Date : 20160122
Dossier : T-520-10
Référence : 2016 CF 69
[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
Ottawa (Ontario), le 22 janvier 2016
En présence de madame la juge Strickland
ENTRE : |
J.D. IRVING, LIMITED |
demandeur |
et |
SIEMENS CANADA LIMITED, MARITIME MARINE CONSULTANTS (2003) INC., SUPERPORT MARINE SERVICES LTD., CORPORATION D’ÉNERGIE NUCLÉAIRE NOUVEAU-BRUNSWICK, BMT MARINE AND OFFSHORE SURVEYS LTD., ET DANIEL MACPHERSON exploitant une entreprise sous la dénomination sociale MACPHERSON MARINE GROUP |
défendeurs |
I. Aperçu et contexte procédural
III. Questions en litige et Résumé des observations des parties
IV. Objet de la Convention sur la limitation.
V. Question préliminaire : admissibilité des notes de M. Harquail
VI. Faits et éléments de preuve
(1) Choix et adéquation de la SPM 125
(2) Événements menant au jour de la perte
(a) Erreur du plan de ballast de MMC
(b) Incompréhension par MMC des caractéristiques de fonctionnement des véhicules de transport
(a) Changement dans le plan de ballast
(b) Marquer l’axe longitudinal et déviations de la charge
(c) Gîte de la barge et inclinaison de la cargaison
(1) Résumé des opinions d’expert
(2) Conclusions relatives à la stabilité de la barge
(a) Modification du plan de lestage et effet de surface libre
(c) Gîte de la barge et stabilité des véhicules de transport
(1) Inférence de conscience que la barge était trop petite
(2) Inférence de témérité et de conscience fondée sur une lacune dans la preuve
JUGEMENT ET MOTIFS
[1] Il s’agit d’une action intentée par J.D. Irving Limited (« JDI ») demandant une déclaration selon laquelle elle a le droit de limiter sa responsabilité relativement à une cargaison tombée à la mer pendant son chargement sur le pont d’une barge le 15 octobre 2008 à Saint John (Nouveau-Brunswick), y compris toute personne dont les faits, négligences et fautes relèvent de la responsabilité de JDI, au montant de 500 000 $CAN plus intérêts à la date de la constitution d’un fonds de limitation, conformément à la Loi sur la responsabilité en matière maritime, L.C. 2001, ch. 6 (« LRMM »).
I. Aperçu et contexte procédural
[2] Le 1er septembre 2006, Siemens Canada Limited (« Siemens ») a conclu un marché avec Énergie atomique du Canada limitée au sujet de la remise à neuf et l’amélioration de la Centrale nucléaire de Point Lepreau située à Point Lepreau, au Nouveau-Brunswick (« Point Lepreau »). Le contrat a par la suite été cédé à la Corporation d’énergie nucléaire du Nouveau-Brunswick (la CENNB).
[3] Selon les modalités du contrat, Siemens devait fournir à CENNB trois nouveaux modules à basse pression (« modules BP »), puis remettre à neuf et améliorer un rotor de génératrice. Chaque module BP comprenait une enveloppe extérieure à basse pression (« enveloppe BP ») et un rotor de turbine à basse pression interne (« rotor BP » ou « rotor »). Chaque rotor BP pèse environ 115 tonnes, mesure environ 4,1 mètres de diamètre et 7,8 mètres de longueur.
[4] Le 11 janvier 2007, Siemens a présenté un bon de commande à Irving Equipment, une division de JDI, relativement au transport des modules BP et du rotor de génératrice (« BC Siemens »). Aux fins des présents motifs, tout renvoi à JDI inclut Irving Equipment. Le b. c. de Siemens décrivait les trois principaux services que devait fournir JDI : transporter le rotor de génératrice de Point Lepreau jusqu’au long du bord d’un navire situé dans le port de Saint John en vue de son transport ultérieur par mer pour sa remise à neuf; transporter le rotor de génératrice remis à neuf depuis le long du bord d’un navire dans le port de Saint John jusqu’à Point Lepreau; et transporter les nouveaux rotors BP depuis le long du bord d’un navire dans le port de Saint John jusqu’à Point Lepreau, par mer, et transporter les enveloppes BP par route. Le b. c. de Siemens prévoyait aussi d’autres services liés au transport, notamment la fourniture par JDI de tout l’équipement, le personnel, les remorqueurs et les barges nécessaires; les conditions générales standard de Siemens s’y trouvaient en pièce jointe.
[5] Pour effectuer le transport des rotors BP, JDI a conclu, le 15 octobre 2008, une charte-partie coque-nue standard BIMCO pour l’obtention d’une barge auprès de Superport Marine Services Ltd (« Superport »), le propriétaire de la barge SPM 125 (« SPM 125 » ou la « barge »). JDI a aussi affrété le bateau-remorqueur Mary Steele de Superport pour aider au déplacement.
[6] JDI a retenu les services de Maritime Marine Consultants (2003) Inc. (« MMC ») pour fournir des services d’architecture et de conseils en matière navale au moyen d’un bon de commande daté du 13 août 2008 (« b. c. d’Irving Equipment »). M. Don Bremner (« M. Bremner ») est le directeur et propriétaire de MMC.
[7] Siemens et/ou son assureur, AXA Corporate Solutions (« AXA »), ont retenu les services de BMT Marine and Offshore Surveys Limited (« BMT ») pour lui fournir des services de levés hydrographiques liés au transport des rotors BP. L’expert maritime présent était M. Douglas Hamilton (« M. Hamilton »).
[8] Le 15 octobre 2008, chacun des rotors BP a été placé sur un véhicule de transport multiroues autopropulsé (« véhicule de transport »), propriété d’Irving Equipment. Ce véhicule permettait d’embarquer les rotors sur la SPM 125 en les roulant, et de les débarquer de la même manière. Lors du processus d’embarquement, le deuxième véhicule transporteur (« T2 ») à monter à bord de la SPM 125 s’est incliné à tribord, a tombé sur le flanc sur la barge, puis a versé dans le port de Saint John. Le rotor BP qui avait été placé sur le premier véhicule transporteur (« T1 ») a suivi immédiatement; quant au « T1 », il est resté sur son flanc, du côté bâbord de la SPM 125 (« incident » ou « perte »).
[9] Il n’est donc pas surprenant que cela ait donné lieu à une multitude de litiges. L’historique de ce litige a été exposé par la juge Heneghan dans l’arrêt JD Irving, Limited c. Siemens Canada Limited, 2011 CF 791 [JDI CF]. En substance, par l’action qu’elle a introduite devant la Cour supérieure de justice de l’Ontario contre JDI, BMT, MMC et Superport alléguant rupture de contrat, assertion négligente et inexacte, négligence ou de négligence grossière (ou les deux), défaut de mise en garde et dommages-intérêts au montant de 45 000 000,00 $. Siemens a aussi demandé un dédommagement solidaire de JDI, MMC, BMT et Superport relativement à toutes les demandes d’indemnisation à l’encontre de Siemens de la part de CENNB. Siemens a par la suite introduit une deuxième action en Cour supérieure de justice de l’Ontario relativement à l’incident à l’encontre de 12 personnes, dont M. Bremner, et à l’encontre d’Atlantic Towing Limited, une division de JDI, exigeant que ces parties lui versent 45 000 000,00 $.
[10] Le 7 avril 2010, JDI a intenté la présente action en limitation aux termes des paragraphes 29(6) et 32(5) et de l’article 29.1 de la LRMM afin de limiter sa responsabilité à 500 000 $ à l’égard de toutes les demandes d’indemnisation liées à l’incident. MMC a présenté une déclaration devant la Cour le 30 avril 2010, cherchant aussi à limiter sa responsabilité aux termes de la LRMM relativement à la perte, désignant Siemens, Superport, CENNB et BMT en tant que défenderesses (T-666-10). De plus, au moyen d’un avis de mise en cause déposé le 28 juillet 2010, BMT a déposé à l’encontre d’AXA, l’assureur de cargaison de Siemens, une demande de contribution et d’indemnité relativement à l’incident.
[11] Le 29 juin 2011, la juge Heneghan a entendu plusieurs requêtes relativement aux deux actions en limitation de responsabilité et en vertu du paragraphe 33(1) de la LRMM, a accueilli les requêtes de JDI, MMC et BMT en vue d’empêcher toute autre instance relative à l’incident devant une cour ou un tribunal. La juge Heneghan a également rejeté la requête de Siemens visant la suspension de la présente instance et de la T-666-10, et a ordonné la constitution d’un fonds de limitation conformément aux dispositions de l’article 32 de la LRMM. La Cour d’appel fédérale a confirmé la décision de la juge Heneghan (Siemens Canada Limited c. JD Irving Limited, 2012 CAF 225 [JDI CAF]).
[12] Par la suite, le 5 juillet 2013, la juge Heneghan a ordonné que l’action en limitation soit instruite avant celle de l’action en responsabilité civile. Comme le prescrivait l’ordonnance de la juge Heneghan du 18 juillet 2013, un fonds de limitation de 500 000,00 $, plus intérêts accumulés à la date de sa constitution, soit 546 007,31 $, a été constitué le 29 juillet 2013 au moyen d’un cautionnement au nom de JDI. Par conséquent, la seule question à trancher lors du présent procès en limitation était de savoir si JDI, MMC et BMT pouvaient invoquer à leur profit la limite de responsabilité prévue à la LRMM.
[13] Cependant, la veille du procès, BMT a fait savoir que l’instance principale ainsi que l’instance pour indemnisation intentées par et contre BMT avaient été réglées. Par conséquent, BMT n’a pas participé en tant que partie à l’audience en limitation, quoique M. Hamilton ait été appelé comme témoin par JDI. BMT a présenté un Avis de règlement le 6 octobre 2015. Lors du procès, l’avocat de MMC a aussi fait savoir que M. Bremner, MMC et Siemens avaient conclu une entente selon laquelle Siemens limiterait son exécution de tout jugement qu’elle obtiendrait contre eux. Les détails de l’entente n’ont pas été divulgués; toutefois, MMC a quand même demandé une déclaration selon laquelle elle avait le droit de limiter sa responsabilité aux termes de la LRMM.
II. Dispositions législatives
[14] Les dispositions législatives pertinentes de la LRMM, qui inscrivent dans la loi canadienne les articles 1 à 15 de la Convention sur la limitation de la responsabilité en matière de créances maritimes, 1976, modifiée par le Protocole de 1996 modifiant la Convention de 1976 sur la limitation de la responsabilité en matière de créances (collectivement, la Convention sur la limitation) sont les suivantes :
PARTIE 3 LIMITATION DE RESPONSABILITÉ EN MATIÈRE DE CRÉANCES MARITIMES |
PART 3 LIMITATION OF LIABILITY FOR MARITIME CLAIMS |
Définitions et dispositions interprétatives |
Interpretation |
24. Les définitions qui suivent s’appliquent à la présente partie. |
24. The definitions in this section apply in this Part. |
« Convention » |
“Convention” |
« Convention » La Convention de 1976 sur la limitation de la responsabilité en matière de créances maritimes conclue à Londres le 19 novembre 1976 — dans sa version modifiée par le Protocole — dont les articles 1 à 15 figurent à la partie 1 de l’annexe 1 et l’article 18 figure à la partie 2 de cette annexe. |
“Convention” means the Convention on Limitation of Liability for Maritime Claims, 1976, concluded at London on November 19, 1976, as amended by the Protocol, Articles 1 to 15 of which Convention are set out in Part 1 of Schedule 1 and Article 18 of which is set out in Part 2 of that Schedule. |
« créance maritime » |
“maritime claim” |
« créance maritime » Créance maritime visée à l’article 2 de la Convention contre toute personne visée à l’article 1 de la Convention. |
“maritime claim” means a claim described in Article 2 of the Convention for which a person referred to in Article 1 of the Convention is entitled to limitation of liability. |
… |
… |
« Protocole » |
“Protocol” |
« Protocole » Le Protocole de 1996 modifiant la Convention de 1976 sur la limitation de la responsabilité en matière de créances maritimes conclu à Londres le 2 mai 1996, dont les articles 8 et 9 figurent à la partie 2 de l’annexe 1. |
“Protocol” means the Protocol of 1996 to amend the Convention on Limitation of Liability for Maritime Claims, 1976, concluded at London on May 2, 1996, Articles 8 and 9 of which are set out in Part 2 of Schedule 1. |
… |
… |
25. (1) Pour l’application de la présente partie et des articles 1 à 15 de la Convention : |
25. (1) For the purposes of this Part and Articles 1 to 15 of the Convention, |
a) « navire » s’entend d’un bâtiment ou d’une embarcation conçus, utilisés ou utilisables, exclusivement ou non, pour la navigation, indépendamment de leur mode de propulsion ou de l’absence de propulsion, à l’exclusion des aéroglisseurs et des plates-formes flottantes destinées à l’exploration ou à l’exploitation des ressources naturelles du fond ou du sous-sol marin; y sont assimilés les navires en construction à partir du moment où ils peuvent flotter, les navires échoués ou coulés ainsi que les épaves et toute partie d’un navire qui s’est brisé; |
(a) “ship” means any vessel or craft designed, used or capable of being used solely or partly for navigation, without regard to method or lack of propulsion, and includes |
b) la définition de « propriétaire de navire », au paragraphe 2 de l’article premier de la Convention, vise notamment la personne ayant un intérêt dans un navire ou la possession d’un navire, à compter de son lancement, et s’interprète sans égard au terme « de mer »; |
(b) the definition “shipowner” in paragraph 2 of Article 1 of the Convention shall be read without reference to the word “seagoing” and as including any person who has an interest in or possession of a ship from and including its launching; and |
… |
… |
(2) Les articles 28 à 34 de la présente loi l’emportent sur les dispositions incompatibles des articles 1 à 15 de la Convention. |
(2) In the event of any inconsistency between sections 28 to 34 of this Act and Articles 1 to 15 of the Convention, those sections prevail to the extent of the inconsistency. |
CHAMP D’APPLICATION |
APPLICATION |
26. (1) Sous réserve des autres dispositions de la présente partie, les articles 1 à 15 et 18 de la Convention et les articles 8 et 9 du Protocole ont force de loi au Canada. |
26. (1) Subject to the other provisions of this Part, Articles 1 to 15 and 18 of the Convention and Articles 8 and 9 of the Protocol have the force of law in Canada. |
… |
… |
27. Pour l’application de la Convention, le Canada est un État partie à la Convention. |
27. For purposes of the application of the Convention, Canada is a State Party to the Convention. |
… |
… |
29. La limite de responsabilité pour les créances maritimes — autres que celles mentionnées à l’article 28 — nées d’un même événement impliquant un navire d’une jauge brute inférieure à 300 est fixée à : |
29. The maximum liability for maritime claims that arise on any distinct occasion involving a ship of less than 300 gross tonnage, other than claims referred to in section 28, is |
a) 1 000 000 $ pour les créances pour décès ou blessures corporelles; |
(a) $1,000,000 in respect of claims for loss of life or personal injury; and |
b) 500 000 $ pour les autres créances. |
(b) $500,000 in respect of any other claims. |
ANNEXE 1 (article 24 et paragraphes 26(2) et 31(1)) |
SCHEDULE 1 (Section 24 and subsections 26(2) and 31(1)) |
PARTIE 1 |
PART 1 |
Texte des articles 1 à 15 de la Convention de 1976 sur la limitation de la responsabilité en matière de créances maritimes telle que modifiée par le Protocole de 1996 modifiant la Convention de 1976 sur la limitation de la responsabilité en matière de créances maritimes |
Text of Articles 1 to 15 of the Convention on Limitation of Liability for Maritime Claims, 1976, as amended by the Protocol of 1996 to amend the Convention on Limitation of Liability for Maritime Claims, 1976 |
CHAPITRE PREMIER — LE DROIT À LIMITATION |
CHAPTER I. THE RIGHT OF LIMITATION |
ARTICLE 1 |
ARTICLE 1 |
PERSONNES EN DROIT DE LIMITER LEUR RESPONSABILITÉ |
PERSONS ENTITLED TO LIMIT LIABILITY |
1. Les propriétaires de navires et les assistants, tels que définis ci-après, peuvent limiter leur responsabilité conformément aux règles de la présente Convention à l’égard des créances visées à l’article 2. |
1. Shipowners and salvors, as hereinafter defined, may limit their liability in accordance with the rules of this Convention for claims set out in Article 2. |
2. L’expression « propriétaire de navire », désigne le propriétaire, l’affréteur, l’armateur et l’armateur-gérant d’un navire de mer. |
2. The term “shipowner” shall mean the owner, charterer, manager and operator of a seagoing ship. |
… |
… |
4. Si l’une quelconque des créances prévues à l’article 2 est formée contre toute personne dont les faits, négligences et fautes entraînent la responsabilité du propriétaire ou de l’assistant, cette personne est en droit de se prévaloir de la limitation de la responsabilité prévue dans la présente Convention. |
4. If any claims set out in Article 2 are made against any person for whose act, neglect or default the shipowner or salvor is responsible, such person shall be entitled to avail himself of the limitation of liability provided for in this Convention. |
5. Dans la présente Convention, l’expression « responsabilité du propriétaire de navire » comprend la responsabilité résultant d’une action formée contre le navire lui-même. |
5. In this Convention the liability of a shipowner shall include liability in an action brought against the vessel herself. |
6. L’assureur qui couvre la responsabilité à l’égard des créances soumises à limitation conformément aux règles de la présente Convention est en droit de se prévaloir de celle-ci dans la même mesure que l’assuré lui-même. |
6. An insurer of liability for claims subject to limitation in accordance with the rules of this Convention shall be entitled to the benefits of this Convention to the same extent as the assured himself. |
7. Le fait d’invoquer la limitation de la responsabilité n’emporte pas la reconnaissance de cette responsabilité. |
7. The act of invoking limitation of liability shall not constitute an admission of liability. |
ARTICLE 2 |
ARTICLE 2 |
CRÉANCES SOUMISES À LA LIMITATION |
CLAIMS SUBJECT TO LIMITATION |
1. Sous réserves des articles 3 et 4, les créances suivantes, quel que soit le fondement de la responsabilité, sont soumises à la limitation de la responsabilité : |
1. Subject to Articles 3 and 4 the following claims, whatever the basis of liability may be, shall be subject to limitation of liability: |
a) créances pour mort, pour lésions corporelles, pour pertes et pour dommages à tous biens (y compris les dommages causés aux ouvrages d’art des ports, bassins, voies navigables et aides à la navigation) survenus à bord du navire ou en relation directe avec l’exploitation de celui-ci ou avec des opérations d’assistance ou de sauvetage, ainsi que pour tout autre préjudice en résultant; |
(a) claims in respect of loss of life or personal injury or loss of or damage to property (including damage to harbour works, basins and waterways and aids to navigation), occurring on board or in direct connexion with the operation of the ship or with salvage operations, and consequential loss resulting therefrom; |
b) créances pour tout préjudice résultant d’un retard dans le transport par mer de la cargaison, des passagers ou de leurs bagages; |
(b) claims in respect of loss resulting from delay in the carriage by sea of cargo, passengers or their luggage; |
c) créances pour d’autres préjudices résultant de l’atteinte à tous droits de source extracontractuelle, et survenus en relation directe avec l’exploitation du navire ou avec des opérations d’assistance ou de sauvetage; |
(c) claims in respect of other loss resulting from infringement of rights other than contractual rights, occurring in direct connexion with the operation of the ship or salvage operations; |
… |
… |
2. Les créances visées au paragraphe 1 sont soumises à la limitation de la responsabilité même si elles font l’objet d’une action, contractuelle ou non, récursoire ou en garantie. Toutefois, les créances produites aux termes des alinéas d), e) et f) du paragraphe 1 ne sont pas soumises à la limitation de responsabilité dans la mesure où elles sont relatives à la rémunération en application d’un contrat conclu avec la personne responsable. |
2. Claims set out in paragraph 1 shall be subject to limitation of liability even if brought by way of recourse or for indemnity under a contract or otherwise. However, claims set out under paragraph 1(d), (e) and (f) shall not be subject to limitation of liability to the extent that they relate to remuneration under a contract with the person liable. |
ARTICLE 4 |
ARTICLE 4 |
CONDUITE SUPPRIMANT LA LIMITATION |
CONDUCT BARRING LIMITATION |
… |
… |
Une personne responsable n’est pas en droit de limiter sa responsabilité s’il est prouvé que le dommage résulte de son fait ou de son omission personnels, commis avec l’intention de provoquer un tel dommage, ou commis témérairement et avec conscience qu’un tel dommage en résulterait probablement. |
A person liable shall not be entitled to limit his liability if it is proved that the loss resulted from his personal act or omission, committed with the intent to cause such loss, or recklessly and with knowledge that such loss would probably result. |
III. Questions en litige et Résumé des observations des parties
[15] Le fait que JDI soit un propriétaire de navire au sens de l’alinéa 25(1)a) de la LRMM n’est pas contesté ni le fait qu’elle a, par conséquent, le droit de limiter sa responsabilité aux termes de la Convention sur la limitation. Parallèlement, on ne conteste pas que la jauge brute de la SPM 125 soit inférieure à 300 tonnes et, par conséquent, que le montant de la limite, le cas échéant, est de 500 000,00 $CAN, comme le prévoit l’article 29 de la LRMM.
[16] La question est de savoir si la conduite de JDI lui interdit de limiter sa responsabilité selon l’article 4 de la Convention sur la limitation. Pour ce qui est de MMC et de M. Bremner, la question est de savoir s’ils f paragraphe 4 de l’article 1, en tant que personnes dont les faits, négligences et fautes entraînent la responsabilité de JDI et, le cas échéant, si ce droit est supprimé par leur conduite, comme le prévoit l’article 4.
[17] Pour trancher ces questions, il faut interpréter le paragraphe 4 de l’article 1 et l’article 4, puis appliquer les faits et les éléments de preuve en l’espèce à ces dispositions.
[18] Siemens n’affirme pas que l’une ou l’autre des parties n’avait l’intention de causer une telle perte. Cependant, elle affirme, qu’au sens de l’article 4 de la Convention sur la limitation, que les éléments de preuve démontrent – ou que la Cour devrait conclure – que JDI et MMC ont agi témérairement et avec conscience que la perte de la cargaison en résulterait probablement.
[19] Siemens reconnaît que pour supprimer le droit à la limitation, la perte doit avoir résulté d’omissions ou de faits personnels de la part du propriétaire du navire. Dans le cas de JDI, les faits ou omissions reprochés à des personnes en particulier doivent être attribués à la Société. À cet égard, Siemens soutient que deux des employés de JDI, M. Roderick Malcolm (« M. Malcolm »), gestionnaire du projet de déplacement de la cargaison, et M. David McLaughlin (« M. McLaughlin »), ingénieur principal de la manoeuvre, avaient le pouvoir d’agir au nom de JDI et ont effectivement agi à ce titre en exécutant le contrat avec Siemens. À cet égard, les fonctions de MM. Malcolm et McLaughlin au sein de l’entreprise étaient les mêmes que celles auxquelles s’attendait JDI, et leurs actes et connaissances peuvent être attribués à JDI.
[20] Siemens soutient en outre que JDI est responsable de la conduite de MMC et de M. Bremner, étant donné que JDI a retenu les services de MMC, lui a donné des instructions et l’a payée. JDI a désigné MMC comme son architecte naval aux fins du déplacement de la cargaison.
[21] JDI soutient que, conformément à l’article 4, Siemens devait prouver que JDI agit témérairement et que JDI savait effectivement que la perte subie par Siemens résulterait probablement de sa témérité. Selon JDI, Siemens n’a pas réussi à démontrer la cause véritable de l’incident ni que l’une des causes prouvées était la témérité. En outre, ni les actes de M. Malcolm ni ceux de M. McLaughlin n’étaient attribuables à JDI à cette fin. De toute façon, Siemens n’a pas réussi à prouver que quiconque concerné par la planification ou la mise en œuvre du déplacement avait agi témérairement.
[22] À cet égard, il faut souligner que dans sa déclaration, JDI a affirmé qu’aucun des employés ou des sociétés affiliées de JDI, nommés par Siemens comme défendeurs dans les poursuites intentées par Siemens en Ontario ou d’autres poursuites, n’étaient des âmes dirigeantes de JDI au sens de l’article 4. Cependant, sous réserve de cette disposition et aux fins de son action en limitation seulement, JDI a accepté que les faits de ses employés relativement à cet incident étaient ses faits, et JDI a accepté la responsabilité à l’égard de ces faits selon les limites prévues par les dispositions de la LRMM. En outre, et selon les mêmes modalités, JDI a accepté que les faits de ses sociétés affiliées étaient ses propres faits et en a accepté la responsabilité.
[23] Dans leur défense, demande reconventionnelle et demande entre défendeurs respectives déposées en réponse à l’action en limitation de JDI, MMC et M. Bremner ont tous deux admis que JDI avait le droit de limiter sa responsabilité aux termes de la LRMM et ils ont également soutenu que leur propre responsabilité était de ce fait limitée. Dans sa réponse et demande reconventionnelle, JDI a reconnu que MMC a le droit de limiter sa responsabilité conformément à la LRMM, à la condition que JDI ait le même droit, et qu’elle ait accepté que toutes les demandes d’indemnité contre MMC et JDI se limitaient, collectivement, à 500 000,00 $. En l’espèce, MMC et M. Bremner ont fait valoir que leur droit de limiter leur responsabilité découle du paragraphe 4 de l’article 1 de la Convention sur la limitation. Ils interprètent le paragraphe 4 de l’article 1 de façon à étendre la limitation de la responsabilité aux entrepreneurs indépendants, à la condition que le propriétaire du navire soit responsable de leurs faits en droit. MMC a observé que la responsabilité juridique de JDI concernant MMC et M. Bremner découle du paragraphe 43(2) de la LRMM, qui intègre les règles de La Haye-Visby, qui stipule qu’un propriétaire de navire a une obligation ne pouvant être déléguée de mettre son navire en état de navigabilité. Par conséquent, un entrepreneur indépendant dont les faits, négligences ou fautes font en sorte qu’un navire n’est plus en état de navigabilité peut limiter sa responsabilité s’il est poursuivi par les propriétaires de la cargaison endommagée. MMC et M. Bremner affirment également, pour les mêmes motifs que JDI, que les éléments de preuve n’engagent pas l’exclusion de la limitation prévue à l’article 4.
IV. Objet de la Convention sur la limitation
[24] À mon avis, comme point de départ, il est important de comprendre l’historique et l’objet de la Convention sur la limitation.
[25] Ces points, notamment le raisonnement à l’égard du seuil extrêmement élevé exigé pour supprimer la limitation prévue à l’article 4 au Canada, ont été décrits dans le cadre de nombreuses affaires antérieures. Dans Canadien Pacifique Ltée c. « Sheena M » (Le), [2000] 4 CF 159 [Le Sheena M], la Cour a déclaré ce qui suit :
[8] Une partie du raisonnement qui sous-tend la Convention de 1976 est clairement exposée dans Griggs and Williams, Limitation of Liability for Maritime Claims, Lloyd’s of London Press, 1998, à la page 3, où les auteurs commencent en mentionnant la Convention de 1957 :
[traduction]
On a reconnu que le régime antérieur de limitation avait donné lieu à de trop nombreux litiges, ce que l’on voulait éviter à l’avenir. On s’entendait pour dire qu’il fallait établir un équilibre entre, d’une part, le désir de veiller à ce qu’un créancier qui a gain de cause soit indemnisé convenablement pour les pertes et préjudices qu’il a subis et, d’autre part, la nécessité de permettre aux propriétaires de navires, pour des motifs d’ordre public, de limiter leur responsabilité à un montant qui puisse être couvert sans problème par une assurance, moyennant une prime raisonnable.
La solution retenue, en bout de ligne, pour concilier les exigences du créancier et du défendeur consiste à a) établir un fonds de limitation correspondant au montant maximal de l’assurance que le propriétaire d’un navire peut obtenir à un coût raisonnable et à b) créer un droit à la limitation de la responsabilité pratiquement impossible à écarter.
Le texte de la Convention de 1976 arrêté par la Conférence constitue donc un compromis. En échange de l’établissement d’un fonds de limitation beaucoup plus élevé, les créanciers devraient accepter que la possibilité de supprimer le droit à la limitation de la responsabilité soit extrêmement limitée. Sous le régime de la Convention de 1976, la perte du droit à la limitation de la responsabilité ne survient que si le créancier peut prouver la faute intentionnelle ou la témérité de la personne qui veut limiter sa responsabilité (Article 4).
[caractères gras ajoutés]
[26] Plus récemment, l’objectif et l’historique de la Convention sur la limitation ont été abordés dans l’affaire Daina Shipping Company v. Te Runanga O Ngati Awa, [2013] 2 NZLR 799 [Daina Shipping] :
[26] [traduction] La Convention de 1976 a apporté un « changement dramatique ». Sous le régime de la Convention de 1957, le propriétaire qui réclamait un droit à la limitation de sa responsabilité devait démontrer que l’occasion donnant lieu à la demande était survenue sans la faute personnelle du propriétaire. L’article 4 de la Convention de 1976 a déplacé ce fardeau. Le propriétaire n’est plus tenu de démontrer une absence de faute et une absence de faute personnelle. L’article 4 exige qu’un demandeur qui s’oppose à la limitation démontre que le propriétaire avait l’intention de provoquer la perte subie par le demandeur, ou qu’il avait été téméraire à cet égard et avait agi avec conscience que la perte en résulterait probablement.
[...]
[28] Dans The Bowbelle, le juge Sheen a décrit l’article 4 comme imposant « un très lourd fardeau » au demandeur. Dans The Leerort, le sieur lord Phillips of Worth Matravers, immédiatement après avoir cité l’observation du juge Sheen, a dit : « Il vaut la peine de s’arrêter un instant pour considérer à quel point ce fardeau est lourd ». Le juge a ensuite considéré l’ampleur du fardeau et a conclu : « [Q]ue lorsqu’une demande en dommages-intérêts est faite à la suite d’une collision, il tient presque de l’évidence que le propriétaire du navire défendeur aura le droit de limiter sa responsabilité ».
[29] L’ampleur de la difficulté à laquelle fait face un demandeur qui cherche à supprimer la limitation se reflète dans de nombreuses expressions semblables à celles qui viennent d’être citées. Le juge Sheen l’a exprimé de façon différente, mais avec le même effet, lorsqu’il a dit que le propriétaire a un « droit presque incontestable à la limitation ». Dans l’affaire Saint Jacques II and Gudermes, le juge Gross a dit qu’« il est probable que seules les affaires vraiment exceptionnelles donneront lieu à une véritable perspective de supprimer le droit d’un propriétaire à la limitation ».
[30] Dans l’affaire The Tasman Pioneer, le juge Williams a cité avec approbation une observation de M. Jackson selon laquelle « il semble accepté que les limites seront normalement immuables – un compromis pour les limites supérieures établies dans la Convention de 1976 ». Les Travaux Préparatoires de la Convention de 1976, et des Protocoles de 1996, indiquent clairement que c’était bel et bien l’intention. On peut aussi facilement en conclure que c’était l’intention en comparant l’article 4 aux dispositions de la Convention de 1957. Sous le régime de la Convention de 1957, il était plus difficile pour le propriétaire d’obtenir une limitation du montant de responsabilité mais, s’il l’obtenait, le plafond était bas. Il s’agissait d’une limite « dérisoire » comme l’a fait remarquer un commentateur.
[notes en bas de page omises et caractères gras ajoutés]
[27] Dans la même veine, l’historique et l’objectif de la Convention sur la limitation ont été abordés dans le contexte du droit britannique dans l’affaire Margolle and another v Delta Maritime Company Limited and others (The Saint Jacques II), [2002] EWHC 2452 (Admlty) [Saint Jacques II] qui a aussi examiné la nature de la témérité et de la conscience en tant qu’éléments de l’article 4 :
[16] [traduction] Pour les présentes, le cadre juridique peut se résumer comme suit :
[...]
(1) pour des raisons de politique, le droit des propriétaires de navires et de certaines autres personnes de limiter leur responsabilité est établi de longue date dans le droit britannique et fait maintenant (comme on l’a déjà fait remarquer) partie de la Convention de 1976. Trois particularités ressortent en comparant la Convention de 1976 à la convention précédente, la Convention internationale sur la limitation de la responsabilité des propriétaires de navires de mer 1957 (TS 52 (1960); Cmnd 3678); la Convention de 1976 prévoit : (i) une limite de responsabilité supérieure; (ii) que le fardeau de la preuve incombe à la partie qui cherche à « supprimer » la limite; (iii) que ce fardeau est (intentionnellement) un très lourd fardeau. Les observations du juge Sheen dans l’affaire The Bowbelle [1990] 3 All ER 476, [1990] 1WLR 1330 selon lesquelles la Convention de 1976 conférait au propriétaire de navire un « droit presque incontestable à la limitation », ont été citées avec approbation dans MSC Mediterranean Shipping Co SA v. Delumar BVBA [2000] 2 All ER (Comm), 458 à 460, [2000] 2Lloyd’s Rep, 399 à 401 (particulièrement aux par. 11 et suivants) et dans Schiffahrtgesellschaft MS ‘Merkur Sky’ mbH & Co KG v. MS Leerort NTH Schiffahrts GmbH & Co KG ‘The Leerort’ [2001] EWCA Civ 1055, par. [9] et suivants, [2001] 2Lloyd’s Rep 291, par. [9] et suivants.
(2) Un coup d’œil à l’article 4 de la Convention de 1976 suffit pour souligner à quel point le fardeau est lourd pour la partie qui conteste le droit du propriétaire de navires à la limitation de la responsabilité. Comme l’exprimait le juge David Steel dans MSC Mediterranean Shipping case ([2000] 2 All ER (Comm) 458 à 461, [2000] 2Lloyd’s Rep, 399 à 401 [par. 14]) :
[traduction] [...] sauf, comme en l’espèce, toute allégation d’intention, la personne qui conteste le droit à limiter doit établir à la fois la témérité et la conscience que la perte en cause en résulterait probablement. (Les italiques sont ajoutées.)
(3) La nature de ces deux exigences (témérité et conscience) et le lien entre elles semblent découler de deux autorités sur la Convention pour l’unification de certaines règles relatives au transport aérien international 1929 de Varsovie, modifiée à La Haye en 1955, dont les dispositions sont prévues à l’annexe 1 de la Loi sur le transport aérien 1961 régissant le transport aérien de marchandises et de personnes (la Convention de Varsovie). Pour ce qui est de la conduite téméraire, lord juge Eveleigh a dit dans Goldman v Thai Airways International Ltd [1983] 3 All ER, 693 à 699, [1983] 1 WLR, 1186 à 1194 :
Lorsque la conduite est qualifiée de téméraire, c’est parce qu’elle engendre le risque de conséquences indésirables. Lorsqu’une personne agit de façon téméraire, elle agit d’une manière qui indique une décision de courir le risque ou une attitude mentale d’indifférence quant à son existence. C’est la signification ordinaire du mot [...] Par conséquent, on ne peut pas décider si un fait ou une omission est fait ou non de manière téméraire sans tenir compte de la nature du risque en cause.
Dans Nugent v Michael Goss Aviation Ltd [2000] 2 Lloyd’s Rep, 222 à 227, lord juge Auld a décrit la conduite téméraire comme une conduite faisant intervenir [traduction] « un risque évident de dommages et l’omission de réfléchir de quelque façon que ce soit à la possibilité de ce risque, ou une reconnaissance du risque, et de le prendre ». Il est évident que le mot « conscience » ici signifie connaissance véritable et non connaissance par interprétation. Encore une fois, dans l’affaire Nugent, Auld LJ (à 229) :
[...] l’ingrédient additionnel est la connaissance véritable, dans le sens d’appréciation ou de conscience au moment de la conduite en question, qu’il en résultera probablement le type de dommages causés. Rien de moins ne saurait suffire.
Clairement, les deux exigences de témérité et de conscience sont distinctes et cumulatives; une contestation du droit à la limitation de la responsabilité ne l’emportera pas si (par exemple) seule la témérité est établie, mais non la conscience. Toutefois, et encore un peu plus loin dans l’affaire Nugent, lord juge Auld a dit (à 227) :
[traduction] Ajouter un autre ingrédient [...] de connaissance de la probabilité des dommages peut ou peut ne pas, selon le caractère évident du risque, ajouter beaucoup à la tâche de conclure qu’un transporteur a reconnu le risque et qu’il a décidé de le prendre. Plus le caractère évident du risque est grand, plus le tribunal est susceptible de conclure à la témérité et que le défendeur, en agissant ainsi, savait qu’il causerait probablement des dommages. Comme preuve, les deux bien souvent l’emporteront ou échoueront ensemble [...] Comme c’est souvent le cas, les considérations pratiques de ce qu’un tribunal est prêt à déduire relativement à l’état d’esprit d’un défendeur peut être plus décisif que les questions de principe de ce qu’une notion juridique ajoute à une autre [...]
(4) Si précieuses que soient ces sources doctrinales et jurisprudentielles sur la Convention de Varsovie quant à la signification de « témérité » et de « conscience » dans le présent contexte, les questions ne se terminent pas là pour autant. Le critère sous le régime de la Convention de 1976 pour supprimer le droit à la limitation de la responsabilité est encore plus élevé que celui que l’on trouve dans la Convention de Varsovie, pour ce qui est tant du fait ou de l’omission en question que de la conscience pertinente, donc : (i) sous le régime de la Convention de 1976, le fait ou l’omission en question doit être une omission ou un fait « personnel » de la partie qui cherche à limiter sa responsabilité; par contre, l’exception au droit à la limitation contenue dans la Convention de Varsovie s’applique au fait ou à l’omission « du transporteur, de ses préposés ou mandataires » (voir l’article 25 de la Convention de Varsovie); (ii) sous le régime de la Convention de Varsovie, la conscience pertinente est « que des dommages en résulteront probablement » (voir l’article 25); sous le régime de la convention, la conscience pertinente aux termes de l’article 4 est « qu’une telle perte » en résulterait probablement.
(5) Ces considérations ont été abordées par le sieur lord Phillips dans Schiffahrtgesellschaft MS ‘Merkur Sky’ mbH & Co KGv MS Leerort NTH Schiffahrts GmbH & Co KG ‘The Leerort’ [2001] EWCA Civ 1055, par. [13] à [19], [2001] 2 Lloyd’s Rep 291, par. [13] à [19], comme suit :
13. Les dispositions sur la limitation relativement à la marine marchande offrent une protection encore plus grande que celles sur le transport aérien. Seulement l’omission ou l’acte personnel d’un propriétaire de navires supprime le droit à la limitation. Un propriétaire de navire, au sens de l’article 1, désigne le propriétaire l’affréteur, l’armateur et l’armateur-gérant d’un navire de mer. Ainsi, pour écarter le droit à la limitation de la responsabilité, il faut désigner l’acte ou l’omission déterminant de la part d’une personne qui a causé la perte. En outre, c’est seulement la conduite commise avec l’intention de provoquer une telle perte, ou commise témérairement et avec conscience qu’une telle perte en résulterait probablement, qui écarte le droit à la limitation. Il me semble que cela exige une prévoyance quant à la perte qui survient véritablement, non seulement du type de perte qui survient. De toute évidence, cela semble avoir été la conclusion du juge Steel dans [MSC Mediterranean Shipping Co SA v Delumar BVBA [2000] 2 All ER (Comm) 458, [2000] 2 Lloyd’s Rep 399]...
[...]
[caractères gras ajoutés]
[28] Pour terminer, je souligne que la Cour suprême du Canada a récemment abordé l’objectif de la Convention sur la limitation, ainsi que l’interprétation et l’application de l’article 4, dans Peracomo Inc c. Société TELUS Communications, 2014 CSC 29 [Peracomo CSC]. L’affaire portait sur l’intention de provoquer une perte au sens de l’article 4 de la Convention sur la limitation, plutôt que sur la témérité, comme en l’espèce. Cependant, la Cour a abordé l’objectif de la Convention sur la limitation et la témérité dans le contexte de l’exclusion de la couverture de l’assurance en raison de l’inconduite délibérée, par opposition à la témérité au sens de l’article 4.
[29] Dans ce cas, M. Vallée était le seul actionnaire et dirigeant de Peracomo Inc, et l’on a concédé qu’il était l’alter ego de cette entreprise. Pendant qu’il pêchait, M. Vallée a accroché un câble, qu’il a par la suite sectionné, croyant qu’il était abandonné. En réalité, le câble était un câble de communication en service dont la société Telus était propriétaire. Parce que M. Vallée a sectionné le câble délibérément, le juge de première instance a conclu que la suppression de la limitation de la responsabilité prévue à l’article 4 s’appliquait. La Cour d’appel fédérale a confirmé la décision du juge de première instance (Peracomo Inc c. Société Telus Communications, 2012 CAF 199 [Peracomo CAF]). Cependant, la Cour suprême du Canada n’a pas souscrit à cette conclusion. Elle a conclu que la limite de responsabilité s’appliquait, mais que le dommage était exclu de la couverture d’assurance de M. Vallée en raison d’inconduite délibérée. Il a été reconnu personnellement responsable des dommages en fonction des limites prévues par la LRMM.
[30] La Cour suprême du Canada a conclu que l’article 4 établit un niveau très élevé de faute en fonction de l’objet de la Convention sur la limitation qui est d’établir « la limitation quasi absolue de la responsabilité » :
[24] [traduction] Examinons d’abord l’objet de la Convention. Les États contractants ont voulu l’exigence d’une faute stricte et une limitation de la responsabilité difficile à supprimer (Margolle v. Delta Maritime Co. (The Saint Jacques II and « Gudermes »), [2002] EWHC 2452, [2003] 1 Lloyd’s Rep. 203, par. 16; Schiffahrtsgesellschaft MS « Merkur Sk »y m.b.H. & Co. K.G. v. MS Leerort Nth Schiffahrts G.m.b.H. & Co. K.G. (The « Leerort »), [2001] EWCA Civ 1055, [2001] 2 Lloyd’s Rep. 291, par. 18. La Convention est considérée comme étant le « fruit d’un compromis » [traduction] « en contrepartie à l’établissement d’un fonds de limitation d’un montant accru, la disposition permettant la suppression de la limitation de la responsabilité a été resserrée au point qu’il est presque impossible à un demandeur de l’obtenir » A. Mandaraka-Sheppard, Modern Maritime Law and Risk Management (2e éd. 2007), p. 865. L’acte fautif doit revêtir un caractère très répréhensible sur le plan subjectif pour satisfaire à l’exigence : (Nugent, p. 229, où le tribunal interprète les dispositions au libellé analogue de la Convention de Varsovie, 137 R.T.S.N. 11, modifiée par le Protocole de La Haye, 478 R.T.N.U. 371). On dit de la norme de faute établie à l’art. 4 qu’elle emporte [traduction] « un droit presque absolu à la limitation de la responsabilité » (P. Griggs, R. Williams et J. Farr, Limitation of Liability for Maritime Claims (4e éd. 2005), p. 3) et « un droit presque incontestable à la limitation de la responsabilité » (The « Bowbelle », [1990] 1 Lloyd’s Rep. 532 (Q.B.D.), p. 535; voir également D. Damar, Wilful Misconduct in International Transport Law (2011), p. 168; R. P. Grime, « Implementation of the 1976 » « Limitation Convention » (1988), 12 Marine Pol’y 306, p. 313; P. Heerey, « Limitation of Maritime Claims » (1994), 10 MLAANZ Journal 1, p. 3; T. Ogg, « IMO’s International Safety Management Code (The ISM Code) » (1996), 1 I.J.O.S.L. 143, p. 149; J. F. Wilson, Carriage of Goods by Sea (7e éd. 2010), p. 288; E. Gold, A. Chircop et H. Kindred, Maritime Law (2003), p. 728.) Signalons que les États contractants ont envisagé – pour finalement l’écarter expressément – la possibilité de retenir la commission d’une « faute lourde » comme condition suffisante pour supprimer la limitation de la responsabilité (Comité Maritime International, The Travaux Préparatoires of the LLMC Convention, 1976 and of the Protocol of 1996 (2000), Article 4. Conduite supprimant la limitation, p. 123 à 132).
[25] Soit dit en tout respect, l’interprétation de la Cour d’appel fédérale des conditions qui permettent de supprimer la limitation de la responsabilité assouplit la norme de faute applicable et compromet ainsi l’objet de la Convention, à savoir la limitation quasi absolue de la responsabilité.
[caractères gras ajoutés]
[31] La Cour suprême du Canada a conclu que peu importe ce qu’on pourrait ajouter au sujet des actes de M. Vallée, force est de reconnaître qu’il n’avait pas vraiment conscience du fait que ses actes causeraient probablement l’endommagement d’un bien que devrait ensuite réparer son propriétaire : « La Cour d’appel fédérale commet donc une erreur de droit lorsqu’elle conclut que M. Vallée a voulu causer un dommage ou qu’il a agi témérairement et avec conscience qu’un tel dommage en résulterait probablement au sens de l’art. 4 » (paragraphe 34).
[32] La Cour a ensuite examiné si le dommage avait été causé par l’inconduite délibérée de M. Vallée et était, de ce fait, exclu de la couverture aux termes des modalités de sa police d’assurance au titre du paragraphe 53(2) de la Loi sur l’assurance maritime, L.C. 1993, ch. 22. Ce faisant, la Cour a conclu que les normes de faute sous le régime de la Convention sur la limitation et de la Loi sur l’assurance maritime différaient en raison de leurs objets et libellés respectifs. L’état d’esprit requis pour l’inconduite délibérée aux termes de la disposition sur l’exclusion d’assurance comporte une insouciance à l’égard des conséquences, c’est-à-dire avoir une connaissance véritable d’un risque et le prendre de toute façon, une norme de faute différente et inférieure à celle que prévoit la Convention sur la limitation.
[33] La Cour suprême a conclu qu’il ne faisait aucun doute que les actes de M. Vallée étaient à ce point éloignés de la gamme des conduites auxquelles on pouvait s’attendre de lui dans la situation considérée, qu’on pouvait les assimiler à une inconduite et que cette inconduite était « délibérée ». Elle a aussi souligné la conclusion du juge de première instance selon laquelle M. Vallée s’est « montré téméraire au plus haut point » et a déclaré que :
[67] [traduction] Même si pour les besoins de la Convention, la suppression de la limitation de la responsabilité requiert l’intention ou la témérité doublée de la conscience que le dommage en résultera probablement, aux fins de la Loi sur l’assurance maritime, l’inconduite délibérée n’exige ni l’intention de causer le dommage, ni la conscience subjective que le dommage en résultera probablement. Dans le cas considéré en l’espèce, seule est requise l’inconduite doublée d’une insouciance téméraire à l’égard du risque connu malgré une obligation de connaissance. Il appert des motifs du juge de première instance considérés à la lumière du dossier que, lorsqu’il a sectionné le câble, M. Vallée, qui aurait dû se montrer plus avisé, a subjectivement envisagé le risque que le câble soit opérationnel, mais a quand même décidé de le sectionner sur la seule foi d’une mention manuscrite sur une carte consultée quelques secondes dans un musée, un document qui n’était pas une carte marine et dont on rait qu’elle était l’origine et si elle était authentique. Sectionner le câble dans ces circonstances constitue une inconduite délibérée selon toutes les sources doctrinales et jurisprudentielles auxquelles je fais référence précédemment.
[34] Aux fins de l’espèce, la signification de la décision de la Cour suprême dans l’arrêt Peracomo CSC est que les États contractants à la Convention sur la limitation ont voulu une exigence élevée à l’égard de la faute, donnant lieu à une limitation quasi absolue de la responsabilité. Dans le contexte de l’article 4, la témérité exige une conscience subjective que le dommage qui est véritablement survenu surviendrait probablement, tandis que la témérité dans le contexte de l’inconduite délibérée présente un élément de faute inférieur, exigeant uniquement une insouciance téméraire au risque connu malgré une obligation de connaître.
V. Question préliminaire : admissibilité des notes de M. Harquail
[35] Immédiatement après l’incident, JDI a retenu les services d’un avocat, M. Paul Harquail, de Stewart McKelvey (« M. Harquail »), qui a interviewé plusieurs employés de JDI et d’autres qui étaient présents lors de l’incident et il a pris des notes de ces entrevues.
[36] Il est important de reconnaître que ces notes d’entrevue, pour la plupart, ont été prises sur les lieux de l’incident et immédiatement après celui-ci. Il ne s’agit pas de déclarations officielles, mais de dossiers manuscrits de M. Harquail des entrevues, principalement sous forme d’aide-mémoire en notation sténographique ou en style télégraphique, accompagnés de diagrammes et de questions à lui-même. Elles sont difficiles à déchiffrer, sauf peut-être par leur auteur, et étaient de toute évidence destinées à l’usage interne de l’avocat. Elles ont par la suite été transcrites sous forme dactylographiée.
[37] Une fois que JDI a eu présenté tous ses éléments de preuve, Siemens a appelé M. Harquail à titre de témoin. L’avocat de Siemens a déclaré que l’objet de cette comparution était de prouver les notes d’entrevue et les déclarations faites par plusieurs des témoins qui ont comparu et sur lesquelles les experts de JDI s’étaient fondés pour former leurs opinions.
[38] JDI s’est opposée à cette façon de faire. Elle a soutenu que les notes n’étaient admissibles que dans la mesure où leurs déclarations ont été soumises à des témoins des faits, en tant que déclarations antérieures incompatibles, conformément aux dispositions de l’article 11 de la Loi sur la preuve au Canada, LRC 1985, ch. C-5. En outre, le simple fait que les notes formaient une partie des renseignements que les experts ont examiné en général pour se faire une opinion ne sert pas de fondement à leur admission dans leur ensemble.
[39] Siemens a soutenu que les notes faisaient partie du fondement des rapports d’expert de JDI et qu’elle avait le droit de déterminer de quelle façon les experts avaient traité les renseignements contenus dans les notes, c’est-à-dire de vérifier le fondement de l’opinion des experts. Cela, a-t-elle soutenu, lui permettrait de présenter des observations quant au poids à accorder aux témoignages d’experts s’appuyant sur la force du fondement.
[40] Lors du procès de première instance, j’ai conclu que dans la mesure où les notes étaient utilisées pour contester un témoignage précis d’un témoin des faits, elles étaient admissibles. Par contre, j’ai différé ma décision quant à l’admissibilité sur tout autre fondement ou pour toute autre fin.
[41] M. Harquail a alors été appelé et a dit dans son témoignage que ses notes n’étaient pas un compte rendu mot à mot et qu’elles avaient été recueillies dans un environnement chaotique. Il recueillait des renseignements et, dans certains cas, faisait des observations ou notait ses propres réflexions, mais il s’était efforcé de reproduire avec exactitude ce qu’on lui disait, ou l’impression qu’il en retenait. L’avocat de Siemens a présenté M. Harquail et lui a posé des questions sur cinq des ensembles de notes qu’il avait prises lors de l’entrevue de trois employés de JDI, soit M. Craig Singleton (« M. Singleton »), de M. Jeff Mazerolle (« Jeff Mazerolle ») et de M. McLaughlin (collectivement, les « notes Harquail » ou les « notes »). JDI a présenté plusieurs objections et a fait remarquer que les notes n’avaient pas été présentées aux témoins dont les déclarations étaient consignées, ou que les témoins n’avaient été informés que de petites parties des notes. JDI a en outre fait remarquer que même lorsque des parties des notes étaient présentées aux témoins, elles ne contredisaient pas le témoignage des témoins.
[42] Pour les motifs énoncés ci-dessous, et contrairement à ce que soutient Siemens, j’estime qu’aucune des notes Harquail qui ont été présentées aux témoins n’est admissible aux termes de la règle de la déclaration antérieure incompatible. De plus, même si les experts de JDI s’étaient fondés sur les notes, et je ne suis pas convaincue qu’ils l’ont fait, cela ne suffirait pas pour admettre les notes Harquail quant à la véracité de leur contenu. Cependant, je conclus qu’elles sont admissibles en fonction de leur nécessité et fiabilité relatives, conformément à une approche fondée sur des principes de la preuve par ouï-dire. Quoi qu’il en soit et comme il est expliqué dans le cadre des présents motifs, je ne leur ai accordé en fin de compte que peu de poids.
[43] L’article 11 de la Loi sur la preuve au Canada constitue la règle de la « déclaration antérieure incompatible » et est une codification de la règle découlant de Browne v. Dunn, (1893), 6 R 67 (HL Eng). Cette règle oblige l’avocat à prévenir les témoins dont il prévoit mettre en doute la crédibilité ultérieurement en contre‑interrogatoire (R c. Lyttle, 2004 CSC 5, paragraphe 64 [Lyttle]) de façon à donner l’occasion au témoin de fournir une explication relativement à des déclarations antérieures qui contredisent ses éléments de preuve actuels (R c. Quansah, 2015 ONCA 237, paragraphe 75 [Quansah]). Elle vise un traitement équitable et n’est pas fixe (Lyttle, paragraphe 65; voir aussi Quansah, paragraphe 80).
[44] Les notes de l’entrevue de M. Singleton (pièce D28) par M. Harquail le 15 octobre 2008 comportaient l’inscription « comme si la barge ne pouvait pas le supporter – lors du dernier déplacement, elle semblait plus stable ». En contre-interrogatoire, on a demandé à M. Singleton s’il se rappelait avoir dit à M. Harquail que, d’après son expérience, c’était comme si la barge ne pouvait pas supporter la charge. Il a répondu qu’il ne savait pas s’il avait utilisé ces mots exactement, mais il a confirmé que son commentaire était que la barge semblait petite comparativement à des déplacements antérieurs.
[45] Des parties des déclarations des notes Harquail provenant de son entrevue de Jeff Mazerolle (pièce D25) ont été présentées à M. Mazerolle en contre-interrogatoire; cependant, il a dit qu’il ne se rappelait pas du contenu de l’entrevue.
[46] Les notes Harquail des entrevues avec M. McLaughlin (pièces D26 et D27, cette dernière datée du 3 décembre 2008, sont incorrectement identifiées comme étant l’enregistrement d’une entrevue avec Ron Mazerolle) n’ont pas été présentées à M. McLaughlin au procès de première instance, même de façon générale. Cependant, Siemens soutient qu’un extrait de la communication de la preuve, dans lequel M. McLaughlin a dit dans son témoignage qu’il ne se souvenait pas avoir fait la déclaration « la barge était plus animée/faire avec les moyens du bord » selon l’inscription dans les notes Harquail, suffisait à permettre l’admission de ces notes. Par contre, la relecture de l’extrait confirme que M. McLaughlin ne se rappelait pas d’avoir décrit la barge comme étant « plus animée ».
[47] M’appuyant sur ce qui précède, j’estime qu’aucune des parties des notes d’entrevue présentées à ces témoins n’est admissible aux termes d’une application stricte de la règle de la déclaration antérieure incompatible, étant donné qu’elles ne sont ni des contradictions ni des négations de déclarations antérieures.
[48] Quant à l’observation de Siemens selon laquelle les notes Harquail sont admissibles parce qu’elles font partie du fondement de la preuve d’expert, je ne suis pas d’accord. Même si un expert révisait les notes et s’appuyait sur elles, cela n’aide pas Siemens à faire admettre les documents quant à la véracité de leur contenu (Sidney Lederman, Alan Bryant et Michelle Fuerst, Sopinka, Lederman & Bryant: The Law of Evidence in Canada, 4e éd., (Markham: LexisNexis, 2014), paragraphe 12.175 à 12.176, p. 840 et 841 [Sopinka], citant R c. Lavallee, [1990] 1 RCS 852; Khan c. Ordre des médecins et chirurgiens de l’Ontario, (1992) 9 OR (3d) 641, paragraphe 31).
[49] Également selon Sopinka, il existe plusieurs approches que l’on peut adopter lorsqu’un expert s’appuie sur des renseignements par ouï-dire dans son opinion (Sopinka, paragraphe 12.174, p. 840). En fin de compte, chaque approche traite du poids qui devrait être accordé à l’opinion d’expert, non quant à l’admissibilité de la preuve par ouï-dire sous-jacente, indépendamment de l’opinion. Le fait qu’un expert s’appuie sur une preuve par ouï-dire ne permet pas l’admission de cette preuve par ouï-dire uniquement parce qu’elle faisait partie du fondement de l’opinion de l’expert, comme semble le soutenir Siemens (Sopinka, paragraphe 12.175 et 12.176).
[50] De toute façon, aucun des experts de JDI ni l’expert de BMT que JDI a appelé à témoigner n’ont dit dans leurs témoignages qu’ils s’appuyaient sur les notes Harquail. Quelques-uns de ces experts mentionnent les notes d’entrevue ainsi que d’autres éléments de preuve qu’ils ont examinés dans la préparation de leur rapport. De plus, quelques-uns de ces témoins experts ont dit dans leurs témoignages qu’ils étaient conscients des notes et de leur contenu. Par contre, il n’y avait aucune indication selon laquelle l’un de ces témoins experts s’était appuyé de façon précise ou significative sur les notes pour parvenir à ses conclusions. Par conséquent, je conclus que Siemens n’a pas démontré que les témoins experts de JDI ou de BMT se sont appuyés de façon précise sur les notes Harquail comme fondement de leurs conclusions.
[51] Pour être admissible, le ouï-dire doit appartenir à l’une des exceptions traditionnelles de la common law ou à une approche fondée sur des principes. Bien que traditionnellement la preuve par ouï-dire n’était admissible que si elle appartenait à une exception établie de la common law, comme la règle de la déclaration antérieure incompatible, qui remonte à l’arrêt R c. Khan, [1990] 2 RCS 531, l’évaluation de la preuve par ouï-dire s’est déplacée vers une approche fondée sur des principes dans laquelle l’évaluation de la fiabilité et de la nécessité des éléments probants l’emportent. Dans l’arrêt R c. B (KG), [1993] 1 RCS 740, la Cour suprême du Canada a conclu que lorsque les critères de nécessité et de fiabilité sont respectés, les déclarations antérieures incompatibles pouvaient être admises quant à la véracité de leur contenu, même si le témoin refusait de reconnaître leur véracité lorsqu’on les lui présentait au procès. Ainsi, bien que les exceptions catégoriques traditionnelles au ouï-dire, notamment la règle de la déclaration antérieure incompatible, continuent d’être utiles pour évaluer le ouï-dire, la principale méthode d’analyse aujourd’hui est celle de l’approche fondée sur des principes (Sopinka, paragraphe 6.88, p. 263).
[52] À cet égard, les notes Harquail étaient fiables en ce sens qu’elles avaient été prises par l’avocat de JDI qui a témoigné lors du procès de première instance. Elles ont aussi été réalisées au même moment que l’incident, ce qui est significatif étant donné que, si l’on fait exception d’un rapport par M. Hamilton et d’un courriel de ce dernier à BMT, elles constituent le seul document produit en preuve. Par conséquent, cela prouve la nécessité. Même si la fiabilité des notes n’est pas absolue, étant donné qu’elles ont été prises de façon précipitée, elles peuvent contenir quelques-unes des observations ou des demandes de renseignements de M. Harquail; certaines parties sont difficiles à interpréter étant donné qu’elles sont sous forme abrégée et elles manquent de détails; et comme M. Singleton, Jeff Mazerolle et M. McLaughlin ont tous témoigné au procès de première instance et ont été contre-interrogés, je conclus que les notes Harquail sont admissibles selon une approche fondée sur les principes.
VI. Faits et éléments de preuve
[53] L’instruction de cette question a duré près de trois semaines et comprenait des milliers de pages de preuve documentaire; de nombreuses heures de témoignage, tant des témoins des faits que des experts; des extraits ainsi que des observations orales et écrites détaillées des parties. Ce qui suit est un résumé des faits et des éléments de preuve relativement aux événements qui ont précédé l’incident, de même que l’incident lui-même. Il désigne ce que j’ai conclu comme étant les éléments de preuve les plus pertinents sur lesquels se sont fondées les parties, aborde les incohérences dans ces éléments de preuve et expose mes conclusions de fait, qui sont nécessaires à mon analyse de la preuve d’expert et à l’application de l’article 4.
[54] Aux fins de la présente narration, il serait peut-être utile de décrire d’abord les participants au projet Siemens et leurs rôles respectifs.
[55] Tel qu’il est indiqué précédemment, M. Malcolm était le gestionnaire de projet de Siemens. Dans son témoignage, il a fait savoir qu’il détenait un baccalauréat en génie mécanique obtenu en 1973 et qu’il est un ingénieur professionnel. Il s’est joint à Irving Equipment en 1983, a occupé divers postes et depuis 2004, il a travaillé au sein de la division de l’équipement de JDI où ses fonctions comprennent la supervision des charges lourdes, des déplacements et la logistique maritime. Il a dit que son travail concernant le projet Siemens a commencé à la suite d’une demande de propositions de Siemens, après quoi il a préparé un avant-projet et un budget, négocié avec Siemens et mis la touche finale au contrat. Après ces préparatifs, il a commencé à attribuer des responsabilités à des personnes tant de JDI que de l’extérieur. Il est ensuite passé à un rôle de supervision, supervisant le contrat et entretenant des communications avec Siemens; finalement, il a géré et supervisé l’exécution du travail. Il relevait de M. Mike Hussey, directeur général, Crane Group, Irving Equipment (« M. Hussey »).
[56] M. McLaughlin est un ingénieur en mécanique. Il s’est joint à Irving Equipment en 1987 et, en 2000, il a assumé le titre d’ingénieur principal en manoeuvre, poste qu’il occupait en rapport avec le projet Siemens. Dans son témoignage, il a dit qu’il supervisait le département de planification et qu’il a supervisé les charges lourdes ou les déplacements par gros véhicules de transport. Tout comme M. Malcolm, M. McLaughlin relevait de M. Hussey. Dans son témoignage, M. McLaughlin a dit qu’entre autres choses, pour le déplacement d’octobre 2008 des rotors BP, il a planifié la configuration et le chargement des véhicules de transport et la configuration de la jetée pour la barge et qu’il a assumé la supervision sur place pour s’assurer que le déplacement s’exécutait conformément au plan. Il a dit qu’il était responsable de faire rouler en toute sécurité les véhicules de transport sur la barge.
[57] M. Singleton a dit dans son témoignage qu’il était un employé d’Irving Equipment depuis 2005 et qu’il est un chef-mécanicien. En 2008, il était chargé de l’entretien préventif de l’équipement de JDI, y compris les véhicules de transport utilisés dans le déplacement pour le projet Siemens. Le jour de l’incident, M. Singleton était un mécanicien en attente, relevant de M. McLaughlin et de Ron Mazerolle, un contremaître auprès d’Irving Equipment.
[58] Jeff Mazerolle a dit dans son témoignage qu’il était à l’emploi d’Irving Equipment depuis 2003, qu’il est un opérateur de grue de métier et qu’il est aussi titulaire d’un permis de conduire de classe 1 pour semi-remorque. Il a commencé à conduire les véhicules de transport en 2004 et, le jour de l’incident, il conduisait le T1. Il a dit qu’il suivait les instructions tant de M. McLaughlin que de Ron Mazerolle.
[59] M. Leo Arsenault (« M. Arsenault ») conduisait le T2 le 15 octobre 2008 et il n’a pas témoigné au procès de première instance.
[60] M. Bremner est un architecte naval et un expert-conseil en matière maritime qui a 37 années d’expérience. Pour le déplacement des rotors BP, JDI a retenu les services de MMC pour fournir une analyse initiale de la stabilité et de l’hydrostatique à utiliser à l’égard de ce déplacement, puis pour préparer le plan et les calculs de lestage de chargement de la barge, la conception et les calculs d’arrimage en mer et pour assister au chargement et au déchargement, le tout conformément au b.c. d’Irving Equipment. Dans son témoignage, M. Bremner a convenu qu’il était chargé de déterminer si les rotors BP pouvaient être chargés en toute sécurité sur une barge en particulier et, le cas échéant, de déterminer de quelle façon ils devraient être chargés et arrimés afin de maintenir la stabilité de la barge.
[61] M. Hamilton a dit qu’il détient un baccalauréat ès sciences en génie maritime, une licence de chef-mécanicien pour une durée illimitée et qu’il possédait 33 années d’expérience comme expert maritime au moment de l’incident. En 2005, il a pris sa retraite de BMT Marine Offshore Surveys (le successeur de Salvage Association), mais il a continué à travailler avec l’entreprise en tant qu’expert-conseil. Il a inspecté la « SPM 125 » et a formulé des recommandations pour le remorquage. Il a décrit son rôle en ce qui concerne le déplacement comme étant « de jeter un coup d’œil à la barge pour déterminer si elle convenait pour le déplacement, d’assister au chargement et à l’arrimage des turbines sur la barge, d’approuver le bateau-remorqueur pour le remorquage, et d’assister au déchargement à Point Lepreau ». Son mandat était d’être « les yeux et les oreilles » d’AXA et de Siemens, étant donné qu’il était sur place pour surveiller les intérêts liés à la cargaison. Même si BMT a réglé avant le procès, M. Hamilton a été appelé à témoigner par JDI.
[62] À ce stade, il est peut-être utile de donner une brève description des véhicules de transport, puisqu’ils occupent, avec leurs caractéristiques et fonctions, une place prédominante dans l’incident et les présents motifs. Étant également appelés véhicules de transport multiroues autopropulsés, le T1 et le T2 ont été fabriqués par la société Scheuerle.
[63] Les véhicules sont propulsés à l’aide d’un « groupe moteur » fixé à la partie arrière de chaque unité et dont il dépasse, et est non soutenu par les roues. Le groupe moteur comme tel peut être relevé ou abaissé. Chaque unité compte six essieux. Chaque essieu compte quatre pneus, deux de chaque côté, soit un total de 24. La plateforme du véhicule de transport, sur laquelle repose la cargaison, peut être manipulée à la verticale ou de façon transversale (inclinée d’un côté à l’autre) en faisant monter ou baisser des béliers hydrauliques, ou pistons, des deux côtés ou d’un côté ou de l’autre du véhicule. La conduite du véhicule de transport, de même que la manipulation de sa plateforme, peut se faire au moyen d’une télécommande, reliée au groupe moteur à l’aide d’un câble ombilical d’environ 20 pieds de longueur que porte en général l’opérateur. La plateforme du véhicule de transport peut également être commandée à partir d’un panneau situé sur le groupe moteur. Les véhicules peuvent être réglés en mode de trois ou quatre points, ce qui veut dire des regroupements des vérins hydrauliques en groupes de trois ou de quatre.
[64] Aux fins de l’espèce, il est important de souligner que l’inclinaison de la plateforme du véhicule de transport fera aussi nécessairement incliner la cargaison transportée, entraînant un déplacement de son centre de gravité. Comme on le décrira plus loin, le degré d’inclinaison que les véhicules de transport peuvent soutenir avant que la cargaison ne devienne instable et renverse est prescrit et calculable.
A. Dépositions des témoins
[65] La conclusion des arguments de Siemens lors du procès revenait à dire que JDI savait que la SPM 125 était trop petite et ne convenait pas au déplacement prévu. Elle a soutenu que même si les employés de JDI savaient que la marge d’erreur dont les véhicules de transport pouvaient s’écarter de l’axe de la SPM 125 lors du chargement était faible, ils ont omis de marquer l’axe longitudinal. Par conséquent, les véhicules de transport se sont de façon prévisible écartés de cet axe longitudinal pendant le chargement. Les employés de JDI étaient au courant de l’écart, mais n’ont pas interrompu l’opération pour corriger la situation et ont plutôt continué le chargement. Il s’en est suivi une inclinaison de la barge et de la cargaison. Selon Siemens, il s’agit de la cause initiale de la perte. Lorsque M. McLaughlin a essayé de corriger la charge décentrée en manipulant la plateforme de T2, le centre de gravité de T2 s’est trop déplacé de l’axe longitudinal et la cargaison est tombée dans le port. Siemens soutient que la perte constitue le résultat évident et prévu d’avoir chargé témérairement la cargaison sur une barge trop petite, sans qu’aucun effort n’ait été fait pour maintenir la cargaison au centre.
[66] Selon Siemens, il n’est pas nécessaire pour la Cour de réconcilier les éléments de preuve contradictoires concernant la séquence des événements qui a mené à la perte, ni de se donner la peine d’essayer de comprendre les calculs de stabilité produits par les rapports d’expert. Il suffit plutôt d’établir que JDI et MMC se sont sciemment écartés du plan de chargement dans des aspects essentiels, tout en ayant conscience des conséquences.
(1) Choix et adéquation de la SPM 125
[67] Compte tenu de la position de Siemens concernant la taille de la SPM 125, j’estime qu’un point de départ approprié est de considérer les éléments de preuve concernant son choix et son adéquation afin de déterminer, en fin de compte, si JDI et/ou MMC et M. Bremner ont agi témérairement à cet égard.
[68] Lors du procès, M. Malcolm a dit dans son témoignage qu’Atlantic Towing avait obtenu un sous-contrat d’Irving Equipment pour fournir un bateau-remorqueur et une barge pour le déplacement des rotors BP en octobre. Cependant, au milieu de 2008, il a commencé à s’inquiéter au sujet de ce processus et a entrepris ses propres recherches parallèles pour trouver une barge. Il a dit qu’il a cherché une barge qui était disponible pour cette tâche en fonction des critères suivants : taille, puisque la barge ne pouvait pas être trop grosse ni trop petite; la forme physique de la barge, parce que l’accès à la jetée à Point Lepreau exigeait une étrave élancée; l’état de la barge, y compris la résistance du pont; et, finalement, la disponibilité. Dans son témoignage, il a dit que s’il avait pu concevoir la barge de ses rêves pour la tâche en question, elle aurait mesuré environ 180 pi sur 50 et aurait été dotée d’une bonne étrave élancée.
[69] M. Malcolm a parlé en détail de l’aspect de disponibilité pendant son témoignage. Il a déclaré qu’au début du projet, Atlantic Towing avait cinq barges, qu’il aurait été heureux de les utiliser toutes. Cependant, l’une d’elles a par la suite été vendue et les quatre autres ont été endommagées; elles n’étaient, par conséquent, pas disponibles. M. Malcolm a dit qu’il a envisagé plusieurs barges, mais ne les a pas retenues parce qu’elles ne répondaient pas aux critères décrits ci-dessus. À l’exception de la SPM 85, les barges rejetées étaient toutes plus grandes que la SPM 125.
[70] Au moyen d’un courriel daté du 29 avril 2008, Dan MacPherson (« M. MacPherson »), un courtier indépendant, a porté les SPM 125 et SPM 85 à l’attention de M. Malcolm. Dans un courriel du 12 août 2008, M. Malcolm a informé M. Bremner que comme d’habitude, ils avaient de la difficulté à trouver une barge et il lui a demandé de « faire une recherche “vite faite”pour avoir une idée de la stabilité » de la SPM 125. En interrogatoire direct, lorsqu’on lui a demandé ce qu’il entendait par cela, M. Malcolm a expliqué qu’il devait savoir si utiliser la SPM 125 représentait même une option avant de procéder à des travaux techniques exhaustifs. M. Bremner a répondu par courriel le jour même disant que « d’après un coup d’œil rapide à la stabilité, avec un ou deux rotors sur un seul véhicule de transport, il ne devrait pas y avoir de problème pour le voyage », avec la réserve que son conseil se fondait sur l’adéquation de la barge et son approximation des données hydrostatiques et des caractéristiques à l’état lège. M. Malcolm a dit que cela lui indiquait qu’il valait la peine de faire une étude technique détaillée et une évaluation de l’état de la SPM 125.
[71] M. Malcolm envisageait aussi d’utiliser la Malbaie, une barge de 140 pi sur 40. Il a dit dans son témoignage qu’il préférait la Malbaie en raison de son pont plat, mais qu’il avait des inquiétudes quant à son état, quoique ces inquiétudes se fondaient seulement sur le fait que ses propriétaires la vendaient à ce moment-là. Alors qu’il discutait de l’utilisation potentielle de la Malbaie, dans un courriel daté du 16 septembre 2008, M. Malcolm a déclaré que parce qu’elle était un peu petite, il pensait qu’ils devraient prévoir deux voyages sur trois jours. Lors du procès, il a dit dans son témoignage que ce commentaire signifiait que la Malbaie n’était pas suffisamment grande pour accueillir les trois rotors en même temps. La chaîne de courriels confirme qu’Atlantic Towing envisageait un seul voyage, tandis que M. Malcolm avait indiqué que deux voyages étaient prévus.
[72] Dans un courriel daté du 14 août 2008 à Jason Singleton, un dessinateur technique et technologue chez Irving Equipment, M. Malcolm, a déclaré qu’il y avait à ce moment-là quelques options de barges à l’étude, soit la SPM 125 et une barge de 60 pi sur 90 de RMI, ni l’une ni l’autre « ne lui inspiraient totalement confiance ». En interrogatoire direct, lorsqu’on lui a demandé ce qu’il signifiait par cela, M. Malcolm a dit qu’il ne connaissait ni l’une ni l’autre des barges. La barge de 60 pi sur 90 ne correspondait pas au critère de forme étant donné qu’elle n’avait pas une étrave élancée et qu’elle n’était pas une barge remorquable conventionnelle. Il a aussi dit dans son témoignage qu’il ne connaissait pas la barge SPM 125. Par conséquent, il n’était pas l’aise avec cette barge jusqu’à ce qu’il reçoive, le 20 août 2008, le rapport de Barlett Marine Surveys sur la SPM 125 et qu’il parle à son propriétaire. À ce moment-là, M. Malcolm envisageait toujours les deux barges, la SMP 125 et la Malbaie.
[73] Avant le déplacement des rotors BP, JDI avait utilisé une barge, la Pugwash, pour déplacer le rotor de génératrice de Point Lepreau jusqu’au port de Saint John. À 240 pi sur 72 et avec un poids mort de 815 tonnes longues, elle était considérablement plus grosse que la SPM 125, dont les dimensions étaient de 125 pi sur 33, avec un poids mort de 125 tonnes longues. Le déplacement de la génératrice s’est fait sans incident. Le 16 septembre 2008, M. McPherson a envoyé un courriel à M. Malcolm pour dire que si celui-ci pouvait attendre jusqu’à la fin d’octobre, il se pouvait que la Pugwash soit disponible, mais que cela coûterait cher. Lorsque M. Malcolm a demandé où se trouvait la Pugwash, M. MacPherson a répondu « dans le nord », qu’il n’avait pas encore examiné la question et qu’il supposait qu’elle serait « dans un endroit pas loin, sous peu. Utilisons la SPM ». Dans son témoignage, M. Malcolm a décrit cet échange comme une échappatoire et que M. MacPherson avait rapidement rejeté l’idée d’utiliser la Pugwash.
[74] Finalement, le 30 septembre 2008, Atlantic Towing a informé M. Malcolm que la Malbaie était toujours à Montréal et qu’elle ne serait pas à Saint John à temps pour le chargement. Dans son témoignage, M. Malcom a confirmé que si la Malbaie avait été disponible, et que si elle avait eu une bonne évaluation, il aurait préféré l’utiliser, non simplement parce qu’elle était plus grosse, mais aussi parce qu’elle était l’option présentée par Atlantic Towing, dont le contrat avec Irving Equipment consistait à fournir des services de barge. Dans le même ordre d’idées, si la Pugwash avait été disponible, elle aurait aussi représenté une option pratique. Les deux étaient plus grosses et, par conséquent, offraient une meilleure stabilité transversale que la SPM 125. Il a également confirmé que plus la barge était étroite, plus la marge d’écart potentiel de l’axe longitudinal était étroite au moment de charger les véhicules de transport. Par conséquent, cela serait d’une importance moins capitale avec une barge plus grosse.
[75] M. Bremner a dit dans son témoignage qu’il n’avait pas participé au choix de la barge, qui relevait de JDI. Son rôle consistait plutôt à examiner la pertinence d’une barge choisie par JDI en calculant la stabilité de la barge en question. Au départ, MMC étudiait la structure et la stabilité de la SPM 125, puis du 4 au 22 septembre, elle a fait la même chose pour la Malbaie. Le 30 septembre 2008, JDI a pris la décision d’utiliser la SPM 125 et, à partir de ce moment-là, M. Bremner a consacré tout son temps à cette barge. Cela a été confirmé par la feuille de temps de MMC, qui a été présentée en preuve au procès de première instance (pièce D15).
[76] Dans un courriel daté du 13 août 2008, M. Malcom a fourni à MMC le b. c. d’Irving Equipment. Le b. c. mandatait M. Bremner de fournir une analyse de stabilité et des données hydrostatiques concernant l’utilisation d’une barge pour le déplacement de rotors BP. Un deuxième poste, ajouté par la suite, portait sur la préparation du plan et des calculs de lestage du chargement de la barge (« plan de chargement »), les calculs d’arrimage en mer et la conception du chargement des rotors BP sur la SPM 125 et sa présence au chargement et au déchargement.
[77] Au procès, M. Bremner a convenu qu’il était chargé de déterminer si les rotors BP pouvaient être chargés en toute sécurité sur la SPM 125. Il a également dit qu’il était convaincu que la SPM 125 convenait pour le déplacement prévu, qu’il n’avait aucune inquiétude quant à la taille de la SPM 125 pour le chargement prévu et qu’il savait que JDI s’appuyait sur ses conseils pour ce qui est de l’adéquation.
[78] Me fondant sur ce qui précède, je suis convaincue qu’avant de choisir la SPM 125, JDI avait évalué les barges disponibles qui convenaient, qui étaient presque toutes plus grosses que la SPM 125. Je suis également convaincue que JDI aurait préféré utiliser une barge plus grosse, mais qu’aucune n’était disponible à ce moment-là. Lorsque M. Malcolm a envoyé son courriel du 14 août 2008 indiquant que ni la SPM 125 ni la barge de 60 pi sur 90 ne « lui inspiraient totalement confiance », il avait déjà reçu le courriel de M. Bremner du 12 août 2008 contenant son avis préliminaire quant à la stabilité. Par conséquent, il est aussi probable que le manque de confiance de M. Malcolm à l’époque était en partie lié à la taille de la SPM 125. Toutefois, indépendamment de sa taille, et même si elle était plus petite que ce que M. Malcolm jugeait comme étant l’idéal, je conclus aussi que JDI a compris que la SPM 125 convenait pour le déplacement prévu en fonction de l’avis préliminaire de M. Bremner quant à la stabilité.
[79] Et même si Siemens insiste beaucoup sur le fait que la SPM 125 n’était pas la barge idéale de JDI, à mon avis, cela n’était pas la mesure pertinente. La véritable question est à savoir si, une fois l’analyse de stabilité complète terminée par MMC, celle-ci confirmait-elle que la SPM 125 convenait pour le chargement prévu, indépendamment de sa taille et, le cas échéant, est-ce que cette analyse de stabilité était exacte?
[80] En premier lieu, pour évaluer cette question, il faut examiner les faits qui se reportaient à l’analyse de stabilité de MMC, y compris les événements survenus le jour de l’incident. Ensuite, il faut examiner et analyser les témoignages des témoins experts ainsi que leurs rapports qui traitent de la stabilité et de l’adéquation de la SPM 125, y compris une évaluation des calculs de stabilité de MMC. Par contre, avant d’entreprendre cet exercice, je poursuivrai la narration des faits et des éléments de preuve menant à l’incident, puis je tirerai la conclusion de fait exigée à cet égard.
(2) Événements menant au jour de la perte
[81] Le 30 septembre 2008, M. Bremner, M. Malcolm, Jason Singleton et Clyde McPhee, le surintendant des barges chez Superport, se sont réunis pour discuter des détails du chargement si la SPM 125 était utilisée. M. Malcolm a dit dans son témoignage qu’aucune inquiétude relativement à la SPM 125 n’avait été soulevée lors de cette réunion. Le lendemain, M. Bremner a entrepris les calculs de stabilité et d’arrimage concernant la SPM 125 et les rotors BP sur les véhicules de transport. Divers éléments d’information ont été échangés et, dans un courriel du 5 octobre 2008, M. Bremner a envoyé à M. Malcolm la disposition définitive de l’arrimage (« plan d’ensemble »), les calculs de stabilité, les courbes des données hydrostatiques et des citernes, et le manuel d’arrimage. Le 6 octobre 2008, M. Malcolm a fait parvenir l’information à diverses personnes, dont M. Hamilton, M. McLaughlin et Rowen Baker, la personne-ressource de JDI chez Siemens. Dans un courriel du 10 octobre 2008, M. Bremner a envoyé un schéma de l’amplitude de marée, le plan d’ensemble, le manuel d’arrimage et une description en 11 étapes du processus de chargement, ainsi qu’un ensemble révisé des calculs de stabilité pour le premier chargement. Les calculs de stabilité produits par M. Bremner comptaient 13 conditions d’assiette et de stabilité propres à la SPM 125. Chaque condition représente la barge à un stade donné du chargement prévu et du voyage.
[82] Le premier calcul est l’état à lège de la SPM 125, soit une condition non opérationnelle. Cela établit le déplacement de la barge sans cargaison, équipement ou lest à bord. Ce calcul a donné 125 tonnes longues. On utilise ensuite ce chiffre pour chacune des conditions suivantes calculées.
[83] À chaque condition, on a saisi les données propres à cette condition, comme le poids de la cargaison à chaque étape du chargement (en l’espèce l’entrée de T1 et T2 sur la barge, essieu par essieu, chaque véhicule transportant un rotor BP), l’équipement de pont (pompes de ballast), tout lest à bord dans cette condition, et les centres de gravité longitudinaux (« CGL ») et les centres de gravité verticaux (« CGV ») de chaque article. À partir de ces calculs, le déplacement, le CGV et le CGL de la barge dans cette condition ont été déterminés. Se fondant sur ces données et un modèle géométrique de la barge, le programme informatique utilisé calcule les mesures de la stabilité de la barge dans cette condition, y compris toute correction pour tenir compte de l’effet de surface libre de tout liquide se trouvant dans les citernes de la barge. Aux fins de l’instance, l’indicateur le plus significatif de stabilité calculé par M. Bremner était la hauteur métacentrique (« GM ») de la SPM 125.
[84] Le rapport Martin Ottaway, examiné plus bas, décrit la GM comme étant la représentation mathématique de la stabilité de la barge. Si la GM est positive, la barge est stable. Une GM positive plus importante donne une résistance initiale plus forte à la gîte et, par conséquent, peut indiquer un bâtiment plus stable. Une explication plus approfondie a été fournie dans le rapport, mais pour les besoins de la présente décision, celles qui précèdent suffiront.
[85] Pour des raisons qui deviendront très rapidement évidentes, il est aussi utile de signaler que la GM d’un bâtiment peut subir une incidence négative des fluides dans ses citernes. D’après ce que je comprends, lorsqu’une citerne dans un bâtiment est partiellement remplie d’un liquide qui se déplace librement dans la citerne lorsque le bâtiment gîte, la surface du liquide libre (la surface libre) a tendance à rester de niveau avec la ligne de flottaison assumée par le bâtiment (effet de surface libre) à mesure qu’il gîte. La surface libre entraîne une réduction de la GM en raison du changement du centre de gravité du liquide dans la citerne à mesure que le bâtiment gîte, ce qui réduit sa stabilité. Plus la superficie de la surface libre est grande, soit en raison de la taille ou de la forme de la citerne soit de la quantité d’eau qui s’y trouve, ou les deux, plus la réduction qui en résulte est grande au niveau de la GM. Lorsqu’une citerne est complètement pleine, ou « remplie à capacité », il n’existe aucune surface libre; par contre, lorsque ce n’est pas le cas et qu’il y a une surface libre, alors la correction pour l’effet de surface libre doit être inscrite dans les calculs de stabilité afin de représenter exactement la GM du bâtiment.
(a) Erreur du plan de ballast de MMC
[86] En préparant ses conditions de stabilité et le plan de chargement, M. Bremner a incorrectement supposé que la SPM 125 comptait 10 citernes. Il a dit dans son témoignage qu’il s’était fié au rapport de Bartlett’s Marine Surveys (« rapport d’expertise Bartlett ») (pièce P16) concernant la SPM 125, qui lui avait été envoyé le 5 septembre 2008 par le courtier, tel que celui-ci l’avait été reçu de Superport, le propriétaire de la SPM 125. M. Bremner a dit qu’il a supposé que l’expert aurait inspecté au moins 50 % des citernes; en entrant dans celles-ci, il aurait vu si les citernes des coquerons avant et arrière étaient divisées ou non. Cependant, la même trousse d’information contenait aussi un diagramme de la SPM 125 sur lequel les citernes des coquerons avant et arrière étaient non divisées. M. Bremner a dit qu’il ne savait pas pourquoi il y avait une divergence entre le rapport d’expertise Bartlett et le diagramme. Mais parce qu’il n’y avait aucune indication du moment où le dessin avait été produit ou de la façon dont il l’avait été, il s’était fié au texte du rapport, puisqu’il le jugeait plus précis.
[87] Par contre, en contre-interrogatoire, M. Bremner a dit qu’il avait trouvé le rapport d’expertise Bartlett en cherchant dans ses dossiers après la communication de la preuve et que cela expliquait pourquoi dans son dessin il avait incorrectement inséré une cloison longitudinale dans les citernes des coquerons avant et arrière. Cependant, dans sa communication de la preuve, il avait dit qu’il ne pouvait pas se rappeler s’il s’était fié ou non au rapport d’expertise Bartlett. Et encore plus tard, lorsqu’il était contre-interrogé par l’avocat de JDI, il a dit qu’il avait réfléchi à la question et qu’il pensait avoir reçu le rapport d’expertise Bartlett très peu de temps après le début du projet. Il ne se rappelait pas s’il avait remarqué le diagramme en annexe, il n’a pas attiré l’attention de JDI sur l’information contradictoire et il s’est fié au texte du rapport pour préparer le plan de chargement.
[88] Il est exact que le rapport d’expertise Bartlett indique que la barge compte 10 citernes, six dans la section principale, deux dans le coqueron avant et deux dans le coqueron arrière et que la même trousse d’information contient un schéma qui présente l’aménagement de la barge et qui indique que chacune des citernes des coquerons avant et arrière est simple, sur toute la largeur de la barge. Étant donné qu’il s’agissait du seul élément de preuve de l’aménagement des citernes de la SPM 125 dont disposait M. Bremner lorsqu’il a préparé ses calculs de stabilité, c’est tout probablement ce sur quoi il a fondé sa compréhension de la configuration des citernes. Cependant, je n’accepte pas son témoignage selon lequel il a choisi de se fier au texte du rapport d’expertise Bartlett plutôt qu’au schéma. Confronté à une divergence, et compte tenu de l’importance de la citerne du coqueron arrière et de son utilisation dans le lestage de la barge pour le déplacement de la cargaison visée, s’il avait remarqué la divergence, il aurait été tenu de déterminer quelle était la configuration réelle et fonder ses calculs de stabilité sur cette configuration. Rien n’indique qu’il l’a fait et je conclus donc que M. Bremner, par inadvertance, n’a pas tenu compte du schéma et, par conséquent, a fondé ses calculs sur le rapport d’expertise Bartlett erroné.
[89] Je signale aussi que M. Hamilton a confirmé dans son témoignage lors du procès de première instance qu’il a reçu le courriel de M. Malcolm daté du 6 octobre 2008 lui faisant parvenir les calculs et plans préparés par MMC, y compris le plan d’ensemble et les calculs de stabilité. M. Hamilton a indiqué dans son témoignage qu’il a examiné ces calculs pour voir s’ils contenaient quoi que ce soit qui lui semblait comme bizarre ou inhabituel et au sujet duquel il devrait poser des questions, mais il ne contenait rien de cela. Il a aussi dit qu’en ce qui concerne l’adéquation de la SPM 125, il s’est rendu à Port Hawkesbury et l’a inspectée, entrant entre autres dans les citernes de coqueron avant et arrière, et il a formulé des recommandations à son propriétaire relativement à des réparations mineures, ce qui a été fait.
[90] M. Hamilton a préparé un rapport, daté du 6 novembre 2008, dans lequel il a décrit son inspection de la SPM 125 à Port Hawkesbury le 7 octobre 2008, ainsi que le chargement du 15 octobre 2008, et de l’incident (« rapport BMT ») (pièce P18). Il a dit qu’il avait pris des notes en ces deux occasions et que le contenu de ses notes figurait dans le rapport BMT, mais que celles-ci n’étaient plus en sa possession. M. Hamilton déclare dans le rapport BMT que la SPM 125 comptait une citerne inclinée avant et une citerne inclinée arrière, et pourtant rien n’indique qu’avant la perte de la cargaison, M. Hamilton ait informé M. Bremner ou JDI que cette inspection des citernes avait révélé une configuration différente de celle utilisée par M. Bremner dans ses calculs de stabilité et son plan de chargement. Je conclus que M. Hamilton a également passé sous silence la divergence.
(b) Incompréhension par MMC des caractéristiques de fonctionnement des véhicules de transport
[91] Les conditions de stabilité et le plan de chargement de M. Bremner ne tenaient pas compte du fait que les plateformes des véhicules de transport avaient la capacité de s’incliner transversalement.
[92] Lors de son interrogatoire principal, M. Bremner a dit qu’il ne savait pas que les plateformes des véhicules de transport pouvaient s’incliner de façon transversale, un fait sur lequel il soutient s’être fié en produisant les calculs de résistance du pont et de stabilité de la SPM 125 pour JDI. Il a dit que la fiche de renseignements sur les véhicules de transport qui lui avait été envoyée le 12 août 2008 par M. Malcolm donnait le poids, la capacité, les dimensions et les élévations verticales minimales et maximales des véhicules de transport, mais ne mentionnait pas les caractéristiques de fonctionnement ou n’indiquait pas que la plateforme pouvait être déplacée sur un plan transversal.
[93] Il a aussi dit qu’il s’était fié aux déclarations que lui avait faites JDI à savoir que chaque roue du véhicule de transport « prend une proportion directe de la charge ». Il a déclaré qu’il croyait que les véhicules de transport « s’inclineraient à l’unisson avec le pont de la barge, qu’ils seraient solides, que si la barge gîtait, tout gîterait en proportion directe ». C’était le fondement à la fois de ses calculs de stabilité et de ses calculs de la résistance du pont; il dit que JDI avait été informée de son hypothèse par ses courriels au sujet des données sur l’arrimage, en particulier la fiche de données de chargement. Il n’a reçu aucune rétroaction de JDI, BMT ou Siemens quant aux plans ou aux hypothèses qu’ils contenaient. Cependant, il a reconnu qu’il ne s’attendait pas à poser à JDI des questions relativement au fonctionnement des véhicules de transport, qu’il ne l’a pas fait et qu’il n’a pas demandé un exemplaire du manuel du fabricant des véhicules de transport.
[94] M. Bremner a dit que ce n’est qu’après l’incident, lorsqu’il a été interviewé par Transports Canada, qu’il a appris l’existence de ce qu’il a appelé une caractéristique « d’autonivelage » grâce à laquelle un véhicule de transport augmenterait la pression pour essayer de maintenir sa plateforme horizontale, et que lorsque qu’il a appris l’existence de cette caractéristique, il a tout simplement dit « c’est ce qui est arrivé », voulant dire que cela expliquait la perte de la cargaison.
[95] Lorsqu’on lui a demandé s’il aurait fait quoi que ce soit différemment s’il avait su cette information à l’époque, il a répondu « absolument ». Cela aurait signifié examiner une charge complètement décentrée parce qu’une fois le nivelage hydraulique de la plateforme d’un véhicule de transport commencé, une force décalée était alors appliquée à 3 pi de l’axe longitudinal, ce qui se trouvait être la position de l’ensemble des roues de ce côté, entraînant un moment de gîte de la barge. D’après ce que j’ai compris, M. Bremner faisait valoir que cela différait de la circonstance où le centre de gravité de la charge serait décalé de quelques pouces de l’axe longitudinal de la barge en raison d’une déviation par le véhicule de transport pendant qu’il roulait sur la barge.
[96] En contre-interrogatoire, M. Bremner a dit que c’était l’effet de nivelage du véhicule de transport, et non le fait de ne pas garder les véhicules de transport sur l’axe longitudinal de la barge, qui a causé l’incident et qu’il ne savait toujours pas à quel angle de gîte le véhicule de transport « commence à se corriger lui-même ». Cependant, il a convenu avec l’avocat de Siemens que les effets de nivelage et les déviations par rapport à l’axe longitudinal pouvaient tous deux déstabiliser le centre de gravité des charges par rapport à l’axe longitudinal et survenir simultanément. Il a fait savoir que s’il avait été au courant de la fonction d’inclinaison des véhicules de transport « nous n’aurions peut-être pas utilisé la SPM 125 » et qu’il est fort possible qu’il ne l’aurait pas approuvée. Il a ensuite convenu que compte tenu des capacités des véhicules de transport, la SMP 125 était trop petite et étroite pour accueillir deux rotors BP à bord des véhicules de transport.
[97] Cependant, contre-interrogé par l’avocat de JDI, M. Bremner a convenu que parce qu’il ne disposait pas de l’information concernant la capacité des plateformes des véhicules de transport de s’incliner, on ne savait pas de quelle façon cette information aurait influé sur le plan de chargement qu’il a préparé, ni quelles instructions il pourrait avoir données à M. Malcolm ou M. McLaughlin. Parmi les options possibles, il aurait pu tout simplement leur dire de ne pas incliner les véhicules de transport.
[98] La déposition de M. Bremner selon laquelle il ne savait pas que les plateformes des véhicules de transport pouvaient s’incliner transversalement, et le fait qu’il n’a pas demandé de renseignements à cet égard, n’a pas vraiment été contestée et rien n’indique non plus qu’il était au courant de cette fonction. Je souligne que le fait qu’il a su après l’incident que les véhicules de transport pouvaient s’autoniveler automatiquement n’a pas été étayé par un autre témoin des faits ou témoin expert et a été contesté par l’expert de Siemens. Je conclus que la compréhension de la part de M. Bremner quant à la capacité d’autonivelage des véhicules de transport est une erreur. Je conclus également que M. Bremner, peu importe qu’il aurait dû ou non le savoir, n’était pas au courant avant l’incident que les plateformes des véhicules de transport pouvaient s’incliner transversalement. Dans un même ordre d’idées, même si les employés de JDI savaient que la plateforme des véhicules de transport pouvait s’incliner transversalement, je conclus que les éléments de preuve n’établissent pas qu’ils savaient que les calculs de stabilité de M. Bremner se fondaient sur une hypothèse erronée.
(3) Le chargement et la perte
(a) Changement dans le plan de ballast
[99] Le plan de chargement de MMC exigeait qu’avant le début du chargement de T1 et de T2, la SPM 125 serait lestée en remplissant les citernes du coqueron arrière, bâbord et tribord, avec 62 tonnes longues d’eau de mer. Comme on l’a indiqué précédemment, le plan de ballast se fondait sur la conviction erronée de M. Bremner que la SPM 125 comptait deux citernes de coqueron arrière.
[100] Le remorqueur et la barge sont arrivés à Saint John en soirée, la veille du chargement. La barge était positionnée dans un coin du quai de sorte que son côté tribord était adjacent au quai, son étrave s’appuyait contre le quai et son côté bâbord et sa poupe n’avaient aucun obstacle. Ce soir-là, il y a eu un problème avec l’une des pompes de ballast et M. Malcolm s’est rendu sur place. Même si sa déposition variait quant à savoir s’il avait appris que la citerne de ballast du coqueron arrière n’était pas divisée ce soir-là, ou le matin du chargement, j’accepte son témoignage selon lequel l’équipage du remorqueur l’a informé le matin que leur lestage initial la veille au soir avait démontré que le fait d’ajouter de l’eau dans un côté remplissait les deux côtés de la citerne de ballast. Le souvenir de M. Bremner quant à la façon qu’il a appris que la citerne du coqueron arrière n’était pas divisée n’était pas tout à fait conforme à d’autres éléments de preuve, mais j’accepte que lui, tout comme M. Malcolm, l’ait appris le matin du chargement.
[101] Deux plaques d’acier devaient servir à combler le vide entre le quai et l’étrave de la barge, faisant office de pont pour permettre aux véhicules de transport de monter à bord. Une troisième plaque d’acier serait disposée sur le plan longitudinal sur l’étrave de la barge pour servir au déchargement à Point Lepreau. Le T1 et le T2, chacun chargé d’un rotor BP, se trouveraient l’un derrière l’autre sur le quai, prêts à rouler à bord. Le processus de chargement serait lent; il commencerait par T1 qui serait mû à l’aide du groupe moteur à l’avant, et avancerait un essieu à la fois. À mesure que chaque essieu se trouverait à bord, le poids de la charge ferait s’enfoncer l’étrave de la barge. L’équipage arrêterait alors le véhicule de transport et attendrait que la marée monte, soulevant l’étrave de la barge et l’amenant de niveau avec le quai, prête à accueillir l’essieu suivant.
[102] Le plan de chargement exigeait un lestage supplémentaire des citernes du coqueron arrière avec l’arrivée du T1, ce qui aiderait aussi à soulever l’étrave de la barge. Le lestage continuerait jusqu’à ce que le T1 soit complètement à bord et ait suffisamment avancé vers l’arrière de la barge pour permettre au T2 de commencer à avancer, moment où le délestage des citernes du coqueron arrière commencerait. Une fois tous les essieux du T2 à bord et les citernes du coqueron arrière vides, les véhicules de transport pourraient être déplacés jusqu’à leur position finale et immobilisés pour le voyage.
[103] Toutefois, la découverte du fait que la citerne du coqueron arrière n’était pas divisée a signifié que le plan de délestage existant ne pouvait être exécuté. M. Bremner a indiqué qu’avec une citerne du coqueron arrière au lieu de deux, « la correction de surface libre compromettrait la stabilité de la barge ». Confronté à cette situation, il a envisagé trois options : arrêter le chargement, vider la citerne du coqueron arrière et ne pas recourir au lestage, ou lester complètement la citerne du coqueron arrière, éliminant ainsi la surface libre. Il a discuté de la situation avec M. Malcolm et ils ont décidé d’adopter la troisième option. En prenant cette décision, ils ont tenu compte du fait que la météo était parfaite, la mer complètement calme, les prévisions étaient bonnes et le remplissage de la citerne éliminerait la surface libre et fournirait aussi l’amplitude de marée requise pour charger les rotors BP. M. Bremner a témoigné qu’il n’avait pas refait les calculs de stabilité parce qu’il savait que la correction de la surface libre de la GM était d’environ 2 pi, qu’en remplissant la citerne la surface libre serait éliminée et que cela abaisserait aussi probablement le centre de gravité, rendant ainsi la barge plus stable. Il a dit qu’il n’a pas été pressé dans l’analyse du problème et qu’il savait que JDI se fiait à ses conseils. Il n’a pas parlé à M. Hamilton du changement, mais il a compris, après le fait, que M. Malcolm l’avait exécuté.
[104] M. Bremner a dit que les pompes de ballast fonctionnaient déjà lorsqu’il est arrivé le matin du chargement et que la citerne du coqueron arrière était remplie avant que T1 s’amène sur la barge, puisque l’eau de ballast avait débordé de l’écoutille du côté tribord. Par conséquent, le plan de lestage n’a été suivi à aucun stade.
[105] Le témoignage de M. Malcolm différait de celui de M. Bremner à cet égard. M. Malcom a dit dans son témoignage que M. Bremner a décidé d’aller de l’avant avec le plan de lestage original, jusqu’à ce que la citerne du coqueron arrière soit complètement pleine. Elle resterait alors remplie pour la durée du chargement. On s’écartait ainsi du plan de lestage original qui prévoyait un délestage au début du chargement du T2. M. Malcolm a dit qu’il n’était pas inquiet du changement dans le plan de lestage puisque les exigences d’assiette seraient maintenues exactement comme elles avaient été prévues à l’origine et parce qu’il n’y avait aucune inquiétude sur le plan de la stabilité étant donné que la citerne du coqueron arrière serait remplie à capacité. En outre, la découverte du fait que la citerne de ballast n’était pas divisée a été discutée avec M. Bremner et M. Hamilton, et M. Hamilton a convenu du changement proposé.
[106] Pour sa part, M. Hamilton a dit qu’il n’a joué aucun rôle dans le lestage le jour du déplacement et qu’il n’était pas au courant de quelque écart que ce soit par rapport au plan de lestage, même s’il a déclaré qu’un tel écart n’est pas inhabituel. En contre-interrogatoire, on lui a demandé s’il avait eu des discussions avec M. Bremner ou M. Malcolm ce matin-là pour approuver les changements au plan de lestage, il a déclaré qu’il ne se rappelait pas de telles discussions, mais que c’était possible. Il a dit qu’il ne savait pas personnellement quelle quantité de lestage se trouvait dans la citerne arrière pendant le déplacement, mais on lui a dit après coup qu’elle était pleine à 95 %.
[107] Les deux seuls témoins à avoir parlé de modifications à la procédure de lestage sont M. Malcolm et M. Bremner et leurs dépositions, qui ne sont pas contestées à cet égard, conviennent qu’une fois le T1 entièrement à bord, la citerne du coqueron arrière a débordé. Par conséquent, je conclus que la citerne du coqueron arrière était pleine une fois que le T1 était entièrement à bord.
[108] Deux préoccupations ressortent de l’écart par rapport au plan de lestage. La première est de savoir si la stabilité de la barge dans les conditions révisées de chargement était acceptable. Autrement dit, est-ce que l’écart par rapport au processus prévu de lestage a rendu la barge instable dans les nouvelles conditions de chargement jusqu’à ce que le T1 soit monté complètement à bord et que la citerne du coqueron arrière déborde? Deuxièmement, est-ce que le remplissage de la citerne du coqueron arrière a été efficace pour éliminer l’effet de surface libre dans les conditions de chargement à partir de ce moment-là, étant donné les éléments de preuve selon lesquels les écoutilles de bâbord et de tribord de la citerne du coqueron arrière n’étaient pas fermées? Et sinon, quelle incidence est-ce que cela a eu sur la stabilité de la barge? Ces deux questions sont abordées par la preuve d’expert.
(b) Marquer l’axe longitudinal et déviations de la charge
[109] Les éléments de preuve sont clairs et non contestés : le plan d’ensemble situait le T1 et le T2 l’un derrière l’autre sur l’axe longitudinal de la barge et ce fait était connu de tous les participants, tout comme l’était l’importance de maintenir la charge sur l’axe longitudinal en tout temps.
[110] Dans son témoignage, M. Malcolm a dit qu’il était important de savoir où se situait l’axe longitudinal de la barge afin que les opérateurs des véhicules de transport sachent quel chemin suivre pendant le chargement, s’assurant ainsi que la cargaison demeure toujours centrée, comme prévu. Même si l’on trace des lignes à la craie pour marquer l’axe longitudinal, il ne savait pas si on avait utilisé de la craie en l’espèce. Toutefois, il a dit que le marquage du pont n’était pas la seule façon fiable d’amener les véhicules de transport sur l’axe longitudinal, indiquant que la cloison longitudinale centrale sous le pont de la SPM 125 était clairement visible en raison des dépressions marquées des plaques du pont entre les éléments de structure sous-jacents de la barge. En outre, il s’est rappelé avoir vu M. McLaughlin mesurer le pont avant la pose des plaques d’acier, et une fois de plus au moins lorsque le T1 était partiellement sur le pont. M. Malcolm a dit qu’il était par conséquent convaincu que M. McLaughlin avait déterminé, à sa propre satisfaction, l’axe longitudinal de la barge. Il a aussi fait savoir que même s’il était important de maintenir les véhicules de transport sur l’axe longitudinal, cela était aussi une question de degré. Le fait que les véhicules de transport soient décalés d’un pouce ou deux ne lui causerait aucune préoccupation.
[111] Pour ce qui est du chargement comme tel, M. Malcolm a dit que la largeur depuis le bord extérieur d’un des pneus du véhicule de transport jusqu’à l’autre côté était de presque 8 pieds et que les lisses de la barge étaient placées à deux pieds, de centre à centre. Par conséquent, lorsque les véhicules de transport se dirigeaient vers l’arrière sur le pont de la barge, le côté extérieur de chaque pneu de chaque côté du véhicule roulait exactement le long de la deuxième lisse par rapport à l’axe longitudinal. Pendant le chargement, c’est ce qu’il surveillait, et non l’axe longitudinal. Il a d’abord dit que le T1 déviait d’à peu près d’un à deux pouces du centre, déviation qui a été corrigée. Après un contre-interrogatoire supplémentaire, il a dit qu’il a vu le T1 dévier entre 2 et 3 po à tribord, à environ mi-chemin du pont, pendant qu’il roulait vers l’arrière; cependant, il ne pouvait pas dire s’il était décentré au moment où il s’est arrêté. M. Malcolm a aussi dit que même s’il savait qu’une déviation du centre suffisamment importante des véhicules de transport entraînerait des problèmes, il ne savait pas quelle était la marge d’erreur à cet égard.
[112] M. Bremner a confirmé que son plan d’ensemble exigeait que les véhicules de transport soient situés sur l’axe longitudinal de la barge le plus près possible du milieu du bâtiment et de garder les plateformes des véhicules de transport aussi bas que possible. Parce qu’une charge décalée entraînerait un moment d’inclinaison, c’est-à-dire le poids de la charge multiplié par la distance de l’axe longitudinal, le plan était de faire en sorte que les charges se trouvent en permanence sur l’axe longitudinal.
[113] Dans son témoignage, M. Bremner a dit que pour déterminer l’emplacement de l’axe longitudinal de la barge, il a compté les cloisons longitudinales du pont, qui étaient très évidentes. Il a aussi dit qu’elles étaient distantes de 2 pi de centre à centre de l’axe longitudinal et que la largeur des véhicules de transport était de 8 pi. Par conséquent, le côté extérieur des pneus des véhicules de transport devrait être sur la lisse à 4 pi de l’axe longitudinal, et que c’est la consigne qui avait été donnée aux opérateurs. Il a ajouté que personne chez JDI n’avait fait des marques à la craie ou à la peinture sur le pont de la barge ou sur les plaques d’acier pour indiquer l’axe longitudinal. Même s’il a reconnu qu’on n’avait pas pris de mesures pour déterminer l’axe longitudinal, il a déclaré que c’est parce que ce n’était pas nécessaire. On pouvait facilement déterminer l’axe longitudinal en comptant les lisses. Lorsqu’on lui a demandé s’il avait déterminé à l’œil nu si les véhicules de transport étaient centrés, il a fait référence à l’utilisation des lisses et a également signalé que toute forme de marquage serait suivie à l’œil.
[114] Lorsqu’on lui a demandé s’il avait prévu une marge d’erreur concernant le décalage par rapport à l’axe longitudinal pour les véhicules de transport, M. Bremner a dit qu’il avait fait des calculs par tranche de 3 po. Trois pouces donneraient à peu près un demi-degré de gîte, six pouces, environ un degré. Il a dit dans son témoignage qu’il avait demandé à M. McLaughlin de rester à moins de 3 po de l’axe longitudinal.
[115] Contre-interrogé par l’avocat de Siemens, M. Bremner a dit qu’il aurait accepté un décalage de 6 po, mais qu’à sa connaissance il n’y a jamais eu une déviation de plus de 3 po. Contre-interrogé par l’avocat de JDI, il a dit que lorsqu’il a calculé la marge d’erreur, il est allé jusqu’à 12 po, mais qu’il n’était pas satisfait des résultats à ce point, étant donné qu’à 9 po, il dépassait la limite. Il n’avait pas informé JDI du calcul. Confronté à une communication de la preuve contradictoire, M. Bremner a alors dit qu’il n’était pas certain d’avoir mentionné 6 à 9 po à M. McLaughlin, mais qu’il avait bel et bien mentionné la marge de 6 po. De toute façon, pendant le déplacement, il n’a pas vu de déviation au-delà de 6 po, ce qu’il croyait sécuritaire.
[116] Le témoignage de M. Bremner quant aux déviations réelles par rapport à l’axe longitudinal pendant le chargement de T1 et de T2 était incohérent. Ce qui ressort de tout cela, c’est qu’au pire le T2 était décalé de 3 à 5 po à tribord et que le T1 était décalé à bâbord d’environ 1,5 po, soit un décalage global à tribord de 3,5 po. M. Bremner, contrairement à tous les autres témoins, a dit que le T1 avait été placé délibérément en position décentrée pour corriger les déviations du T2. M. Bremner a affirmé que le T1 et le T2 n’ont jamais été décalés de l’axe longitudinal au point qu’il s’inquiète de la stabilité.
[117] Quant à M. McLaughlin, il a dit que le matin du 15 octobre 2008, il s’est rendu à la barge pour disposer les plaques d’acier et établir un axe longitudinal. Il a fait cela à l’aide de mesures et il se peut qu’il ait marqué la cloison centrale, qui était clairement visible. À sa connaissance, les véhicules de transport allaient être chargés sur l’axe longitudinal de la barge, à l’intérieur d’une tolérance raisonnable. La première plaque d’acier à être chargée devait servir au déchargement à Point Lepreau. Et pour la déposer sur la barge, il fallait la marquer et la centrer. M. McLaughlin a dit qu’il ne pouvait pas se rappeler ce qu’il a fait au sujet des marques pour identifier la lisse centrale sur la barge et pour centrer la première plaque d’acier, mais il a déclaré qu’il avait comme pratique courante de marquer les centres à l’aide de peinture ou de craie. Il a renvoyé à des photographies prises lors du chargement et a fait remarquer que dans certaines photos non liées à l’espèce, on pouvait clairement voir des marques de peinture orange, tandis que l’on ne pouvait pas discerner les mêmes marques dans d’autres photos, l’idée étant que même si l’on ne pouvait pas voir des marques faites à la craie ou à la peinture, elles étaient peut-être quand même présentes.
[118] M. McLaughlin a dit qu’il a parlé à M. Bremner immédiatement avant le début du chargement et que M. Bremner lui a dit de garder la charge sur l’axe longitudinal. Il ne se rappelait pas avoir reçu d’indication de qui que ce soit quant à la marge d’erreur pour le faire. Il a dit plus tard dans son témoignage qu’il savait qu’il était important de garder la charge sur l’axe longitudinal pendant que le véhicule avançait sur la barge et que, à un moment donné, s’il déviait de l’axe longitudinal, la barge et la charge deviendraient instables. Il s’est rappelé que le « point de vue » le 15 octobre 2008 était que s’ils gardaient les véhicules de transport à plus ou moins 3 po de l’axe longitudinal de la barge – ce qu’ils étaient en mesure de faire –, il n’y aurait aucune inquiétude. Cependant, il ne considérait pas 3 po comme étant la marge d’erreur sécuritaire, et il a supposé que la marge serait plus grande.
[119] Étant donné que Siemens a fait beaucoup de cas de l’expression « avancer à l’aveuglette » dans le contexte du chargement, il est important d’exposer exactement le témoignage de M. McLaughlin à ce sujet. Au procès, contre-interrogé par l’avocat de Siemens, M. McLaughlin a dit que pour s’assurer que la charge reste sur l’axe longitudinal de la barge, il devait y avoir une marque ou une indication afin que le véhicule de transport puisse être aligné; l’échange suivant a ensuite eu lieu : [traduction]
Q. Eh bien, je vous dis que vous, monsieur, devez avoir un axe longitudinal clairement marqué sur le quai et sur la plaque, que vous ne pouvez tout simplement pas conduire sans une telle marque : est-ce exact?
R. Il nous faut une marque afin de pouvoir nous y reporter de façon à ce que les véhicules de transport soient centrés.
Q. Et s’il n’y a pas de marque, vous avancez à l’aveuglette, n’est-ce pas?
R. S’il n’y a pas de marque, si vous n’avez pas pris les mesures, si vous ne savez pas où vous allez, c’est évident.
Q. Et si vous conduisez sans un axe longitudinal marqué pour vous situer, vous conduisez à l’aveuglette; n’est-ce pas?
R. Ce n’est pas vrai, nous pourrions avoir une marque décalée. Nous aurions pu avoir – nous avions mesuré. Nous avions fait des marques.
Q. Je vais vous demander de regarder –
R. Je ne peux tout simplement pas vous dire où.
Q. Eh bien, ce « où » est passablement important; n’est-ce pas?
R. Non, mais je veux dire est-ce que nous marquerions le décalage? Est-ce que nous marquons l’axe longitudinal et le décalage? Je ne sais pas? Mais il était au centre.
[120] On a ensuite renvoyé M. McLaughlin à sa communication de la preuve, lorsqu’il a aussi déclaré qu’il ne pouvait pas se rappeler quelles marques avaient été utilisées, mais qu’il devait y avoir eu quelque chose pour s’aligner :
[traduction]
R. C’est ce que je dis, car nous – il fallait qu’il y ait eu une marque sur le quai parce que nous devons nous aligner sur quelque chose. Nous ne pouvons tout simplement pas, et nous n’avançons pas. De toute évidence, nous avons une marque, un guide ou peu importe pour avancer.
Q. Mais je ne le vois pas.
R. Je ne le vois pas dans cette photo non plus.
Q. Très bien.
R. Mais nous devons avoir utilisé quelque chose parce que sinon, nous avancerions –
Q. À l’aveuglette?
R. – nous avancerions à l’aveuglette et nous – je ne fais pas cela. (p. 631)
[121] Lors du procès de première instance, il a dit qu’en aucun temps il a pensé que les véhicules de transport avançaient à l’aveuglette.
[122] Même si M. McLaughlin ne pouvait pas identifier de marques dans les photos admises en preuve, il a dit qu’il était convaincu qu’ils avaient mesuré le pont, soit d’un côté à l’autre, soit à l’aide de marques, pour identifier l’axe longitudinal.
[123] Pour ce qui est des déviations par rapport à l’axe longitudinal, M. McLaughlin a dit dans son témoignage qu’une fois que le T1 a été centré sur le quai et a commencé à avancer sur la barge, l’opérateur, Jeff Mazerolle, a utilisé la cloison de l’axe longitudinal pour s’aligner. Et qu’en plus, Ron Mazerolle guidait le T1 à l’aide du bord des pneus roulant le long d’un raidisseur longitudinal. Les deux étaient en communication radio. Personne n’a soulevé de problème ou d’inquiétude pendant que le T1 avançait sur la barge.
[124] M. McLaughlin a dit qu’une fois que le T2 a été entièrement embarqué sur la barge, lui et Ron Mazerolle ont mesuré de nouveau le pont de la barge et ont découvert que l’avant du T2 était décalé à tribord de 3 po par rapport au centre. Après le premier ajustement de la plateforme du T2, M. Mazerolle a dit à Craig Singleton de corriger la déviation de 3 po en ajustant les roues de T2 pendant qu’il le conduisait de 6 à 8 pi vers l’arrière sur le pont de la barge. Ils ont ensuite pris de nouvelles mesures pour s’assurer que le T2 était centré, et il l’était.
[125] Je signale que les notes Harquail de son entrevue avec M. McLaughlin, le 15 octobre 2008, font deux références à des mesures, notamment, pour ce qui est du T2, « l’avait mesuré, lacet décalé de 3 po » et, « décalé, ai mesuré le décalage quelques pouces lacet revenu » « correction de Dave à l’avant, recul de 3 po » (pièce D26). Les notes Harquail de son entrevue du 3 décembre 2008 avec M. McLaughlin contiennent deux mentions de mesures (pièce D27), y compris ce qui suit :
[traduction] [...]
→ aligné à partir du centre.
→ raidisseurs sur la barge – 1re partie – plaques
→ une fois au fond de la plaque, constate un petit décalage – 2 à 3 po côté rivage
→ correction
→ juste faire la correction
[...]
Lorsque j’ai mesuré les plaques – diff. de 3 po coqueron gauche – coqueron jusqu’à sous-face de la barge
[126] Même si les notes éclairent peu les événements – et pour cette raison, je leur accorde peu de poids –, au moins elles ont tendance à confirmer que des mesures ont été prises.
[127] On a demandé à M. McLaughlin s’il a délibérément placé un des véhicules de transport décalé par rapport au centre vers bâbord ou tribord afin d’équilibrer la barge, et il a dit dans son témoignage qu’il ne l’avait pas fait.
[128] Quant à M. Hamilton, en contre-interrogatoire, il a dit qu’il ne pouvait pas se rappeler avoir vu des marques sur le pont de la barge ou sur les deux plaques d’acier de franchissement le jour de l’incident, et qu’il ne pouvait pas en voir dans les photographies. Il a cependant ajouté que l’axe longitudinal était identifiable. Il ne pouvait pas se rappeler si des mesures avaient été prises le jour de l’incident pour déterminer où se trouvait le T2 par rapport à l’axe longitudinal.
[129] Jeff Mazerolle, qui conduisait le T1, a dit qu’il a suivi les directives de M. McLaughlin de garder le T1 sur le centre, que seulement de très petits ajustements à gauche ou à droite ont été effectués, ce qui est normal, et que le T1 était centré lorsque le T2 s’est renversé.
[130] Tout comme Jeff Mazerolle, M. Singleton a dit dans son témoignage qu’il n’y a eu aucun problème ni aucune préoccupation lors du chargement du T1. Il n’a pas observé que le T1 se décalait par rapport au centre, mais il a reconnu qu’il ne prêtait pas une attention particulière à cet aspect.
[131] M’appuyant sur l’ensemble de la preuve, je conclus qu’il est peu probable que M. McLaughlin ait utilisé de la craie ou de la peinture pour marquer l’axe longitudinal de la barge. Il s’agit d’une omission importante, parce que tous les participants connaissaient l’importance de garder les véhicules de transport sur l’axe longitudinal pendant le chargement en vue du voyage. Cependant, j’accepte également, comme l’ont dit M. Malcolm et M. McLaughlin dans leurs témoignages et comme l’indiquent les notes Harquail de l’entrevue de M. McLaughlin, que des mesures ont été prises pendant le chargement afin de déterminer si les véhicules de transport étaient décentrés. J’accepte aussi que les lisses de la barge pouvaient servir – et ont servi – de guide pour le chargement.
[132] En outre, même si M. Bremner n’a pas remis à JDI un calcul écrit de la marge de sécurité, soit la distance du décalage par rapport au centre que le T1 et le T2 pouvaient parcourir avant de susciter des inquiétudes sur le plan de la stabilité, je conclus que tous les membres du personnel étaient conscients qu’ils devaient garder les véhicules de transport sur l’axe longitudinal et que les membres du personnel de JDI ont pris les mesures nécessaires pour le faire avant et pendant le chargement.
[133] Pour ce qui est du décalage réel par rapport à l’axe longitudinal des véhicules de transport pendant le chargement, d’après les éléments de preuve précédents ainsi que les extraits, le T1 était soit au centre, selon M. McLaughlin, M. Singleton et Jeff Mazerolle, lorsqu’il a cessé de se déplacer vers l’arrière, soit délibérément décalé de 1,5 po à bâbord, selon M. Bremner. D’après les éléments de preuve présentés par M. Bremner au procès de première instance, le T2 se trouvait, au maximum, de 3 à 5 po à tribord; cependant, étant donné qu’aucun autre témoin n’a dit que le T1 avait été délibérément décalé, je n’accepte pas le témoignage de M. Bremner à cet égard. Par contre, même en utilisant son témoignage en ce qui concerne la pire des situations, cela donne un décalage de 3,5 po à tribord. En effet, dans ses observations finales, Siemens a reconnu que les éléments de preuve indiquaient que les véhicules de transport n’ont jamais été décalés de plus de 3 po par rapport au centre. Ce qu’il y a d’important à cet égard, c’est qu’il n’existe aucun élément de preuve indiquant que soit le T1, soit le T2 ait dévié de l’axe longitudinal de 6 po, soit la mesure que M. Bremner avait calculée comme étant une déviation sécuritaire. De plus, comme il en sera question dans le contexte de la preuve d’expert, la déviation est directement liée au degré de l’angle d’inclinaison que la barge, et par conséquent les véhicules de transport et leurs rotors BP, assumeraient.
(c) Gîte de la barge et inclinaison de la cargaison
[134] Outre les déviations par rapport à l’axe longitudinal, on disposait de beaucoup d’éléments de preuve au sujet de la gîte de la barge, de l’inclinaison de T2 et des ajustements apportés à la plateforme de T2 pendant le chargement. Ce point est important étant donné que Siemens affirme qu’il y avait une gîte perceptible de la barge qui aurait dû indiquer aux participants qu’il y avait un problème. Cela aurait dû les amener à interrompre le chargement et à régler le problème, ce qui aurait évité la perte de la cargaison. Par conséquent, la question est de savoir s’il y avait une gîte perceptible autre qu’immédiatement avant le renversement du T2 et, le cas échéant, si le personnel de JDI en était conscient et a choisi d’en faire fi.
[135] Quant au T1, M. McLaughlin, qui dirigeait le chargement, a dit dans son témoignage qu’il a changé le mode 3 points au mode 4 points pendant son passage du quai à la barge. Il n’a fait aucune mention d’autres ajustements au T1. Il y a lieu de signaler qu’aucun témoin n’a parlé de gîte de la barge pendant le chargement du T1.
[136] Quant au T2, les éléments de preuve sont moins clairs. Parce que M. McLaughlin apportait effectivement les ajustements à la plateforme du T2, j’ai énoncé ses éléments de preuve de façon plus détaillée ci-dessous.
[137] M. McLaughlin a dit dans son témoignage qu’il a fait une vérification des jauges de pression hydraulique du T2 avant de commencer le chargement et a constaté qu’elles étaient égales, ce qui signifiait que la plateforme du véhicule de transport était de niveau. Il a remarqué que le T2 penchait vers le côté bâbord une fois que ses six essieux ont été sur la barge. Pour cette raison, on a immobilisé le T2 et on a mesuré de nouveau le centre du pont de la barge. Il a dit que le T2 était décalé du côté tribord, soit la direction opposée à l’inclinaison du T2.
[138] Pour corriger l’inclinaison vers le côté bâbord du T2, M. McLaughlin a dit qu’il a relevé le levier B du panneau hydraulique du T2 afin de relever le côté bâbord de la plateforme du véhicule de transport, ce qui a mis à niveau la plateforme du T2. Après cet ajustement, mais avec le T1 toujours dans la même position sur le pont de la barge, M. McLaughlin a abaissé toute la plateforme du T2.
[139] Il a dit que le T2 a alors poursuivi son déplacement vers l’arrière de la barge sur 6 à 8 pi, trajet pendant lequel il a été ramené au centre. À ce moment-là, il a immobilisé de nouveau le T2 et a relevé toute la plateforme à la verticale, de façon à dégager les articulations du T2 qui touchaient, ou presque, le pont de la barge à la base de l’élancement de l’étrave (pièce 5). Il a ensuite demandé à Ron Mazerolle quelle était la position du T2 et Ron Mazerolle lui a répondu que la charge penchait légèrement vers le quai (tribord). M. McLaughlin a dit dans son témoignage qu’il est difficile de relever la plateforme tout à fait à la verticale et que la légère inclinaison à tribord « […] était davantage attribuable au fait que je la relevais et que je n’avais peut-être pas les leviers exactement au bon endroit, c’est la raison pour laquelle elle aurait penché légèrement vers l’intérieur ». Il a ensuite « donné un coup sur le levier A » pour niveler l’inclinaison à tribord en relevant légèrement le côté tribord du T2. À ce moment-là, rien ne le préoccupait particulièrement.
[140] Immédiatement après avoir fait cet ajustement et au moment où il s’éloignait en marchant du panneau de commande, M. McLaughlin a jeté un coup d’œil vers l’arrière et a remarqué que les jauges de pression A et B du T2 bougeaient. Cela l’a inquiété parce que cela voulait dire que la charge n’allait plus être à niveau. Il a réagi en relevant le levier B. Les jauges se sont mises à niveau, mais l’inclinaison à bâbord est revenue plus rapidement et il a ajusté le levier B au moins une autre fois. Finalement, il a abaissé la plateforme du T2 étant donné qu’il n’y avait plus rien d’autre à faire, mais la cargaison se renversait déjà. Il a décrit l’incident comme étant « rapide et violent ».
[141] En contre-interrogatoire, M. McLaughlin a dit que le T2 penchait à bâbord lorsqu’il a été conduit sur la barge, mais qu’il n’avait pas remarqué que la barge présentait une inclinaison à bâbord à ce moment-là. M. McLaughlin a convenu que si la barge présentait une inclinaison à bâbord à ce moment-là, en conséquence le T2 le pouvait aussi. Cependant, il n’a pas accepté que c’était la seule explication de l’inclinaison à bâbord du T2. On lui a dit que si la plateforme du T2 était à plat et n’avait pas bougé (penché), alors la raison pour une gîte à bâbord de la barge était que le T2 avait roulé à bord décalé par rapport au centre. Il a convenu que c’était une possibilité, mais que ce n’était pas probable parce qu’ils avaient mesuré le T2 et qu’il n’était pas décentré à bâbord.
[142] Selon les éléments de preuve de M. Malcolm, une fois le T2 à bord de la barge, il a remarqué qu’il avait cessé de se déplacer et il a marché vers l’avant pour en déterminer la raison. Il a vu M. McLaughlin au panneau de commande hydraulique du T2 et s’est rendu compte que M. McLaughlin relevait la plateforme et les béliers du T2 afin d’en dégager les articulations, qui touchaient, ou presque, le pont de la barge. M. Malcolm a dit dans son témoignage que jusqu’au moment où le T1 et le T2 ont été tous deux entièrement sur la barge, il n’avait pas remarqué de gîte significative de la barge elle-même, chose qu’il aurait remarquée depuis l’endroit où il se trouvait, à l’extrémité arrière, étant donné que l’eau serait sortie de la citerne du coqueron arrière dont les écoutilles étaient ouvertes. Il a ajouté dans son témoignage qu’au moment de remplir la citerne du coqueron arrière, l’écoutille du côté bâbord a débordé très légèrement, pendant une minute à peu près, avant celle du côté tribord. Cela indiquait peut-être une très légère inclinaison à bâbord, mais ne constituait pas une préoccupation étant donné qu’une inclinaison, quelle qu’elle soit, ferait en sorte qu’un côté déborde avant l’autre. En outre, si une inclinaison imprévue de la barge survenait, cela aurait alors indiqué qu’il y avait un problème et ils auraient dû cesser les activités et enquêter. En contre-interrogatoire, lorsqu’il a été confronté à sa communication préalable, il a déclaré qu’il ne pouvait pas non plus dire que pendant le lestage, l’écoutille du côté tribord avait aussi débordé, seulement que les pompes ont été arrêtées lorsque « les deux » citernes ont été pleines. Il a ajouté qu’il n’y a pas eu d’autre écoulement d’eau des écoutilles jusqu’à ce que la barge s’incline lors de l’incident.
[143] Ayant repris sa place originale sur la barge, M. Malcolm a remarqué que le côté tribord du T2 s’élevait. Il a dit que la plateforme du T2 a commencé lentement et graduellement à s’incliner vers le côté bâbord. Sa première réaction était que M. McLaughlin mettait à niveau le véhicule de transport, mais il s’est ensuite rendu compte que les béliers hydrauliques du T2 continuaient de bouger. Ils ont bougé pendant environ 20 à 25 secondes, moment auquel il s’est rendu compte que le déplacement n’était pas prévu et que la situation se trouvait hors de contrôle. Au départ, la barge est restée telle quelle, puis, à mesure que l’angle de la charge continuait d’augmenter, la barge s’est inclinée doucement, peut-être un degré ou un degré et demi, ce à quoi l’on pouvait s’attendre lors d’un léger transfert de charge. Au moment où les béliers ont été étirés au maximum, les roues du côté tribord du T2 se sont soulevées du pont. Les choses se sont alors produites très rapidement et le véhicule de transport « a essentiellement été projeté par-dessus bord ». M. Malcolm a attribué une gîte importante de la barge, de 30 à 40 degrés, au renversement du T2 qui « a entraîné la charge et la remorque du T1 qui ont basculé sur le côté ». Il ne savait pas pourquoi le T2 s’était comporté ainsi.
[144] Le témoignage de M. Bremner quant à l’existence d’une gîte de la barge avant la perte véritable était incompatible. Au départ, il a dit qu’il ne se rappelait pas que la barge ait été inclinée à quelque moment que ce soit avant l’incident. Cependant, en contre-interrogatoire, il a dit qu’il y avait une légère inclinaison à tribord au moment où le T2 s’avançait à bord, quoiqu’il ne soit pas clair si la gîte mentionnée est une gîte de la barge ou du véhicule de transport. Quand il a été confronté à sa communication de la preuve, à savoir que lorsque le T2 s’est trouvé entièrement sur la barge, qu’il avait remarqué une légère inclinaison à bâbord, il a convenu qu’il était possible qu’il y avait une légère inclinaison à bâbord.
[145] Pour ce qui est des ajustements apportés par M. McLaughlin aux plateformes des véhicules de transport, M. Bremner a dit qu’il a manifesté son inquiétude à M. McLaughlin, à savoir que les plaques d’acier comblant le vide entre le quai et la barge entreraient en contact avec le groupe moteur du T2 et causeraient des dommages. M. McLaughlin lui a dit qu’il relèverait le groupe moteur, puis s’est rendu aux commandes. M. Bremner a dit qu’il pensait que M. McLaughlin maîtrisait la situation, et il s’est dirigé à l’arrière vers le T1. Après environ une minute, il a senti que le pont de la barge s’enfonçait très rapidement et il s’est précipité vers le centre de la barge. Il a dit qu’il ne s’attendait pas du tout à ce que quelque chose du genre soit sur le point de se produire ou soit susceptible de se produire.
[146] M. Hamilton a dit que pendant le chargement, il a observé le processus, allant et venant sur le quai et sur la barge et prenant des notes chaque fois qu’un essieu se trouvait à bord. Il n’a pas remarqué une inclinaison de la barge lorsque le T1 s’est amené à bord et il est convaincu, compte tenu de ses années en mer, qu’il l’aurait remarqué s’il avait été sur la barge. Il n’a pas remarqué non plus d’inclinaison de la barge à quelque moment que ce soit avant que le T2 ne s’incline à tribord.
[147] Sa première indication d’un problème est survenue immédiatement avant l’incident. À un moment donné, une fois le T2 sur la barge, M. Hamilton est passé du quai à la barge pour observer. Il a dit qu’il était du côté bâbord de la barge, le long du T2, et qu’il pouvait voir que son groupe moteur frappait les plaques d’acier qui avaient servi à combler le vide entre le quai et la barge. M. McLaughlin était aux commandes du T2 et il a semblé à M. Hamilton qu’il essayait d’ajuster la hauteur du T2. Le côté bâbord du T2 a alors commencé à se soulever et sa plateforme a commencé à s’incliner à tribord. En contre-interrogatoire, M. Hamilton a déclaré que le soulèvement peut avoir été d’environ 6 po et il a supposé que l’inclinaison était d’environ 5 degrés. Quelques secondes plus tard, le T2 était rabaissé à niveau. M. Hamilton s’est dirigé vers l’arrière, puis vers l’axe longitudinal de la barge, entre le T2 et le T1. Il a ensuite observé la plateforme du T2 se soulever de nouveau, d’abord droite ou à plat, puis le côté tribord a continué de se soulever plus haut, de sorte que la plateforme du T2 présentait un angle plus ouvert. Ses roues de tribord ont commencé à se soulever du pont de la barge et, en quelques secondes, la plateforme du T2 a semblé continuer de se soulever et le T2 s’est renversé. Il s’est écoulé environ 20 secondes entre le soulèvement de bâbord et celui de tribord, et non pas des minutes; il s’est écoulé à peu près 10 secondes entre le moment où le T2 a commencé à s’incliner à bâbord et s’est renversé.
[148] M. Hamilton a dit que lorsque les roues de tribord du T2 ont commencé à se soulever du pont de la barge, il a fait quelques pas de plus vers l’axe longitudinal de la barge parce qu’à ce moment-là, la barge avait commencé à s’incliner. Il a plongé vers le côté élevé de la barge, il y a eu beaucoup de fracas et de bruit, puis la barge est revenue plus ou moins à niveau. Il a convenu que la totalité du poids du T2 était sur ses roues du côté bâbord une fois que les roues de tribord se sont soulevées du pont de la barge.
[149] Jeff Mazerolle a dit que sa première indication d’un problème a été lorsque la barge a commencé à s’incliner, moment où il a commencé à chercher une façon de s’en sortir. Il n’a ressenti aucune inclinaison au moment où le T2 s’est amené sur la barge, seulement lorsque le T2 a été sur la barge. Dans sa description des événements, depuis le moment où il a ressenti l’inclinaison de la barge, a vu les sangles d’arrimage glisser à bâbord au moment où il a sauté de la barge : « Tout s’est passé très vite ». Il a eu tout juste le temps de sauter et, lorsqu’il a regardé derrière, la charge avait basculé par-dessus bord.
[150] Craig Singleton a dit dans son témoignage qu’il ne se rappelait pas avoir ressenti une inclinaison avant l’arrivée du T2 sur la barge; sa première indication d’un problème a été lorsque le T2 a eu un essieu ou deux à bord. Il a dit qu’au moment où le T2 a commencé à s’avancer, il a eu un vague sentiment d’inquiétude du fait que la barge se déplaçait un peu vers le bateau-remorqueur. Lorsqu’on lui a demandé combien de temps s’était écoulé entre le moment où il a senti que les choses ne se déroulaient pas comme prévu et le moment où la charge est tombée à l’eau, il a déclaré que tout s’était passé assez vite. Il a en deux occasions mentionné à Jeff Mazerolle que quelque chose n’allait pas. Il a fait ces commentaires à quelques secondes d’intervalle. Jeff Mazerolle n’a pas réagi après le premier commentaire et il n’a pas eu le temps de réagir après le deuxième. Jeff Mazerolle a eu seulement le temps d’enlever la commande à distance et « c’était fini ».
[151] Cependant, en réponse aux engagements déposés par Siemens concernant ses extraits, M. Singleton a répondu que l’inclinaison de la barge augmentait à mesure que les essieux de T2 se trouvaient à bord. Il a également déclaré que son « sentiment d’inquiétude » a commencé de 60 à 90 secondes avant l’incident. Il s’est corrigé par la suite et a dit qu’il s’agissait de 10 secondes.
[152] Il est difficile de faire concorder tous les témoignages et les événements. Cependant, je conclus que le T1 ne s’est incliné en aucun temps pendant le chargement avant que le T2 se renverse. Tous les témoins ont fait savoir que la barge n’a présenté aucune gîte pendant le chargement du T1. La plupart des témoins, y compris M. Hamilton dont le rôle consistait à observer le déroulement des opérations, n’ont pas observé une inclinaison à bâbord de la barge jusqu’à presque immédiatement avant l’incident. Bien que M. Bremner ait décrit en contre-interrogatoire une légère inclinaison possible à bâbord une fois le T2 complètement arrivé sur la barge et le témoignage contradictoire de M. Singleton, je préfère les éléments de preuve de M. Hamilton et j’accepte comme un fait que, jusqu’à ce que le T2 soit complètement à bord, il n’y avait pas de gîte perceptible à bâbord de la barge. Je conclus également que l’inclinaison n’était pas évidente avant que M. McLaughlin commence à manipuler la plateforme du T2. En outre, comme l’ont décrit tous les témoins, après les manipulations du pont du T2, la perte est survenue très rapidement. L’importance de ces deux points sera évidente dans le contexte de la preuve d’expert, surtout en ce qui concerne la cause de la perte.
B. Preuve d’expert
[153] Avant d’aborder la preuve et les rapports des experts, il est utile d’exposer deux autres éléments de preuve fondés sur des faits, puisqu’ils interviendront au moment de tenir compte des avis d’expert.
[154] Le premier de ces éléments est le manuel d’arrimage préparé par M. Bremner et remis à JDI, M. Hamilton et Siemens. On y expose les conditions du voyage pour le trajet envisagé entre Saint John et Point Lepreau. Il y est précisé que pendant le déchargement, l’étrave de la barge serait échouée et que cela ne pouvait se faire que dans des conditions calmes. En outre, le voyage durerait environ 5 heures et qu’un état de mer maximum, soit un état de mer 4, avait été adopté en fonction d’une fenêtre météorologique de 12 heures avant le départ. Les critères de l’état de mer 4 étaient exposés et comprenaient une vitesse maximale du vent de 20 nœuds; il y était indiqué qu’une gîte occasionnée par un roulis naturel dans cet état de mer était d’environ 5 degrés. Les attaches nautiques (saisines de pont) seraient par contre conçues pour une gîte de 10 degrés.
[155] Deuxièmement, M. McLaughlin a dit dans son témoignage qu’en septembre 2008, il avait effectué des calculs pour déterminer le centre de gravité et la base de stabilité des véhicules de transport en mode 3 et 4 points. Ces calculs étaient manuscrits et ont été inclus dans la preuve documentaire. M. McLaughlin a dit que la raison pour laquelle il avait agi ainsi était qu’à l’époque, il y avait une possibilité que des poutres d’acier soient placées sous chaque rotor afin qu’ils puissent être déposés sur des blocs, pour être récupérés plus tard par un véhicule de transport. L’utilisation des poutres relèverait le centre de gravité d’environ 12 po. Il a préparé les calculs afin de s’assurer que la stabilité du véhicule de transport chargé soit toujours à l’intérieur de la plage normale et il a déterminé qu’à un angle d’environ 7,5 degrés, ils deviendraient instables et basculeraient.
(1) Résumé des opinions d’expert
[156] Quatre rapports d’expert ont été soumis à un appel d’offres; cinq personnes se sont qualifiées et ont donné une preuve d’expert lors du procès de première instance.
[157] Le premier expert à témoigner était M. Hendrick van Hemmen (« M. van Hemmen »), l’auteur du rapport Martin Ottaway daté du 9 février 2015 (« rapport Martin Ottaway ») préparé à la demande de JDI. M. van Hemmen est titulaire d’un baccalauréat ès sciences en génie aérospatial et génie océanique; il est ingénieur professionnel agréé de l’État de New York. Il est le président et associé principal de Martin Ottaway, qui est décrite comme une firme d’experts-conseils, d’ingénieurs, d’experts maritimes, d’architectes navals et d’évaluateurs en matière maritime. Il a été qualifié en tant qu’expert en génie maritime et en architecture navale, les détails de son expérience professionnelle et de ses qualifications étaient énoncés dans son curriculum vitæ.
[158] En résumé, le rapport Martin Ottaway a conclu qu’il n’y avait aucune indication que l’échec du chargement des rotors BP était inévitable et, dans une gamme raisonnable de probabilités, le chargement aurait pu se dérouler sans incident et se terminer par la livraison en toute sécurité de la cargaison. À cet égard, les calculs de stabilité de MMC avaient indiqué que la barge était stable pendant tout le processus. Le rapport Martin Ottaway a conclu que rien n’indiquait que la stabilité de base ne pouvait pas être atteinte pendant le chargement. Au contraire, son examen technique a indiqué que l’échec était lié à la marge de sécurité qui a été dépassée de façon imprévue. Cette marge de sécurité était liée à une perte suffisante de stabilité qui permettrait à la charge de basculer. Cela a été exprimé par deux mesures centrales : la GM de la barge et le dépassement d’un angle d’inclinaison qui a donné lieu à la perte de la charge. Ces deux mesures avaient été prises en considération avant le chargement et les GM ainsi que les angles d’inclinaison conçus pour le projet étaient acceptables et ne résulteraient pas intrinsèquement en un échec. Cependant, le jour de l’incident, une condition est survenue qui a donné lieu à une combinaison des deux mesures à un point tel que la charge a basculé.
[159] Plus précisément, l’échec était le résultat d’un angle indésirable d’inclinaison et, s’il n’était pas survenu ou s’il avait été corrigé sans problème, le processus n’aurait pas échoué. Le rapport Martin Ottaway a conclu que la cause réelle des événements qui ont mené à l’inclinaison n’avait pas été établie et qu’elle ne pourrait probablement pas l’être, mais il dressait une liste de dix éléments qui auraient pu contribuer à l’incident. Précisons, et cette question sera abordée plus loin ci-dessous, que ces éléments comportaient une charge décentrée, l’effet additionnel de surface libre de la citerne non divisée du coqueron arrière, la manipulation de la charge sur le T2 par M. McLaughlin et une perte de la connaissance de la situation. Le rapport Martin Ottaway a conclu qu’une combinaison imprévue de certains ou de la totalité de ces facteurs et des autres facteurs énumérés a donné lieu à la perte.
[160] Le rapport d’Atlantic Marine Associates (« AMA ») daté du 10 février 2015 (« rapport AMA ») a été préparé à la demande de l’avocat de JDI. Le rapport a été élaboré par M. John Poulson (« M. Poulson »), M. Sean Murphy (« M. Murphy ») et M. John Tirel.
[161] Lors du procès de première instance, M. Poulson a été qualifié en tant qu’expert en génie maritime et en stabilité des navires. Parmi ses autres qualifications et postes, M. Poulson détient un First Class Certificate of Competency du ministère des transports du Royaume-Uni en tant qu’ingénieur maritime et il a servi en tant qu’ingénieur maritime au sein de la marine de 1977 à 1989. Il est titulaire d’une maîtrise ès sciences en études maritimes et est un ingénieur breveté. Il s’est joint à la Salvage Association en 1989, qui est devenue BMT Salvage Limited en 2001. Parmi ses fonctions auprès de ces entreprises, il y a les enquêtes sur les accidents et les expertises sur la garantie et l’état au nom de souscripteurs et d’autres clients. En mai 2007, il a ouvert le bureau de Noble Denton à New York, ayant été son président jusqu’en 2012. En septembre 2012, il s’est joint à AMA en tant que vice-président exécutif et expert maritime principal.
[162] M. Murphy a été qualifié en tant qu’architecte naval lors du procès. Il est titulaire d’un baccalauréat ès sciences en architecture navale et génie maritime, il a obtenu son diplôme en 2013, et il a commencé à travailler chez AMA en août 2013.
[163] Le rapport AMA conclut que la SPM 125 était d’une taille et d’une capacité suffisantes, qu’elle convenait au projet prévu et qu’elle possédait la stabilité appropriée pour satisfaire aux critères énoncés dans le document GL Noble Denton Technical Policy Guidelines for Marine Transportations (« lignes directrices ND »); ces normes ont été mentionnées dans le rapport préparé par l’expert de Siemens, Malin Marine Consultants.
[164] Le rapport AMA indique que les conditions de stabilité examinées dans son analyse de la SPM 125 suivaient de près les conditions de stabilité produites par MMC avant le chargement, mais comportaient plus de précisions concernant la stabilité dynamique de la barge; le seuil des opérations pour ce qui est de la charge décentrée faisait aussi l’objet d’étude. Il indiquait que bien qu’il aurait été avantageux que l’analyse de MMC tienne compte des bras de levier de redressement à divers angles d’inclinaison de la barge, dans le plan de chargement qui avait été élaboré par MMC, la barge était stable et les conditions opérationnelles étudiées étaient adéquates pour le voyage prévu.
[165] En outre, la déviation limitée des véhicules de transport par rapport à l’axe longitudinal de la barge pendant le chargement n’était pas suffisante pour causer une gîte importante ou pour vaincre la stabilité inhérente de la barge. Aussi, compte tenu de la stabilité inhérente de la barge, les modifications au programme de lestage pendant le chargement n’avaient pas été significatives ni causales. Bien qu’il n’ait pas semblé que MMC ait pris en considération complètement l’effet que la surface libre aurait sur la barge du fait que la citerne du coqueron arrière n’était pas divisée et le moment de surface libre associé à cette citerne remplie à 95 % était significatif, cela n’a pas eu d’effet substantiel sur la stabilité de la barge. En aucun temps la stabilité de la barge n’a été compromise.
[166] Outre les conditions pendant le chargement, la stabilité calculée (GM) de la barge chargée du T1 et du T2, assortie d’une tolérance de gîte de 10 degrés, étaient suffisantes pour le voyage prévu d’environ 20 miles marins. Les calculs de stabilité faits par AMA à l’appui de ses constatations étaient joints au rapport en tant qu’annexe B.
[167] S’appuyant sur son analyse et en éliminant toute autre cause possible, AMA a conclu que la cause la plus probable de l’incident était une défaillance ou une manipulation erronée de la commande d’inclinaison transversale à actionnement hydraulique du T2 qui a entraîné l’inclinaison du lit du véhicule de transport. Cette inclinaison transversale aurait causé à la fois une élévation et un mouvement transversal du centre de gravité de T2, provoquant son renversement, l’inclinaison de la barge et, en fin de compte, le basculement dans le port des deux unités. AMA est d’avis que JDI a agi avec diligence raisonnable tout au long du projet et que l’incident n’aurait pas pu raisonnablement être prévu.
[168] Le troisième rapport d’expert a été préparé par M. George Randall (« M. Randall ») et était daté du 9 février 2015 (« rapport Randall »). Les services de M. Randall ont été retenus au nom de BMT et il a été appelé à témoigner par JDI. Monsieur Randall est titulaire d’un baccalauréat ès sciences en architecture navale du Massachusetts Institute of Technology (1970), d’un diplôme en statistique appliquée de l’Université d’Oxford (1973) et d’une maîtrise ès sciences en génie océanique de l’université de Londres (1976). Il est un ingénieur breveté (Royaume-Uni) et un fellow du Royal Institute of Naval Architects; il a été auparavant membre du conseil de cet établissement et il est membre de la Society of Naval Architects and Marine Engineers. Il a travaillé pour le compte de la Salvage Association de 1973 à 1991, étant son principal architecte naval de 1980 à 1991. Depuis, il travaille comme expert-conseil en architecture navale et en génie maritime. Au procès, il a été qualifié comme expert en architecture navale.
[169] Le rapport Randall estime que la SPM 125 convenait pour l’objectif prévu, le chargement a été planifié et exécuté de façon professionnelle jusqu’au moment de la perte, et la perte a été causée soit par une erreur de l’opérateur du T2, soit par un mauvais fonctionnement de son système de commande hydraulique ou de ses valves.
[170] Pour ce qui est de la stabilité de la barge, le rapport Randall a fait remarquer que le rapport de Transports Canada, qui était annexé, a conclu que la barge était stable. En outre, les calculs de stabilité de MMC concernant le chargement avaient été examinés et vérifiés et M. Randall avait également fait ses propres calculs indépendants qui ont confirmé à la fois l’exactitude des données hydrostatiques et des autres données sur lesquelles les calculs de MMC se fondaient et la stabilité de la barge comme elle était chargée. En s’appuyant sur toutes ces données, le rapport a conclu que la barge convenait aux opérations prévues, en supposant un fonctionnement correct pendant le chargement des véhicules de transport.
[171] Le rapport Randall a reconnu que le plan de chargement de MMC et les calculs de stabilité supposaient incorrectement que la citerne de ballast du coqueron arrière était divisée en citernes indépendantes de bâbord et de tribord et que cette erreur a fait en sorte que l’on a surestimé la stabilité calculée par un facteur de deux dans les conditions prévues où cette citerne était partiellement remplie. Cependant, il a conclu que des correctifs pour l’erreur ayant été apportés, la stabilité de la barge était tout de même acceptable, même en supposant le pire des cas, c.-à-d. l’effet maximum de surface libre sur toute la largeur de la citerne du coqueron arrière. En outre, au moment de l’incident, la stabilité était meilleure que dans la pire des situations, puisque la surface libre avait été éliminée par le remplissage à capacité de cette citerne. Aussi, le ballast supplémentaire améliorait la stabilité calculée à l’origine aux dépens d’une augmentation minime de l’assiette.
[172] Le rapport d’expert de Siemens a été préparé par Malin Marine Consultants (« Malin »); daté du 30 décembre 2014 (« rapport Malin »), il comprenait un rapport en réponse daté du 7 septembre 2015 (« réponse Malin ») qui répondait à deux questions soulevées dans le rapport Randall et le rapport Martin Ottaway. Le rapport Malin a été présenté par M. Taggart Smith (« M. Smith ») qui a obtenu en 2007 une maîtrise en architecture navale et en génie océanique des universités de Glasgow et de Strathclyde. Depuis ce temps, il a travaillé chez Henry Abram & Sons, une entreprise se spécialisant dans le transport de cargaisons lourdes, et sa compagnie sœur, Malin, qui offre des services de consultation à cet égard. Il a été qualifié en tant qu’expert dans les domaines de l’architecture navale et du génie en charges lourdes.
[173] Le rapport Malin répond à plusieurs questions posées par l’avocat de Siemens. Ses réponses se fondent sur un ensemble de présomptions fournies ainsi que sur l’examen et les calculs du document de Malin. Les questions posées à Malin comprenaient ce qui suit : quels renseignements, expertises et travaux essentiels étaient nécessaires pour préparer un plan de chargement; quelles normes s’appliquent au voyage envisagé; que faut-il faire pour déterminer si une barge convient pour un déplacement proposé; est-ce que JDI a fait ces choses et est-ce que la SPM 125 convenait; est-ce que le plan de chargement et de lestage était approprié tel qu’il a été conçu et modifié; est-ce que les étapes prises pour garder les véhicules de transport sur l’axe longitudinal de la barge et pour surveiller le chargement étaient appropriées; et quelle a été la cause de la perte?
[174] Les réponses du rapport Malin à un grand nombre de ces questions se chevauchent. Cependant, voici en résumé les constatations de Malin sur la causalité, et ses conclusions. Malin conclut que la cause première de la perte du cargo était que la « barge n’était pas suffisamment stable pour la charge » et que les véhicules de transport étaient chargés sans la simple précaution d’une trajectoire marquée pour s’assurer qu’ils restent sur l’axe longitudinal de la barge pendant le chargement. Le rapport renvoie à ses calculs, que l’on trouve à l’annexe A, à l’appui de cela et dresse la liste de six facteurs contributifs physiques, soit l’absence d’une trajectoire marquée sur le pont de la barge; le centre de gravité combiné des rotors BP et des véhicules de transport décalés par rapport à l’axe longitudinal de la barge; l’assiette extrême de la barge en raison de la citerne du coqueron arrière remplie presque à capacité et le T1 ayant été chargé à la position arrimée; l’effet de surface libre de l’eau de ballast dans la citerne du coqueron arrière; l’inclinaison initiale de la barge; et l’effet dynamique de la manipulation des véhicules de transport. Quant aux facteurs contributifs qui ne sont pas de nature physique, il y avait : la stabilité dynamique de la barge n’ayant pas été vérifiée; le décalage maximal permis des rotors BP n’ayant pas été établi; le changement ayant été apporté au plan de lestage sans vérification technique; l’exécution du chargement en l’absence d’un énoncé de méthode approprié; aucune structure de commandement et de contrôle pour l’opération; et des niveaux insuffisants d’ingénierie en ce qui concerne la stabilité de la barge et des véhicules de transport.
[175] Malin conclut que son rapport démontre que la pratique courante de l’industrie n’a pas été respectée dans les domaines de la planification préliminaire, de l’ingénierie du chargement, de la gestion de projet, de la gestion sur place et de la supervision du chargement ainsi que de l’exécution du chargement. Dans chacun de ces domaines, des erreurs fondamentales ont été commises; si les problèmes en cause avaient été ciblés ou corrigés, il aurait été possible d’empêcher la perte. Parmi ces erreurs, il y avait : choisir sciemment une barge inadéquate; utiliser des renseignements erronés quant à la configuration de la citerne de ballast du coqueron arrière, ce qui a donné lieu à l’élaboration d’un plan de lestage erroné; manque de vérification des renseignements utilisés; modifications au plan de chargement apportées sans vérifier leur adéquation; et le chargement ayant été entrepris en l’absence de moyens de contrôle ou sans tenir compte des pratiques courantes de l’industrie, plus particulièrement l’utilisation d’une trajectoire balayée sur l’axe longitudinal.
[176] Son avant-dernier paragraphe se lit comme suit :
[traduction]
En fin de compte, la perte de la cargaison était attribuable à un manque de stabilité de la barge, conjugué à la décision de procéder au chargement sans utiliser une trajectoire balayée pour s’assurer que la charge était maintenue sur l’axe longitudinal. Les membres du personnel en cause – des préposés au chargement, des ingénieurs, des architectes et des experts-maritimes d’expérience – étaient au courant de ces facteurs, mais pour des raisons qui ne sont pas claires, ont choisi de ne pas en tenir compte. En ce faisant, ils ont choisi de courir le risque que la charge, montée sur une barge que l’on savait être trop petite, se déplace de l’axe longitudinal, tout en sachant que la cargaison pouvait devenir extrêmement instable.
[177] Chacun des rapports – Martin Ottaway, AMA et Randall – abordait plus précisément un grand nombre des affirmations de Malin.
[178] Mon approche pour l’analyse des questions soulevées par les rapports d’expert et les témoignages consiste à examiner l’adéquation de la SPM 125 pour l’opération prévue, qui est une fonction de sa stabilité, et la cause de l’incident. La question ultime est de savoir, compte tenu de la preuve et de mes conclusions de fait, si Siemens a démontré que la perte résultait des actes ou omissions de JDI et/ou de MMC et de M. Bremner et, le cas échéant, si ces actes et omissions ont été commis témérairement et avec la conscience qu’une telle perte en résulterait probablement. C’est-à-dire, si les dispositions de l’article 4 les empêchent de limiter leur responsabilité.
(2) Conclusions relatives à la stabilité de la barge
[179] Le rapport Malin n’était pas d’accord avec les calculs de stabilité produits par M. Bremner étant donné qu’ils ne tenaient pas compte de la stabilité transversale dynamique de la barge et qu’ils se fondaient sur l’hypothèse erronée voulant que la citerne de ballast du coqueron arrière était divisée. Également que les lignes directrices ND s’appliquaient, en tant que norme de l’industrie, à la SPM 125 et que les critères de stabilité qui y sont énoncés n’ont pas été respectés.
[180] Le rapport Malin a fondé sa conclusion à savoir que la SPM 125 ne respectait pas les critères des lignes directrices ND sur trois calculs de stabilité de bâtiments, A-1 à A-3, que Malin a produits. A-1 représente la SPM 125 sans aucun lest dans aucune de ses citernes. M. Smith a dit dans son témoignage que A-1 servait à déterminer la stabilité en mer de la barge pendant le remorquage.
[181] Cependant, comme l’ont signalé les autres experts, les conditions A-1 à A-3 de Malin ne sont pas représentatives des conditions de voyage et de chargement prévues ni des conditions révisées par la modification du plan de lestage le matin de l’incident.
[182] Ces conditions peuvent être mises en contraste avec les conditions de stabilité produites par AMA. Dans son témoignage, M. Murphy a expliqué qu’il avait préparé les calculs de stabilité d’AMA à l’aide d’un programme informatique connu sous le nom de General Hydrostatics (« GHS ») qui, essentiellement, a élaboré un modèle de la barge fondé sur les renseignements de base saisis qui décrivaient sa géométrie. Il a également expliqué en détail les calculs présentés.
[183] M. Murphy a produit plusieurs conditions de stabilité pour la SPM 125, reproduisant les calculs de M. Bremner. D’après ces intrants et le modèle de barge, GHS a ensuite calculé les mesures de la stabilité de la barge dans cette condition, y compris toute correction pour tenir compte de l’effet de surface libre de tout liquide dans ses citernes. À la première page de chaque calcul de condition, cela serait représenté par la hauteur métacentrique (GM) du bâtiment, son franc-bord, son assiette et sa gîte.
[184] La deuxième page de chaque calcul se compose d’un tableau des bras de levier de redressement par opposition à l’angle de gîte. Comme l’a expliqué M. Murphy, le programme GHS a produit, à des intervalles de 5 degrés, le bras de levier de redressement et le franc-bord pour cette condition à cet angle de gîte. D’après ce que je comprends, le bras de levier de redressement est une fonction du centre de gravité d’un bâtiment et de sa flottabilité ainsi que de la distance entre les deux. Si un bâtiment est incliné, son centre de flottabilité se déplace à l’extérieur de l’axe longitudinal et, par conséquent, est décalé par rapport au centre de gravité du bâtiment par lequel la force de gravité agit vers le bas. La force de flottabilité agit vers le haut par le centre de flottabilité pour redresser le bâtiment. Le moment de redressement concerne la force de flottabilité et la distance qui sépare les forces de flottabilité et de gravité (« GZ »); la GZ est connue sous le nom de bras de levier de redressement du bâtiment. L’angle de chavirement statique, soit l’angle d’inclinaison auquel le bâtiment n’a plus un moment de redressement positif, ou la capacité de se redresser tout seul, est également identifié sur chaque tableau pour cette condition. Dans son témoignage, M. Murphy a dit qu’au-delà de cet angle, le bâtiment ne retrouvera plus un équilibre et chavirera.
[185] La troisième page de chaque calcul est une représentation graphique de la GM et du bras de levier de redressement (ou GZ). M. Murphy a dit qu’à de faibles angles d’inclinaison (de 0 à 7 degrés environ) on se sert de la GM comme mesure de stabilité. Elle est calculée séparément de la GZ par GHS et les deux sont tracées sur le graphique. Ainsi, la GM est une mesure de stabilité initiale, tandis qu’à des angles d’inclinaison plus grands, la GZ sert à cette mesure.
[186] M. Murphy a d’abord produit un ensemble de conditions qui reproduisaient celles préparées par M. Bremner avant l’incident, soit une condition de bâtiment à l’état lège et des conditions opérationnelles de 1 à 13. Cependant, il les a corrigées pour tenir compte de l’erreur de M. Bremner en traitant la citerne du coqueron arrière comme étant divisée. Donc, par exemple, la condition de chargement compensée d’AMA reproduisait la condition 1 de MMC, mais ne traitait pas la citerne de ballast du coqueron arrière comme étant divisée longitudinalement, comme l’avait fait MMC. Cela signifiait que la condition de MMC présentait un moment de surface libre plus petit, et par conséquent une GM plus élevée que ne le faisait la condition d’AMA. M. Murphy a expliqué dans son témoignage que le programme GHS produisait le moment de surface libre possible maximal pour la citerne du coqueron arrière. En outre, que le moment de surface libre tient compte de la quantité de lest et de l’effet qu’il a sur la stabilité de la barge lorsqu’elle s’incline. Par conséquent, la GM produite par MMC dans sa condition 1, compensée pour le chargement, était de 37,41 pieds, tandis que dans la condition correspondante d’AMA, corrigée pour l’effet de surface libre accru, la GM était de 32,28 pieds. M. Murphy a dit que cela signifiait que la barge avait une GM très élevée et, par conséquent, était très stable dans cette condition.
[187] Cette comparaison s’est poursuivie pour le reste des conditions de MMC. Toutes ont donné des GM positives qui étaient près de celles prévues par M. Bremner, tout en y étant inférieures. Dans la condition 11 de MMC – prêt à prendre la mer –, M. Bremner avait calculé une GM de 8,69 pi tandis qu’AMA avait calculé une GM de 8,88 pi. AMA a aussi calculé un angle de chavirement statique de 40,52 degrés dans cette condition.
[188] Ainsi, cet ensemble de calculs de stabilité faits par AMA était destiné à démontrer, ce qu’il a fait, que si le plan de chargement et de lestage avait été respecté tel qu’il avait été prévu à l’origine par M. Bremner, la stabilité de la barge était adéquate, même en tenant compte de l’effet de surface libre accru. Et si les lignes directrices ND s’appliquaient, tous les critères étaient respectés.
[189] Le rapport Randall n’est pas non plus d’accord avec les calculs de stabilité de Malin, indiquant qu’ils contiennent une erreur qui invalide la conclusion de Malin selon laquelle la SPM 125 ne convenait pas pour un voyage océanique sans restriction. M. Randall a dit dans son témoignage que Malin a utilisé un CGV pour les véhicules de transport chargés de 7,21 mètres (23,65 pi), qui est environ 1 mètre (3,28 pi) plus haut que la donnée utilisée par MMC (20,2 pi), donnée que M. Randall avait vérifiée et confirmée. M. Randall a dit que son propre calcul indépendant du CGV était de 20,35 pi. Cette erreur se traduisait par une sous-estimation de 2 pi de la GM de la part de Malin. En outre, que la barge chargée, dans la condition prévue pour le voyage, serait en effet 40 pour cent plus stable que ce que supposait Malin dans ses calculs, et qu’elle remplirait les cinq critères des lignes directrices ND citées en référence par Malin. Le calcul à l’onglet 10 du rapport Randall recrée la condition A-1 de Malin, barge sans aucun lest dans aucune de ses citernes; le calcul est refait en utilisant un CGV corrigé de 5,02 mètres (16,47 pi) [par opposition à la donnée de 5,728 mètres de Malin]. Il en résultait que la barge respectait les cinq critères des lignes directrices ND citées en référence par Malin, y compris un angle de chavirement statique de 38,6 degrés, qui dépassait les 36 degrés stipulés dans le rapport Malin. Quant aux conditions A-2 et A-3 de Malin, M. Randall les a rejetées étant donné qu’elles ne reflétaient aucune condition de lestage que MMC avait prévue et planifiée dans ses conditions de stabilité.
[190] Comme l’ont souligné les autres experts, Malin n’a pas expliqué dans son rapport comment il en est arrivé à la donnée sur le CGV qu’il a utilisée dans son calcul de la stabilité. En réaction à la critique concernant cette donnée soulevée par M. Randall, la réponse de Malin précisait que son calcul pour le CGV supposait que les rotors BP étaient arrimés sur des chaises-support avec les transports abaissés. En outre, qu’il était supposé, comme l’estimait Malin, que cela représentait la façon prudente d’arrimer les rotors pour le voyage. Quant aux CGV supposés pour les véhicules de transport, étant donné que l’on ne connaissait pas cette valeur, une hypothèse prudente a été faite de regrouper la masse du véhicule de transport au CGV du rotor BP.
[191] Cependant, lorsque l’on tient compte de cette explication, il faut se rappeler que la preuve indiquait clairement que ni JDI ni M. Bremner n’avaient jamais eu l’intention de poser les rotors BP sur des supports pour le voyage de 20 milles marins. Ainsi, bien que la condition A-1 de Malin puisse démontrer l’opinion de Malin quant à la façon dont le chargement aurait dû se faire, elle n’est pas représentative d’une condition de chargement prévue ou révisée et réelle. Par conséquent, même si dans la condition A-1 de Malin, l’un des critères des lignes directrices ND n’était pas respecté, soit l’angle de chavirement statique, cela ne prouve pas que les critères n’auraient pas été respectés dans une condition prévue ou réelle.
[192] Selon l’interprétation et l’application par Malin des lignes directrices ND, la barge devait avoir une plage de stabilité intacte de 36 degrés, ce qui signifiait que si elle présentait une inclinaison ou une gîte allant jusqu’à 36 degrés, la barge aurait eu suffisamment de stabilité GZ pour se redresser elle-même. L’angle de « chavirement statique » était de 36 degrés, après quoi la barge ne récupérerait pas et chavirerait. Au procès de première instance, M. Smith a dit que le rapport Malin indiquait que les calculs de MMC ne tenaient pas compte de la stabilité transversale dynamique, il signifiait l’absence dans les conditions de stabilité de M. Bremner d’une courbe de GZ indiquant l’angle de chavirement statique. Dans la même veine, lorsqu’il a déclaré que ses vérifications de la stabilité indiquaient que la barge était inadéquate sur le plan de la stabilité, cela aussi faisait allusion à l’absence d’une courbe de GZ. M. Smith a également dit qu’il s’était rendu compte, la veille de présenter ses éléments de preuve au procès, qu’il avait commis une erreur lorsqu’il a préparé son rapport : en réalité, la SPM 125 était une petite barge au sens des lignes directrices ND, ce qui, par conséquent, exigeait une plage de stabilité à l’état intact de jusqu’à 40 degrés.
[193] Même si beaucoup de temps a été consacré à débattre des menus détails du CGV de Malin par opposition à celui utilisé par M. Bremner et d’autres, et la question à savoir si les lignes directrices ND en tant que norme de l’industrie s’appliquaient ou non, ou si elles devaient être utilisées comme une ligne directrice, si un angle de chavirement statique moins élevé devrait s’appliquer étant donné qu’il s’agissait d’un voyage de 20 miles marins d’une durée de moins de cinq heures à réaliser dans une fenêtre météo claire dans laquelle l’état de mer était prescrit, en fin de compte, l’objet du différend était le non-respect prétendu d’un critère, à savoir l’angle de chavirement statique. À cet égard, je suis convaincue que les calculs d’AMA confirment que la stabilité de la SPM 125 pour le voyage tel qu’il avait été prévu respectait les lignes directrices ND, même en tenant compte de l’effet de surface libre additionnel de la citerne non divisée du coqueron arrière. Et, de toute façon, M. Smith a finalement reconnu que le non-respect allégué de la norme n’a pas causé la perte et que la barge elle-même présentait un degré élevé de stabilité.
[194] Il y a aussi une considération pratique relativement à l’angle de chavirement statique. Comme on le mentionne ci-dessous, avant la fixation nautique, les véhicules de transport pouvaient soutenir, au maximum, une inclinaison de 7,5 degrés avant de se renverser. Il a été reconnu de façon générale par les experts lors du procès de première instance qu’une inclinaison de 6 degrés constituait la donnée appropriée. Les calculs de fixation nautique préparés par MMC prévoyaient un roulis de 5 degrés, mais elle a conçu les fixations en fonction de 10 degrés. Donc, si la cargaison avait été chargée adéquatement, assujettie pour la mer et que le voyage avait été entrepris, si la barge avait été exposée à une force qui la faisait s’incliner de plus de 10 degrés, la cargaison aurait dépassé sa limite de stabilité transversale ou les limites des fixations et aurait basculé. La barge, par contre, aurait continué d’être stable et avait la capacité de se redresser – au pire, en utilisant le calcul de Malin – jusqu’à 32 degrés. Donc, bien qu’il ne fasse aucun doute que M. Bremner aurait dû produire la courbe GZ, la question de savoir si la barge aurait chaviré à 32 degrés plutôt qu’à 36 ou 40 n’était pas particulièrement pertinente en ce qui concerne le voyage prévu, étant limité à des conditions météo qui auraient présenté un roulis maximum de 5 degrés.
[195] À ce sujet, traitant du non-respect allégué de l’angle de chavirement statique de 36 degrés, le rapport Malin dit ce qui suit :
[traduction]
Cela veut dire que pendant que la barge est en mer, la motion dynamique de la barge roulant d’un côté à l’autre ne respecte pas le critère et la barge chavirera (se renversera). Selon cette mesure, la barge ne convient pas non plus au chargement des deux turbines. Il n’y a pas de raison de charger une cargaison qui ne peut pas être transportée en sécurité.
Cela est quelque peu trompeur étant donné que lorsqu’on lui a demandé lors du procès de première instance à quel moment la barge chavirerait, M. Smith a dit que ce serait au moment où l’angle de chavirement statique serait atteint, qui était selon ses calculs de 32,36 degrés. Cette donnée est nettement au-delà des limites prévues de l’état de mer pour le voyage et des fixations nautiques.
[196] M’appuyant sur ce qui précède, je conclus que Siemens n’a pas démontré que pour le voyage et le chargement tels qu’ils avaient été prévus et compte tenu de la correction pour la citerne de ballast du coqueron arrière non divisée, la SPM 125 n’était pas stable et, par conséquent, ne convenait pas au but visé.
[197] Après avoir traité des lignes directrices ND, le rapport Malin indique : [traduction] « Toutefois, si le chargement est considéré isolément du voyage, alors on peut démontrer que la barge peut selon les calculs seulement accueillir deux turbines BP […] ». Le rapport Malin souligne aussi que pour charger en toute sécurité les deux rotors, la pratique courante de l’industrie exigeait que le chargement se fasse à deux marées distinctes et que chaque élément de la cargaison repose sur des supports et, au minimum, soit partiellement assujetti pour la mer avant qu’un autre élément de cargaison ne soit chargé afin d’empêcher tout déplacement. Malin a observé que [TRADUCTION] « même s’il était théoriquement possible de charger les deux rotors BP en deux marées distinctes, cette manoeuvre était extrêmement risquée et comportait une marge d’erreur intolérablement étroite ».
[198] Essentiellement, Malin reconnaît que la stabilité de la barge pendant le chargement est acceptable, mais il n’accepte pas le chargement des deux rotors BP pendant la même marée. Contre-interrogé lors du procès de première instance, M. Smith a indiqué que Malin évite le chargement multiple de cargaison sur la même barge pendant la même marée, puisque c’est toujours sa préférence de planifier le chargement pour faire le meilleur emploi de la marée en cours. Cependant, il a reconnu que la méthode utilisée par JDI et MMC, convenue par M. Hamilton et jugée acceptable par M. Randall, M. Poulson et M. van Hemmen, même si ce n’est pas le processus qu’on lui avait enseigné ou qu’il avait vu d’autres opérateurs utiliser, ne voulait pas dire qu’elle n’était pas correcte.
[199] À mon avis, rien dans les éléments probants ne démontre que le chargement pendant un cycle de marée a entraîné un déplacement de la cargaison ou que l’opération était par ailleurs à risque en raison de cette approche.
(a) Modification du plan de lestage et effet de surface libre
[200] Quant à la modification apportée au plan de lestage, la question posée à Malin était celle-ci : en apprenant que la citerne de ballast du coqueron arrière n’était pas configurée conformément au plan de lestage de MMC, JDI et MMC auraient-elles dû aller de l’avant en s’appuyant sur nouveau plan de lestage? La réponse dans le rapport Malin était que la manière dont on a procédé n’était pas appropriée. Il aurait fallu plutôt qu’une procédure de gestion du changement soit mise en œuvre. Dans sa conclusion, le rapport Malin affirmait que la modification a été apportée sans vérifications techniques; en contre-interrogatoire, M. Smith a déclaré que cela renvoyait uniquement à une confirmation de la structure de la citerne de ballast.
[201] Dans son témoignage, M. Smith a déclaré que sa décision de remplir à capacité la citerne du coqueron arrière, plutôt que de la remplir graduellement comme il avait été prévu, constituait un changement important et que l’effet de surface libre ne serait éliminé que si les écoutilles étaient fermées et que la citerne était étanche. Il a déclaré qu’une gestion du changement peut se faire sur place; il n’est pas nécessaire qu’elle soit particulièrement complexe, mais elle permet de s’assurer qu’aucun nouveau risque ne découle du changement.
[202] Fait important, le rapport Malin n’a pas fait référence à un calcul quelconque démontrant l’incidence du changement du lestage sur la stabilité de la barge pendant le chargement réel, comparativement au chargement prévu. Il n’est pas d’accord seulement avec la façon dont cela a été fait.
[203] Comme on l’a indiqué précédemment, les calculs d’AMA reproduisant les calculs de l’état de stabilité de MMC concernant le chargement visé, mais corrigés pour tenir compte de l’effet de surface libre d’une seule citerne du coqueron arrière, a conclu que la stabilité de la barge respectait quand même les critères des lignes directrices ND (en supposant une plage applicable de la stabilité à l’état intact de 36 degrés). AMA a également produit des calculs pour une condition chargée estimative au moment de l’incident. Si ces calculs ne reproduisaient pas exactement les positions longitudinales de T1 et de T2 au moment de l’incident, ils tenaient toutefois compte d’une seule citerne du coqueron arrière remplie à 95 %, le pire des cas. La GM a été calculée à 3,27 pi et l’angle de chavirement statique était de 35,54 degrés.
[204] Selon le rapport Martin Ottaway, M. Bremner a commis une « erreur de pensée » dans sa tentative de supprimer la surface libre. Bien qu’une citerne pleine n’aurait pas une surface libre, en l’espèce, parce que la citerne arrière avait des écoutilles ouvertes de chaque côté, l’eau se serait échappée au moment où la barge se serait inclinée et l’effet de surface libre aurait réduit la stabilité de la barge. Cependant, même dans la pire des hypothèses, la GM de la barge n’aurait pas été réduite à zéro. Martin Ottaway a effectué ses propres calculs de stabilité et a déclaré qu’il pouvait raisonnablement conclure que l’effet de surface libre sur sa GM a réduit la stabilité de la barge, mais pas au point de la rendre instable.
[205] M. Randall a dit dans son témoignage qu’il n’était pas d’accord avec M. van Hemmen selon qui M. Bremner a commis une soi-disant erreur de pensée à cet égard. Il n’était pas d’accord non plus qu’à des faibles angles d’inclinaison, il n’y aurait aucun effet de surface libre uniquement si la citerne était fermée hermétiquement et que l’eau ne pouvait pas s’échapper des écoutilles au moment où la barge s’inclinait; il était plutôt d’avis que sa stabilité aurait été réduite de façon négligeable. Lorsqu’on lui a fait savoir que M. van Hemmen avait déclaré que la GM de la barge pouvait être réduite à 2 pi du fait que les écoutilles avaient été laissées ouvertes et que l’eau pouvait s’échapper, sa réponse a été qu’il y aurait un effet de surface libre complet si la citerne devenait que partiellement remplie. Cependant, cela ne s’est pas produit, parce que l’on n’a pas signalé cette quantité d’eau s’échappant des écoutilles. Le niveau de l’eau dans la citerne aurait dû baisser de plusieurs pieds pour que la GM descende à 2 pi et, selon son calcul, le plus bas que le niveau d’eau pouvait atteindre de toute façon était d’environ 2,6 pi, ce qui comprendrait l’effet néfaste tout entier de la surface libre de la citerne du coqueron arrière. M. Randall a également dit dans son témoignage que c’était nettement supérieur au minimum permis de 6 po et qu’une GM de 2,6 pi était acceptable. Pour ce qui est du rapport AMA, M. Randall n’acceptait pas que la citerne soit remplie à 95 % et était convaincu qu’AMA faisait preuve de prudence dans ses calculs en émettant cette hypothèse.
[206] M. Randall a également dit que M. Bremner saisissait bien les principes, les calculs et l’opération en cause. Les calculs étaient frais à sa mémoire et l’élimination de la correction de la surface libre antérieure et son remplacement par zéro à l’aide d’un calcul mental était simple à faire à ce moment-là.
[207] M. Bremner a lui-même dit dans son témoignage qu’il n’a fait aucun calcul réel, mais il a déclaré qu’il travaillait au projet depuis quelques semaines, qu’il était bien au courant des données et qu’il était satisfait d’aller de l’avant.
[208] De tout cela, il est clair que la correction de la surface libre exigée à la suite de la découverte, le jour de l’incident, que la citerne du coqueron arrière formait une seule citerne sur toute la largeur de la barge était un fait important et que l’effet de surface libre qui en résultait avait une incidence négative sur la GM et la stabilité de la SPM 125. J’accepte aussi le point de vue d’AMA selon lequel M. Bremner a commis une erreur de pensée en ne tenant pas compte des écoutilles ouvertes, puisque cela signifiait que la citerne n’était pas remplie à capacité et que l’effet de surface libre n’était, par conséquent, pas éliminé. Cependant, bien que Martin Ottaway, M. Randall et AMA puissent ne pas s’entendre sur l’incidence exacte que cela a eu sur la stabilité de la barge, ils s’entendent tous pour dire que ce n’est pas cela qui a provoqué l’instabilité de la barge. Comme on l’a dit précédemment, le rapport Malin ne traite pas de l’incidence du changement, seulement de la façon dont il a été fait.
[209] J’en conclus donc que le fait de ne pas avoir déterminé que la citerne n’était pas divisée et ensuite de fermer hermétiquement les écoutilles au moment où il a été décidé de faire le chargement en remplissant à pleine capacité la citerne du coqueron arrière a effectivement eu une incidence néfaste sur la stabilité de la barge. Cependant, cela n’a pas été la cause de l’instabilité et, par conséquent, même si le rapport Malin n’est pas d’accord avec la façon dont le changement au plan de lestage s’est fait, cela n’était pas significatif en soi. Comme il en sera question ci-dessous, c’est plutôt la réduction de la stabilité de la barge qui en a résulté qui était l’un de plusieurs facteurs qui, agissant en combinaison, ont contribué à la perte.
(b) Trajectoire balayée
[210] Une grande partie des critiques et conclusions du rapport Malin s’articule autour de l’allégation voulant que JDI n’ait pas établi une trajectoire balayée. Malin affirme qu’il s’agit d’une pratique courante de l’industrie de produire le dessin d’une trajectoire balayée pour délimiter la route entre le point où la cargaison est recueillie jusqu’au point où elle est placée sur la barge. Cette façon de faire permet de repérer les sources de préoccupation, notamment des conduites de gaz ou des fils électriques, et à l’opérateur de connaître ses limites relativement aux déviations du véhicule de transport sur la barge. Malin allègue que cette omission a contribué, en grande partie, à la perte de la cargaison.
[211] Cependant, comme le signale le rapport Randall, ne pas prendre les mesures pour marquer l’axe longitudinal de la barge n’est pas la même chose que de démontrer que JDI ne savait pas où se situait l’axe longitudinal ou que JDI ne disposait pas d’un moyen acceptable de guider le véhicule de transport sur la barge.
[212] Le rapport Randall signale également que les photographies, produites en preuve au procès de première instance, prouvent que les lignes des lisses sous le pont, y compris la lisse de l’axe longitudinal, étaient très visibles sur le pont de la barge. Celles-ci fourniraient exactement le même type de guide qu’un axe longitudinal marqué à la craie, avec l’avantage supplémentaire que l’on pouvait utiliser les lisses parallèles au centre pour indiquer directement la trajectoire des pneus extérieurs des véhicules de transport. Le rapport Randall dit que les lisses seraient un guide beaucoup plus utile pour suivre la charge le long de l’axe longitudinal que d’essayer de maintenir une marque centrale sur l’avant du véhicule de transport directement au-dessus d’un axe longitudinal marqué à la craie sur le pont quelques pieds plus bas.
[213] D’après les éléments de preuve présentés au procès de première instance, il ne fait aucun doute qu’aucun plan formel de trajectoire balayée n’a été préparé par JDI ou MMC. De plus, tous les témoins des faits ont reconnu et s’entendaient pour dire qu’ils savaient que le plan de chargement exigeait que les véhicules de transport soient gardés sur l’axe longitudinal de la barge et qu’il était important de le faire. Cependant, comme je l’ai conclu ci-dessus, bien que je ne sois pas convaincue que des marques ont été faites à la craie ou à la peinture sur l’axe longitudinal, M. McLaughlin, M. Malcolm et M. Bremner ont dit dans leurs témoignages que les lisses longitudinales clairement visibles ont servi à guider les véhicules de transport à bord, une fois ces véhicules passés la zone d’étrave qui était cachée par la plaque d’acier. Il faut aussi souligner que pendant le chargement, M. McLaughlin a reconnu que le T1 était au départ décentré, tout comme le T2, et qu’il a essayé de corriger le décalage. Cela a démontré que l’on savait où se trouvait l’axe longitudinal et la nécessité de maintenir les véhicules de transport sur cet axe, à l’intérieur d’une déviation permise de 3 à 6 po.
[214] Ainsi, bien qu’il n’y ait eu aucun dessin formel de trajectoire balayée, JDI et M. Bremner étaient conscients de la nécessité de charger les véhicules de transport sur l’axe longitudinal et se sont efforcés de le faire. Par conséquent, je conclus que l’absence d’un dessin de trajectoire balayée n’a pas été un facteur causal. De toute façon, comme on l’indique ci-dessous, la déviation par le T2 de l’axe longitudinal d’environ 3 po n’était pas suffisante pour provoquer une gîte de la barge de 6 degrés et, par conséquent, provoquer le dépassement de la stabilité transversale des véhicules de transport. Autrement dit, la déviation par rapport au centre n’a pas à elle seule causé la perte.
(c) Gîte de la barge et stabilité des véhicules de transport
[215] Le rapport Malin affirme que la SPM 125 [TRADUCTION] « n’était pas suffisamment stable pour la charge ». En contre-interrogatoire, lorsqu’on lui a demandé ce sur quoi il fondait cette affirmation, M. Smith a déclaré que ce que Malin examinait n’était pas tellement la GM de la barge ou le roulis qu’elle pouvait soutenir, mais plutôt la combinaison de la stabilité de la barge et de la façon dont elle a réagi aux petites excursions décalées de la cargaison. Il a dit dans son témoignage qu’une barge stable n’aurait pas accusé autant de gîte lorsque la cargaison s’est décalée par rapport au centre. Ainsi, bien qu’elle ait accepté le témoignage de M. Poulson, de M. Randall, M. Murphy et M. van Hemmen ainsi que la conclusion dans le rapport de Transports Canada selon laquelle la barge était stable, pour Malin, ce n’était pas seulement un cas de savoir si la barge était stable ou non, mais plutôt de connaître l’« effet global » de sa stabilité.
[216] À cet égard, le rapport Malin a produit son [traduction] Tableau 1 : Tableau des décalages des turbines et angle correspondant d’inclinaison en tenant compte d’un changement en franc-bord. Cela laisse entendre que puisque le T1 était situé à 3 po (0,075 m) à bâbord de l’axe longitudinal de la barge, une gîte à tribord de 1,61 degré s’ensuivrait; si le T1 et leT2 étaient tous les deux 3 po à bâbord, il s’ensuivrait une gîte à bâbord de 2,64 degrés et, si le T1 était 3 po à bâbord et le T2 était 6 po à bâbord, il s’ensuivrait une gîte de 3,43 degrés. Dans chaque cas, on a aussi mentionné le franc-bord; dans le dernier cas, avec une gîte à bâbord de 3,43 degrés, le franc-bord serait de 0,63 po du côté bâbord et de 24,25 po du côté tribord de la barge. Donc, le rapport Malin affirmait qu’une gîte de la barge aurait dû être manifeste pour les personnes à bord près du bord du pont et pour un évaluateur expérimenté de garantie maritime, et que le chargement aurait dû être interrompu étant donné qu’il aurait été évident qu’il y avait un problème.
[217] Cependant, en contre-interrogatoire, on a renvoyé M. Smith aux données de stabilité de Scheuerle concernant les véhicules de transport dans le mode 3 points, qui donnait un angle de 7,2 degrés pour la charge totale, et il a reconnu que cela était compatible avec les calculs manuscrits de M. McLaughlin dans le mode 3 points de 7,42 degrés. Il a aussi convenu que les véhicules de transport se renverseraient à 7,42 degrés. Ainsi, lorsqu’on l’a renvoyé au tableau 1 de Malin, il a confirmé que si le T1 n’avait aucune inclinaison et même si la barge présentait une gîte allant jusqu’à 1,61 degré à bâbord, le T1 ne basculerait pas. Et il ne basculerait pas non plus si la barge présentait une gîte allant jusqu’à 3,43 degrés.
[218] Il faut aussi souligner que le degré de gîte de la SPM 125 résultant du décalage du véhicule de transport, selon les calculs de Malin, était contesté. AMA a produit une condition de stabilité intitulée [traduction] Contrôle de seuil (limite de stabilité de SPMT [remorque modulaire autopropulsée] pour un CG décalé). M. Murphy a dit dans son témoignage que les manuels de Scheuerle fournissaient les tables de déplacement de charge utile qui, une fois appliquées à un véhicule de transport portant un rotor BP, permettaient un décalage transversal maximum du centre de gravité de 1,83 pi. La condition d’AMA se fondait sur la condition 10 de MMC, corrigée pour tenir compte d’une seule citerne de ballast du coqueron arrière. Dans son témoignage, M. Murphy a fait remarquer que la surface libre calculée dans cette condition était « vraie », ce qui voulait dire qu’elle avait été calculée dans cette condition précise qui, d’après ce que je comprends, veut dire que dans le pire des cas, la surface libre n’a pas été prise en compte. Dans cette condition, on a calculé la GM à 5,33 pi et, avec le T2 décalé de 1,83 pi (22 po) de l’axe longitudinal à bâbord de la barge, et l’angle de gîte de la barge calculé était de 6,13 degrés à bâbord. Selon le témoignage de M. Bremner, un décalage de 6 po entraînerait une gîte d’environ 1 degré et le rapport Martin Ottaway a présenté une constatation généralisée selon laquelle une barge de 33 pi de largeur prendrait une gîte de 1,7 degré si la charge était décalée par rapport à l’axe longitudinal de 12 po.
[219] Cependant, comme on l’a dit plus haut, selon le témoignage des témoins, la déviation du véhicule de transport, dans le pire des cas, était de 3,5 po à tribord. Ainsi, sans conclure quant à son exactitude, même en appliquant les calculs du tableau 1 de Malin, il en résulterait un angle de gîte de la barge de 1,61 degré, ce qui ne serait pas suffisant pour faire renverser les véhicules de transport ni pour rendre la barge instable. Cependant, il y aurait une incidence sur la gamme disponible de stabilité transversale des véhicules de transport; cette question est abordée ci-dessous dans le contexte de la cause de la perte.
[220] Le rapport Malin affirme également qu’une gîte de la barge aurait dû être évidente pour les personnes sur la barge et que ces personnes auraient dû interrompre le chargement afin d’en déterminer la cause. À cet égard, le rapport Randall indiquait qu’il n’y avait aucun élément de preuve d’une gîte importante de la barge à n’importe quel moment avant la gîte prononcée provoquée par le basculement de T2. Pour appuyer ses dires, il renvoyait à une photo montrant le T1 et le T2 sur la barge, les articulations de T2 près du pont, soit la position que M. McLaughlin avait essayé d’élever pour mettre le T2 à niveau.
[221] La réponse Malin contestait cela. Dans le rapport, cette image photographique avait été importée dans un programme de conception assistée par ordinateur et puis avait été tournée de façon à ce que le tuyau de descente de gouttière d’un bâtiment en arrière-plan, utilisé comme point de référence, soit vertical. Un trait horizontal tiré à partir de ce point vers le carter de la pompe a permis de calculer une gîte de la barge de 1,5 degré. Au procès de première instance, M. Randall a contesté l’exactitude de ce résultat en s’appuyant sur le fait que le carter de la pompe était recourbé. M. Smith a convenu que si tel était le cas, alors cela signifierait qu’on ne pouvait pas s’en servir de façon fiable comme point de référence, comme l’avaient fait le rapport Randall et la réponse Malin. Par conséquent, je n’accorde aucun poids à l’affirmation de Malin que son analyse de cette photographie prouve la gîte de la barge.
[222] L’angle calculé de la gîte découlant d’un décalage de la cargaison est contesté. Par conséquent, il m’est impossible de déterminer avec certitude quel serait l’angle réel de gîte si le T2 était décentré de 3 po. Par contre, une telle détermination n’est pas nécessaire étant donné que j’accepte les éléments de preuve des témoins qui étaient sur place et, m’appuyant sur cela, je conclus que n’importe quelle gîte de la barge était faible au point de ne pas être décelable, et qu’elle n’a pas été décelée avant que le T2 soit monté complètement sur la barge. De fait, cela est compatible avec le rapport Malin qui a pris pour hypothèse que la barge a commencé à s’incliner à bâbord une fois que le T2 a été monté complètement à bord.
VII. Cause de la perte
[223] Le rapport Martin Ottaway a conclu que la barge était stable et il a été convenu de façon générale que l’angle maximum de gîte que les véhicules de transport pouvaient soutenir avant de basculer était de 6 degrés. En outre, que la gîte non souhaitée qui a précédé la perte de la cargaison a probablement été causée par une combinaison de facteurs. Parmi ces facteurs, il y a la charge décentrée, qui peut ne pas avoir été manifeste avant que la charge soit manipulée immédiatement avant l’incident, quoiqu’il soit peu probable que ce facteur à lui soit causal. Dans la même veine, l’effet de surface libre de la GM de la barge a réduit sa stabilité, mais pas au point de rendre la barge instable. Ces deux facteurs ont été examinés plus haut et j’accepte les conclusions du rapport Martin Ottaway à leur égard.
[224] Le rapport Martin Ottaway a également cerné l’actionnement manuel de la plateforme de T2 comme facteur contributif potentiel. Il a fait remarquer que l’incident semble s’être produit pendant la manipulation de la charge et qu’il est possible que la réaction de la barge ait causé de la confusion chez l’opérateur. Le rapport fait également remarquer que M. Hamilton a constaté un soulèvement et une inclinaison extrêmes de la charge de T2, ce qui peut indiquer une erreur de la part de l’opérateur. Dans son témoignage, M. van Hemmen a déclaré que la manipulation ou le mauvais fonctionnement de T2 a donné lieu au chavirement du système. Le basculement de T2 a entraîné la gîte de la barge, qui a fait verser le T1 sur le côté. Il estimait qu’il s’agissait d’une séquence raisonnable des événements.
[225] AMA a tenu compte de la stabilité de la barge, mais en s’appuyant sur son analyse et en éliminant toute autre cause possible, elle a conclu que la cause la plus probable de l’incident était une défaillance ou une manipulation erronée de la plateforme à actionnement hydraulique du T2. L’inclinaison transversale aurait provoqué à la fois la hausse et le mouvement transversal du centre de gravité de T2, ce qui était suffisant pour le faire pencher, incliner la barge et, en bout de ligne, faire tomber les deux rotors BP à la mer.
[226] Selon AMA, le problème a commencé après la légère correction de la plateforme du T2, lorsque les deux véhicules de transport se trouvaient sur la barge. Le T2 a commencé à s’incliner à bâbord, probablement en raison de l’ajustement. Le T2 a ensuite atteint un angle auquel ses roues du côté tribord ont commencé à se soulever du pont de la barge. Une fois que la gîte de T2 a eu atteint de 7,5 à 8,0 degrés, son centre de gravité était suffisamment déplacé à bâbord pour provoquer le basculement de la charge. En raison du basculement du T2 sur le pont de la barge, puis dans l’eau, la barge s’est inclinée, provoquant le basculement du T1. Les limites de stabilité du T2 avaient été dépassées avant que la barge n’atteigne une gîte suffisante pour faire basculer le T2.
[227] Au procès de première instance, M. Poulson a dit dans son témoignage que les éléments probants dans les transcriptions de la communication de la preuve et pendant le procès, auquel il avait assisté, n’ont pas changé les opinions exprimées dans le rapport AMA. Au contraire, les éléments de preuve portaient à croire que c’était la stabilité du T2 qui a été vaincue, et non celle de la barge. Quant à la séquence des événements, M. Poulson a dit dans son témoignage que l’utilisation de l’unité de commande de T2 a été la dernière chose qui s’est produite avant l’incident. En raison du renversement du T2 sur le pont de la barge, cette dernière a commencé à s’incliner et la perte du T1 a été une réaction au basculement initial du T2. Si la barge avait présenté une gîte suffisante pour faire basculer les rotors BP, alors on aurait pu raisonnablement s’attendre à ce que les deux rotors tombent ensemble, ce qui ne s’est pas produit.
[228] En contre-interrogatoire, M. Poulson a convenu qu’en fin de compte, le « processus d’échec » s’est exprimé sous la forme d’un angle non souhaitable de gîte de la barge et que, s’il n’y avait pas eu de gîte ou si elle avait été corrigée sans problème, le processus n’aurait pas échoué. Il a convenu que tôt ou tard, le point de renversement du véhicule de transport pouvait être atteint si le véhicule continuait de s’avancer sur la barge dans la direction d’une gîte, ou si le véhicule de transport était arrêté et que la charge sur la plateforme du véhicule de transport était inclinée dans la direction de la gîte de la barge. En outre, que ces deux facteurs ensemble pouvaient faire en sorte que le « moment de renversement » du véhicule de transport était atteint. Par contre, il a fait remarquer qu’en l’espèce, le T2 s’était arrêté, la barge avait pris une gîte et que la dernière chose à survenir avait été l’actionnement de la plateforme du véhicule de transport avant que la charge ne disparaisse du côté tribord, soit la direction de l’inclinaison de la plateforme du T2.
[229] Le rapport Randall, dans son analyse de la cause immédiate de la perte, dit que le fait déterminant est qu’au moment où le T2 s’est renversé, l’opérateur du véhicule de transport actionnait activement son système hydraulique. Les véhicules de transport étaient à bord de façon sécuritaire depuis cinq à dix minutes avant la perte, ils avaient été déplacés jusqu’à l’axe longitudinal de la barge à tel point qu’il n’y avait aucune gîte significative de la barge, ils ne se déplaçaient pas dans le sens longitudinal à ce moment-là et que le système hydraulique de T2 était actionné de façon active. La séquence signalée des événements a démontré que la perte des rotors BP par-dessus bord a été causée par le renversement initial de la plateforme du T2 par rapport au pont de la barge, plutôt que par la gîte initiale de la barge pendant l’opération. Le renversement du T2 a entraîné une gîte importante de la barge à bâbord, ce qui a fait glisser le T2 par-dessus bord et provoqué le renversement du T1, qui a perdu sa charge.
[230] Dans son témoignage au procès de première instance, M. Randall a déclaré qu’après avoir entendu les témoignages des personnes qui l’avaient précédé, il restait convaincu qu’il y avait uniquement deux causes possibles à la perte et qu’il avait maintenant tendance à favoriser la défaillance hydraulique plutôt que l’erreur de l’opérateur.
[231] Le rapport Randall souligne que Malin n’a pas fourni de calcul de stabilité de la barge au moment de l’incident, ni offert d’explication quant à la façon dont la barge, présentant une stabilité positive importante et aucune gîte manifeste, a chaviré en quelques secondes alors que les véhicules de transport étaient immobiles. De plus, parce que la barge était stable, on aurait pu empêcher une gîte qui commençait à se développer parce qu’un véhicule de transport s’éloignait de l’axe longitudinal en arrêtant le véhicule de transport et en cessant tout ajustement du système hydraulique du véhicule de transport. On aurait pu alors corriger la gîte en toute tranquillité par des déplacements progressifs du véhicule de transport ou des ajustements du système hydraulique. Les professionnels expérimentés du domaine maritime reconnaîtraient le début d’une gîte à environ 1 degré et certainement avant 2 degrés, ce qu’il faut comparer à la capacité calculée des véhicules de transport de soutenir une gîte de 7 degrés avant de basculer. Évidemment, M. Randall a estimé qu’il n’y avait aucune gîte importante de la barge avant que le T2 dépasse sa limite de stabilité transversale.
[232] En contre-interrogatoire, M. Randall a convenu que s’il y avait une gîte à bâbord de la barge et que si la plateforme du véhicule de transport était actionnée en direction bâbord, cela exacerberait la gîte en déplaçant le centre de gravité effectif à bâbord; et si le véhicule de transport dépassait sa propre marge de sécurité concernant un déplacement transversal, en déplaçant son centre de gravité à l’extérieur de ses roues, il basculerait. Il a convenu que c’est ce qui s’est produit, mais non en raison de la gîte à bâbord du pont de la barge.
[233] À mon avis, la conclusion du rapport Malin quant à la cause de la perte ne diffère pas vraiment beaucoup des conclusions susmentionnées des autres experts.
[234] Le rapport Malin énonce ce qui suit :
[traduction]
Il faut savoir qu’il existe un point de gîte (inclinaison) où la stabilité hydraulique des remorques est compromise. Autrement dit, le point lorsque les essieux d’un côté deviennent surchargés et ne sont pas en mesure de soulever la charge pour la mettre à niveau. Cet angle a été établi à 6 (degrés). À cet angle, la défaillance hydraulique fait en sorte que la cargaison se soulève encore davantage jusqu’au moment où la stabilité géométrique de la remorque échoue, c.-à-d. que le centre de gravité se déplace à l’extérieur de l’axe des essieux. Cela entraîne un soulèvement des remorques à tel point que les essieux d’un côté se soulèvent du pont de la barge; lorsque cela se produit, le centre de gravité combiné des remorques et de la cargaison se déplace instantanément, passant d’un décalage par rapport à l’axe longitudinal de 3 po (75 mm) à environ 31,5 po (800 mm) de l’axe longitudinal. En raison de ce changement soudain de poids sur le pont, la barge réagit en s’inclinant immédiatement d’environ 10 (degrés). Une telle inclinaison soudaine suffirait à faire basculer complètement les remorques.
[235] Au procès de première instance, M. Smith a dit que « stabilité hydraulique des remorques » correspondait au point auquel il ne serait plus possible de mettre à niveau le lit du véhicule de transport par action hydraulique pour compenser un angle d’inclinaison transversal ou une gîte à laquelle le véhicule de transport était exposé. Ainsi, le renvoi du rapport Malin à une défaillance hydraulique ne se rapporte pas à une panne véritable du système hydraulique, mais plutôt à l’inclinaison de compensation disponible maximale des véhicules de transport.
[236] M. Smith a également dit dans son témoignage que la cause de la perte était liée à la « stabilité du système et de la barge ». L’absence d’une trajectoire balayée a permis aux véhicules de transport de s’écarter de l’axe longitudinal de la barge, ce qui a provoqué une gîte de la barge. Il s’agissait, selon M. Smith, du facteur initial. Comme il l’a décrit, la gîte de la barge a entraîné un décalage du centre de gravité de la charge. Il y a eu ensuite un autre déplacement des véhicules de transport et la barge est restée inclinée. On a ensuite manipulé le système hydraulique du véhicule de transport [TRADUCTION] « ce qui peut avoir accentué la projection de ce centre de gravité d’un côté ou de l’autre, faisant augmenter la gîte de la barge un peu plus. Et, tôt ou tard, il y a eu un point où, possiblement, la combinaison de la gîte de la barge et la projection de l’inclinaison du lit de la remorque a été suffisante pour que la stabilité de la remorque ait dépassé ses propres limites ».
[237] M. Smith a expliqué lors du procès de première instance qu’une barge ayant une GM plus élevée aurait été en mesure de soutenir un décalage plus grand de la cargaison par rapport à l’axe longitudinal et ne se serait pas inclinée autant. La gîte de la barge a eu une incidence sur la stabilité des véhicules de transport étant donné que de petites déviations par rapport au centre avec un véhicule de transport chargé ont causé une petite gîte de la barge qui « a consommé » la stabilité des véhicules de transport. Une autre manipulation hydraulique de la plateforme du véhicule de transport pouvait « consommer » davantage de la stabilité restante, jusqu’à ce que l’angle maximum d’inclinaison du véhicule de transport ait été atteint et le véhicule est devenu instable.
[238] Même si la théorie voulant que la perte ait été causée par une défaillance ou une manipulation erronée des véhicules de transport n’a pas été abordée dans le rapport Malin, M. Smith a dit dans son témoignage qu’il était d’accord jusqu’à un certain point. Même s’il n’était pas nécessairement d’accord avec le fait qu’il y avait eu une défaillance du système hydraulique, actionner le système hydraulique des remorques « consommerait » par conséquent le reste de leur stabilité et aurait fait en sorte qu’ils s’inclinent, ce qui aurait entraîné une gîte rapide de la barge et aurait été suffisant pour faire basculer les véhicules de transport par-dessus bord.
[239] Quant aux facteurs mentionnés dans le rapport Malin comme ayant contribué à la perte, M. Smith a dit qu’ils constituaient tous de petits éléments en soi, mais que collectivement ils ont eu pour effet d’exagérer ou d’accentuer la réduction de la stabilité de la barge, en plus d’avoir une incidence sur la stabilité des véhicules de transport.
[240] Essentiellement, ce que M. Smith dit, c’est que même si la SPM 125 avait suffisamment de stabilité, elle était susceptible de subir une gîte causée par les petites déviations par rapport à l’axe longitudinal. Une telle gîte, en soi, n’a pas causé le dépassement des limites de stabilité transversale de la barge ou des véhicules de transport. Cependant, chaque degré de gîte de la barge réduisait ou « consommait » la stabilité transversale des véhicules de transport d’autant. Par contre, M. Smith a aussi accepté qu’avant le renversement du T2, la gîte de la SPM 125 n’avait pas atteint 6 degrés, ce qui aurait dépassé la limite de stabilité transversale du T2. Par conséquent, il fallait qu’il y ait d’autres facteurs contributifs qui ont mené au dépassement de la stabilité restante des véhicules de transport.
[241] À mon avis, ce qui différencie l’analyse de la cause de perte faite par M. Smith de celle des autres experts est, essentiellement, le rôle qu’il attribue à une gîte de la barge provoquée par une charge décentrée. M. Smith estimait que la barge présentait une gîte à bâbord qui aurait dû être manifeste et, à ce point-là, les personnes en cause auraient dû interrompre le chargement, discuter de la situation et élaborer le meilleur plan d’action à suivre. En ne le faisant pas, on courait le risque que la gîte de la barge soit suffisante pour que les véhicules de transport se renversent et tombent à la mer.
[242] Cependant, comme je l’ai conclu, on n’a pas remarqué de gîte perceptible de la barge à bâbord jusqu’à ce que le T2 soit complètement monté à bord. Ainsi, en réponse aux allégations de Siemens et Malin voulant que les membres du personnel de JDI auraient dû interrompre le chargement, la question est de savoir si M. Bremner et les membres du personnel de JDI savaient, une fois le T2 à bord, que la cargaison courait un risque à un point tel qu’elle pourrait probablement être perdue, mais qu’ils ont décidé tout de même d’aller de l’avant.
[243] À cet égard, je renvoie au rapport BMT. Il se fondait sur des notes prises par M. Hamilton au moment du chargement et a été publié le 6 novembre 2008. Dans ce rapport, M. Hamilton a consigné l’heure de début du chargement du T1 et le moment où chaque essieu se trouvait sur la barge. Il a fait de même pour le T2 qui, selon ses notes, était à bord à 11 h 10. Il a consigné que de 11 h 15 à 11 h 20 environ, la plateforme de T2 faisait l’objet de manipulations, comme on l’a décrit plus haut, et puis l’incident est survenu. Le rapport ne fait aucune mention d’une gîte antérieure de la barge.
[244] Dans son courriel du 15 octobre 2008 à Siemens (pièce 19), M. Hamilton indiquait qu’à 11 h 20 environ, l’ingénieur principal de la manœuvre de JDI apportait des ajustements à T2 lorsque la charge a commencé à s’incliner à bâbord [TRADUCTION] « Très rapidement (en quelques secondes), la roue de la turbine et le véhicule de transport ont commencé à rouler en direction bâbord et ont basculé par-dessus bord. Il s’en est suivi une gîte importante de la barge à bâbord et l’unité à l’avant a passé par-dessus bord, ce qui a apparemment causé le renversement de l’unité à l’arrière. La roue de turbine est tombée par-dessus bord, mais le véhicule de transport Scheuerle est resté sur le pont, sur son flanc ». Il ne fait aucune mention dans ce courriel d’une inclinaison préexistante de la barge. Monsieur Hamilton a aussi déclaré que si au moment de rédiger il n’était pas possible d’être catégorique quant à la cause de l’échec, étant donné que le T2 semblait se soulever rapidement d’un côté, il était enclin à penser qu’un commutateur ou une valve hydraulique est resté coincé d’une façon quelconque [TRADUCTION] « Le chargement s’était déroulé de façon normale sans rien d’irrégulier à signaler. De la première indication visible qu’il y avait un problème jusqu’à ce que l’unité se renverse et tombe à la mer, il s’est peut-être écoulé 10 secondes ».
[245] Les témoignages de M. McLaughlin, de M. Malcolm et de Jeff Mazerolle confirment ce compte rendu fourni dans le rapport de M. Hamilton. Ils se rappellent tous un très court laps de temps, entre le moment où le T2 se trouvait complètement sur la barge et les ajustements apportés par M. McLaughlin et l’inclinaison hors de contrôle du T2 qui a mené à la perte de la cargaison.
[246] Deux choses ressortent. D’une part, cette description des événements est compatible avec ce que tous les experts, y compris M. Smith, ont conclu en dernière analyse. C’est-à-dire que la séquence des événements qui ont mené à la perte était que la barge était et est restée stable, mais que plusieurs facteurs ont contribué à vaincre la stabilité transversale du T2. Lorsque cela s’est produit, il s’en est suivi une inclinaison à bâbord du T2. Les roues de tribord du T2 se sont alors soulevées de la barge, entraînant un déplacement instantané du centre de gravité du T2 et de sa charge de quelques pouces par rapport au centre jusqu’à un décalage de 3 pi. À ce moment-là, la situation était irréversible. Le T2 s’est alors renversé, provoquant la gîte de la barge qui, à son tour, a causé le renversement du T1.
[247] D’autre part, il ne s’est pas écoulé beaucoup de temps entre la gîte à bâbord de la barge et la perte et pendant ce temps, des efforts étaient déployés pour régler l’inclinaison du T2 et la gîte de la barge qui en résultait. M. McLaughlin a pris des mesures pendant que le T2 s’avançait à bord; il a apporté des ajustements pour régler une inclinaison à bâbord de ce véhicule de transport. Le T2 a alors avancé de 6 à 8 pi et d’autres ajustements ont été apportés. La perte est survenue au cours de ce processus.
[248] En conclusion, je suis d’accord avec M. Smith, à savoir qu’il y a eu plusieurs facteurs contributifs qui, individuellement, ne correspondaient pas à grand-chose. Il s’agissait notamment d’un décalage quelconque de la charge qui, dans le pire des cas, a donné lieu à un décalage à tribord de 3 po. Même en appliquant les données contestées de Malin, cela aurait donné une gîte de 1,61 degré. Ce n’était pas suffisant pour compromettre la stabilité transversale de la barge ni des véhicules de transport. De plus, il y avait une réduction dans la stabilité de la barge en raison de l’effet de surface libre causé par la citerne du coqueron arrière qui n’était pas fermée hermétiquement et qui a servi à réduire la GM de la barge, mais pas au point de la rendre instable. Et, fait le plus important, la manipulation hydraulique de la plateforme du T2 qui a eu pour effet de soulever et de déplacer le centre de gravité de ce véhicule. J’ai conclu qu’une combinaison de ces facteurs, éventuellement jumelés à d’autres, a provoqué la perte de la cargaison.
[249] Ainsi, il est vrai que si l’on avait choisi une barge plus grande, on aurait disposé d’une marge de déviation plus importante par rapport à l’axe longitudinal ce qui aurait causé une gîte moins importante de la barge, et en retour, une réduction de la stabilisation transversale disponible du véhicule de transport. Cependant, cela n’est pas suffisant pour démontrer que la SPM 125 ne convenait pas en soi à l’opération prévue. Il a été démontré que la barge était stable, ce que M. Smith a reconnu. Bien qu’une barge plus grande puisse avoir soutenu la combinaison de facteurs qui a en fin de compte entraîné la perte, la question est de savoir si JDI et/ou M. Bremner ont agi témérairement et avec conscience qu’en utilisant cette barge la perte des rotors BP en résulterait probablement.
[250] Quant à la suggestion d’une défaillance possible des véhicules de transport, je suis d’accord avec Siemens que les éléments de preuve n’appuient pas une telle conclusion. Cependant, pour décider si JDI ou MMC et M. Bremner ont agi de façon téméraire, cet aspect n’a aucune importance. Qu’il y ait eu une erreur opérationnelle dans la manipulation du T2, ou une défaillance, ces facteurs ne sont pas pertinents dans le contexte de l’analyse de l’article 4. Les deux seraient des événements inattendus.
[251] J’ai un dernier point à soulever au sujet de la causalité. Bien que d’autres théories et facteurs aient été présentés lors du procès de première instance, notamment que la barge est restée accrochée au quai ou que l’assiette de la barge était excessive pendant le chargement, ces théories n’ont pas été étayées par la prépondérance de la preuve ou elles constituaient des facteurs contributifs mineurs à la cause de la perte que j’ai désignée. Par conséquent, je n’en ai pas tenu compte dans mon analyse.
[252] Finalement, bien que l’avocat de Siemens m’exhorte à accorder plus de poids aux éléments de preuve de son expert, M. Smith, je refuse de le faire.
[253] J’accepte l’observation de Siemens selon laquelle le fait que M. Smith n’ait pas exécuté le Certificat relatif au code de déontologie régissant le témoin expert avant la veille de son témoignage et, par conséquent, après la préparation du rapport Malin, ne démontre pas en soi qu’il n’a pas préparé un rapport impartial. Et je conclus que lorsqu’il a témoigné, M. Smith l’a fait de façon franche et directe.
[254] Cependant, j’accorde au rapport Malin moins de poids qu’aux autres rapports d’expert pour d’autres raisons. Par exemple, le rapport fait valoir que d’après une déclaration donnée par M. Bremner, seulement une vérification de la stabilité « vite faite » a été exécutée pour déterminer si la SPM 125 pouvait transporter les deux rotors BP en un seul voyage. Le rapport indique que [TRADUCTION] « JDI a considéré la vérification ‘vite faite’ comme suffisante et c’est approprié ». Cependant, en préparant le rapport Malin, M. Smith aurait su qu’il s’agissait d’une réponse par courriel préliminaire et qualifiée de MMC, et que celle-ci a par la suite produit les calculs de stabilité pour ses conditions 1 à 13. En outre, et point plus important, le rapport Malin ne contient pas de tentative d’examiner et d’évaluer les calculs de stabilité de MMC. De plus, même s’il énonce qu’un élément clé dans la détermination de la pertinence d’une barge pour charger et transporter des cargaisons consiste à calculer dans quelle mesure la cargaison peut dévier en toute sécurité du centre sans que la barge devienne instable, le rapport Malin n’a pas fourni un tel calcul.
[255] Le rapport Malin a également conclu que JDI a choisi sciemment une barge qui ne convenait pas. En contre-interrogatoire, M. Smith a déclaré que le seul fondement concernant cette déclaration était le courriel de M. Malcolm qui indiquait qu’il n’avait confiance ni en la SPM 125, ni en la barge de 60 pi sur 90. Encore une fois, cela ne tient pas compte des calculs de stabilité ultérieurs préparés par MMC.
[256] Le rapport Malin ajoute [TRADUCTION] « Comme l’a reconnu M. McLaughlin dans la communication de la preuve, il avançait à l’aveuglette ». En contre-interrogatoire, la communication officielle de la preuve de M. McLaughlin a été présentée à M. Smith qui a convenu que M. McLaughlin, de fait, n’avait pas reconnu qu’il « avançait à l’aveuglette ». En fin de compte, M. Smith a conclu que si, comme l’a dit Jeff Mazerolle dans son témoignage, le T1 était sur l’axe longitudinal et qu’ils alignaient le centre du véhicule de transport sur le centre de la barge, du point de vue de Jeff Mazerolle, il n’avançait pas à l’aveuglette étant donné qu’il était conscient de la position du véhicule de transport.
[257] Le rapport Malin propose aussi dans sa section sur les hypothèses, que l’équipe de JDI a reconnu que la SPM 125 était petite pour le travail à faire quand ils sont arrivés au port et qu’ils l’ont vue. À cet égard, le rapport indiquait que Jeff Mazerolle croyait que la barge était « sous-dimensionnée, petite, étroite » et ne pourrait pas faire le travail et, qu’à son avis, si la SPM 125 devait être utilisée, il « aurait fallu que ce soit pour une turbine seulement ». En outre, qu’Adam Shannon, le responsable de la drague à cuiller pour le service d’aménagement du port, croyait que la barge était petite pour la tâche à accomplir. Cependant, lors du procès de première instance, M. Smith a reconnu que ces assertions renvoyaient en réalité aux notes d’entrevue prises par M. Harquail, et n’étaient pas des transcriptions d’éléments de preuve véritables, ce dont M. Smith ne s’était pas rendu compte jusqu’au moment du contre-interrogatoire en première instance. Il faut aussi se rappeler que les entrevues de M. Harquail ont été réalisées après la perte, quoique ce ne serait pas évident d’après le rapport Malin.
[258] Fait encore plus important, dans sa conclusion, le rapport Malin dit qu’en ne tenant pas compte du manque de stabilité de la barge et en décidant d’aller de l’avant sans une trajectoire marquée, le personnel en cause a choisi de courir le risque que la charge se décale par rapport à l’axe longitudinal « sur une barge que l’on avait reconnue comme étant trop petite pour commencer », sachant que la cargaison pouvait devenir extrêmement instable. Cependant, cette conclusion quant à la taille de la barge se fondait sur des déclarations faites après coup et elle n’est pas étayée par les éléments de preuve.
[259] Pour ces motifs et pour d’autres, j’accorde au rapport Malin moins de poids qu’à ceux qui ont été produits par les autres experts.
VIII. Application des faits au droit
[260] Les conventions internationales, de même que les lois les mettant en œuvre au Canada, notamment la LRMM, doivent être interprétées conformément à la Convention de Vienne sur le droit des traités, R.T. Can. 1980 no 37 (Peracomo CAF citant Yugraneft Corp c. Rexx Management Corp, 2010 CSC 19, paragraphe 19; Pushpanathan c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1998] 1 RCS 982, paragraphe 51) et, quand elle interprète des conventions internationales, la cour ne devrait pas être régie par des précédents canadiens, mais plutôt par de grands principes généralement acceptés (Peracomo CAF, paragraphe 53; Stag Line Limited v. Foscolo, Mango & Company, Limited, [1932] AC 328; Goldman v. Thai Airways International Ltd, [1983] 3 All ER 693 [Goldman], paragraphe 9). Il s’agit clairement de l’approche adoptée par la Cour suprême dans l’arrêt Peracomo CSC, et comme le Canada n’est qu’un des signataires de la Convention sur la limitation, par la Cour dans l’interprétation de l’article 4.
[261] La partie qui cherche à éliminer la limitation de responsabilité doit démontrer que la perte a résulté de ce qui suit :
i. L’acte ou l’omission personnels de la personne qui cherche à limiter sa responsabilité;
ii. commis témérairement et
iii. avec conscience;
iv. qu’une telle perte;
v. en résulterait probablement.
[262] Les cours et tribunaux dans les divers États membres ont interprété ces éléments de l’article 4 et leurs conclusions aident à éclairer celles de la Cour.
[263] Il existe un droit présumé de limitation de responsabilité (JDI CF, paragraphe 88, 94 et JDI CAF, paragraphe 110). Il est clair que le libellé de l’article 2, qui stipule que sous réserve des articles 3 et 4, les créances suivantes, quel que soit le fondement de la responsabilité, « sont soumises à la limitation de la responsabilité ». Souvent, la création d’une présomption par la loi constitue une aide pour atteindre l’objectif d’une politique et peut avoir l’effet d’inverser le fardeau de présentation à la partie qui cherche à réfuter la présomption. Pour ce qui est de l’article 4 de la Convention sur la limitation, la jurisprudence qui l’interprète et l’applique démontre que la conclusion selon laquelle, pour des motifs liés à une politique, le fardeau incombe intentionnellement à la partie qui cherche à éliminer la limitation de responsabilité (The Sheena M, paragraphe 7; MSC Mediterranean Shipping Co SA v. Delumar BVBA and others, [2000] 2 All ER (Comm) 458, paragraphe 11 [Rosa M]; Daina Shipping, paragraphe 26; Saint Jacques II, paragraphe 16) et qu’il est censé être très élevé (Rosa M, paragraphe 13; Daina Shipping, paragraphe 28; Saint Jacques II, paragraphe 16; The Sheena M, paragraphe 8; Peracomo CSC, paragraphe 23; Schiffahrtgesellschaft MS ‘Merkur Sky’ mbH & Co KG v. MS Leerort NTH Schiffahrts GmbH & Co KG ‘The Leerort’, [2001] EWCA Civ 1055, paragraphe 18).
[264] La notion de témérité ne semble pas contentieuse. Le juge Harrington, dans l’arrêt Société Telus Communications c. Peracomo Inc, 2011 CF 494 [Peracomo, CF], annulé pour d’autres motifs, a déclaré :
[85] L’état d’esprit qui dénote la témérité peut être défini comme l’indifférence face à l’existence d’un risque (Goldman et Le MSC Rosa M, précités, Schiffahrtsgeseelschaft MS “Merkur Sky” mbH & Co KG c. MS Leerort NTH Schiffahrts GmbH & Co KG (Te « Leerort »), [2001] 2 Lloyd’s Rep 291, ainsi que Margolle and Another c. Delta Maritime Co Ltd and Others (Le « Saint Jacques II » et « Gudermes », [2003] 1 Lloyd’s Rep 203).
[265] Dans Goldman, comme le mentionnait le juge Harrington, la Cour d’appel d’Angleterre a déclaré [TRADUCTION] « Lorsqu’une personne agit de façon téméraire, elle agit d’une manière qui indique une décision de courir le risque ou une attitude mentale d’indifférence quant à son existence » (p. 10). La témérité est plus qu’une simple négligence ou une simple inadvertance et que même si elle n’a peut-être rien de criminel ou même de moralement mauvais, elle signifie bel et bien que l’on a délibérément couru un risque injustifié (Bayside Towing Ltd c. Canadien Pacifique, [2000] 3 CF 127, paragraphe 19, citant Reed & Co Ltd c. London & Rochester Trading Company, Ltd, [1954] 2 Lloyd’s Rep 463 (QB); voir également SS Pharmaceutical c. Qantas Airways Ltd, [1991] 1 Lloyd’s Rep 288 (Aust CA), p. 291 [Qantas].
[266] Et comme l’a fait remarquer la Cour suprême du Canada au paragraphe 24 de l’arrêt Peracomo CSC, les États contractants à la Convention sur la limitation ont écarté expressément la commission d’une faute lourde comme condition suffisante pour supprimer la limitation de la responsabilité.
[267] La témérité est évaluée en fonction d’une norme subjective (Connaught Laboratories Ltd c. British Airways, (2002) 61 OR (3d) 204 (ONSC), paragraphe 56 [Connaught]; Goldman, p. 699; Rosa M, paragraphe 14; Nugent c. Michael Goss Aviation Ltd, [2000] 2 Lloyd’s Rep 222, p. 227 [Nugent], Peracomo CSC, paragraphe 24). Cependant, comme il est indiqué dans l’affaire Rosa M, sauf toute allégation d’intention, la personne qui conteste le droit à la limitation de responsabilité doit établir à la fois une conduite téméraire et la conscience que la perte en cause en résulterait probablement (paragraphe 14). Bien que les deux soient étroitement liées, elles [TRADUCTION] « sont distinctes et cumulatives; une contestation du droit à limiter la responsabilité ne l’emportera pas si (par exemple) seule la témérité est établie, mais non la conscience » (Saint Jacques II, paragraphe 16; Nugent, p. 227).
[268] En se fondant sur Goldman, qui portait sur l’interprétation de l’article 25 de la Convention pour l’unification de certaines règles relatives au transport aérien international 1929 de Varsovie (« Convention de Varsovie »), la Cour dans Rosa M a statué que conscience signifie une connaissance véritable et non une connaissance par interprétation (paragraphe 15). La Cour a ensuite traité de l’interconnexion entre des éléments de preuve à l’appui d’une allégation de conduite téméraire et des éléments de preuve à l’appui de la conscience qu’un dommage en résulterait probablement qui a été abordée dans Nugent, qui concernait aussi l’article 25 de la Convention de Varsovie, citant l’extrait suivant de cette décision :
[traduction]
Aux fins de l’analyse de la définition de témérité, je cite lord Diplock dans Caldwell (R v Caldwell [1981] 1 All ER 961. [1982] AC 341) et Lawrence (R v. Lawrence [1981] 1 All ER 974, [1982] AC 510) un risque évident de dommage et l’omission de penser à la possibilité de ce risque ou la reconnaissance du risque et de le prendre. Ajouter un autre ingrédient, comme à l’art. 25, de connaissance de la probabilité du dommage peut ou peut ne pas, selon le caractère évident du risque, ajouter beaucoup à la tâche de conclure qu’un transporteur a reconnu le risque et a décidé de le prendre. Plus le caractère évident du risque est grand, plus le tribunal est susceptible de conclure à la témérité et que le défendeur, en prenant ce risque, savait qu’il causerait probablement le dommage. Comme preuve, les deux bien souvent l’emporteront ou échoueront ensemble…
[269] Dans l’affaire Rosa M, la Cour a ajouté que bien qu’elle ait accepté dans l’affaire Nugent que l’arrêt Goldman avait démontré que la conscience ne comprend pas la connaissance par interprétation, c’est-à-dire quelque chose que la personne pertinente aurait dû savoir, en première instance on avait laissé entendre que l’on pouvait se fier sur une certaine forme de connaissances acquises. Cependant, la Cour d’appel l’avait rejeté, le lord juge Auld déclarant pour la majorité « [traduction] [...] l’ingrédient additionnel est la connaissance véritable, dans le sens d’appréciation ou de conscience au moment de la conduite en question, qu’il en résultera probablement le genre de dommage causé. Rien de moins ne saurait suffire ».
A. Témérité et conscience
[270] M’appuyant sur les éléments de preuve décrits précédemment, j’ai conclu que le personnel de JDI et MMC n’a pas agi de manière téméraire et avec conscience, soit en poursuivant le déplacement de la cargaison à l’aide de la SPM 125, soit en continuant le chargement après avoir déterminé que la citerne du coqueron arrière n’était pas divisée sur le plan longitudinal et en l’absence d’un plan de trajectoire marquée, la perte des rotors BP en résulterait probablement.
[271] Le choix de la SPM 125 n’a pas été téméraire étant donné que sa pertinence et sa stabilité avaient été démontrées par les calculs de MMC et, par conséquent, JDI et MMC ne savaient pas qu’en entreprenant le déplacement des rotors BP à l’aide de cette barge, cela entraînerait probablement la perte de la cargaison. Les calculs d’AMA démontrent également que la SPM 125 était stable lorsque la GM a été corrigée pour tenir compte de l’effet de surface libre accru résultant du fait que la citerne du coqueron arrière n’était pas divisée ni remplie à capacité. Le personnel de JDI et de MMC ne savait pas non plus qu’une combinaison de facteurs, notamment : un faible décalage de la cargaison par rapport à l’axe longitudinal, une GM réduite en raison de l’effet de surface libre causé par les écoutilles ouvertes de la citerne du coqueron arrière et, le plus important, la manipulation erronée ou la défaillance de la plateforme du T2 résulteraient, en combinaison, en une circonstance dont la perte de la cargaison résulterait probablement.
[272] En outre, pendant le chargement, les participants ont pris les mesures qui, selon ce qu’ils croyaient, feraient en sorte d’assurer le chargement sécuritaire de la cargaison. Ces mesures comprenaient l’utilisation de la structure longitudinale sous le pont comme référence pour l’axe longitudinal; la prise de mesures pour confirmer que les véhicules de transport étaient conduits sur l’axe longitudinal de la barge, et l’arrêt deux fois du T2 pour apporter des ajustements afin de corriger l’inclinaison de ce véhicule. Les participants n’ont remarqué une gîte de la barge qu’immédiatement avant la perte et la rapidité de la perte après les dernières manipulations de la plateforme du T2 n’a pas permis que d’autres mesures soient prises à cet égard.
B. Inférences
[273] Siemens reconnaît que l’obligation juridique de prouver témérité et conscience lui incombe. Cependant, elle soutient que tant la témérité que la conscience devrait être inférées en fonction d’une preuve circonstancielle. Siemens affirme aussi que fardeau de la preuve pour expliquer ce qui a entraîné la perte de la cargaison incombe à JDI. Cette position repose sur l’affirmation selon laquelle, en l’espèce, les éléments de preuve étaient exclusivement en la possession et sous le contrôle de JDI.
[274] Selon Siemens, ce fardeau de la preuve se reflète dans les politiques d’entreprise de JDI. Elle prend pour exemple le plan de gestion de sécurité du projet de JDI préparé pour le projet Siemens. La section 8.0 de ce plan indique que tous les incidents et accidents doivent être signalés, documentés et faire l’objet d’une enquête, l’accent étant mis sur la cause profonde, et non pas le blâme, afin que des mesures puissent être prises pour empêcher que l’incident ou l’accident se reproduise. Pourtant, le formulaire de rapport d’accident/incident de JDI, intitulé [traduction] « Préparé selon les directives de l’avocat et destiné à son usage », ne recense aucune cause profonde. Siemens affirme que, puisque les notes Harquail reflètent une « prise de conscience cognitive » de la part des employés de JDI selon laquelle la barge était trop petite et parce que la barge avait présenté une gîte et que l’on avait observé tout au long du chargement qu’elle présentait une gîte, la Cour devrait conclure que JDI a demandé qu’il soit mis fin à son enquête parce qu’elle n’aimait pas les premières constatations.
(1) Inférence de conscience que la barge était trop petite
[275] Siemens soutient que la Cour peut déduire correctement que M. Malcolm, M. McLaughlin et M. Bremner ont reconnu que la SPM 125 était petite pour la tâche à effectuer, compte tenu des réactions de M. Hamilton, de J.K. Irving, de M. Singleton et de Jeff Mazerolle qui ont tous eu l’impression que la barge était trop petite, comme en font foi les déclarations consignées dans les notes Harquail. Siemens soutient que, compte tenu de ces réactions, il est probable que M. Malcolm, M. McLaughlin et M. Bremner avaient des « appréhensions semblables ».
[276] À mon avis, l’idée que l’on savait que la barge était trop petite est effectivement réglée d’après ma conclusion précédente selon laquelle la stabilité de la barge était suffisante pour l’opération prévue. Cependant, afin de déterminer si l’on devrait déduire que le personnel de JDI et de MMC savait que la barge était trop petite avant le chargement, il est nécessaire d’abord de prendre en considération les éléments de preuve concernant la taille de la barge.
[277] Dans son témoignage, M. Malcolm a reconnu qu’il n’avait jamais participé à une opération dans le cadre de laquelle on faisait avancer une charge présentant les mêmes caractéristiques que les rotors BP sur une barge de la taille de la SPM 125. Cependant, il a déclaré que chaque charge est unique et, pour la plupart, les charges qu’Irving Equipment avait manipulées étaient beaucoup plus grosses et lourdes que les rotors. Il a aussi reconnu que la marge d’erreur dans le déplacement de la génératrice par rapport à l’axe longitudinal de la Pugwash n’était pas une préoccupation, qui était une fonction de la taille et du poids de cette barge comparativement au poids de sa charge, la génératrice. En outre, que le rapport du poids de la cargaison et du bâtiment à lège était beaucoup plus élevé lorsque l’on utilisait la SPM 125 pour déplacer les rotors BP.
[278] Cependant, M. Malcolm a également dit dans son témoignage que jusqu’à la date du 15 octobre 2008, il n’avait aucune préoccupation au sujet de la SPM 125 quant à sa taille. Il a en outre dit dans son témoignage qu’avant l’incident, et que le 15 octobre 2008 avant l’incident, personne ne lui avait fait part de réserves quant à la taille, l’adéquation ou l’état de la SPM 125, y compris M. Bremner, M. Hamilton, M. McLaughlin, les Mazerolle et M. Singleton.
[279] Dans son témoignage, M. Bremner a dit qu’il était convaincu que la SPM 125 convenait pour le déplacement prévu, qu’il n’avait aucune inquiétude quant à la taille de la SPM 125 pour le chargement prévu et qu’il savait que JDI s’appuyait sur ses conseils pour ce qui est de l’adéquation de la barge.
[280] Dans son témoignage, M. McLaughlin a dit qu’il n’avait aucune inquiétude quant à la taille de la SPM 125 pour la cargaison prévue ou pour transporter deux rotors en même temps. Il a ajouté qu’il n’avait aucune inquiétude quant à l’apparence de la SPM 125 quand il l’a vue pour la première fois le 14 octobre 2008. Il a dit dans son témoignage que Ron Mazerolle, Jeff Mazerolle, M. Singleton et M. Arsenault étaient présents à une réunion informelle le matin du 15 octobre 2008 pour discuter de la séquence des événements concernant le déplacement. Aucune préoccupation n’a été soulevée à ce moment-là relativement au déplacement et il n’y a pas eu non plus de commentaire au sujet de la taille ou de l’état de la barge ou de son apparence. M. McLaughlin a ajouté qu’il n’avait aucune inquiétude, si ce n’est les inquiétudes normales pour tout plan de travail.
[281] M. Singleton a dit dans son témoignage que le matin du chargement, il a assisté à la réunion d’équipe pour discuter du déplacement des rotors BP. Aucun problème ni aucune inquiétude n’ont été soulevés lors de la réunion et il avait un bon pressentiment quant au déplacement, et il n’y a eu aucune préoccupation lorsque le T1 a été conduit à bord de la barge. Au moment où le T2 a commencé à s’avancer, il a eu un « léger sentiment d’inquiétude du fait que la barge se déplaçait un peu vers le bateau-remorqueur ». En contre-interrogatoire, lorsqu’on lui a demandé au sujet de son entrevue avec M. Harquail, y compris la mention dans les notes d’entrevue [TRADUCTION] « comme si la barge ne pouvait pas la soutenir – les déménagements antérieurs, ça semblait plus stable », et s’il se rappelait avoir dit à M. Harquail que, d’après son expérience, c’est comme si la barge ne pouvait pas accepter la charge, M. Singleton a répondu qu’il ne savait pas s’il avait utilisé ces mots exactement, mais il avait fait le commentaire à M. Harquail que la barge semblait petite comparativement à des déplacements antérieurs. Cependant, lorsqu’on lui a demandé s’il pensait que la barge était trop petite et si la taille avait causé la perte de la cargaison, il a dit qu’il n’était « pas un expert du chargement de barge », ni un « expert maritime ». À ce moment-là, il a eu « l’impression » que la barge était trop petite.
[282] Je souligne que M. Singleton est un maître mécanicien. Et, comme il l’a fait valoir lui-même, il ne possède aucune expertise des chargements ou des questions maritimes. Il faut se rappeler que ce qu’il a dit après l’incident, c’était son impression qui, même si elle se fondait peut-être sur d’autres chargements, il n’avait aucune expérience de la mer ni aucune expertise en stabilité des bâtiments. Ainsi, bien que j’accepte qu’il ait exprimé ce qu’il ressentait immédiatement après l’incident, j’y accorde peu de poids quand je détermine si, effectivement, la barge était trop petite. De plus, comme M. Singleton n’a soulevé aucune préoccupation semblable avant la perte, ce sentiment n’était pas connu des autres membres du personnel de JDI ou de M. Bremner. Une réaction après le fait ne peut pas former le fondement d’une déduction selon laquelle JDI et MMC ou M. Bremner savaient que la barge était « trop petite ».
[283] En contre-interrogatoire, Jeff Mazerolle a dit qu’il était confiant au sujet du déplacement avant son début. On lui a présenté les notes Harquail de son entrevue. Il s’est rappelé avoir été interviewé, mais quand on lui a demandé si les notes correspondaient exactement à ce qu’il a dit à M. Harquail, il a répondu qu’il ne se rappelait pas grand-chose, étant donné qu’il était sous l’effet du choc lorsqu’il a été interviewé. Il ne s’est pas rappelé d’une façon ou d’une autre avoir dit à M. Harquail que la barge était étroite et ne pouvait pas accepter la charge ou qu’elle était sous-dimensionnée, petite, étroite, ni qu’il aurait dû y avoir seulement un rotor sur la barge, mais il a convenu que la gîte à bâbord a été rapide. Il a déclaré que l’entrevue a eu lieu immédiatement après l’incident et qu’il était passablement secoué à ce moment-là.
[284] Ainsi, à l’instar des éléments de preuve de Jeff Mazerolle, il ne pouvait pas se rappeler du contenu de l’entrevue de M. Harquail et, de toute façon, ses commentaires ont été faits immédiatement après l’incident. De plus, Jeff Mazerolle est un opérateur de grue de métier et n’a aucune expertise du domaine maritime. Par conséquent, j’accorde peu de poids à ses éléments de preuve pour ce qui est de démontrer que la barge était trop petite et que ce fait était connu de JDI ou MMC et de M. Bremner, ni qu’ils peuvent appuyer une conclusion à cet effet.
[285] Dans son témoignage, M. Hamilton a dit qu’avant le 15 octobre 2008, il n’avait aucune inquiétude quant à la planification du déplacement. Le matin du 15 octobre 2008, il était présent à Saint John et il s’est rappelé avoir parlé à M. Malcolm et M. Bremner de façon générale du déplacement; il ne s’est pas rappelé qu’il y avait un problème ou des inquiétudes. Personne ne lui a fait part d’inquiétudes avant le déplacement et il n’avait aucune inquiétude au sujet de cette planification et il n’en a exprimé aucune. En contre-interrogatoire, il a dit que s’il y avait eu quoi que ce soit qui risquait de compromettre la cargaison, il l’aurait fait savoir.
[286] Il a également convenu que lorsqu’il a vu la SPM 125 et les véhicules de transport chargés, il a pensé que c’était une grosse charge pour une barge de cette taille, étant donné qu’il connaissait le barrot de la barge, ainsi que la hauteur et le poids de la cargaison. Lorsqu’on lui a dit qu’il s’agissait d’une « impression instinctive », fondé sur son expérience, il en a aussi convenu. Lorsqu’on lui a demandé si, d’après son expérience et ces facteurs, son « impression instinctive » le matin du 15 octobre 2008 était que la barge était passablement petite pour la charge, il a déclaré : « Elle était plus petite que ce que l’on aurait espéré, oui ».
[287] Ainsi, bien que M. Hamilton puisse avoir eu un « sentiment instinctif » selon lequel la barge était petite pour les besoins visés, je conclus qu’il n’a pas fait part de cette préoccupation à qui que ce soit avant la perte. De la façon qu’il décrit son rôle le 15 octobre 2008, il était les yeux et les oreilles d’AXA et de Siemens, il était sur place pour surveiller les intérêts liés à la cargaison. M. Hamilton possédait 33 années d’expérience en tant qu’évaluateur maritime lorsqu’il a accepté cette affectation. Son mandat d’AXA comprenait plus précisément d’approuver la SPM 125, avant le chargement, pour ce qui est de son adéquation. Lorsqu’il a inspecté la SPM 125, il a formulé des recommandations pour le remorquage, notamment que le chargement des rotors BP devait être approuvé par l’évaluateur présent, c’est-à-dire lui-même. Il ne fait absolument aucun doute dans mon esprit que si M. Hamilton avait eu une véritable préoccupation quant à la taille de la SPM 125 pour la tâche en question, il en aurait fait part et il aurait exigé que JDI le convainque que ses préoccupations n’étaient pas justifiées. En effet, son témoignage était qu’il l’aurait fait savoir s’il pensait que la cargaison était compromise.
[288] Comme je l’ai conclu, en fonction des éléments de preuve traités précédemment dans les présents motifs, il ne fait aucun doute que JDI aurait préféré et utilisé une barge plus grande si une barge qui convenait avait été disponible. Par contre, cela ne prouve pas que la SPM 125 était trop petite pour l’objectif visé. Et, fait important, il n’existe tout simplement aucun élément de preuve selon lequel toute personne, quelle qu’elle soit, qui participait au projet a exprimé une préoccupation selon laquelle la barge était trop petite pour le déplacement prévu avant la perte. Au contraire, les éléments de preuve de tous les témoins sont unanimes, aucune préoccupation n’a été formulée quant à la taille ou l’adéquation de la SPM 125 avant l’incident. De fait, MMC avait fourni les calculs concernant l’état de stabilité à JDI avant le début du chargement et ces calculs n’indiquaient aucune inquiétude quant à la stabilité, ni au fait que la SPM 125 ne convenait pas au déplacement de la cargaison prévu. Les éléments de preuve n’appuient pas non plus l’allégation de Siemens selon laquelle une gîte de la barge avait été observée tout au long du chargement.
[289] Je soulignerais aussi que même si Siemens laisse entendre que le rapport bâtiment à lège/poids de la cargaison, ou peut-être l’apparence de la taille de la cargaison comparativement à la SPM 125, portaient à croire que la SPM 125 était trop petite, elle n’a pas demandé à son expert, Malin, de fournir un avis à ce sujet. Et comme on l’a indiqué plus tôt, M. Smith a reconnu lors du procès de première instance que la barge ne serait pas instable telle qu’elle était chargée.
[290] Pour ces motifs, je n’accepte pas que les notes Harquail ou que la preuve directe des témoins reflètent une prise de conscience de la part du personnel de JDI ou de MMC que la barge était trop petite. Et parce que les inférences doivent découler de faits prouvés et dépasser la spéculation ou les conjectures (Caswell c. Powell Duffryn Association Collieries Ltd, [1940] AC 152, p. 169 et 170; R c. Morrissey,(1995) 22 OR (3d) 514 (ONCA), paragraphe 52; R c. White, (1994) 130 NSR (2d) 143 [Nfld CA)], je refuse par conséquent de déduire que M. Malcolm, M. McLaughlin et M. Bremner avaient des préoccupations quant à la SPM 125 étant trop petite pour l’objectif visé.
[291] Pour ce qui est de l’enquête de JDI, les éléments probants de Wayne Power, vice-président du groupe de la logistique et du transport de JDI, étaient que JDI n’a pas mené une enquête formelle. Étant donné que Transports Canada menait une enquête, la question a été immédiatement renvoyée au service juridique de JDI, qui a alors pris la relève de l’enquête. Cependant, JDI a également retenu les services de Martin Ottaway après l’incident pour enquêter sur la cause de la perte. Il est vrai, comme l’affirme Siemens, que Martin Ottaway n’a pas interviewé le personnel en cause dans l’incident et s’en est plutôt remis aux documents qui lui avaient été remis, notamment le rapport de Transports Canada et les transcriptions des communications de la preuve qui ont été menées après 2014. Et, de toute évidence, JDI aurait pu faire davantage pour documenter ses propres efforts d’enquête. Cependant, à mon avis, les éléments de preuve n’appuient pas que l’on tire une conclusion selon laquelle JDI a demandé l’arrêt de son enquête parce qu’elle n’aimait pas les premières constatations.
(2) Inférence de témérité et de conscience fondée sur une lacune dans la preuve
[292] Siemens soutient également qu’étant donné qu’aucune enquête sur la cause profonde n’a été réalisée, il existe une lacune dans la preuve. Et, dans des situations où les renseignements qui expliquent pourquoi et comment une perte est survenue se trouvent uniquement sous le contrôle de la partie qui cherche à limiter sa responsabilité, il incombe à cette partie de rendre cette preuve disponible. Si elle ne le fait pas, alors la Cour devrait se servir de son pouvoir de tirer une conclusion et se fier sur la preuve circonstancielle. De plus, Siemens soutient que lorsqu’un risque est évident ou connu de la personne en question, la Cour est plus susceptible de conclure que la personne savait que le risque entraînerait un dommage. Pour ces raisons, Siemens soutient que tant la témérité que la conscience peuvent et devraient être inférées en fonction d’une preuve circonstancielle.
[293] Siemens s’appuie principalement sur les arrêts Connaught et Nugent pour appuyer sa position selon laquelle la Cour devrait inférer les niveaux requis de témérité et de conscience. Pour les motifs qui suivent, à mon avis, ces affaires se distinguent de l’espèce.
[294] L’affaire Connaught concernait le transport aérien de quatre boîtes de vaccins périssables qui ont été endommagés en raison d’un manque de réfrigération par le transporteur. Le transporteur a cherché à limiter sa responsabilité en vertu de l’article 25 de la Convention de Varsovie, dont le libellé est semblable, mais non identique à celui de l’article 4 de la Convention sur la limitation.
[295] Dans cette affaire, la Cour a conclu que les autorités pertinentes sont arrivées de façon écrasante à la conclusion selon laquelle un critère subjectif doit s’appliquer pour déterminer l’applicabilité de l’article 25 (paragraphe 56).
[296] Elle a ensuite appliqué le critère aux faits et a conclu ce qui suit :
[58] [traduction] Il incombe à Connaught de prouver que le fait que British Airways n’a pas réfrigéré les boîtes à Londres était plus que de l’insouciance ou de la négligence, et s’assimilait à de la témérité. En outre, Connaught doit prouver que British Airways savait effectivement que ne pas réfrigérer les boîtes causerait probablement des dommages. (Voir S.S. Pharmaceuticals c. Qantas, précité, p. 291.)
[59] [traduction] Connaught a démontré que les boîtes portaient clairement une mise en garde indiquant que leur contenu était périssable et devait être stocké à des températures variant entre 2 et 8 degrés C. Connaught a également démontré que British Airways n’a pas réfrigéré les boîtes à Londres, qu’elles avaient été exposées à des températures supérieures à 8 degrés C et que les dommages en ont résulté. De toute évidence, Connaught a démontré la négligence de British Airways. Cependant, la question n’est pas de savoir s’il y a eu négligence, mais plutôt de savoir si la conduite de British Airways était téméraire. Est-ce que British Airways a porté son attention sur l’exigence de la réfrigération et décidé de laisser les boîtes sans réfrigération de toute façon? De plus, en prenant cette décision, est-ce que British Airways avait effectivement conscience que les biens étaient susceptibles d’être endommagés de ce fait? Connaught n’a présenté aucune preuve directe en réponse à l’une ou l’autre de ces deux questions. Cependant, sa difficulté ce faisant est une conséquence directe du fait que British Airways n’a pas identifié la ou les personnes qui ont manipulé les biens à Londres ou n’a pas offert d’explications quant aux raisons pour lesquelles ils étaient dans un entrepôt, plutôt que dans l’unité de réfrigération disponible.
[60] [traduction] Connaught a signifié sa créance à British Airways en l’espace de quelques jours. British Airways n’a pris aucune mesure pour enquêter ou conserver les éléments de preuve dans les deux années qui ont suivi, lorsque la déclaration dans cette poursuite a été délivrée. Compte tenu du grand volume de fret qui transite par l’aéroport Heathrow à Londres, il n’est peut-être pas surprenant que British Airways n’ait pas été en mesure de trouver les renseignements pertinents deux ans après le fait. Connaught a signifié son avis en temps opportun. Si British Airways avait fait les démarches appropriées en temps opportun, il y a de bonnes raisons de croire que les renseignements directement pertinents à ce qui c’était produit auraient été disponibles. Il n’y a aucune raison de croire que British Airways ne disposait pas d’un système informatique évolué pour suivre le fret. Aucun élément de preuve n’a été présenté en première instance qui laisse entendre que British Airways n’aurait pas pu trouver les renseignements pertinents si elle les avait cherchés plus tôt.
[61] [traduction] À mon avis, il convient en l’espèce de tirer une conclusion défavorable du fait que British Airways n’a présenté aucune preuve quant aux raisons pour lesquelles la cargaison a été entreposée de la façon qu’elle l’a été. Il s’agissait de renseignements qui relevaient uniquement de British Airways et elle n’a pas présenté de raison acceptable pour en expliquer l’absence. La protection accordée aux transporteurs aériens en vertu de l’article 25 de la Convention est considérable. Compte tenu d’un avis rapide de réclamation à l’égard de cette cargaison, et en n’oubliant pas les dispositions de l’article 25, il n’est pas acceptable que British Airways n’ait rien fait pour obtenir les renseignements pertinents aux termes de l’article 25 et qu’elle adopte ensuite la position que le demandeur n’a pas satisfait au critère de l’article 25.
[62] Il faut aussi souligner que l’exigence de démontrer la connaissance véritable en fonction d’un critère subjectif n’est pas assortie d’une exigence voulant que la connaissance soit démontrée par preuve directe. Dans certaines affaires, le risque de dommage est tellement évident qu’on peut le déduire. C’est ce qu’a fait valoir la Cour d’appel de circuit des États-Unis dans l’affaire Saba c. Compagnie Nationale Air France, précitée. Le juge Silberman, s’exprimant au nom de la majorité, a conclu à la p. 669 [renvoyant à une décision antérieure de la cour dans l’affaire SEC c. Steadman, 967 F.2d 636, 641 (D.C. Cir. 1992)] :
[traduction] À la place, Steadman a exigé que l’acteur soit également au courant du danger pour les vendeurs ou les acheteurs ou que le danger soit tellement évident que « l’acteur doit en avoir eu connaissance ». Autrement dit, s’il peut être démontré qu’un défendeur a contemplé un danger précis et évident, un tribunal doit en déduire que le défendeur était cognitivement au courant du danger et, par conséquent, qu’il avait l’intention subjective nécessaire. Évidemment, l’intention peut toujours être démontrée au moyen d’une preuve circonstancielle. C’est loin d’être la même chose que de dire que le défendeur aurait dû être au courant du danger. [. [.
[63] [traduction] Dans l’affaire dont je suis saisie, il n’existe aucune preuve directe quant à l’état d’esprit des personnes qui ont manutentionné la marchandise à Londres. Cependant, l’exigence de réfrigération était clairement marquée sur les paquets et sur les lettres de transport aérien, et l’étiquette indiquait qu’ils étaient périssables. La réfrigération était disponible à Londres, mais n’a pas été utilisée. Il est évident que les biens périssables nécessitant une réfrigération seront probablement endommagés s’ils ne sont pas réfrigérés. À mon avis, on peut en conclure que le personnel de British Airways a délibérément pris le risque d’endommagement. À tout le moins, il donne lieu à des circonstances exigeant une réponse de British Airways, et aucune explication n’a été fournie. On peut donc tirer une conclusion défavorable à l’encontre de British Airways.
[caractères gras ajoutés]
[297] Dans l’affaire Connaught, la Cour a ajouté que la preuve devait démontrer que l’un ou l’autre des scénarios aurait été porté à la connaissance du défendeur, par l’intermédiaire de ses employés, et non du demandeur. En l’espèce, elle avait le droit, et l’a fait, de tirer la conclusion de la faute plus lourde (paragraphe 66). La décision a été confirmée en appel [Connaught Laboratories Ltd c. British Airways, (2005) 77 OR (3d) 34 (ONCA)].
[298] À mon avis, l’affaire Connaught est différente de celle dont je suis saisie. Il ne s’agit pas d’une situation où JDI n’a pas présenté de preuve directe. Au contraire, JDI a appelé comme témoins la plupart des personnes directement concernées dans le chargement : M. Malcolm, le gestionnaire de projet; M. McLaughlin, l’ingénieur principal en manœuvre; M. Singleton, le mécanicien du véhicule de transport qui aidait Jeff Mazerolle, qui conduisait le T1; et Jeff Mazerolle. JDI a également expliqué que Ron Mazerolle n’a pas été appelé à témoigner en raison d’une maladie. JDI a remis le rapport d’expert de Martin Ottaway et a appelé M. van Hemmen à donner un témoignage d’expert. JDI a remis le rapport d’expert d’AMA et a appelé M. Poulson et M. Murphy à témoigner. Même si BMT et Siemens ont conclu un règlement avant le procès, JDI a appelé M. Hamilton, l’expert maritime présent d’AXA et de Siemens, et a remis le rapport Randall et a appelé son auteur, M. Randall, en tant que témoin expert. Pour sa part, MMC a appelé M. Bremner en tant que témoin. Ces témoins ont parlé de la question du choix, de l’adéquation, de la taille et/ou de la stabilité de la SPM 125, des événements qui ont pris place jusqu’au moment de la perte, et de leur état d’esprit. De plus, il y a eu communication de milliers de pages de documentation. JDI a expliqué pourquoi elle avait choisi la SPM 125 et ses experts, de même que ceux de BMT, ont donné leurs avis quant à la cause de la perte. L’abondance d’éléments de preuve directe présentée par JDI en l’espèce la distingue de l’absence d’éléments de preuve à laquelle la Cour a été confrontée dans l’affaire Connaught.
[299] Cela étant dit, mon rôle est principalement d’évaluer la crédibilité de ces témoins et d’évaluer cette preuve au moment de déterminer s’il y a eu témérité avec connaissance véritable que la perte de la cargaison en résulterait probablement. Étant donné la disponibilité d’une preuve directe à cette fin, il n’est pas nécessaire de tirer les conclusions défavorables que demande Siemens.
[300] Et même si Siemens allègue que JDI n’a pas mené une enquête sur l’incident et que les éléments de preuve relevaient uniquement de son contrôle, je suis convaincue que grâce à la communication préalable des documents et des témoins et aux processus judiciaires, Siemens a été en mesure d’obtenir les éléments de preuve dont elle avait besoin pour tenter de prouver ce qu’elle avance. En effet, d’après les renseignements dont elle disposait avant la première instance, elle a donné des instructions à Malin, qui a produit un volumineux rapport qui comprenait des conclusions quant à la cause. Malin n’a pas cerné d’absence de renseignements ayant porté atteinte à son analyse. Donc, ce n’est pas la non-disponibilité d’éléments de preuve qui a empêché Siemens de démontrer qu’il fallait supprimer la limitation de responsabilité. Et bien qu’il ne fasse aucun doute que l’enquête interne de JDI aurait pu être plus exhaustive, en l’espèce, le fait de ne pas cerner une cause profonde ne donne pas lieu à une lacune dans la preuve. En effet, comme on l’a vu dans tous les rapports d’expert et comme on l’a entendu dans leurs témoignages, il n’y avait pas une cause unique de la perte. Comme c’est probablement le cas de nombreuses enquêtes sur des accidents, en l’espèce il y avait de nombreux facteurs qui, individuellement, n’auraient pas entraîné la perte, mais qui collectivement, dans une certaine combinaison, étaient suffisants pour la provoquer.
[301] Dans l’affaire Connaught, la Cour a renvoyé à l’affaire Saba c. Compagnie Nationale Air France, (1996) 78 F 3d 664 (USCA, DC Circ) [Saba] qui, à son tour, a renvoyé à une décision antérieure de la même Cour [SEC c. Steadman, (1992) 967 F 2d 636 (USCA, DC Circ)] qui traitait de la capacité de la Cour de conclure la « connaissance cognitive », et, par conséquent, l’intention subjective chez un défendeur qui « a contemplé un danger précis et évident » (p. 669).
[302] Cependant, il convient de signaler que l’arrêt Saba a annulé la décision de la Cour inférieure, statuant qu’il n’y avait pas suffisamment d'éléments de preuve pour justifier une conclusion de « connaissance subjective ». La Cour a conclu ce qui suit :
[traduction]
Nous pensons que notre collègue dissident interprète mal à la fois le précédent – en particulier l’arrêt Steadman – et notre opinion selon lesquels la notion d’insouciance téméraire qui satisfait à la norme subjective est satisfaite en démontrant tout simplement une dérogation extrême aux normes de diligence normale. Dissidence aux p. 672 et 673. Ce ne serait rien d’autre que de la négligence grossière. Au lieu, l’affaire Steadman a exigé que l’acteur soit également au courant du danger pour les vendeurs ou les acheteurs ou que le danger soit tellement évident que « l’acteur doit en avoir eu connaissance ». Autrement dit, s’il peut être démontré qu’un défendeur a contemplé un danger précis et évident, un tribunal doit en déduire que le défendeur était cognitivement au courant du danger et, par conséquent, qu’il avait l’intention subjective nécessaire. Évidemment, l’intention peut toujours être démontrée au moyen d’une preuve circonstancielle. C’est loin d’être la même chose que de dire que le défendeur aurait dû être au courant du danger, ce qui est la différence essentielle entre la cour de district et l’analyse du dissident et la nôtre. À cet égard, la dissidence est exactement correcte que nous lisons la Convention de Varsovie pour limiter la responsabilité dans des « situations où une employée raisonnable aurait dû comprendre, mais n’a pas compris que ses actes présentaient un risque important de préjudice pour les biens de l’expéditeur ». Dissidence à la p. 674.
Aucun des éléments de preuve présentés en l’espèce ne pouvait satisfaire au critère de l’inconduite délibérée ou de son équivalent, l’insouciance téméraire. Rien n’indiquait que les employés d’Air France ou de Dynair étaient subjectivement conscients des graves risques d’emballer des tapis de façon inadéquate, en contravention des règlements, ou de laisser les tapis à l’extérieur. Saba a démontré que les emballeurs d’Air France à Linz n’avaient pas emballé les tapis conformément aux règlements d’Air France. Mais il n’a présenté aucune preuve selon laquelle les emballeurs savaient que la marchandise était susceptible d’être laissée à l’extérieur dans des conditions météorologiques inclémentes, et que l’emballage fourni ne la protégerait pas de façon adéquate. Et aucun élément de preuve n’a été présenté selon lequel les employés de Dynair s’attendaient effectivement à ce qu’il pleuve ou savaient que s’il pleuvait, l’emballage fourni par Air France, jumelé à l’épais plastique ajouté par les employés de Dynair (dont la cour de district n’a pas tenu compte et mentionné uniquement en passant par notre collègue), créait un grave risque de dommages causés par l’eau. Sans une telle preuve, la conclusion que Dynair ou Air France avaient l’intention de provoquer des conséquences malheureuses (ou ont négligé de façon insouciante de tenir compte du grave risque de ces conséquences) est totalement injustifiée, et l’inconduite délibérée, sur le plan du droit, n’est pas démontrée.
[caractères gras ajoutés]
[303] À mon avis, l’arrêt Saba s’applique en l’espèce dans la mesure où il démontre que sans élément de preuve qui démontre que les employés de JDI ou que M. Bremner savaient que leurs actes mèneraient probablement à la perte des rotors BP, la conclusion que demande Siemens à la Cour est injustifiée.
[304] Dans l’affaire Connaught, la Cour a également renvoyé à l’affaire Qantas en appui à sa conclusion. Cette affaire concernait le transport aérien de boîtes de produits pharmaceutiques qui avaient été laissées sur une piste et endommagées par la pluie. La cause du dommage n’était pas contestée, mais le transporteur cherchait à limiter sa responsabilité en vertu de l’article 25 de la Convention de Varsovie. La question dont était saisie la Cour était de savoir si les faits prouvés, l’admission d’une manutention déplorable de la marchandise et le fait que le défendeur n’a pas présenté d’éléments de preuve, permettaient les conclusions requises d’assujettir l’affaire à l’article 25. Plus particulièrement, que les dommages résultaient d’actes ou d’omissions commis avec conscience que des dommages en résulteraient probablement, plutôt qu’un acte téméraire sans une telle conscience ou tout simplement une négligence grossière.
[305] La Cour a déclaré que lorsqu’à la lumière de la preuve une conclusion de faute plus lourde existe, elle ne voyait aucune difficulté à tirer une conclusion plus défavorable lorsque le défendeur ne présentait aucun élément de preuve. Elle a cité l’affaire Insurance Commissioner c. Joyce, (1948) 77 CLR 39, à la p. 61, relativement à la proposition selon laquelle il y a possibilité de tirer une conclusion et que le défendeur choisit de ne pas présenter de preuve « la Cour a le droit de faire preuve d’audace ».
[306] Dans l’affaire Qantas, même si le transporteur a reconnu que le dommage résultait de faits ou d’omissions de ses préposés, il n’a présenté aucun élément de preuve pour expliquer ce qui était arrivé à la marchandise ou pour tenir compte de la façon dont elle avait été manutentionnée. Comme l’indique le jugement majoritaire de la Cour, le transporteur s’est contenté de laisser le demandeur faire de son mieux pour démontrer ce qui était survenu à la marchandise pendant qu’elle était en sa possession, puis de soutenir que même si la négligence avait été démontrée, le degré de faute plus élevé exigé par l’article 25 ne l’avait pas été.
[307] À cet égard, le demandeur a appelé comme témoin un des employés du transporteur dont les éléments de preuve ont démontré que les boîtes étaient clairement marqués, ce qui indiquait qu’ils seraient endommagés par l’eau, et qu’un orage était prévu. La Cour a fait remarquer que ses éléments de preuve relativement à la pratique et aux procédures de manutention du fret étaient loin d’être clairs et l’occasion de les clarifier n’a pas été saisie en contre-interrogatoire par l’avocat du transporteur. Cependant, ses éléments de preuve ont effectivement démontré que le transporteur avait une pratique presque invariable de laisser le fret, y compris le fret marqué comme étant susceptible d’être endommagé par l’eau, sur l’aire de trafic ouverte. La Cour a également fait remarquer que le responsable du transporteur, qui était directement chargé du fret, était présent dans la salle d’audience, mais n’a pas été appelé à témoigner par le transporteur.
[308] S’appuyant sur cela, les juges ont statué en majorité que le juge de première instance avait tout le loisir nécessaire de tirer une conclusion défavorable au niveau de la conscience. Les préposés et mandataires du transporteur ont déchargé le fret, l’ont déplacé à l’endroit voulu. Ils ont vu les marques, le piètre état de l’emballage de plastique, qu’il pleuvait et qu’un orage était probable, mais ils ont laissé la marchandise à l’extérieur, sans prendre les mesures qu’ils savaient nécessaires pour la protéger. Par conséquent, ils doivent avoir su qu’une manutention aussi déplorable de la marchandise l’endommagerait probablement.
[309] Comme l’a fait observer la Cour dans l’affaire Connaught, dans l’affaire Qantas le transporteur n’a présenté aucun élément de preuve en première instance pour expliquer les raisons pour lesquelles la marchandise avait été laissée sur la piste et la conclusion défavorable a été tirée du fait que le transporteur n’a pas présenté cette preuve cruciale. Encore une fois, il ne s’agit pas des mêmes circonstances dont est saisie ici la Cour. JDI a effectivement présenté des éléments de preuve pour expliquer pratiquement chaque aspect du chargement et ses faits avant et après, y compris pourquoi elle avait choisi la SPM 125 et pourquoi elle la considérait appropriée pour l’opération visée; pourquoi elle avait effectué le chargement après la découverte que la citerne de ballast du coqueron arrière n’était pas divisée; les mesures qu’elle a prises pour maintenir les véhicules de transport sur l’axe longitudinal et la description des manipulations de la plateforme du T2 avant qu’il ne se renverse; et pourquoi elle a mené une enquête après incident comme elle l’a fait. L’affaire Qantas se distingue sur ce fondement.
[310] Siemens s’appuie également sur l’affaire Nugent. Il s’agissait d’un appel à l’encontre d’un jugement qui, en vertu de l’article 25 de la Convention de Varsovie, limitait la responsabilité du transporteur dans le cas d’un écrasement d’hélicoptère avec mortalité. Dans cette affaire, le juge Auld a conclu que ni la connaissance imputée ni la connaissance du sujet suffisaient à satisfaire au critère énoncé à l’article 25 qui n’exigeait rien de moins qu’une connaissance véritable, dans le sens de l’appréciation ou de la prise de conscience au moment de la conduite téméraire que la conduite donnerait probablement lieu au genre des dommages causés.
[311] L’arrêt Nugent a abordé l’effet de l’article 25 en joignant la conduite téméraire et la connaissance véritables des dommages probables (p. 7) :
[traduction]
[...] Ajouter un autre ingrédient, comme à l’art. 25, de connaissance de la probabilité des dommages peut ou peut ne pas, selon le caractère évident du risque, alourdir la tâche de conclure qu’un transporteur a reconnu le risque et a décidé de le prendre. Plus le caractère évident du risque est grand, plus le tribunal est susceptible de conclure à la témérité et que le défendeur, en agissant ainsi, savait qu’il causerait probablement des dommages. Comme preuve, les deux bien souvent l’emporteront ou échoueront ensemble, comme il est survenu dans Goldman… Comme c’est souvent le cas, les considérations pratiques de ce qu’un tribunal est prêt à inférer relativement à l’état d’esprit d’un défendeur peut être plus décisif que les questions de principe de ce qu’une notion juridique ajoute à une autre...
[312] En outre, à la page 9 :
[traduction]
[...] Dans mon jugement, l’ingrédient additionnel est la connaissance véritable, dans le sens d’appréciation ou de conscience au moment de la conduite en question, qu’il en résultera probablement le genre de dommages causés. Rien de moins ne saurait suffire.
[313] Le juge Dyson est d’accord, déclarant qu’il est clairement établi que la connaissance prévue à l’article 25 n’est pas une connaissance imputée :
[traduction]
[...] Il ne suffit pas de démontrer qu’en raison de sa formation et de son expérience, le pilote aurait dû savoir que des dommages résulteraient probablement de son acte ou de son omission. Le critère est subjectif : voir, par exemple Goldman. La connaissance véritable est exigée, et la question qui a été débattue devant nous est de savoir si elle se limite à la connaissance consciente véritable, ou si elle inclut aussi les connaissances de bases.
[...]
Je ne crois pas que ceux qui ont rédigé l’article 25 avaient l’intention que quoi que ce soit de moins que la connaissance consciente véritable suffirait. Il s’agit d’un état d’esprit qui est clair et simple à comprendre. Dès que l’on s’écarte de la connaissance consciente véritable, l’incertitude s’installe et des difficultés de classification surviendront…
[314] Cependant, Siemens s’appuie sur le jugement concordant du lord juge Pill. Celui-ci convient que c’est uniquement dans une affaire extrême qu’un demandeur sera en mesure de démontrer les exigences de l’article 25 de la Convention de Varsovie. Cependant, il a adopté une approche différente de celle de ses collègues pour ce qui est de la connaissance, déclarant :
[traduction]
Le tribunal ne doit pas imputer à l’acteur une connaissance qu’il n’a pas, mais il n’a pas droit non plus de faire fi de son fonds de connaissances et d’expérience en évaluant sa connaissance à l’époque des faits.
[315] Quoi qu’il en soit, cela n’a pas eu d’incidence sur sa conclusion et il était d’accord avec le lord juge Auld que, peu importe le critère de connaissance appliqué, il n’était pas possible en fonction des arguments et autres éléments devant la cour de tirer une conclusion selon laquelle le pilote ou ses employeurs savaient que des dommages résulteraient probablement de leur conduite.
[316] Dans le contexte de l’article 4 de la Convention sur la limitation, je suis portée à dire, comme lord juge Auld, que c’est la connaissance consciente et véritable qui est nécessaire, et non un « fonds de connaissances » de base. À cet égard, je souligne que la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Peracomo CSC, parce que le propriétaire du navire dans cette affaire n’avait pas « vraiment conscience » du fait que de ses actes résulterait probablement l’endommagement d’un bien que devrait ensuite réparer son propriétaire, que c’était une erreur de conclure qu’il a voulu provoquer des dommages ou qu’il a agi témérairement et avec conscience que de tels dommages en résulteraient probablement au sens de l’article 4 (paragraphe 34). Cependant, en l’espèce, tout comme dans l’affaire Nugent, la question est sans importance. C’est parce qu’en l’espèce, comme on l’a mentionné plus haut, il n’a pas été démontré qu’un membre du personnel de JDI ou de MMC possédait une connaissance subjective que la perte de la cargaison résulterait probablement de ses actes ou omissions, soit par le choix de la barge, soit à n’importe quel moment pendant le chargement avant la perte.
[317] Siemens renvoie également à l’affaire Saint Jacques II comme exemple d’une cour qui refuse un jugement sommaire, statuant qu’il était possible de conclure à la témérité et à la conscience. Cependant, il importe de souligner que dans cette affaire, il a été admis que le capitaine avait fait preuve de témérité en naviguant dans le détroit de Douvres en contravention du règlement sur les collisions, et que cela suffisait à démontrer la conscience qu’une collision, avec le pétrolier en question ou un autre bâtiment, en résulterait probablement.
[318] Ce qui a été soutenu dans cette affaire, c’est que les exigences de l’article 4 de la Convention sur la limitation n’étaient pas respectées parce que comme le capitaine n’avait pas été sur la passerelle dans les minutes qui ont précédé la collision, il ne pouvait pas y avoir d’acte ou d’omission personnels. De plus, même si la conduite téméraire a été reconnue, parce que c’était pratique courante pour le navire de pêche de naviguer de cette façon, plus de fois le capitaine l’a fait, moins les chances étaient bonnes de conclure à la connaissance véritable qu’une collision surviendrait.
[319] La Cour a souligné que seules les affaires vraiment exceptionnelles donneraient lieu à une réelle possibilité de supprimer le droit d’un propriétaire de navires de limiter sa responsabilité; cependant, elle a conclu que tel était le cas en l’espèce et pour ce motif, l’affaire devrait être instruite. La Cour a souligné qu’il s’agissait d’une pratique en navigation en contravention flagrante du règlement sur les abordages, ordonnée personnellement par le capitaine pour des motifs commerciaux, et que l’on avait reconnue comme conduite téméraire.
[320] Quant au lien entre la conscience et la conduite téméraire, la Cour a renvoyé à l’affaire Nugent et sa conclusion selon laquelle, en fonction de l’aspect évident du risque, souvent les deux l’emporteront ou échoueront ensemble. Elle a conclu qu’il s’agissait d’une telle affaire :
[traduction]
La concession des demandeurs fait intervenir une acceptation réaliste du fait que les premiers défendeurs ont une réelle possibilité de réussir à démontrer la conduite téméraire en première instance; sous-tendant cette concession se trouve le caractère évident du risque de collision. Dans mon esprit, quant aux faits de la pratique de navigation effroyable en l’espèce (reconnue) exécutée sous la direction personnelle du premier demandeur, conjuguée au caractère évident du risque de collision, il serait permis et loisible au tribunal de première instance de conclure que le premier demandeur avait, au moment en question, la connaissance pertinente et véritable qu’une collision en résulterait probablement. On se souviendra que M. Saunders a accepté (à juste titre, d’après moi) que la connaissance de la probabilité d’une collision, que ce soit avec le GUDERMES ou avec un autre bâtiment, suffisait pour l’article 4, du moins aux fins de la partie 24 des Civil Procedure Rules. La question de savoir si un tribunal en arriverait effectivement à une telle conclusion quant à la connaissance des premiers demandeurs me semble être une affaire classique à régler en procès.
[321] En l’espèce, Siemens soutient qu’une conclusion défavorable quant à la conduite téméraire et à la conscience devrait être tirée parce que le risque était évident. Selon moi, cette position ne peut obtenir gain de cause. À cet égard, je soulignerais que l’espèce n’est pas une circonstance de fait simpliste comme les arrêts Connaught, Qantas ou Nugent, dans lesquels la cause de la perte était évidente, et qu’il n’y a pas non plus admission de « manutention déplorable », comme dans l’arrêt Qantas, ou de conduite téméraire, comme dans l’arrêt Saint Jacques II.
[322] Il n’était pas évident que la SPM 125 ne convenait pas ou était trop petite pour les besoins visés; en effet, les calculs de stabilité de MMC ont démontré le contraire. Même s’il était connu de toutes les personnes concernées qu’il était important pour les véhicules de transport de s’avancer sur l’axe longitudinal de la barge et qu’il était évident que, tôt ou tard, s’ils déviaient suffisamment du centre de la barge, celle-ci présenterait une gîte suffisante pour faire renverser les véhicules de transport, il n’était pas évident qu’une déviation de moins de 6 po aurait cet effet et, comme je l’ai conclu, elle ne l’a pas eu. Il n’était pas évident que plusieurs facteurs se conjugueraient pour causer la perte, y compris un petit décalage par rapport à l’axe longitudinal, la réduction de la GM de la barge causée par un effet accru de surface libre en raison du fait que les écoutilles n’étaient pas fermées hermétiquement et, le plus important, l’inclinaison non prévue de la plateforme du T2 qui a fait décaler le centre de gravité du T2 par rapport au centre de la barge.
[323] Je conviens également avec JDI qu’une conclusion de conscience en vertu de l’article 4 n’est pas justifiée étant donné qu’au moment de l’incident, le personnel de JDI et de MMC était sur la barge à travailler dans les environs immédiats des véhicules de transport. S’ils avaient su que la perte était une possibilité, il est extrêmement peu probable qu’ils se seraient mis en danger (Nugent, à la p. 229; Saint Jacques II, paragraphe 23). Comme le signalait M. Hamilton dans son courriel à Siemens le 15 octobre 2008, c’était un « petit miracle » que personne n’ait été blessé ou tué lorsque les véhicules de transport se sont soudainement renversés.
IX. Conclusion
[324] Pour obtenir gain de cause et supprimer la limitation, Siemens devait prouver que la perte résultait d’actes ou d’omissions personnels de JDI, de MMC (ou des deux), commis avec l’intention de provoquer une telle perte, ou commis témérairement et avec conscience qu’une telle perte en résulterait probablement. Il s’agit d’un fardeau lourd qui sera satisfait uniquement dans des affaires exceptionnelles. Il ne s’agit pas ici d’un tel cas.
[325] M’appuyant sur les éléments de preuve devant moi, j’ai conclu que Siemens n’avait pas démontré que les actes ou omissions des membres du personnel de JDI ou de MMC étaient téméraires. Les éléments de preuve n’étayent pas une conclusion selon laquelle ils savaient que la SPM 125 ne convenait pas et qu’ils ont décidé d’aller de l’avant sans tenir compte du risque. Et bien que M. Bremner ait peut-être été négligent en omettant de tenir compte de la GZ dans ses calculs de stabilité et en omettant d’exiger que les écoutilles soient fermées hermétiquement lorsqu’il a décidé d’aller de l’avant avec le chargement en remplissant à pleine capacité la citerne de ballast du coqueron arrière non divisée, dans les circonstances de l’espèce, ces omissions n’étaient pas téméraires, ne constituaient pas non plus la seule cause de la perte et n’ont pas créé une conscience d’un risque. Dans la même veine, JDI aurait dû marquer clairement l’axe longitudinal de la barge, mais le fait de ne pas l’avoir fait n’était pas téméraire puisque son personnel a pris des mesures pendant le chargement et a utilisé les lisses de la barge comme trajectoire. Un décalage de la charge de l’amplitude décrite dans les éléments de preuve n’a pas à elle seule causé la perte ou n’a indiqué au personnel de JDI qu’il courait un risque.
[326] De toute façon, Siemens n’a pas démontré que le personnel de JDI ou que M. Bremner avaient la connaissance véritable que la perte des rotors BP serait un résultat probable. Siemens n’a pas démontré que la barge était trop petite pour les besoins visés. De plus, étant donné que le personnel de JDI et M. Bremner ont planifié et exécuté le chargement, les éléments de preuve démontrent que les participants ont pris les mesures qui selon eux, à juste titre ou à tort, permettraient son exécution sécuritaire et réussie. JDI et MMC ainsi que les membres de leur personnel ne possédaient pas une connaissance véritable qu’une combinaison de facteurs, notamment la manière imprévue dont le T2 a été manipulé, causerait probablement un dépassement de la limite de stabilité transversale du T2 et que ce dernier se renverserait, provoquant par conséquent une gîte de la barge à un point tel que la stabilité transversale du T1 a également été dépassée, ce qui l’a fait se renverser puis tomber à la mer.
[327] Parce que j’en suis venue à ces conclusions, il n’est pas nécessaire de tenir compte de la question de savoir si la perte a résulté d’actes ou d’omissions personnels de JDI ou de MMC.
[328] En outre, comme il a été mentionné plus haut, il n’est pas contesté que JDI est un « propriétaire de navires » au sens du paragraphe 2 de l’article 1 de la Convention sur la limitation et qu’elle a donc, par présomption, le droit de limiter sa responsabilité pour la perte des rotors BP. Parce que Siemens n’a pas démontré la témérité requise avec l’élément de conscience prévus à l’article 4 pour permettre de supprimer la limitation, je conclus que JDI a le droit de limiter sa responsabilité.
[329] Quant à la question de savoir si MMC et M. Bremner, en tant que sous-traitants de JDI, ont le droit de bénéficier de la limitation en vertu du paragraphe 4 de l’article 1 en tant que personnes dont les faits, négligences et fautes entraînent la responsabilité de JDI, le propriétaire du navire, au début du procès, l’avocat de MMC et de M. Bremner a fait savoir à la Cour qu’une entente avait été conclue entre ces parties et Siemens, mais qu’on demandait quand même une déclaration quant au droit de limiter la responsabilité. Par la suite, l’avocat de MMC a fait savoir que si la Cour concluait qu’aucune partie n’avait agi de manière téméraire, une conclusion quant au statut de MMC aux termes du paragraphe 4 de l’article 1 n’était pas nécessaire. Les avocats de Siemens et de JDI n’ont pas allégué le contraire. Même si l’avocat de Siemens a soutenu que M. Bremner devrait être considéré un mandataire de JDI conformément à l’article 4, il n’a fait aucune observation quant au statut de MMC aux termes du paragraphe 4 de l’article 1. Aussi, même si JDI a réfuté que M. Bremner était un employé de JDI, elle n’a fait aucune observation quant au droit de MMC en vertu du paragraphe 4 de l’article 1. Par conséquent, je ne porte aucun jugement à cet égard. Cependant, je demeure saisie de l’affaire et si les parties exigent une décision sur ce motif, des raisons supplémentaires seront fournies.
JUGEMENT
LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :
1. J.D. Irving, Limited a le droit, conformément à la Loi sur la responsabilité en matière maritime, L.C. 2001, ch. 6, de limiter sa responsabilité, y compris à l’égard de n’importe laquelle de ses sociétés affiliées et de toute personne à son emploi dont les faits, négligences et fautes entraînent la responsabilité de J.D. Irving, Limited, découlant de la perte ou de l’endommagement d’une cargaison le 15 octobre 2008, jusqu’à concurrence de 500 000 $CAN, plus intérêts à la date de la constitution d’un fonds de limitation.
2. J.D. Irving, Limited a droit à ses dépens.
« Cecily Y. Strickland »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : |
T-520-10
|
INTITULÉ : |
J.D. IRVING, LIMITED c. SIEMENS CANADA LIMITED, MARITIME MARINE CONSULTANTS (2003) INC., SUPERPORT MARINE SERVICES LTD. ET CORPORATION D’ÉNERGIE NUCLÉAIRE NOUVEAU-BRUNSWICK
|
LIEU DE L’AUDIENCE : |
Toronto (Ontario)
|
DATE DE L’AUDIENCE : |
LES 5 au 8, 13 au 16, 19 et 22 octobre 2015 |
JUGEMENT ET MOTIFS : |
LA JUGE STRICKLAND
|
DATE : |
Le 22 janvier 2016
|
COMPARUTIONS :
Joel Richler Erin Hoult Laura Dougan
|
Pour le demandeur
|
Rui Fernandes
|
Pour le demandeur
|
Jonathan C. Lisus James Renihan Laura Wagner
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Pour les défendeurs, SEIMENS CANADA LIMITED |
Marc D. Isaacs Bonnie Huen
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Pour les défendeurs, MARITIME MARINE CONSULTANTS
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Blake, Cassels & Graydon LLP Avocats Toronto (Ontario)
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Pour le demandeur
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Fernandes Hearn LLP Avocats Toronto (Ontario)
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Pour le demandeur
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Lax O’Sullivan Scott Lisus LLP Avocats Toronto (Ontario)
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Pour les défendeurs, SEIMENS CANADA LIMITED
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Isaacs & Co. Avocats Toronto (Ontario)
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Pour les défendeurs, MARITIME MARINE CONSULTANTS
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