Dossier : T-1073-15
Référence : 2016 CF 358
[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
Ottawa (Ontario), le 30 mars 2016
En présence de monsieur le juge Zinn
ENTRE : |
SAM TWINN ET ISAAC TWINN |
requérants |
et |
LA PREMIÈRE NATION SAWRIDGE, LA PREMIÈRE NATION SAWRIDGE ANCIENNEMENT CONNUE SOUS LE NOM DE BANDE INDIENNE DE SAWRIDGE, ROLAND TWINN, AGISSANT EN SON NOM ET EN SA QUALITÉ DE CHEF DE LA PREMIÈRE NATION SAWRIDGE, ET SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA, REPRÉSENTÉE PAR LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA |
intimés |
ORDONNANCE ET MOTIFS
[1] La Cour est saisie de deux requêtes. La première est la requête des requérants, présentée en vertu de la règle 8 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, en vue d’obtenir une ordonnance de prorogation du délai pour le dépôt de la présente demande de contrôle judiciaire. La deuxième est la requête des requérants, présentée en vertu des règles 317 et 318, en vue d’améliorer et de rendre plus exhaustif le dossier certifié.
[2] Il est devenu évident pendant la présentation des observations orales que la première question à trancher est de savoir quelle décision fait réellement l’objet d’un contrôle et si cette décision peut faire l’objet d’une demande de contrôle judiciaire devant la Cour.
[3] L’avis de requête des requérants concernant la décision visée par la demande de contrôle énonce ce qui suit :
[TRADUCTION]
Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu de l’article 18.1
de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. 41 (1er suppl.)
[la Loi] telle que modifiée, à l’encontre de la décision prise par
Dennis Callihoo, directeur général des élections (DGE), aux environs du
17 février 2015 (la décision) concernant les élections générales de
2015 de la Première Nation Sawridge (la Nation), laquelle décision a été portée
en appel par Sam Twinn et Isaac Twinn (les demandeurs) le
13 avril 2015 lors de l’Assemblée générale extraordinaire de la
Première Nation Sawridge, appel qui fut par la suite rejeté le
30 mai 2015.
[4] Les requérants appartiennent à la Première Nation Sawridge, qui possède une Constitution écrite datée du 24 août 2009 (la Constitution) et qui est assujettie à la Loi électorale telle que modifiée en date du 26 octobre 2013 (la Loi électorale). Conformément à sa Loi électorale, le conseil de bande a nommé Dennis Callihoo à titre de directeur général des élections (DGE) pour les élections générales tenues le 17 février 2015 afin de doter les postes de chef et de conseiller. Sam Twinn, qui avait posé sa candidature au poste de chef, n’a pas été élu.
[5] La demande de contrôle judiciaire contient de nombreuses allégations au sujet de la conduite du DGE pendant les élections. Il y est allégué que du 3 décembre 2014 au 17 février 2015, le DGE a pris plusieurs décisions procédurales et de fond qui ont eu une incidence sur les élections et qu’il a agi sans compétence ou outrepassé sa compétence, notamment dans la manière dont il a compilé la liste des électeurs, rejeté des bulletins de vote et interdit aux candidats de communiquer avec les électeurs. Il y est également allégué que le DGE a omis d’observer les principes de justice naturelle et d’équité procédurale dans l’exécution de ses fonctions.
[6] La demande de contrôle judiciaire allègue également que les dispositions de la Loi électorale (articles 16 et 21) concernant la préparation de la liste des électeurs [TRADUCTION] « [ne sont pas] conformes avec la Loi concernant les élections au Canada en vertu de la Loi constitutionnelle de 1867, du Traité no 8, de la common law, de la Loi constitutionnelle de 1982 (article 35) et de la Charte des droits et libertés (articles 3 et 15) ». Elle allègue en outre que le processus de compilation de la liste des électeurs [TRADUCTION] « transgresse systématiquement les normes d’équité procédurale et de justice naturelle, ainsi que les droits de common law et les droits fondamentaux, les libertés et les garanties accordés à tous les êtres humains ».
[7] L’article 11 de la Constitution prévoit une procédure d’appel des résultats des élections lorsqu’il y a des motifs raisonnables de croire [TRADUCTION] « a) qu’il y a eu des manœuvres frauduleuses à l’égard de cette élection; ou b) qu’il s’est produit une infraction à la présente Constitution ou à toute loi des Premières Nations pouvant influer sur le résultat de l’élection ». Dans de telles circonstances, un appel peut d’abord être interjeté auprès du DGE, puis auprès du Conseil des anciens, et enfin, devant une Assemblée générale extraordinaire ou régulière des membres ayant été convoquée à cette fin. Les requérants ont suivi cette procédure et ont épuisé toutes les voies d’appel (en vain) avant de déposer la présente demande le 26 juin 2015.
[8] Les requérants affirment qu’ils demandent une prorogation du délai pour le dépôt de la présente demande, car la décision qu’ils souhaitent soumettre à un contrôle a été prise par le DGE aux environs du 17 février 2015. Ils soutiennent qu’ils ont déposé la présente demande après le délai de 30 jours uniquement parce que la Constitution exige que les procédures d’appel soient suivies. Les intimés affirment que la demande, correctement interprétée, vise le contrôle de la décision datée du 30 mai 2015 qui a été prise lors de l’Assemblée générale extraordinaire et qu’une prorogation du délai n’est pas requise. En outre, ils affirment que, selon le principe de la [TRADUCTION] « doctrine de l’épuisement », les requérants ne peuvent pas ignorer la décision prise lors de l’Assemblée générale extraordinaire et demander le contrôle judiciaire de la décision prise antérieurement par le DGE. Ils soutiennent que la seule décision dûment susceptible de contrôle judiciaire est la décision rendue à l’égard du dernier appel.
[9] Je ne puis souscrire à la conclusion des intimés selon laquelle l’avis de requête, correctement interprété, vise le contrôle de la décision d’appel rendue le 30 mai 2015. Je suis d’avis que le texte de l’avis est clair et ne prête à aucune confusion. L’avis vise le contrôle de la décision du DGE. Il se peut que la compréhension des intimés repose sur le fait que la description de la décision contenue dans l’avis de requête indique (inutilement) que la décision du DGE avait été portée en appel. Or, cela ne signifie pas que les requérants demandent le contrôle de la décision d’appel.
[10] Il faut alors se demander si la loi autorise les requérants à demander le contrôle de la décision initiale et non de la décision rendue à l’égard du dernier appel conformément à la doctrine de l’épuisement des recours.
[11] Selon la doctrine de l’épuisement des recours, en l’absence de circonstances extraordinaires, les parties doivent épuiser les droits et recours prévus par le processus administratif avant de pouvoir exercer quelque recours que ce soit devant les tribunaux judiciaires. Ce principe est expliqué dans l’ouvrage de Brown et Evans intitulé Judicial Review of Administrative Action in Canada (Toronto : Carswell, 2009) [feuillets mobiles, mis à jour en 2015, version no 3], dans lequel les auteurs expliquent à la section 3:2100 :
[TRADUCTION]
L’omission d’un demandeur de se prévaloir d’un recours prévu par la loi qui est
considéré comme un recours pouvant se substituer au contrôle judiciaire
empêchera généralement l’exécution d’une procédure de contrôle judiciaire. [Renvois
omis.]
[12] Il est pertinent de noter que bien qu’il soit conclu que l’existence d’un autre recours approprié constitue un obstacle, cela n’empêche pas l’établissement d’une demande de contrôle judiciaire. Il se peut que dans certaines circonstances, un régime administratif qui prévoit un processus décisionnel et d’appel n’exclut pas le contrôle judiciaire, mais le libellé du régime l’indiquera alors clairement. Par exemple, dans l’arrêt Pringle et al. c. Fraser, [1972] RCS 821, la Cour suprême a statué que l’ordonnance d’expulsion rendue par un enquêteur spécial en vertu de la Loi sur l’immigration n’a pas fait l’objet d’un contrôle judiciaire, car en donnant à la Commission d’appel de l’immigration la [TRADUCTION] « compétence exclusive » pour entendre et décider toutes questions de fait ou de droit, le Parlement a écarté le pouvoir de surveillance de la Cour. De la même manière, l’article 18.5 de la Loi sur les Cours fédérales stipule que les décisions rendues par la Cour fédérale ne peuvent faire l’objet de contrôle lorsqu’une loi fédérale prévoit expressément qu’il peut être interjeté appel devant la Cour fédérale, la Cour d’appel fédérale, la Cour suprême du Canada, la Cour d’appel de la cour martiale, la Cour canadienne de l’impôt, le gouverneur en conseil ou le Conseil du Trésor.
[13] Aucune disposition de la Constitution ou de la Loi électorale n’indique que l’Assemblée générale extraordinaire possède une telle compétence exclusive ou ne prévoit un appel devant la Cour fédérale. Par conséquent, rien n’empêche de présenter une demande de contrôle de la décision du DGE. Cette conclusion n’empêche cependant pas les intimés de prendre position à l’audience sur le fond de l’argument selon lequel les requérants pouvaient se prévaloir d’un autre recours approprié et que la Cour ne devrait donc pas autoriser le recours demandé.
[14] Je suis d’avis que la règle de droit à suivre est celle énoncée par la Cour d’appel de la Colombie-Britannique aux paragraphes 40 et 41 de l’arrêt Jones c. Colombie-Britannique (British Columbia (Workers’ Compensation Board), 2003 BCCA 598, où, en réponse à la conclusion d’un juge de révision selon laquelle il n’avait pas la compétence nécessaire pour annuler la décision de la Commission des accidents du travail portée (en vain) en appel par le demandeur devant la Section d’appel, la Cour d’appel a déclaré ce qui suit :
[TRADUCTION]
À mon humble avis, il s’agit d’une erreur de principe qui invalide le pouvoir
discrétionnaire du juge de révision. Cette erreur réside dans le fait que les
processus internes sont considérés comme un moyen d’épuiser les droits de
M. Jones, ce qui a pour effet que ce dernier a épuisé tous ses droits, au
lieu d’être considérés comme des étapes préliminaires nécessaires à un contrôle
judiciaire. Dans l’arrêt Harelkin précité (Harelkin c.
Université de Regina, [1979] 2 RCS 561 [CSC]), un étudiant qui
interjetait appel de ses échecs s’est vu refuser le droit à la justice
naturelle à un niveau intermédiaire du processus de révision interne de l’Université
de la Saskatchewan. Il avait la possibilité d’interjeter appel auprès du sénat
universitaire, ce qui aurait permis de remédier au vice, mais il s’est plutôt
tourné vers un tribunal judiciaire. Il a été décidé que l’appel au sénat était
un autre recours approprié dont le demandeur aurait dû se prévaloir. En l’espèce,
rien n’indique qu’une partie lésée ne peut pas demander un contrôle judiciaire
après avoir épuisé tous les recours internes mis à sa disposition, ni qu’une
telle supposition ne peut être tirée implicitement puisque la majorité de la
Cour dans l’arrêt Harelkin a statué que la doctrine s’applique même
lorsque le défaut s’apparente clairement à une absence de compétence. Monsieur
le juge Dickson, alors juge puîné et dissident, aurait alors ouvert une
voie directe vers le contrôle judiciaire de ces questions.
Le fondement de la règle réside dans le fait qu’une intervention judiciaire peut s’avérer inutile si les problèmes peuvent être réglés plus rapidement, plus efficacement et à moindre coût à l’interne. Cependant, si tel n’est pas le cas, aucun motif ou pouvoir ne peut étayer le point de vue selon lequel une partie lésée se retrouve coincée avec une note insatisfaisante après avoir épuisé tous les recours internes mis à sa disposition et ne peut pas déposer une demande de contrôle judiciaire de la décision devant un tribunal. [Non souligné dans l’original.]
[15] Pour ces motifs, je conclus que les requérants peuvent demander un contrôle judiciaire de la décision du DGE. Étant donné que la décision faisant l’objet du contrôle a été prise plus de 30 jours avant le dépôt de la présente demande, une prorogation du délai est requise.
[16] Dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Hennelly (1999), 244 NR 399 (CAF), la Cour d’appel fédérale a déclaré que pour obtenir une prorogation de délai, le demandeur doit démontrer (1) une intention constante de poursuivre sa demande, (2) que la demande est bien-fondé, (3) que le défendeur ne subit pas de préjudice en raison du délai, et (4) qu’il existe une explication raisonnable justifiant le délai.
[17] Dans leurs observations orales, les intimés ont affirmé que les requérants n’avaient pas l’intention de poursuivre la demande de contrôle judiciaire dans le délai de 30 jours, car ils voulaient interjeter appel de la décision. Il s’agit d’un point de vue beaucoup trop étroit en ce qui concerne les éléments qu’il faut examiner lorsqu’une prorogation de délai est demandée. Comme l’a énoncé la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Canada (Développement des Ressources Humaines) c. Hogervorst, 2007 CAF 41, l’aspect fondamental à prendre en considération consiste à s’assurer que justice est faite entre les parties.
[18] Dans la présente espèce, toutes les voies d’appel avaient été épuisées le 30 mai 2015 et la présente demande a été déposée peu de temps après, le 26 juin 2015. Compte tenu de la possibilité que les questions soulevées par les requérants soient résolues à leur satisfaction dans le cadre du processus d’appel, et compte tenu des délais associés au processus, je suis d’avis qu’il aurait été prématuré pour les requérants de déposer la présente demande alors que l’appel était en cours. En outre, j’estime que la présente demande a été déposée en temps opportun après le dernier appel.
[19] Les questions soulevées dans la présente demande ne sont pas futiles; il s’agit en fait de questions sérieuses dans la mesure où elles auront une incidence sur le processus d’élection mené en 2015 et sur les élections ultérieures. Je suis convaincu que la prorogation demandée doit être accordée dans le souci de justice.
[20] Enfin, les requérants demandent que le DGE étoffe son dossier. Un dossier pertinent contiendrait toute la correspondance reçue et envoyée par le DGE depuis son entrée en fonction. Une bonne partie du dossier a déjà été produit, mais les requérants demandent plus particulièrement que soient fournis [TRADUCTION] « les documents se rapportant aux facteurs de prise de décision en ce qui concerne toutes les personnes pour lesquelles le DGE souhaitait obtenir une "recommandation" pour la fourniture de services selon le courriel envoyé à Catherine Twinn le 5 décembre 2014 ». Il se peut, comme l’ont reconnu les requérants, que de tels documents n’existent pas, mais les intimés n’ont fourni aucune garantie à cet égard à la Cour. Par conséquent, une ordonnance sera rendue exigeant que ces documents, s’ils existent, soient produits dans les 10 jours suivant la date de la présente décision et soient versés au dossier.
ORDONNANCE
LA COUR ORDONNE que :
1. la demande de prorogation des requérants soit accueillie pour que la demande en l’espèce respectent les délais prescrits par les Règles des Cours fédérales;
2. les intimés déposent, dans les 10 jours suivant la date de la présente décision, un dossier supplémentaire comprenant tous [TRADUCTION] « les documents se rapportant aux facteurs de prise de décision en ce qui concerne toutes les personnes pour lesquelles le DGE souhaitait obtenir une "recommandation" pour la fourniture de services selon le courriel envoyé à Catherine Twinn le 5 décembre 2014 » ou, si de tels documents n’existent pas, les intimés devraient en informer les requérants par écrit;
3. les dépens suivent l’issue de la cause.
« Russel W. Zinn »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : |
T-1073-15
|
INTITULÉ : |
SAM TWIN ET ISAAC TWINN c. LA PREMIÈRE NATION SAWRIDGE ET AL.
|
LIEU DE L’AUDIENCE : |
EDMONTON (ALBERTA)
|
DATE DE L’AUDIENCE : |
LE 8 FÉVRIER 2016
|
ORDONNANCE ET MOTIFS : |
LE JUGE ZINN
|
DATE DES MOTIFS : |
LE 30 MARS 2016
|
COMPARUTIONS :
Cameron D. McCoy Kirk D. Goodtrack |
Pour les requérants
|
David C. Rolf |
Pour les intimés
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
McCoy Law Comté de Sturgeon (Alberta) Goodtrack Law Regina (Saskatchewan)
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Pour les requérants
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Parlee McLaws LLP Avocats-procureurs Edmonton (Alberta) |
Pour les intimés
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