Date : 20160401
Dossier : T-1513-14
Référence : 2016 CF 371
[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
Ottawa (Ontario), le 1er avril 2016
En présence de monsieur le juge Gleeson
ENTRE : |
SAFWAN ALBATAL |
demandeur |
et |
LE COMMISSAIRE DE LA GENDARMERIE ROYALE DU CANADA |
défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
[1] Le demandeur sollicite un contrôle judiciaire de la décision du commissaire de la Gendarmerie royale du Canada [la GRC] de ne pas faire enquête sur la plainte du demandeur alléguant que l’ambassade du Canada à Berlin, en Allemagne, s’est livrée à de la corruption. Le demandeur souhaite qu’une ordonnance de mandamus soit rendue pour contraindre la GRC à entreprendre une enquête sur la plainte.
[2] Pour les motifs qui suivent, la demande est rejetée, étant donné que le demandeur n’a pas réussi à démontrer que la GRC a l’obligation de faire enquête sur la plainte.
I. Contexte
[3] Le demandeur, Safwan Albatal, se représente lui-même. Il est né à Damas, en Syrie, le 23 mars 1971, et il habite actuellement à Ottawa, en Ontario.
[4] Dans la preuve présentée à l’appui de la présente demande, M. Albatal raconte que, lorsqu’il habitait en Allemagne, l’ambassade du Canada [l’ambassade] à Berlin, en Allemagne, a traité sa demande d’immigration au Canada. Au mois de novembre 2002, Citoyenneté et Immigration Canada [CIC] a renoncé à la nécessité de tenir une entrevue d’immigration. Cependant, au mois de décembre 2003, Citoyenneté et Immigration Canada a convoqué M. Albatal en entrevue [l’entrevue].
[5] M. Albatal s’est présenté à l’ambassade au mois de mars 2004 pour l’entrevue. Il est demeuré coincé dans l’ascenseur de l’ambassade pendant environ une demi-heure; il croit que cet incident était intentionnel. Après avoir quitté l’ascenseur, M. Albatal s’est rendu à son entrevue. M. Albatal a décrit cette dernière comme une entrevue de sécurité plutôt qu’une entrevue pour travailleur qualifié, comme celle à laquelle il s’attendait.
[6] D’après les questions qui lui ont été posées, M. Albatal en est arrivé à la conclusion que l’entrevue avait pour objectif de l’exposer à un grave danger s’il comptait visiter son pays d’origine dans le futur. M. Albatal croit également qu’un fonctionnaire canadien corrompu non identifié a soumis de faux renseignements à son sujet à l’ambassade pour justifier l’entrevue. Il désigne la corruption ou le [traduction] « favoritisme éhonté » à titre de motif expliquant les mesures corrompues qu’il impute au fonctionnaire. M. Albatal fait également valoir qu’un opposant allemand d’influence qui a tenté sans succès d’empêcher M. Albatal d’obtenir son doctorat en Allemagne a communiqué avec le fonctionnaire corrompu canadien. M. Albatal soutient que cet opposant allemand d’influence a communiqué avec le fonctionnaire corrompu canadien et qu’ensuite, ce dernier a soumis M. Albatal à une entrevue d’immigration axée sur la sécurité.
[7] Quoi qu’il en soit, Citoyenneté et Immigration Canada a approuvé la demande d’immigration de M. Albatal, et celui-ci est arrivé au Canada en 2005.
A. Demande d’accès à l’information
[8] Au mois de décembre 2012, M. Albatal a soumis à Citoyenneté et Immigration Canada une demande d’accès à l’information conformément à la Loi sur l’accès à l’information, L.R.C. (1985), ch. A-1 (LAI). Il a alors déposé deux plaintes auprès du Commissariat à l’information du Canada (CIC). Ce dernier a considéré ces deux plaintes comme étant réglées une fois que Citoyenneté et Immigration Canada a transmis à M. Albatal tous les renseignements sur son processus d’immigration qu’il avait en sa possession, en avril 2013.
[9] Puisqu’il n’était pas satisfait des renseignements reçus de Citoyenneté et Immigration Canada et de la réponse du Commissariat à l’information du Canada, M. Albatal a déposé une demande de contrôle judiciaire auprès de la Cour. La demande a été rejetée en raison de son caractère théorique par ma collègue, la juge Elizabeth Heneghan, au motif que Citoyenneté et Immigration Canada a remis à M. Albatal tous les documents qu’il avait en sa possession à son sujet et que, par conséquent, la demande de contrôle judiciaire n’était plus justifiée. En rejetant la demande, la juge Heneghan a noté que Citoyenneté et Immigration Canada n’exerçait aucun contrôle sur les renseignements que possèdent et contrôlent les autorités provinciales, et que si M. Albatal voulait obtenir ces renseignements, son recours consistait à présenter une demande aux autorités provinciales conformément à la loi provinciale pertinente [Albatal c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1026, au paragraphe 29].
[10] L’appel de M. Albatal devant la Cour d’appel fédérale a été rejeté au mois de janvier de cette année étant donné que la juge Heneghan n’a pas commis d’erreur en concluant que [traduction] « les soupçons de M. Albatal quant à l’existence d’autres dossiers ne constituaient pas un motif suffisant pour ordonner au ministre de faire quoi que ce soit de plus » [Albatal v. Canada (Citizenship and Immigration), 2016 FCA 32, au paragraphe 2].
B. Plainte auprès de la GRC
[11] Au mois de mai 2014, M. Albatal a communiqué avec la GRC pour signaler un cas possible de corruption à l’ambassade, et il a été informé par courriel que la GRC ne mènerait pas d’enquête sur la plainte, était donné que, selon cette dernière, il s’agit d’une question d’immigration qui devrait être présentée à Citoyenneté et Immigration Canada.
[12] M. Albatal a déposé une plainte auprès de la Commission des plaintes du public contre la GRC. La plainte est à l’origine d’une demande de suivi soumise par la GRC visant à obtenir d’autres documents auprès de M. Albatal, lesquels ont été fournis.
[13] Les allégations de M. Albatal et la preuve présentée par ce dernier ont été examinées. Après avoir consulté les représentants de Citoyenneté et Immigration Canada, la GRC a déterminé que l’affaire devait être présentée au ministère des Affaires étrangères, du Commerce et du Développement (MAECD). Le 3 juin 2014, le sergent Roach a envoyé une lettre à M. Albatal l’informant de cette décision. Dans cette lettre, on informait M. Albatal que l’affaire ne relevait pas du mandat de la GRC. On lui a retourné sa trousse d’information, puis on lui a suggéré de présenter l’affaire au MAECD. M. Albatal a, en outre, été informé que s’il avait d’autres renseignements ou documents justifiant une réévaluation de la décision de la GRC, il pouvait les soumettre. La lettre en question fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.
II. Questions en litige
[14] La seule question soulevée dans la présente demande est à savoir si M. Albatal a satisfait au critère applicable à la délivrance d’une ordonnance de la nature d’un mandamus de la Cour visant à contraindre la GRC à faire enquête sur sa plainte.
III. Analyse
[15] Le critère applicable à la délivrance d’une ordonnance de la nature d’un mandamus est bien connu et est décrit en détail dans Apotex Inc. c. Canada (Procureur général), [1993] A.C.F. no 1098, au paragraphe 55, 18 Admin LR (2d) 122 (CA) [Apotex]. Aux fins de la présente demande, M. Albatal doit démontrer que le défendeur a 1) l’obligation légale d’agir et 2) que l’obligation doit exister envers M. Albatal. De plus, un mandamus ne peut être accordé pour orienter l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire limité ou facultatif dans un sens donné. Ces principes figurent dans la décision rendue par le juge Matlow dans Holmes v. White, 2014 ONSC 5809, aux paragraphes 14 et 15, 329 OAC 81 (C. div.) [Holmes], dans laquelle il affirme, en s’appuyant sur la décision Apotex : [traduction]
[14] [traduction] Un mandamus est une forme particulière de redressement judiciaire. Il arrive souvent que les Cours infirment les décisions rendues par des représentants du gouvernement qui ont enfreint les pouvoirs de réglementation et les pouvoirs légaux; cependant, demander à un représentant du gouvernement d’effectuer un acte concret précis est une entreprise plus nuancée. Une demande de la Cour sollicitant qu’un représentant du gouvernement effectue un acte concret peut remettre en cause la question de l’autorité judiciaire, de la légitimité et de l’équilibre des pouvoirs exécutifs et judiciaires. Par conséquent, des critères ont été établis pour assurer l’usage du pouvoir de contrainte incontestable par la Cour uniquement dans les cas appropriés. Le juge Ramsay a établi le critère pertinent tel qu’il est reconnu par la Cour suprême du Canada dans Apotex Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 CF 742 (CAF), au paragraphe 45, conf. par [1994] A.C.S. no 113.
[15] Parmi les nombreux volets du critère Apotex à plusieurs niveaux pour le mandamus, on retrouve les exigences suivantes : a) les défendeurs doivent avoir l’obligation légale d’agir; b) l’obligation doit exister envers le demandeur; c) un mandamus ne sera pas accordé pour orienter l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire limité ou facultatif dans un sens donné. La procédure du demandeur va à l’encontre de tous les éléments qui forment le critère. Le juge Ramsay n’a pas commis d’erreur de loi ou d’erreur de fait manifeste et dominante lorsqu’il a conclu qu’il est évident et manifeste que le demandeur n’obtiendra pas gain de cause. Il ne s’agit pas d’un cas sans précédent ou d’une décision serrée. Dans ce cas, les décisions antérieures et l’ensemble de la jurisprudence pertinente sont directement opposés à la demande du demandeur.
[16] Le juge Matlow aborde ensuite la question de savoir si la police a ou non l’obligation de droit public ou privé de faire enquête, et il conclut qu’il n’existe aucune obligation de cette nature. La police exerce plutôt un pouvoir discrétionnaire en vue de déterminer si une enquête doit être entreprise ou non au sujet d’une plainte :
[16] [traduction] Il a été décidé à de nombreuses occasions que la police n’a pas l’obligation de droit public ou privé de faire enquête sur un crime.
[…]
[18] Dans la jurisprudence anglaise, on a conclu que, même si la Cour peut demander à la police d’exercer un pouvoir discrétionnaire en vue de déterminer si une enquête doit être entreprise, la Cour doit s’abstenir d’imposer à la police l’issue de la décision discrétionnaire. Or, en l’espèce, c’est précisément ce que le demandeur exige de la Cour [Non souligné dans l’original]. Les trois services de police représentés par le défendeur ont exercé leur pouvoir discrétionnaire et ont décidé de ne pas faire enquête sur les allégations du demandeur. Le demandeur demande à la Cour de contraindre la police à faire enquête sur ses allégations contre la police antidrogue. Les tribunaux anglais, sur lesquels s’appuie le demandeur, ont expressément déclaré qu’ils ne peuvent pas contraindre la police à faire enquête et qu’il faut s’abstenir de le faire.
[19] On obtient le même résultat suivant le troisième volet du critère établi dans Apotex, tel qu’il a été susmentionné. La Cour ne peut pas émettre un mandamus en vue d’obtenir un résultat précis. Si le pouvoir discrétionnaire de la police ne comporte aucune restriction, il ne peut tout simplement pas faire l’objet d’un mandamus. Cependant, même si le pouvoir discrétionnaire de la police est limité ou facultatif, la Cour pourrait avoir le droit d’exiger une prise de décision par un titulaire récalcitrant, mais pas de dicter l’issue de la décision discrétionnaire [Non souligné dans l’original]. Le demandeur demande à la Cour d’enfreindre une directive de la Cour suprême du Canada.
[20] Le demandeur s’appuie sur des principes établis par la Cour suprême du Canada et la Cour d’appel fédérale voulant que, dans certains cas exceptionnels et flagrants, les Cours puissent passer en revue des exercices abusifs du pouvoir discrétionnaire. (Voir : R. c. Beaudry, 2007 CSC 5, Première Nation d’Ochapowace c. Canada (Procureur général), 2009 CAF 124 et Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] A.C.S. no 39. Il soutient que réunis, ces cas donnent à chaque victime présumée d’un crime le droit de demander à la Cour de contraindre la police à faire enquête sur ses allégations ou à prouver devant les tribunaux qu’elle a objectivement et subjectivement des motifs raisonnables de refuser de faire enquête. Le simple fait d’énoncer la proposition la réfute. Aucun des cas présentés par le demandeur ne concernent la décision Apotex ou laissent entendre qu’une Cour puisse faire appel à un mandamus pour contraindre un corps policier à faire enquête sur une infraction criminelle donnée à la demande d’une victime présumée d’un crime [Non souligné dans l’original].
[17] En l’espèce, il est clair que la GRC a examiné la plainte de M. Albatal, pour ensuite conclure que la preuve ne présente aucun motif de croire qu’une agence ou un ministère du gouvernement fédéral s’est livré à de la corruption dans le cadre du traitement de la demande d’immigration de M. Albatal et a exercé son pouvoir discrétionnaire pour refuser d’entreprendre une enquête.
[18] Comme dans Holmes, M. Albatal ne respecte pas les trois volets nécessaires pour obtenir gain de cause dans le cadre d’une demande d’ordonnance de mandamus [voir aussi Première nation d’Ochapowace (Bande indienne no 71) c. Canada (Procureur général), 2007 CF 920, aux paragraphes 40 et 41, 78 WCB (2d) 352 et Goodwin c. Colombie‑Britannique (Superintendent of Motor Vehicles), [2015] 3 RCS 250, au paragraphe 28].
[19] Les soupçons de M. Albatal selon lesquels Citoyenneté et Immigration Canada est en possession de documents non divulgués étayant ses allégations, des documents qui, selon le demandeur, pourraient être produits par Citoyenneté et Immigration Canada à la suite d’une enquête de la GRC, ne changent pas la teneur de la présente demande. M. Albatal a exercé son droit à l’accès aux documents détenus par Citoyenneté et Immigration Canada et a exercé ses recours devant le Commissariat à l’information du Canada et les Cours. Une décision judiciaire a conclu que Citoyenneté et Immigration Canada a remis à M. Albatal tous les documents ayant trait au demandeur qu’il avait en sa possession [Albatal c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1026, aux paragraphes 29 et 31].
[20] M. Albatal avance que la GRC n’a pas bien saisi sa compétence. Je ne suis pas d’accord. La GRC a examiné les renseignements fournis dans la plainte de M. Albatal et a conclu qu’ils ne présentent aucun motif de croire qu’une infraction a été commise. La GRC n’a aucune obligation à l’égard de M. Albatal pour ce qui est de faire enquête. La GRC a examiné la plainte de M. Albatal et elle a exercé son pouvoir discrétionnaire en refusant de faire enquête. La Cour ne peut pas dicter l’issue de cette décision discrétionnaire. La demande de mandamus de M. Albatal doit donc être rejetée.
JUGEMENT
LA COUR rejette la présente demande. Les dépens relatifs à la demande sont attribués au défendeur.
« Patrick Gleeson »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
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Dossier : |
T-1513-14 |
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INTITULÉ : |
SAFWAN ALBATAL c. LE COMMISSAIRE DE LA GENDARMERIE ROYALE DU CANADA
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LIEU DE L’AUDIENCE : |
OTTAWA (ONTARIO)
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DATE DE L’AUDIENCE : |
LE 18 JANVIER 2016
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JUGEMENT ET MOTIFS : |
LE JUGE GLEESON
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DATE DES MOTIFS : |
LE 1ER AVRIL 2016
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COMPARUTIONS :
Safwan Albatal
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POUR LE DEMANDEUR (POUR SON PROPRE COMPTE)
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Patrick Bendin
|
Pour le défendeur
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
POUR SON PROPRE COMPTE
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Pour le demandeur
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William F. Pentney Sous-procureur général du Canada Ottawa (Ontario)
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Pour le défendeur
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