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Date : 20160211


Dossier : IMM-2255-15

Référence : 2016 CF 182

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 11 février 2016

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE :

JAVED MEMON

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision datée du 30 avril 2015 d’une agente d’immigration supérieure [l’agente] de Citoyenneté et Immigration Canada [CIC], dans laquelle l’agente a refusé de réexaminer une décision antérieure rejetant la demande de résidence permanente fondée sur des circonstances d’ordre humanitaire [CH] du demandeur.

[2]               La demande est accueillie pour les motifs suivants.

I.                   Contexte

[3]               Le demandeur est un citoyen pakistanais. Il est arrivé au Canada le 15 juin 1998 et sa demande d’asile a été rejetée en 1999. En novembre 1999, le demandeur a épousé une citoyenne canadienne, qui l’a parrainé. Puis, en 2000, il a présenté une demande de résidence permanente, invoquant des motifs d’ordre humanitaire afin d’être exempté des exigences applicables aux visas d’immigrant. Lorsqu’il a été informé que le ministre estimait qu’il était interdit de territoire en raison de son appartenance au Mouvement Qaumi Muttahida (MQM-A), il a présenté une demande de dispense ministérielle à l’égard de son interdiction de territoire, qui demeure en suspens.

[4]               Le demandeur reconnaît que, jusqu’en 2013 environ, la politique de CIC n’avait pas pour but de statuer sur les demandes de résidence permanente sans une décision sur une demande de dispense ministérielle pertinente. Cependant, après un changement de politique en 2013, une agente de CIC a examiné le dossier, a déterminé vers le 11 mars 2015 que, nonobstant les motifs CH invoqués par le demandeur en 2000, il était interdit de territoire au Canada pour des raisons de sécurité conformément à l’alinéa 34(1)f) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 [LIPR]. Elle a donc rejeté sa demande.

[5]               Le demandeur a ensuite fourni à CIC des arguments supplémentaires en demandant le réexamen de la décision de rejeter sa demande de résidence permanente. Le 30 avril 2015, l’agente a rejeté cette demande de réexamen. Ce refus est la décision qui fait l’objet du présent contrôle judiciaire.

II.                Décision contestée

[6]               Lors de l’examen de la demande du demandeur, l’agente était guidée par le Guide sur le traitement des demandes au Canada IP5 [IP5] de CIC, qui fournit une liste non exhaustive des facteurs qu’il convient d’examiner lorsqu’une demande de réexamen d’une décision CH précédente est reçue.

[7]               L’agente a fait remarquer que le demandeur avait soulevé des questions qui avaient été traitées dans la décision CH précédente, y compris les facteurs relatifs à l’établissement. Le demandeur a également fait valoir des difficultés excessives en raison de son incapacité à subvenir à ses besoins et d’un manque de soutien familial. Il n’avait pas soulevé antérieurement le facteur des difficultés économiques, mais l’agente a constaté qu’il n’y avait eu aucun changement récent à son manque de soutien familial, et avait déterminé que le fait que le demandeur n’avait pas décidé précédemment d’inclure ces facteurs ne constituait pas un motif de réexamen.

[8]               L’agente a constaté que le même raisonnement s’appliquait à l’affirmation du demandeur selon laquelle des problèmes se poseraient en raison de son mariage interconfessionnel s’il devait retourner au Pakistan, puisqu’il était marié depuis 1999 et qu’une telle question aurait dû être soulevée plus tôt.

[9]               Dans l’ensemble, l’agente a conclu que le demandeur demandait un réexamen de certains facteurs qui avaient déjà été examinés dans le cadre de la demande de résidence permanente qui avait été refusée, ainsi qu’un examen des facteurs qui n’avaient pas été soulevés précédemment, mais qui n’étaient pas survenus récemment. Par conséquent, la demande de réexamen du demandeur a été refusée.

III.             Questions en litige et norme de contrôle

[10]           Le demandeur soulève les questions suivantes :

A.                Quelle est la norme de contrôle applicable?

B.                 L’agente a-t-elle entravé, de façon déraisonnable, son pouvoir discrétionnaire en matière de réexamen?

C.                 L’agente a-t-elle commis une erreur en ne réexaminant pas la demande de résidence permanente au Canada du demandeur à la lumière des arguments?

D.                L’agente a-t-elle commis une erreur en ne tenant pas compte de l’exemption que le demandeur demandait dans ses arguments?

[11]           Les parties ont convenu, au cours de la plaidoirie, que la norme de contrôle applicable aux arguments avancés par le demandeur est le caractère raisonnable. Je suis d’accord [voir Herdoiza Mancheno c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 66, paragraphe 10] et je considère que la question touchant cette demande est de savoir si la décision de l’agente de refuser la demande de réexamen était raisonnable.

IV.             Observations des parties

A.                La position du demandeur

[12]           Le demandeur fait valoir que l’agente a abusé de son pouvoir discrétionnaire. Aucune décision n’a encore été rendue quant à la demande de dispense ministérielle. Cependant, en 2013, la politique de CIC a changé et a permis de rendre des décisions relativement aux demandes CH même si les demandes de dispense ministérielle étaient toujours en suspens. La demande de réexamen du demandeur était fondée sur le fait qu’il n’avait pas été informé de ce changement. Sa demande de résidence permanente était en attente depuis 2000 et il n’a aucunement été avisé que l’on avait l’intention de refuser sa demande, tout comme on ne lui a pas donné l’occasion de présenter des arguments avant le refus. En particulier, le demandeur souhaitait obtenir une exemption pour motifs CH en application du paragraphe 34(1) de la LIPR, ce qui était autorisé par la loi comme étant applicable à sa demande initiale, mais, en vertu de la loi actuelle, ne serait pas autorisé dans le cadre d’une nouvelle demande CH.

[13]           Le demandeur soutient que l’agente a omis de prendre en compte cet aspect de sa demande, estimant qu’elle s’est limitée à l’examen des facteurs énoncés dans le guide IP5 et uniquement à ces facteurs, ce qui, selon le demandeur, est une entrave illégitime du pouvoir discrétionnaire. Le demandeur fait valoir qu’il est bien établi en droit que les lignes directrices peuvent être utilisées comme guides pour aider les agents à la prise de décisions, mais qu’elles ne peuvent pas être traitées comme des règles rigides qui entravent le pouvoir discrétionnaire (voir Yhap c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1990] A.C.F. no 205). La position du demandeur est que CIC n’a pas tenu compte de la modification de la loi et de la politique tel qu’il l’a fait remarquer dans sa demande de réexamen, comme le démontre le fait qu’elle a conclu que le demandeur pouvait présenter une nouvelle demande CH.

[14]           Le demandeur soutient subsidiairement que l’agente a commis une erreur parce qu’elle n’a pas tenu compte des éléments de preuve et des faits pertinents, en particulier l’explication du demandeur selon laquelle il ne pouvait plus faire une demande d’exemption parce que, dans le cadre d’une nouvelle demande, l’interdiction d’outrepasser le paragraphe 34(1) de la LIPR s’appliquerait. En outre, même si l’agente a fait remarquer que bon nombre des facteurs invoqués par le demandeur auraient pu être présentés précédemment, elle n’a pas compris qu’ils n’avaient pas été soumis parce que la demande avait été refusée sans avis.

B.                 La position du défendeur

[15]           Le défendeur fait valoir qu’aucune question sérieuse n’est soulevée par la décision de l’agente de ne pas réexaminer la décision. Un agent d’immigration n’est pas tenu de réexaminer une demande de résidence permanente. Au contraire, un agent qui se penche sur une demande de réexamen a un rôle limité et doit déterminer si, compte tenu des circonstances pertinentes dans un cas donné, il est opportun d’exercer son pouvoir discrétionnaire en matière de réexamen [voir Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Gurumoorthi Kurukkal, 2010 CAF 230 [Kurukkal], paragraphes 4 et 5]. Il n’y a pas d’obligation générale pour un agent de réexaminer une demande de résidence permanente en cas de réception de nouveaux renseignements, et il n’y a aucune obligation de fournir des motifs détaillés pour décider de ne pas le faire [voir Mojica c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 35].

[16]           Le défendeur ne conteste pas qu’il y avait un changement de politique de CIC comme décrit par le demandeur. Cependant, le point de vue du défendeur est que l’affirmation du demandeur, selon laquelle un changement de la loi ou de la politique relative au traitement des demandes CH était en quelque sorte pertinent à la requête de réexamen, ne tient pas compte du fait que le changement est survenu bien avant le refus de la demande CH du demandeur, en mars 2015.

V.                Analyse

[17]           Le défendeur invoque la décision que la Cour d’appel fédérale a rendue dans Kurukkal en expliquant le rôle que doit jouer un agent d’immigration lorsqu’on lui présente une demande de réexamen d’une décision CH. Aux paragraphes 4 et 5, la Cour d’appel a conclu ce qui suit :

[4]        Dans le cas présent, le décideur a omis de reconnaître l’existence d’un quelconque pouvoir discrétionnaire. L’erreur réside dans cette omission. Le principe du functus officio n’empêchait pas l’agent d’immigration de réexaminer sa décision; l’agent avait la liberté d’exercer le pouvoir discrétionnaire de réexaminer, ou de refuser de réexaminer, la demande de l’intimé.

[5]        La juge a ordonné à l’agent d’immigration de tenir compte d’un nouvel élément de preuve et de déterminer le poids à y accorder, le cas échéant. À notre avis, cette directive était inappropriée. La juge a conclu à juste titre que le principe du functus officio n’empêchait pas le réexamen de la décision négative concernant la demande fondée sur l’article 25, mais à cette étape‑là, l’obligation de l’agent d’immigration était de décider, compte tenu de l’ensemble des circonstances pertinentes, s’il y avait lieu d’exercer le pouvoir discrétionnaire de réexaminer sa décision.

[18]           Je suis d’accord avec le point de vue du défendeur selon lequel un agent d’immigration n’est pas tenu de réexaminer une demande de résidence permanente. Au contraire, l’obligation est de procéder à ce que d’autres décisions ont appelé un « exercice d’évaluation » [voir Charles c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 FC 772, paragraphe 51] pour déterminer s’il faut ou non exercer le pouvoir discrétionnaire en matière de réexamen. Toutefois, comme indiqué dans Kurukkal, pour déterminer s’il faut procéder ou non à un réexamen, l’agent doit tenir compte de toutes les circonstances pertinentes.

[19]           C’est sur ce plan que je conclus que l’agente a commis une erreur en décidant s’il fallait réexaminer la demande du demandeur. Il ressort clairement des arguments que le demandeur a présentés à l’agente dans la demande de réexamen qu’il lui demandait d’examiner les renseignements et les arguments pertinents aux motifs CH, à l’appui d’une dispense à l’égard de son interdiction de territoire en vertu du paragraphe 34(1) de la LIPR, en raison de certaines circonstances entourant le prononcé de la récente décision CH. Plus précisément, le demandeur fait remarquer que sa demande de résidence permanente pour motifs humanitaires est en attente depuis 15 ans et qu’il croyait qu’aucune décision ne serait rendue relativement à cette demande tant que sa demande de dispense ministérielle était toujours en suspens. Il a également évoqué le fait qu’il pourrait demander une dispense à l’égard de son interdiction de territoire aux termes du paragraphe 34(1) pour motifs CH dans le cadre de sa demande datant de 2000, mais serait incapable de le faire dans le cadre d’une future demande en raison du changement apporté à la loi.

[20]           En effet, le demandeur a expliqué qu’il comptait avoir l’occasion de présenter des arguments par rapport aux considérations humanitaires – pertinentes à la dispense à l’égard de son interdiction de territoire – après avoir reçu la décision relative à la dispense ministérielle et avant que la décision CH ait été rendue. C’était pour cette raison, et parce qu’il ne pouvait pas demander une dispense à l’égard de son interdiction de territoire dans une future demande CH, qu’il demandait à l’agente de réexaminer sa demande, compte tenu de la preuve et des arguments qui concernaient des incidents antérieurs à la récente décision CH de l’agente.

[21]           Je n’exprime aucune opinion sur le fait de savoir si des circonstances de ce genre justifient le réexamen d’une décision CH. Cependant, il n’y a rien dans les motifs de l’agente qui indique qu’elle considérait que ces circonstances justifiaient ce réexamen. Je suis d’accord avec le point de vue du défendeur selon lequel il n’y a aucune obligation générale pour un agent d’immigration de fournir des motifs détaillés afin d’expliquer pourquoi il a décidé de ne pas exercer son pouvoir discrétionnaire de réexaminer une demande [voir Trivedi c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 422, paragraphe 30]. Cependant, l’agente a effectivement fourni des motifs expliquant pourquoi elle a refusé de réexaminer la demande du demandeur, et ces motifs ne démontrent en rien que l’agente a compris ou a examiné les circonstances que le demandeur invoquait à l’appui de sa demande de réexamen.

[22]           La décision de l’agente se réfère au fait que le demandeur a invoqué des facteurs relatifs à l’établissement qui avaient été traités précédemment, ainsi que des difficultés économiques découlant de son mariage interconfessionnel qui n’avaient pas été soulevées auparavant, mais qui ne constituaient pas des faits nouveaux ou récents. L’agente indique que, si le demandeur avait voulu que ces facteurs soient examinés, il aurait pu les soumettre aux fins d’examen, à tout moment, avant la décision de mars 2015. Plus important encore, l’agente indique également que le demandeur n’a pas expliqué pourquoi il n’en avait pas fait part auparavant ni pourquoi cette information n’était pas accessible pour examen dans le cadre de la demande de résidence permanente initiale. L’agente était d’avis que tout examen de ces facteurs doit être fait dans le cadre d’une nouvelle demande.

[23]           Non seulement les motifs de l’agente n’indiquent pas qu’elle a tenu compte des circonstances soulevées par le demandeur à l’appui de sa demande de réexamen, mais la déclaration selon laquelle le demandeur n’a pas expliqué pourquoi il n’avait pas parlé auparavant des facteurs qu’il souhaitait faire examiner démontre également que l’agente n’a pas tenu compte de ces circonstances, à savoir que le demandeur avait compris, conformément à la politique de CIC, que la décision relative à sa demande ne serait rendue qu’après que sa demande de dispense ministérielle ait été déterminée, de sorte qu’il aurait l’occasion de présenter d’autres arguments sur la première après réception de la décision relative à la deuxième. Les commentaires de l’agente selon lesquels les facteurs qui sont maintenant invoqués par le demandeur doivent être présentés dans le cadre d’une nouvelle demande indiquent également qu’elle n’a pas tenu compte du point de vue du demandeur selon lequel le changement apporté dans la loi l’empêchait de demander la prise d’une mesure spéciale pour des motifs d’ordre humanitaire à l’égard de son interdiction de séjour dans le cadre d’une nouvelle demande.

[24]           Je trouve que les obligations de l’agente, lorsqu’on lui a présenté la demande de réexamen, lui dictaient de se pencher sur les circonstances invoquées par le demandeur, ce qu’elle n’a pas fait. Même si ce manquement découlait d’une adhésion trop stricte aux directives énoncées dans le guide IP5, et donc une entrave de son pouvoir discrétionnaire, ou si l’agente a tout simplement mal compris les arguments avancés par le demandeur ou fait fi de ceux-ci, j’estime que cette lacune représente une erreur susceptible de révision, rendant ainsi la décision déraisonnable. La demande de réexamen du demandeur doit donc être renvoyée à un autre agent aux fins de son réexamen. Cela ne veut pas dire que la décision de mars 2015 concernant la demande de résidence permanente du demandeur doit nécessairement être réexaminée, seulement que la décision de réexaminer ou non doit être revue dans le contexte des circonstances invoquées par le demandeur à l’appui de sa demande.

[25]           Aucune des parties n’a proposé de question de portée générale aux fins de certification en vue d’un appel.


JUGEMENT

LA COUR accueille la présente demande, et la demande de réexamen du demandeur est renvoyée à un autre agent d’immigration pour nouvel examen conformément aux présents motifs. Aucune question n’est certifiée aux fins d’appel.

« Richard F. Southcott »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

imm-2255-15

INTITULÉ :

JAVED MEMON c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 28 janvier 2016

JUGEMENT ET MOTIFS

LE JUGE SOUTHCOTT

DATE DES MOTIFS :

Le 11 février 2016

COMPARUTIONS :

Krassina Kostadinov

POUR LE DEMANDEUR

James Todd

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Krassina Kostadinov

Avocate

Toronto (Ontario)

Pour le demandeur

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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