation permanente assujettie aux accords avec l’OCDE. Si les circonstances changent et que l’interdiction est levée, il n’y a plus d’obligation du ministre.
Selon les circonstances, le ministre peut être tenu en vertu du paragraphe 17(1) de procéder à un examen spécial, mais les conditions préalables à cette situation sont tout à fait distinctes de celles stipulées au paragraphe 17(2).
[64] La situation concernant la Norvège est compliquée par la preuve postérieure à l’audience. Initialement, la Norvège semblait adopter des points de vue contradictoires sur le difénoconazole – elle a autorisé son importation pour l’ensemencement, mais l’interdiction de cette substance était toujours enregistrée auprès du Secrétariat de la Convention de Rotterdam.
[65] Alors que les demanderesses font valoir que l’interdiction était en vigueur, la meilleure interprétation est qu’il n’y avait pas une interdiction totale en Norvège. Le paragraphe 17(2) est rédigé en termes absolus – «... interdit toutes les utilisations d’un principe actif... » [c’est nous qui soulignons]. Les faits démontrent qu’il y avait au moins une utilisation autorisée du difénoconazole.
[66] Les nouveaux éléments de preuve confirment que la Norvège a maintenant informé le Secrétariat qu’elle autorise certaines utilisations du difénoconazole.
[67] Compte tenu de ces circonstances, le ministre avait et a le pouvoir de mettre fin à l’examen spécial du difénoconazole.
IV. Recours
[68] La Cour suprême dans Daniels c. Canada (Affaires indiennes et du Nord canadien), 2016 CSC 12, a confirmé que le fait de rendre un jugement est discrétionnaire et qu’il ne devrait pas être invoqué pour confirmer des droits déjà établis. Un jugement déclaratoire ne peut être rendu que s’il a une utilité pratique.
[69] Pour les motifs exprimés précédemment, j’estime que le seul jugement déclaratoire que je peux rendre est que le ministre était obligé de procéder à un examen spécial en vertu du paragraphe 17(2) de la Loi immédiatement après avoir été informée de l’interdiction visant un principe actif par un pays membre de l’OCDE.
[70] Les demanderesses ont droit à leurs dépens dans le présent contrôle judiciaire malgré les résultats mitigés.
JUGEMENT
LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT : Le ministre de la Santé devait procéder à un examen spécial en vertu du paragraphe 17(2) immédiatement après avoir été informé de la condition préalable requise. Compte tenu de la nature d’intérêt public de la présente affaire, les demanderesses ont droit à leurs dépens en fonction de l’échelle prévue à la colonne 5 des Règles des cours fédérales.
« Michael L. Phelan »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : |
T-1422-13
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INTITULÉ : |
ÉQUITERRE ET FONDATION DAVID SUZUKI c. MINISTRE DE LA SANTÉ
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LIEU DE L’AUDIENCE : |
Toronto (Ontario)
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DATE DE L’AUDIENCE : |
Les 11 et 12 janvier 2016
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JUGEMENT ET MOTIFS : |
LE JUGE PHELAN
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DATE DES MOTIFS : |
Le 17 mai 2016
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COMPARUTIONS :
Lara Tessaro Kirsten Mikadze
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Pour les demanderesses
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Patrick Bendin Shela Laleu-Reid
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Pour le défendeur |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Lara Tessaro Avocate Toronto (Ontario)
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Pour les demanderesses
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William F. Pentney Sous-procureur général du Canada Ottawa (Ontario)
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Pour le défendeur |