Date : 20160201
Dossier : T-969-15
Référence : 2016 CF 111
[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
Ottawa (Ontario), le 1er février 2016
En présence de madame la juge Kane
ENTRE : |
MOVEED ARSHAD FAZAIL |
demandeur |
et |
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS :
[1] Le demandeur sollicite l’autorisation d’appeler de la décision d’un juge de la citoyenneté datée du 19 mai 2015 qui a conclu que, selon la prépondérance des probabilités, il ne remplissait pas la condition de résidence en vertu de l’alinéa 5(1)(c) de la Loi sur la citoyenneté, L.R.C., 1985, ch. C29, telle que modifiée [la Loi] qui régissait sa demande à l’époque pertinente.
[2] Le demandeur soutient que le juge de la citoyenneté a manqué à l’obligation d’équité procédurale en ne l’avisant pas que le critère quantitatif ou « analytique » établi dans Pourghasemi (Re), [1993] ACF no 232 (QL), 62 FTR 122 (CFSPI) [Pourghasemi] serait appliqué pour déterminer s’il répond aux exigences de résidence. Le demandeur reconnaît que le juge de la citoyenneté a le pouvoir discrétionnaire d’appliquer l’un des trois critères reconnus dans la jurisprudence, mais fait valoir que le juge de la citoyenneté aurait dû l’aviser du critère qui serait appliqué et qu’il aurait dû avoir l’occasion de présenter des observations en ce qui concerne le choix du critère, ou de dissuader le juge de la citoyenneté d’appliquer le critère que ce dernier était enclin à appliquer.
[3] Le demandeur invoque la décision du juge Hughes dans Dina c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 712, [2013] ACF no 758 (QL) [Dina] et fait remarquer que, conformément au principe de la courtoisie judiciaire, l’arrêt Dina doit être appliqué, comme il n’y a aucune raison impérieuse de ne pas le faire.
[4] Pour les motifs qui suivent, je conclus que, vu les faits de l’espèce, il n’y a pas eu manquement à l’obligation d’équité procédurale et que les principes de la courtoisie judiciaire ne sont pas en jeu parce que la question clé et les faits sont différents de l’arrêt Dina. En conséquence, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.
I. Contexte
[5] Le demandeur est un citoyen du Pakistan qui est initialement entré au Canada le 28 août 1993 pour faire des études universitaires. Il a obtenu le statut de résident permanent le 26 février 2006.
[6] Le demandeur a raconté ses études au Canada et à l’étranger, ses entreprises commerciales au Canada et son travail.
[7] Le demandeur a eu de longues périodes d’absence du Canada en 2008, totalisant 340 jours, parce qu’il était inscrit à la maîtrise en France. Bien qu’il eut cumulé moins que les 1 095 jours requis de présence physique, sur les conseils de son avocat selon lesquels il pouvait obtenir une réponse favorable à sa demande de citoyenneté parce qu’il satisfaisait aux autres exigences de base, il a présenté sa demande de citoyenneté canadienne le 31 mai 2010 avant de retourner au Pakistan en raison d’une urgence de nature familiale.
[8] La période pertinente pour déterminer si le demandeur remplit la condition de résidence dans la Loi est, par conséquent, la période du 31 mai 2006 au 31 mai 2010.
[9] Le demandeur reconnaît qu’il cumulait moins de jours de présence physique que ce qui est requis. Sa demande et le Questionnaire de résidence indiquent qu’il ne remplissait pas la stricte condition de présence physique. Lors de son audience, son avocat a demandé que le juge de la citoyenneté applique le critère Koo (Re), [1993] 1 CF 286, 59 FTR 27 (1re instance) [Koo].
[10] Dans son affidavit, il déclare que le juge de la citoyenneté ne l’a pas avisé du critère qu’il avait l’intention d’appliquer. Le juge ne lui a pas demandé pourquoi il a présenté sa demande en mai 2010, alors qu’il ne cumulait pas le nombre de jours requis, pourquoi il a étudié en France, ou pourquoi il a séjourné aux ÉtatsUnis où sa femme était étudiante.
II. Décision
[11] Dans sa décision succincte, le juge de la citoyenneté fait remarquer qu’un demandeur porte le fardeau de prouver qu’il respecte l’exigence liée à la résidence. Le juge indique clairement qu’il adopte l’approche « analytique » de l’exigence liée à la résidence de Pourghasemi qui exige que le demandeur soit physiquement présent au Canada pendant 1 095 jours au cours de la période pertinente.
[12] Le juge note que le demandeur a déclaré 511 jours d’absence et 949 jours de présence au Canada. Étant donné que la Loi exige 1 095 jours, le juge de la citoyenneté fait remarquer qu’il manque 146 jours au demandeur.
[13] Le juge conclut que, selon la prépondérance des probabilités, le défendeur ne satisfaisait pas aux exigences de résidence énoncées à l’alinéa 5(1)c) de la Loi sur la citoyenneté.
III. Questions en litige
[14] Le demandeur fait valoir que, conformément au principe de la courtoisie judiciaire, la Cour doit conclure qu’il y a eu un manquement à l’équité procédurale. Deux questions sont soulevées :
1. Le juge de la citoyenneté atil manqué à l’obligation d’équité procédurale?
2. Le principe de la courtoisie judiciaire exigetil que la Cour conclue qu’il y a eu un manquement à l’équité procédurale?
IV. Norme de contrôle applicable
[15] Bien qu’il s’agisse d’un appel d’une décision d’un juge de la Citoyenneté et non d’un contrôle judiciaire, la jurisprudence a établi que les principes de droit administratif régissant la norme de contrôle s’appliquent : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Rahman, 2013 CF 1274, [2013] ACF no 1394 (QL); Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Lee, 2013 CF 270, [2013] ACF no 311 (QL).
[16] L’application par un juge de la citoyenneté d’un critère particulier en matière de résidence constitue une question mixte de fait et de droit qui est susceptible de contrôle selon la norme de la raisonnabilité.
[17] Les questions d’équité procédurale sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision correcte : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, paragraphe 43, [2009] 1 SCR 339; Zhou c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 313 paragraphe 12, [2013] ACF no 350 (QL).
V. Position du demandeur
[18] Le demandeur reconnaît que le juge de la citoyenneté a le pouvoir discrétionnaire d’appliquer l’un des trois critères et qu’il doit appliquer le critère choisi de façon exacte et cohérente. Le demandeur fait valoir que le juge de la citoyenneté doit également aviser le demandeur du critère qui serait appliqué, afin que le demandeur connaisse la preuve qu’il doit réfuter.
[19] Le demandeur fait valoir que le juge de la citoyenneté a manqué à l’obligation d’équité procédurale en n’informant pas le demandeur dès le début de l’audience qu’il appliquerait le critère de Pourghasemi et en ne donnant pas au demandeur l’occasion de présenter des arguments concernant le choix du critère avant d’exercer son pouvoir discrétionnaire pour déterminer le critère qui serait appliqué.
[20] Le demandeur souligne Dina et Miji c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 142 paragraphe 21, [2015] CAF No 131 (QL) [Miji] pour étayer l’affirmation qu’il ne devrait y avoir aucun doute quant au critère qui serait appliqué, notant que Dina a été citée dans d’autres décisions et qu’il n’existe aucune jurisprudence contradictoire sur ce point précis.
[21] Le demandeur fait valoir que, selon le principe de la courtoisie judiciaire, l’arrêt Dina devrait être suivi puisque les circonstances n’indiquent pas une exception au principe.
VI. Position du défendeur
[22] Le défendeur souligne que la jurisprudence établit clairement qu’un juge de la citoyenneté n’est pas tenu d’appliquer un critère en particulier et a le droit d’appliquer l’un ou l’autre des trois critères, tant que le choix est exprimé clairement. Le juge de la citoyenneté n’est en outre pas tenu de considérer les autres critères : voir Shubeilat c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 1260 paragraphe 34, [2010] CAF no 1546 (QL) [Shubeilat]).
[23] Le défendeur fait valoir que la proposition invoquée par le demandeur dans Dina, soit que le juge de la citoyenneté doit donner un avis préalable du critère à appliquer, n’est pas reflétée dans la plus vaste jurisprudence de cette Cour. La décision Dina a été citée dans d’autres causes, mais pour étayer la proposition que c’est une erreur de la part d’un juge de la citoyenneté de ne pas exprimer le critère appliqué, non pas pour affirmer qu’il doit en informer les candidats avant le choix du critère. Le juge a en l’espèce clairement énoncé dans la décision que Pourghasemi avait été appliqué.
[24] Il n’y a eu aucun manquement à l’équité procédurale. Le demandeur est censé connaître la loi, y compris que le juge de la citoyenneté peut appliquer l’un des trois critères. Le demandeur a reconnu qu’il ne remplissait pas le critère de présence physique. Il savait que soit le critère énoncé dans Koo soit celui énoncé dans Pourghasemi pourrait être appliqué. Le demandeur a clairement indiqué qu’il avait demandé que le juge applique le critère de Koo; il n’a par conséquent pas été privé de la possibilité de faire de telles soumissions.
[25] En outre, même si le demandeur avait été informé à l’avance du critère que le juge de la citoyenneté appliquerait, il n’aurait pas été en mesure de démontrer qu’il satisfaisait aux exigences puisqu’il avait reconnu qu’il lui manquait 146 jours de présence pendant la période pertinente.
VII. Il n’y a eu aucun manquement à l’équité procédurale
[26] Dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Purvis, 2015 CF 368, [2015] ACF no 360 (QL), le juge Mosley a donné un aperçu des trois critères applicables par un juge de la citoyenneté, notant qu’il y en avait en fait deux, soit un critère quantitatif et un critère qualitatif :
[26] Il est bien établi en droit qu’un juge de la citoyenneté peut validement se fonder sur l’un de trois critères de résidence : (1) le critère quantitatif établi dans la décision Re Pourghasemi, [1993] ACF n° 232 (1re inst.) [l’arrêt Pourghasemi]; (2) le critère qualitatif établi dans la décision Re Papadogiorgakis, [1978] ACF n° 31 (1re inst.) [la décision Papadogiorgakis]; ou (3) le critère qualitatif modifié établi dans la décision Re Koo, [1992] ACF n° 1107 (1re inst.) [la décision Koo].
[27] Comme je l’expliquais dans la décision Hao c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 46 (CanLII), aux paragraphes 14 à 19, ces précédents établissent en réalité deux critères parce que la décision Koo ne fait que développer la décision Papadogiorgakis. Il y a donc le critère quantitatif, celui de la présence physique, issu de la décision Pourghasemi, et le critère qualitatif, issu des décisions Koo et Papadogiorgakis.
[27] Il n’y a aucun doute que l’une ou l’autre des trois approches de la notion de résidence peut être appliquée par les juges de la citoyenneté (Shubeilat aux paragraphes 1 et 2) et qu’un juge de la citoyenneté n’a pas « à évaluer les critères de Papadogiorgakis et de Koo » (Shubeilat au paragraphe 34).
[28] Il y a eu une quantité importante de commentaires dans la jurisprudence au sujet de la confusion et le manque de cohérence qui résulte de l’application de l’un des trois différents critères, (y compris, par exemple, Huang c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 2013 576, paragraphes 1824, [2013] ACF no 629 (QL)).
[29] Dans Boland c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 2015 376, [2015] ACF no 340 (QL), le juge de Montigny a noté :
[17] Dans le jugement Lam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1999 CanLII 7776 (CF), [1999] ACF no 410 [Lam], le juge Lutfy, alors juge de la Cour fédérale, a conclu que tant que la Loi ne serait pas modifiée pour résoudre les interprétations contradictoires de la jurisprudence, il serait loisible au juge de la citoyenneté de choisir l’un ou l’autre de ces trois critères pour évaluer la condition de la résidence, à condition que sa décision dénote une compréhension de la jurisprudence, et qu’il décide à bon droit que les faits satisfont sa conception du critère législatif qu’il applique.
[30] Notant les préoccupations formulées par la Cour concernant les différents critères applicables et l’incertitude en découlant, le juge De Montigny a ajouté :
[19] À l’instar du juge en chef dans le jugement Huang, j’estime que la décision Lam fait encore jurisprudence et qu’un juge de la citoyenneté est libre d’apprécier une demande de citoyenneté selon l’un ou l’autre des trois critères en question, à condition évidemment qu’il applique correctement le critère qu’il retient aux faits de l’espèce. Ce n’est peutêtre pas la solution la plus satisfaisante pour les plaideurs, mais tant que la question ne sera pas tranchée par le législateur ou par les tribunaux, c’est inévitablement le résultat de l’absence de définition du concept de « résidence » dans la Loi. Heureusement, l’introduction des articles 22.1 et 22.2 dans la Loi permettra à la Cour d’appel fédéral de trancher définitivement la question lorsqu’elle sera saisie d’une question certifiée soumise par notre Cour.
[31] Un juge de la citoyenneté qui applique le critère de Koo ne peut conclure que le demandeur satisfait aux exigences de la loi alors que l’application du critère de Pourghasemi peut conduire au résultat opposé. Dans le cas présent, il semble que si le juge avait choisi d’appliquer Koo, le résultat aurait pu être différent pour ce demandeur.
[32] Il s’agit de savoir si le juge de la citoyenneté est tenu de donner avis du critère à appliquer avant l’audience ou au début de l’audience, et si l’omission de le faire est un manquement à l’équité procédurale, dans Dina le juge Hughes a déclaré :
[8] Mon raisonnement pour le renvoi de l’affaire est le suivant : les personnes comme le demandeur en l’espèce ne devraient pas être mises en position de doute quant à savoir quel critère le juge de la citoyenneté compte appliquer. Les mêmes faits peuvent donner un résultat différent pour chacun des trois critères. Le fait de ne pas révéler au demandeur, avant l’examen de la question, lequel des trois critères sera appliqué par le juge constitue un manquement à la justice naturelle. Ce n’est que si le juge révèle le critère qu’il compte appliquer que le demandeur et son avocat connaîtront les éléments auxquels ils devront répondre.
[Non souligné dans l’original.]
[33] Dina a été citée par le juge Locke dans Miji, qui a également conclu que c’était un manquement à l’équité procédurale qu’un demandeur soit « mis en position de doute quant à savoir quel critère le juge de la citoyenneté compte appliquer » (au paragraphe 21). Le juge Locke a ajouté au paragraphe 22 que, à la lumière de la preuve, il soit tout à fait possible que le juge de la citoyenneté en soit arrivé à une conclusion différente s’il avait utilisé l’un des critères qualitatifs.
[34] Tel qu’il est indiqué par le demandeur et le défendeur, Dina a été citée dans d’autres causes par le juge LeBlanc, pour affirmer que c’est une erreur d’un juge de la citoyenneté « de ne pas avoir révélé quel critère de résidence il a appliqué dans l’affaire dont il était saisi » : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Bayani, 2015 CF 670, paragraphe 25, [2015] ACF no693 (QL); Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. BaniAhmad, 2014 CF 898 paragraphe 19, [2014] ACF no1095 (QL); Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Pereira, 2014 CF 574 paragraphe 16, [2014] ACF no 604 (QL).
[35] Je note que dans chacune de ces causes, le juge LeBlanc a évoqué la nécessité pour le juge de la citoyenneté d’indiquer le critère qui a été appliqué; il ne mentionne pas Dina pour affirmer que le juge doit informer le demandeur à l’avance du critère qui s’appliquerait. En outre, dans aucune de ces causes, le juge LeBlanc n’a conclu à un manquement à l’équité procédurale; il a plutôt conclu que les décisions n’étaient pas raisonnables.
[36] Le principe selon lequel le juge doit clairement indiquer dans sa décision le critère qui a été appliqué n’est pas en litige en l’espèce, le juge l’a clairement fait.
[37] Dans Dina, le juge Hughes a souligné la nécessité pour le demandeur de connaître la preuve qu’il doit réfuter, et a clairement conclu, d’après ces faits, qu’il y avait eu un manquement à l’équité procédurale. Sa conclusion que le juge de la citoyenneté doit informer le demandeur du critère qui serait appliqué avait pour but de permettre au demandeur de connaître la preuve qu’il devait réfuter. Le juge Hughes n’a pas précisé la portée de l’obligation d’équité procédurale, ou pourquoi, sur les faits de Dina, le demandeur ne connaissait pas la preuve qu’il devait réfuter.
[38] Dans Miji, le juge Locke a conclu que le demandeur ne savait pas lequel des critères serait appliqué parce que la demande d’apporter certains documents à l’audience aurait pu impliquer que le critère qualitatif soit appliqué. Le juge Locke s’est appuyé sur Dina et n’a pas précisé la portée de l’obligation d’équité procédurale dans de tels cas.
[39] Je considère que la principale question en l’espèce est de déterminer s’il y a en fait eu un manquement à l’équité procédurale. Cela nécessite l’examen de la portée de l’obligation d’équité procédurale envers les demandeurs par les juges de la citoyenneté.
[40] Dans Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817 paragraphes 23 à 28, 174 DLR (4th) 193 [Baker], le juge L’HeureuxDubé a souligné que la portée de l’obligation doit être déterminée selon le contexte particulier de chaque cause; l’obligation d’équité est flexible et variable et dépend du contexte de la loi et du droit touchés. Le juge L’HeureuxDubé a déterminé cinq facteurs non exhaustifs qui doivent être considérés : 1) la nature de la décision recherchée; 2) la nature du régime législatif; 3) l’importance de la décision pour les personnes visées; 4) les attentes légitimes de la personne qui conteste la décision; et 5) le choix de procédure par l’organisme rendant la décision. Il a réitéré que l’équité procédurale est fondée sur le principe que les personnes visées doivent avoir la possibilité de présenter entièrement et équitablement leur position, et ont droit à ce que les décisions touchant leurs droits, intérêts ou privilèges soient prises à la suite d’un processus équitable, impartial et ouvert «adapté au contexte légal, institutionnel et social de la décision » (Baker, au paragraphe 28).
[41] Le niveau d’équité procédurale due par un décideur peut dépendre de la nature de la décision recherchée et par le processus suivi pour y parvenir. Plus le processus prévu, la fonction du tribunal, la nature de l’organisme rendant la décision et la démarche à suivre pour parvenir à la décision ressemblent à une prise de décision judiciaire, plus il est probable que l’obligation d’agir équitablement exigera des protections procédurales proches du modèle du procès. (Baker, au paragraphe 23). En l’espèce, le processus du juge de la citoyenneté diffère quelque peu des décisions judiciaires puisque l’audience n’a rien d’un processus contentieux et que le ministre n’est habituellement pas représenté, bien que le rapport d’un agent de Citoyenneté et Immigration décrivant toute préoccupation fondée sur une évaluation de la demande, soit présenté au juge de la citoyenneté.
[42] Par exemple, des protections procédurales plus importantes seront exigées lorsque la loi ne prévoit aucune procédure d’appel, ou lorsque la décision est déterminante quant à la question en litige et qu’il n’est plus possible de présenter d’autres demandes (Baker, au paragraphe 24). Les décisions de citoyenneté entraînent un droit d’appel devant la Cour, avec autorisation devant notre Cour, en vertu du paragraphe 22.1(1) de la Loi. En outre, un demandeur peut présenter des demandes subséquentes à la suite à d’un refus.
[43] L’importance d’une décision pour la vie des personnes visées constitue un facteur important déterminant la rigueur requise de l’obligation d’équité procédurale (Baker, au paragraphe 25). De toute évidence, la citoyenneté du demandeur est en l’espèce très importante pour lui.
[44] Si le demandeur s’attend légitimement à ce qu’une certaine procédure soit suivie, l’obligation d’équité exigera cette procédure (Baker, au paragraphe 26). En l’espèce, le demandeur n’avait pas l’attente légitime qu’un critère en particulier soit appliqué, malgré les conseils obtenus de son avocat. Il a reconnu qu’il ne cumulait pas le nombre de jours requis pour remplir le critère de présence physique. Il était représenté par un avocat et était au courant qu’il y avait trois critères que le juge pouvait appliquer. Son avocat a présenté des observations selon lesquelles le critère de Koo devrait s’appliquer. Cela démontre qu’il n’avait pas l’attente légitime que Koo soit appliqué; mais il préférait que Koo soit appliqué.
[45] Le choix des procédures de l’organisme rendant la décision est également une considération pertinente, particulièrement quand la loi laisse au décideur la possibilité de choisir ses propres procédures (Baker, au paragraphe 27). En l’espèce, le juge de la citoyenneté a le pouvoir discrétionnaire d’appliquer l’un des trois critères. Cela découle de la jurisprudence et, comme indiqué plus haut, a créé des incohérences, cependant, le choix demeure à la discrétion du juge de la citoyenneté.
[46] L’examen des facteurs Baker suggère donc que l’obligation d’équité procédurale envers les demandeurs par les juges de la citoyenneté est à l’extrémité inférieure du spectre. Même à l’extrémité inférieure du spectre, la personne visée doit connaître la preuve qu’elle doit réfuter et avoir l’occasion de présenter sa défense. Cependant, en se fondant sur l’analyse de Baker, l’étendue de l’obligation d’équité procédurale ne s’étend pas audelà de cela.
[47] À mon avis, cette obligation d’équité procédurale a été satisfaite en l’espèce.
[48] Le demandeur a présenté des observations au début de son audience selon lesquelles il demandait que le critère Koo s’applique en l’espèce. Par conséquent, il n’était pas sous l’impression que le juge de la citoyenneté avait déjà décidé du critère qu’il appliquerait. Les arrêts Dina et Miji n’indiquent pas si ces demandeurs ont présenté des observations concernant le critère qui devait s’appliquer. Il semble que dans Dina, on craignait que le demandeur soit privé d’une telle possibilité et qu’il ne connaissait pas la preuve qu’il devait réfuter. Dans Miji, la préoccupation était que l’application du critère qualitatif aurait conduit à une décision favorable, que l’application stricte du critère quantitatif était injuste dans les circonstances générales, et que la demande de documents pourrait impliquer que le critère qualitatif s’applique. En l’espèce, le demandeur savait qu’il devait satisfaire aux exigences du critère quantitatif (Pourghasemi) ou du critère qualitatif (Koo). Il savait et avait reconnu qu’il ne pouvait pas respecter le critère quantitatif, parce qu’il lui manquait 146 jours pendant la période pertinente.
[49] Le demandeur soutient maintenant qu’il existe une distinction entre les présentations sur la façon de satisfaire au critère Koo et les présentations sur les motifs justifiant que le juge de la citoyenneté applique le critère Koo. Ces dernières présentations pourraient soulever des questions liées au contexte plus large, notamment, en l’espèce, que le demandeur ait demandé en 2010, à une époque où les facteurs qualitatifs étaient considérés de façon moins restrictive, et que le demandeur a déclaré de bonne foi ses absences et qu’il avait attendu son audience pendant cinq ans. Le demandeur fait remarquer que ses présentations étaient préparées uniquement en fonction de satisfaire au critère Koo.
[50] Bien qu’il n’y ait aucune transcription de l’audience, le demandeur affirme que son avocat a fait des observations au juge de la citoyenneté en demandant que Koo soit appliqué. Ces observations traitaient également, ou auraient pu traiter, des motifs pour lesquels Koo devait s’appliquer, étant donné le fait que le demandeur faisait référence aux documents qu’il a fournis. Le demandeur affirme dans son affidavit que le juge ne l’a pas questionné sur ses absences ou ses voyages ni sur ses études à l’étranger ou celles de son épouse aux ÉtatsUnis, ce qui suggère que le juge avait cette information. L’enjeu de l’équité procédurale pose la question à savoir s’il connaissait la preuve qu’il devait réfuter et avait eu l’occasion de présenter des arguments. Il connaissait vraisemblablement la preuve qu’il devait réfuter et avait eu l’occasion de présenter des arguments au juge dès le début de l’audience; il a en outre demandé au juge d’appliquer le critère Koo.
[51] On ne l’a pas empêché d’aborder la raison pour laquelle le juge devait examiner le critère Koo. Il serait difficile de tracer une ligne de démarcation bien précise entre les présentations sur les raisons pour lesquelles le juge devrait examiner le critère Koo et celles sur la façon dont le demandeur satisfaisait au critère Koo. En d’autres termes, les prétentions du demandeur concernant la façon dont il satisfaisait au critère Koo auraient pu donner un indice au juge de la citoyenneté à savoir si ce critère devait être appliqué et si rien n’empêchait le demandeur de présenter des observations sur des questions plus vastes, y compris, par exemple, le retard dans le traitement de sa demande.
[52] Le demandeur souligne que dans Dina, la Cour a conclu qu’il y a obligation d’informer le demandeur à l’avance du critère que le juge appliquera et fait valoir que si cela est fait, un demandeur aura l’occasion de dissuader le juge d’appliquer ce critère. Cependant, la question n’est pas de savoir si des termes en particulier ont été utilisés pour indiquer le critère que le juge envisageait d’appliquer, mais s’il y a eu un manquement à l’équité procédurale.
[53] En l’espèce, le demandeur savait qu’il ne satisfaisait pas aux exigences. Tel que mentionné, il a demandé au juge d’appliquer le critère Koo, et en le demandant, il a eu l’occasion de présenter des arguments sur les motifs qui le poussaient à demander au juge d’exercer son pouvoir discrétionnaire pour appliquer ce critère. À mon avis, il n’y avait aucune obligation accrue d’équité procédurale pour obliger le juge de la citoyenneté à informer le demandeur de son inclinaison à appliquer un critère en particulier et à inviter une réfutation.
[54] Dans Dina, le juge Hughes conclut implicitement, en se fondant sur les faits propres à cette affaire, que le demandeur ne connaissait pas la preuve qu’il devait réfuter. Cependant, je ne pense pas qu’il y ait un manquement à l’équité procédurale lorsqu’un demandeur connaît la preuve qu’il doit réfuter et a l’occasion d’être entendu. Un manquement à l’équité procédurale ne se pose pas simplement parce qu’un demandeur n’est pas alerté de quelque chose qu’il doit savoir, y compris l’état du droit.
[55] Je reconnais, à l’instar du juge Locke dans Miji, les résultats malheureux de l’incertitude dans la loi qui permet à un juge de la citoyenneté d’appliquer des critères différents qui pourraient conduire à des résultats différents. Tel que noté cidessus, la jurisprudence a reconnu cette réalité, mais il ne s’agit pas d’un manquement à l’équité procédurale.
[56] À mon avis, la Cour ajouterait à l’incertitude dans la Loi concernant l’obligation d’équité procédurale en concluant à un manque inexistant par le fait de mettre l’accent sur la forme plutôt que sur le fond.
VIII. La courtoisie judiciaire ne s’applique pas
[57] Dans Alyafi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 2014 952, [2014] ACF no 989 (QL), et dans le contexte des différentes approches dans la jurisprudence quant à la norme de contrôle applicable aux décisions de la section de la Protection des réfugiés, en attendant le règlement du différend par la Cour d’appel fédérale, le juge Martineau a mis en évidence la raison d’être du principe de la courtoisie judiciaire. Ses paroles éloquentes ont apporté une orientation applicable à d’autres contextes, notamment concernant l’incertitude prévalant dans la détermination des exigences de résidence liées à la citoyenneté :
[42] Nous l’avons dit plus haut, les normes de contrôle sont des créations jurisprudentielles. Il n’empêche, une fois établies, elles doivent être respectées par les tribunaux au même titre que n’importe quelle autre règle de droit. Et ce qui confère à la règle de droit sa primauté, c’est son universalité : elle s’applique également à tous; il n’y pas de place pour la discrétion judiciaire ou administrative. Or, suivant le principe de courtoisie judiciaire, et à moins que certaines exceptions ne s’appliquent, un juge de cette Cour ne devrait pas dévier des décisions prises par ses collègues afin d’éviter la création d’une situation d’incertitude du droit. On s’en doute, le principe de courtoisie judiciaire est particulièrement important en matière d’immigration, puisqu’en vertu de la LIPR, les décisions de cette Cour peuvent uniquement faire l’objet d’un appel à la Cour d’appel fédérale si une question d’importance générale est certifiée. Il est donc souhaitable d’avoir une certaine cohérence au sein des décisions de la Cour. Oui, le juge peut faire la loi, mais lorsque chaque juge fait sa loi, voilà que s’étiole la règle de droit qui ne parvient plus à s’imposer. Pour utiliser un langage imagé, la règle de droit perd du poids et cette insoutenable légèreté de l’être la rend non pertinente, laissant plus de place qu’il ne faut à la discrétion administrative ou judiciaire.
[58] Le juge Martineau a résumé la jurisprudence au sujet de la courtoisie judiciaire au paragraphe 45 :
[45] Je me répète : le principe de courtoisie judiciaire vise donc à empêcher la création de courants jurisprudentiels opposés et à encourager la certitude du droit. De façon générale, un juge devrait donc suivre une décision sur la même question d’un de ses collègues, à moins que la décision précédente se distingue sur les faits, qu’une question différente se pose, que la décision soit manifestement erronée ou que l’application de la décision créerait une injustice. Courtoisie judiciaire exige beaucoup d’humilité et le respect mutuel. Si la primauté du droit ne tolère pas l’arbitraire, la courtoisie judiciaire, sa fidèle compagne, s’en remet à la raison et au bon jugement de chacun. À défaut d’un jugement final du plus haut tribunal, le respect de l’opinion d’autrui peut être d’une merveilleuse éloquence. Bref, la courtoisie judiciaire c’est l’élégance incarnée dans la personne du magistrat respectueux de la valeur des précédents.
[59] Dans le cas présent, la courtoisie judiciaire n’est pas en jeu. Les faits de l’espèce sont semblables à celles de Dina uniquement dans la mesure où le demandeur n’avait pas cumulé le nombre de jours de présence physique requis, comme dans nombreuses autres demandes de citoyenneté. Les faits essentiels ne sont pas contestés. Dans Dina, le juge Hughes était d’avis que le demandeur devrait connaître la « preuve à réfuter » puisqu’il s’agit d’une exigence d’équité procédurale minimale. Le juge Hughes a conclu que le demandeur dans Dina ne connaissait pas la preuve qu’il avait à réfuter et qu’aucune occasion ne lui avait été donnée de présenter des observations concernant le critère que le juge de la citoyenneté devait appliquer. En l’espèce, en se fondant sur la description de l’audience faite par le demandeur, et notant qu’aucune transcription n’est disponible, le demandeur savait de toute évidence que le juge avait un choix de critères et a manifestement fait des observations selon lesquelles Koo devait s’appliquer. La question, si elle consiste à déterminer s’il y a eu manquement à l’équité procédurale du fait de ne pas donner l’occasion au demandeur l’occasion de présenter des arguments, n’est pas la même que dans Dina. De même, si la question consiste à déterminer si le demandeur doit connaître la preuve à réfuter, la question n’est pas non plus la même que dans Dina. Tel que noté cidessus, une analyse plus approfondie de l’étendue de l’obligation d’équité procédurale m’amène à conclure qu’il n’y a eu aucun manquement à l’obligation d’équité procédurale parce que, contrairement à Dina, et vu les faits de l’espèce, le demandeur était au courant de « la preuve à réfuter », a eu l’occasion de présenter ses arguments et l’a fait dès le début de l’audience.
[60] En ce qui concerne la justification de la courtoisie judiciaire et afin d’éviter plus d’incertitude en droit, je reconnais que l’incertitude créée par la jurisprudence concernant l’application des exigences de la Loi sur la résidence est troublante. Les récentes modifications à la Loi, qui modifient les exigences et mettent l’accent sur la présence physique, sauront, je l’espère, remédier à cette situation.
[61] À mon avis, cela créerait une incertitude plus grande du droit relatif à l’équité procédurale d’ajouter des exigences à ce devoir lorsqu’aucune n’est nécessaire, notamment le fait de conclure à un manquement à l’équité procédurale en se fondant sur l’omission du juge de la citoyenneté de solliciter des observations avant qu’il ou elle n’exerce le pouvoir discrétionnaire de choisir le critère à appliquer, lorsque ces soumissions ont été fournies sans invitation explicite.
[62] En conséquence, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.
JUGEMENT
LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.
« Catherine M. Kane »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : |
T-969-15
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INTITULÉ : |
MOVEED ARSHAD FAZAIL c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE : |
Toronto (Ontario)
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DATE DE L’AUDIENCE : |
Le 21 janvier 2016
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JUGEMENT ET MOTIFS : |
LA JUGE KANE
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DATE DES MOTIFS : |
Le 1er février 2016
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COMPARUTIONS :
Lorne Waldman
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Pour le demandeur
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Jelena Urosevic
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Pour le défendeur
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Waldman & Associates Avocatsprocureurs Toronto (Ontario)
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Pour le demandeur
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William F. Pentney Sousprocureur général du Canada Toronto (Ontario)
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Pour le défendeur
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