Date : 20160208
Dossier : IMM-2919-15
Référence : 2016 CF 152
[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
Toronto (Ontario), le 8 février 2016
En présence de monsieur le juge Diner
Dossier : IMM-2919-15 |
ENTRE : |
GJON RROTAJ |
ELVANA RROTAJ |
SAMUELE RROTAJ |
JOANA RROTAJ |
demandeurs |
et |
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
I. CONTEXTE
[1] Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch. 27 (la LIPR), à l’encontre d’une décision rendue le 4 juin 2015 (la décision) par la Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (la Commission). Dans cette décision, la Commission a conclu que les demandeurs étaient exclus au titre de la section E de l’article premier de la Convention relative au statut des réfugiés datant du 28 juillet 1951, R.T. Can. 1969 no 6 (la Convention), tel qu’il est mentionné dans les articles 2 et 98 de la LIPR. Par conséquent, les demandeurs se sont vu refuser le statut de réfugié au sens de la Convention au titre de l’article 96 de la LIPR ou le statut de personne à protéger au titre de l’article 97. Les demandeurs sollicitent une ordonnance déclarant qu’ils sont des réfugiés au sens de la Convention ou qu’ils sont des personnes à protéger ou, à titre subsidiaire, une ordonnance renvoyant l’affaire à la Commission pour nouvel examen.
[2] Gjon Rrotaj, le demandeur principal, et son épouse, Elvana Rrotaj, sont citoyens de l’Albanie, pays où ils sont nés. Avant leur arrivée au Canada, ils ont habité en Italie à titre de résidents permanents, statut qu’ils avaient obtenu en 2001. Leurs deux enfants, Samuele et Joana, sont nés en Italie en 2004 et 2009, respectivement. Ils possèdent le statut de résidents permanents du pays depuis leur naissance. Les demandeurs demandent l’asile afin de fuir un gang albanais. Bien que le gang ne soit pas établi en Italie, les demandeurs affirment qu’il a pu s’y introduire du fait de la libéralisation des visas permettant aux Albanais d’entrer dans l’espace Schengen au sein de l’Union européenne.
[3] La Commission a jugé crédibles les demandeurs en ce qui concerne les incidents qui se sont produits en Albanie. Ils ont toutefois été exclus de l’application de la section E de l’article premier de la Convention, la Commission ayant déterminé qu’ils possédaient des cartes de séjour permanent (permesso di soggiorno illimitata), l’équivalent du permis pour les résidents à long terme de la Commission européenne, qui confèrent tous les droits et les avantages associés à la résidence permanente en Italie (dossier certifié du tribunal [DCT], page 9). La Commission a souligné que ce statut pourrait être révoqué pour des motifs de grande criminalité ou à la suite d’un séjour de plus de 12 mois consécutifs à l’extérieur de l’Union européenne, mais que les demandeurs n’avaient fourni aucun élément de preuve documentaire indiquant que leur statut avait effectivement été révoqué. Pour autant qu’ils sachent, ni l’Union européenne ni l’Italie n’ont annulé leurs cartes de séjour permanent.
[4] La Commission a conclu que leurs cartes de séjour permanent leur conféraient le droit de retourner en Italie, préférant s’appuyer sur un élément de preuve plus récent à cet égard que sur un avis antérieur :
[TRADUCTION]
Une source, soit un représentant de l’ambassade canadienne en Italie, a déclaré, en mars 2012, que le détenteur d’un tel statut « perdra son statut de résident permanent, peu importe la période de validité indiquée sur la Carta di Soggiorno ». Cependant, des renseignements plus récents (datant de 2013 et 2015) obtenus de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié à la suite de consultations menées auprès de sources représentant directement les autorités italiennes, que ce soit en leur qualité de représentants consulaires ou de policiers, indiquent que les personnes peuvent retourner en Italie et que leur statut peut être révoqué. Selon les éléments de preuve les plus récents, il semble que la décision de révoquer le statut soit discrétionnaire, et non automatique (souligné dans l’original; DCT, pages 9 et 10).
[5] Bien que la Commission ait reconnu que les cartes de séjour permanent des demandeurs pourraient être annulées, elle a néanmoins conclu que les demandeurs avaient la possibilité de retourner en Italie et les a donc déclarés inadmissibles à la protection.
[6] Enfin, en ce qui concerne la crainte des demandeurs de faire l’objet de persécutions ou d’être exposés à des risques en Italie, la Commission a conclu que l’État offrait une protection adéquate. L’avocat des demandeurs n’a pas contesté cette conclusion dans le cadre de la demande de contrôle judiciaire, la considérant techniquement comme incidente du fait de la conclusion liée à l’exclusion.
[7] Les demandeurs soutiennent que la Commission les a exclus de manière déraisonnable puisqu’ils ne bénéficient pas de certains des droits qui reviennent aux citoyens italiens, notamment du droit d’entrer en Italie. Le droit d’entrée est un prérequis à une conclusion d’exclusion. En ce qui concerne les droits équivalents à ceux des citoyens, les demandeurs s’appuient sur le paragraphe 144 du Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié au regard de la Convention de 1951 et du Protocole de 1967 relatifs au statut des réfugiés du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, HCR/1P/4/FRE/REV.1, janvier 1992 (le Guide du HCR), qui prévoit que l’intéressé « doit, en particulier, être pleinement protégé contre le refoulement ou l’expulsion ».. Les demandeurs soutiennent également que puisque leur statut pourrait être révoqué pour grande criminalité, il n’y avait donc pas lieu de les exclure de l’application de la section E de l’article premier de la Convention.
[8] Le défendeur réplique que la décision était raisonnable puisque les demandeurs ne se sont pas acquittés du fardeau qui leur incombait de démontrer qu’ils n’étaient pas exclus de l’application de la section E de l’article premier de la Convention. Plus précisément, les demandeurs n’ont pas démontré qu’ils n’avaient pas le droit de retourner en Italie, un droit qu’ils doivent effectivement avoir, selon la preuve. De plus, toute révocation possible de leur statut est discrétionnaire et non automatique, et rien ne laisse croire que leur statut a été révoqué. Enfin, le défendeur fait valoir que la section E de l’article premier de la Convention n’exige pas une pleine protection contre l’expulsion.
II. ANALYSE
[9] En l’espèce, la Cour doit déterminer si la Commission a commis une erreur en excluant les demandeurs en raison du droit au retour en Italie et en concluant que leur statut était essentiellement semblable à celui des citoyens italiens (y compris en ce qui concerne la « pleine » protection contre l’expulsion).
[10] L’application, par la Commission, de la section E de l’article premier de la Convention comme critère juridique devrait être examinée selon la norme de la décision correcte. Si le critère établi était correct, l’évaluation des faits réalisée par la Commission en fonction de ce critère devrait être assujettie à la norme de la décision raisonnable (Canada [Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration] c. Zeng, 2010 CAF 118 [Zeng], au paragraphe 11). La norme de la décision raisonnable permet de déterminer si une décision est transparente, justifiée, intelligible et si elle peut se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir], au paragraphe 47).
[11] Avant d’étudier le bien-fondé de la décision de la Commission, il est utile d’effectuer un examen du droit et de la jurisprudence. La section E de l’article premier de la Convention, incorporée au droit par l’intermédiaire de l’article 98 de la LIPR, prévoit ce qui suit : « [c]ette Convention ne sera pas applicable à une personne considérée par les autorités compétentes du pays dans lequel cette personne a établi sa résidence comme ayant les droits et les obligations attachés à la possession de la nationalité de ce pays ».
[12] Dans une décision de principe portant sur l’interprétation et l’application de la section E de l’article premier de la Convention, soit la décision de la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Zeng, la juge Layden-Stevenson a établi le critère d’exclusion au paragraphe 28 :
Compte tenu de tous les facteurs pertinents existant à la date de l’audience, le demandeur a‑t‑il, dans le tiers pays, un statut essentiellement semblable à celui des ressortissants de ce pays? Si la réponse est affirmative, le demandeur est exclu. Si la réponse est négative, il faut se demander si le demandeur avait précédemment ce statut et s’il l’a perdu, ou s’il pouvait obtenir ce statut et qu’il ne l’a pas fait. Si la réponse est négative, le demandeur n’est pas exclu en vertu de la section 1E. Si elle est affirmative, la SPR doit soupeser différents facteurs, notamment la raison de la perte du statut (volontaire ou involontaire), la possibilité, pour le demandeur, de retourner dans le tiers pays, le risque auquel le demandeur serait exposé dans son pays d’origine, les obligations internationales du Canada et tous les autres faits pertinents.
[13] La Cour d’appel fédérale a également souligné que la section E de l’article premier de la Convention vise l’exclusion des personnes n’ayant pas besoin de protection et que, par conséquent, elle « empêche que l’asile soit accordé à une personne qui jouit d’une protection auxiliaire dans un pays où elle a essentiellement les mêmes droits et les mêmes obligations que les ressortissants de ce pays » (Zeng, paragraphe 1). Ainsi, la section E de l’article premier protège l’intégrité du système d’octroi de l’asile contre toute forme de « course au droit d’asile » en empêchant une personne de chercher à obtenir la protection du Canada alors qu’elle possède déjà un statut dans un tiers pays sûr.
[14] Dans l’affaire Zeng, les intimés étaient des citoyens chinois possédant le statut de résident permanent au Chili. Les intimés alléguaient que leur statut de résident permanent risquait d’expirer puisqu’ils avaient séjourné à l’extérieur du Chili durant plus d’un an et qu’ils n’avaient pas présenté de demande afin que leur statut soit prolongé. La SPR avait rejeté cet argument en affirmant que les intimés possédaient un statut de résident permanent au Chili au moment de l’audience et que s’il y avait eu un risque qu’ils perdent leur statut parce qu’ils avaient séjourné à l’extérieur du Chili durant plus d’un an sans présenter de demande de prolongation, le fait de ne pas avoir obtenu de prolongation ne pouvait pas profiter aux intimés. La Cour a conclu qu’elle devait faire preuve de retenue à l’égard de la conclusion de la SPR sur cette question.
[15] Un élément important de l’évaluation au titre de la section E de l’article premier est de déterminer à qui revient le fardeau ultime. Dans l’affaire Murcia Romero c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 506, la juge Snider a conclu que le ministre devait d’abord établir, à première vue, que les intimées bénéficiaient du droit au retour dans un pays où elles bénéficiaient essentiellement des mêmes droits que les ressortissants de ce pays. Il revenait ensuite aux intimées de démontrer qu’elles ne possédaient pas un tel statut dans le pays tiers. En matière d’exclusion, la question clé vise donc à déterminer si un demandeur bénéficie des droits fondamentaux associés à la nationalité.
[16] Le critère permettant de déterminer si une personne bénéficie essentiellement des mêmes droits qu’un ressortissant du pays a été adopté dans l’affaire Shamlou c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1995), 103 FTR 241 (CF 1re inst.) [Shamlou], puis a été repris dans plusieurs affaires et cité, quoique dans un contexte différent, par le juge Bastarache dans ses motifs concordants dans l’affaire R c. Cook, [1998] 2 RCS 597 [Cook], au paragraphe 140 :
[140] En effet, le mot « nationalité » n’est pas défini dans la Loi sur la citoyenneté, L.R.C. (1985), ch. C‑29 Cependant, les tribunaux ont interprété ce terme dans le contexte de la section E de l’article premier de la Convention, reproduite dans l’annexe de la Loi sur l’immigration […]
Dans son ouvrage Immigration Law and Practice (1992 (feuilles mobiles)), vol. 1, au no 8.217.4, Lorne Waldman énonce les quatre facteurs applicables en droit canadien :
a) le droit de retourner dans le pays de résidence;
b) le droit de travailler librement sans restrictions;
c) le droit de poursuivre ses études;
d) le plein accès aux services sociaux dans le pays de résidence.
Ces critères ont été adoptés dans Shamlou c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1995), 103 FTR 241, motifs du juge Teitelbaum, au paragraphe 36, en ces termes :
J’accepte les critères exposés par M. Waldman comme étant un énoncé exact du droit. La question en litige relative à l’application par la Commission de ces critères porte donc en définitive sur la question de savoir s’il était loisible à la Commission, compte tenu des faits établis devant elle, de conclure que le requérant était une personne que les autorités compétentes du Mexique reconnaissaient comme ayant la plupart des droits et obligations d’une personne de la nationalité mexicaine.
[17] Dans l’affaire Shamlou, aux paragraphes 29 et 35, le juge Teitelbaum a également cité les deux passages suivants de M. Waldman :
[TRADUCTION]
… [Une] personne devrait être exclue au titre de la section E de l’article premier de la Convention uniquement dans des circonstances où il est clair qu’elle a obtenu tous les droits les plus fondamentaux associés à la nationalité d’un pays. Bien qu’il ne soit pas possible de dresser une liste exhaustive de tous les droits, ceux-ci comprendraient, à tout le moins, le droit au retour, le droit de résider au pays durant une période illimitée, le droit de poursuivre des études, le droit de travailler et le droit d’accéder aux services sociaux de base.
…Si le demandeur possède un statut temporaire qui doit être renouvelé et qui pourrait éventuellement être annulé, ou si le demandeur n’a pas le droit de retourner dans le pays de résidence, il ne devrait clairement pas être exclu au titre de la section E de l’article premier de la Convention. [Non souligné dans l’original.]
[18] Le juge Teitelbaum fait donc référence à un cinquième critère venant s’ajouter aux quatre critères précités. Ce cinquième critère – le droit de retourner dans le pays tiers de résidence durant une période illimitée – a été appliqué dans plusieurs affaires. Par exemple, dans l’affaire Kanesharan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1996] ACF no 1278 (CF) [Kanesharan], il a été déterminé que la section E de l’article premier de la Convention ne s’appliquait pas puisque le ministère de l’intérieur du Royaume-Uni peut, à sa discrétion, renvoyer des personnes dans leur pays de nationalité. Pour des raisons semblables, il a été déterminé que la section E de l’article premier de la Convention ne s’appliquait pas dans l’affaire Choezom c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1329 [Choezom], puisque le statut de la demanderesse était fondé sur la tolérance du pays tiers. De même, dans l’affaire Hurt c. Ministre de la Main-d’œuvre et de l’Immigration, [1978] 2 CF 340 (CAF), le demandeur n’a pas été exclu puisque son statut dans le pays tiers n’était que temporaire.
[19] En ce qui concerne le critère du « droit au retour », la Cour a conclu, dans l’affaire Mahdi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1994] ACF no 1691 (CF) [Mahdi], que la Commission avait commis une erreur en excluant la requérante alors que la preuve indiquait qu’il n’existait aucun droit au retour, décision qui a été maintenue par la Cour d’appel (Mahdi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1995] ACF no 1623).
[20] Dans chacune des affaires précitées, l’exclusion au titre de la section E de l’article premier de la Convention ne s’appliquait pas puisque le statut des demandeurs était vulnérable, conditionnel ou temporaire; aucun ne bénéficiait d’un statut permanent durable.
[21] Compte tenu de ce qui précède, je conclus que la Commission a appliqué le bon critère, tel qu’il a été exposé par la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Zeng, ainsi que par la Cour dans l’affaire Shamlou. Je souscris également à l’interprétation selon laquelle la protection contre l’expulsion ne doit pas être absolue; je ne suis pas d’accord avec les demandeurs sur le fait qu’il serait correct d’étendre à la présente affaire les principes énoncés dans les affaires Zeng et Shamlou. Certaines conditions peuvent légitimement avoir des répercussions sur le statut illimité des demandeurs, notamment le non-respect des conditions liées à la résidence permanente. Il n’y a que dans les cas où le statut est vulnérable ou temporaire que l’exclusion ne s’applique pas, comme dans les affaires Choezom, Hurt, Kanesharan et Mahdi.
[22] Bien qu’il constitue un outil d’interprétation utile, le Guide du HCR, sur lequel s’appuient les demandeurs, n’est pas déterminant en ce qui concerne le droit canadien en matière de réfugiés (consulter par exemple les affaires Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 1 RCS 982, aux paragraphes 53 et 54, et Chan c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1995] 3 RCS 593, au paragraphe 46). À mon avis, le texte clair de la disposition indique que les personnes ne seront pas exclues si le statut qui leur a été accordé par le pays tiers leur confère moins que les droits fondamentaux des ressortissants de ce pays, et je n’irais pas jusqu’à affirmer que le droit canadien associe la « nationalité », dont il est question à la section E de l’article premier de la Convention, à la citoyenneté. La section E de l’article premier de la Convention n’indique pas que les demandeurs exclus doivent devenir des ressortissants au sens légal véritable; ils doivent seulement avoir les droits et obligations « rattachés à la nationalité ». Compte tenu de tout ce qui précède, cela devrait signifier des droits et obligations « semblables » à ceux des ressortissants du pays, c’est-à-dire les droits et obligations généralement associés au statut de résident permanent, lequel statut a été jugé satisfaisant au titre de la section E de l’article premier de la Convention dans la jurisprudence. Si les auteurs de la Convention avaient voulu dire que les demandeurs devaient avoir obtenu la nationalité ou la citoyenneté du pays tiers, ils l’auraient dit clairement dans ces termes.
[23] Comme j’estime que la Commission n’a commis aucune erreur dans sa détermination du critère d’exclusion, je me penche maintenant sur l’application de ce critère aux faits pertinents en l’espèce. À la lumière des éléments de preuve, je juge que les conclusions de la Commission sont raisonnables.
[24] Les demandeurs n’ont fourni aucun élément de preuve pour démontrer qu’ils avaient perdu leur statut en Italie. Le fait qu’ils ont séjourné à l’extérieur de l’Union européenne durant beaucoup plus de 12 mois (y compris au moment de l’audience) ne signifie pas qu’ils ont perdu leur statut. La Commission a abordé cette question. Elle a fait remarquer l’incohérence entre la preuve documentaire concernant l’avis émis par l’ambassade du Canada en mars 2012 et les éléments de preuve plus récents (2013 et 2015) contenant des renseignements obtenus auprès de la police italienne et de fonctionnaires consulaires selon lesquels la révocation d’un statut constitue une décision discrétionnaire et qu’elle n’est pas automatique. Mon rôle n’est pas de réévaluer les éléments de preuve, et je conclus qu’il revenait à la Commission de décider.
[25] Quant à la question de savoir si la Commission a commis une erreur en concluant que le statut des demandeurs en Italie était essentiellement semblable à celui des ressortissants de ce pays, la loi n’exige pas la parité entre les citoyens et les résidents permanents. Comme il a été mentionné précédemment, l’article portant sur l’exclusion dont il est fait mention dans la LIPR n’exige pas que les demandeurs bénéficient d’une pleine protection contre l’expulsion dans le pays tiers. En effet, même les résidents permanents canadiens ne bénéficient pas d’une telle protection.
[26] Les éléments de preuve en l’espèce démontrent plutôt que les demandeurs possédaient l’équivalent d’un statut de résident à long terme de la Commission européenne et qu’ils satisfaisaient donc au critère clé énoncé dans l’affaire Shamlou :
[TRADUCTION]
Le site Web de la police d’État indique que les personnes qui possèdent un permis de résidence à long terme de la Commission européenne sont autorisées à entrer en Italie et à y travailler sans visa, à bénéficier des avantages et des services sociaux offerts par le gouvernement italien, et à participer à la vie publique locale (Italie, le 29 mars 2010). Dans le document intitulé Staying in Italy Legally, le ministère de l’Intérieur indique que les ressortissants étrangers possédant un permis de résidence valide bénéficient des mêmes droits que les citoyens italiens en matière d’éducation (ibid. s.d., 21). La même source indique que les ressortissants étrangers qui possèdent un permis de résidence ordinaire doivent s’inscrire auprès du service national de la santé (Servizio Nazionale, SSN), et qu’ils ont légalement le droit de recevoir des soins de santé et d’être traités comme les citoyens italiens en ce qui concerne les cotisations obligatoires, les soins de santé fournis par le SSN en Italie et le délai prescrit (DCT, page 17).
[27] Conformément à ces conclusions, du fait du statut qu’ils possédaient en Italie, les demandeurs avaient le droit de travailler sans restriction, de poursuivre des études, d’accéder aux services sociaux et de retourner au pays. En effet, le demandeur principal a admis, durant l’audience, qu’il bénéficiait de tous les droits officiels des citoyens italiens à l’exception du droit de voter et du droit à un passeport (DCT, pages 8 et 714). Bref, les demandeurs bénéficient des quatre droits de base énoncés dans l’affaire Shamlou et du droit de résidence pour une période illimitée; contrairement à l’affaire Mahdi, les éléments de preuve n’indiquent pas une possibilité sérieuse, ni même une probabilité, que les demandent n’aient pas droit au retour.
[28] De plus, aucun élément de preuve ni aucune condition rattachée au permis des demandeurs (ne pas commettre de crime grave et ne pas séjourner à l’extérieur de l’Union européenne durant plus d’un an) n’indiquent que ceux-ci risqueraient l’expulsion en raison de la vulnérabilité de leur statut. Il revenait aux demandeurs de se conformer aux conditions inhérentes à leur statut. Le critère à appliquer ne consiste pas à déterminer si la personne a exactement les mêmes droits qu’un citoyen du pays, mais plutôt à déterminer si son statut est essentiellement semblable à celui d’un ressortissant du pays (consulter l’affaire Zeng, au paragraphe 28). En l’espèce, les demandeurs avaient un statut essentiellement semblable à celui des ressortissants italiens; la conclusion tirée par la Commission était donc raisonnable.
[29] J’ajouterais que deux autres affaires jugées récemment par la Cour en lien avec un statut semblable à celui des demandeurs (carte de séjour permanent émise par l’Italie) étayent la conclusion de la Commission. D’abord, dans l’affaire Omorogie c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1255, le juge O’Keefe a confirmé une décision rendue à l’encontre de demandeurs qui prétendaient, en vain, avoir perdu leur statut permanent en Italie. La Cour a conclu, du fait de l’incohérence des éléments de preuve relativement à la question de savoir si les demandeurs avaient automatiquement perdu leur statut de résident permanent après avoir séjourné à l’extérieur de l’Italie durant un an, qu’il était raisonnable pour la SPR de privilégier l’élément de preuve indiquant que la révocation n’était pas automatique.
[30] Ensuite, dans l’affaire Tota c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 890, le juge Boswell a confirmé une décision rendue à l’encontre d’un demandeur qui soutenait que la Section d’appel des réfugiés (SAR) n’avait pas tenu compte du fait que son statut risquait d’être révoqué s’il ne satisfaisait plus aux exigences inhérentes à son statut de résident permanent, ni du fait qu’il n’avait pas le droit de bénéficier de l’aide sociale ou de poursuivre des études en Italie. Le juge Boswell a conclu que la SAR avait raisonnablement déterminé que le demandeur possédait le statut requis en Italie et que les éléments de preuve qui lui avaient été présentés n’indiquaient pas que ce statut ne pouvait pas être renouvelé ou qu’il risquait d’être perdu.
[31] Dans ces affaires, il revenait également aux demandeurs de démontrer qu’ils ne pouvaient pas renouveler leur statut en Italie ou qu’ils avaient perdu leur droit au retour, ce qu’ils n’ont pas fait. La conclusion de la Commission relativement à cette question était raisonnable et, une fois de plus, conformément à l’affaire Dunsmuir, mon rôle n’est pas de réévaluer les éléments de preuve afin d’en arriver à une conclusion différente.
[32] Enfin, je conclus que les conclusions de la Commission relativement à la protection offerte par l’Italie étaient également raisonnables, même si l’avocat des demandeurs les a qualifiées d’incidentes.
III. CONCLUSION
[33] Pour les motifs énoncés précédemment, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.
IV. QUESTION À CERTIFIER
[34] Les demandeurs ont demandé que la question suivante soit certifiée :
Étant donné le caractère unique de la section E de l’article premier de la Convention et le fait qu’il a été déterminé, dans l’affaire Shamlou, que la capacité à retourner dans le pays était également visée par la section, cette capacité doit-elle être absolue ou est-il suffisant qu’elle soit discrétionnaire?
[35] Je conclus que la question proposée ne satisfait pas aux exigences de certification puisque le droit au retour est nécessairement visé par le critère établi dans l’affaire Zeng et que diverses autorités ont également adopté le critère établi dans l’affaire Shamlou.
[36] L’élément fondamental dans le cadre de la présente décision ─ et de bon nombre d’autres décisions liées à la section E de l’article premier de la Convention ─ est la nature des droits rattachés à la nationalité du pays tiers. Par conséquent, la question suivante serait plus pertinente :
La section E de l’article premier de la Convention, incorporée à la LIPR, s’applique-t-elle si le statut de résident du demandeur dans le pays tiers (assorti du droit au retour) peut risquer d’être révoqué à la discrétion des autorités du pays?
[37] Je certifie cette question pour les motifs suivants : i) elle est déterminante quant à l’issue de l’appel; ii) elle transcende les intérêts des parties au litige et porte sur des questions ayant des conséquences importantes ou qui sont de portée générale (Zhang c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CAF 168, au paragraphe 9).
JUGEMENT
LA COUR STATUE que :
1. La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.
2. La question suivante est certifiée :
La section E de l’article premier de la Convention, incorporée à la LIPR, s’applique-t-elle si le statut de résident du demandeur dans le pays tiers (assorti du droit au retour) peut risquer d’être révoqué à la discrétion des autorités du pays?
3. Aucuns dépens ne sont adjugés.
« Alan S. Diner »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : |
IMM-2919-15
|
INTITULÉ : |
GJON RROTAJ, ELVANA RROTAJ, SAMUELE RROTAJ, JOANA RROTAJ c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
|
LIEU DE L’AUDIENCE : |
Toronto (Ontario)
|
DATE DE L’AUDIENCE : |
Le 11 janvier 2016
|
JUGEMENT ET MOTIFS : |
Le juge Diner
|
DATE DES MOTIFS : |
Le 8 février 2016
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COMPARUTIONS :
Yehuda Levinson
|
Pour les demandeurs
|
Teresa Ramnarine
|
Pour le défendeur
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Levinson and Associates Avocats-procureurs Toronto (Ontario)
|
Pour les demandeurs
|
William F. Pentney Sous-procureur général du Canada Toronto (Ontario)
|
Pour le défendeur
|