Date : 20151124
Dossier : IMM‑1505‑15
Référence : 2015 CF 1311
[TRADUCTION FRANÇAISE, NON RÉVISÉE]
Ottawa (Ontario), le 24 novembre 2015
En présence de monsieur le juge Harrington
ENTRE : |
ABDIRAHMAAN WARSSAMA |
demandeur |
et |
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
[1] Monsieur Warssama est incarcéré depuis plus de cinq ans. Pourquoi? Parce qu’il refuse de signer un bout de papier! Il ne souhaite pas retourner en Somalie et il refuse de signer une déclaration par laquelle il s’engagerait à collaborer avec les autorités pour faciliter son retour en Somalie. N’eût été ses antécédents judiciaires, le Canada ne tenterait même pas de le renvoyer en Somalie à l’heure actuelle.
[2] Les autorités ont toutes les raisons de croire que, si M. Warssama devait être remis en liberté totale, il se soustrairait à son renvoi. En revanche, il est acquis aux débats qu’il ne constitue pas un danger pour le public.
[3] En mars 2015, M. Warssama était détenu depuis 57 mois. La Cour est saisie du contrôle judiciaire de la décision du 12 mars 2015 par laquelle un commissaire de la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a décidé de le maintenir en détention. Sa détention a par la suite été prolongée, mais le ministre n’est pas d’avis – et ne peut d’ailleurs pas l’être – que le présent contrôle judiciaire est devenu théorique. S’il y a une affaire dans laquelle un litige concret subsiste entre les parties, c’est bien celle‑ci (Borowski c Canada (Procureur général), [1989] 1 RCS 342).
I. Questions en litige
[4] Bien que les parties les aient formulées un peu différemment, les questions en litige sont selon moi les suivantes :
a. La décision était‑elle déraisonnable?
b. Le maintien en détention de M. Warssama a‑t‑il porté atteinte à son droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne garanti par l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés?
c. Monsieur Warssama est‑il détenu ou emprisonné arbitrairement en violation de l’article 9 de la Charte?
d. Son maintien en détention constitue‑t‑il une peine ou un traitement cruel et inusité au sens de l’article 12 de la Charte?
e. La charge de la preuve applicable au contrôle mensuel des motifs de détention qui se fonde sur des décisions antérieures est‑elle injuste sur le plan procédural?
II. Les faits
[5] En résumé, M. Warssama, qui est maintenant âgé de 51 ans, est arrivé au Canada en 1989. Sa demande d’asile a été refusée. Il a toutefois obtenu par la suite un permis ministériel qui lui a permis de demander de demeurer au Canada pour des raisons d’ordre humanitaire. Comme il n’avait pas fait son changement d’adresse auprès des autorités, plusieurs demandes de renseignements sont restées sans réponse, de sorte qu’il n’a jamais obtenu de statut de résident permanent. Il a ensuite eu des démêlés avec la justice. Il a été déclaré interdit de territoire pour criminalité et a fait l’objet d’une mesure d’expulsion en 2009.
[6] Il a été arrêté l’année suivante et a été détenu à des fins d’immigration. Il est incarcéré depuis. Il a présenté une demande d’examen des risques avant renvoi. Cette demande, qui a été rejetée, n’a pas été versée au dossier. Il a récemment présenté une demande en vue de pouvoir demeurer au Canada pour des motifs d’ordre humanitaire. Toutefois, dans le cours habituel des choses, il faudra attendre quelques années avant qu’une décision ne soit rendue en réponse à cette demande.
[7] Les renvois en Somalie font l’objet d’un sursis administratif « temporaire », mais cette mesure ne s’applique pas aux personnes déclarées interdites de territoire pour criminalité ou grande criminalité (article 230 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés).
[8] Monsieur Warssama avait droit au contrôle des motifs justifiant son maintien en détention dans les quarante‑huit heures suivant le début de celle‑ci et, par la suite, à un nouveau contrôle de ces motifs sept jours plus tard, puis tous les trente jours par la suite (article 57 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés [la LIPR]).
[9] Même si le Règlement autorise le Canada à renvoyer les contrevenants en Somalie contre leur gré, les autorités de l’immigration ont d’abord tenté d’invoquer l’exception prévue à l’alinéa 230(3)f), qui s’applique lorsque l’intéressé « […] avise par écrit le ministre qu’il accepte d’être renvoyé vers un pays ou un lieu à l’égard duquel le ministre a imposé un sursis ». Monsieur Warssama ne veut pas retourner en Somalie et il a évidemment refusé de signer le formulaire.
[10] À la fin de l’année dernière, on lui a proposé de signer un nouveau formulaire. En le signant, il s’engageait à collaborer avec les autorités pour faciliter son renvoi. Il a également refusé de signer ce formulaire. L’avocat du ministre interprète ce formulaire comme signifiant que non seulement M. Warssama s’engagerait à ne pas faire du grabuge lors de son transport par avion, mais aussi à ne pas tenter de demander l’asile en route. Présentement, les Somaliens qui acceptent de retourner dans leur pays par avion à partir de la région de Toronto transitent par la Turquie, puis par le Kenya, pour se rendre de là à Mogadiscio à bord d’un transporteur aérien nommé African Express. Les Somaliens sont accompagnés par des gardiens pour les deux premiers segments du voyage, mais non pour le dernier.
[11] Compte tenu du fait que des milliers de dollars ont déjà été dépensés pour détenir M. Warssama, pourquoi ne pas noliser un avion? Vraisemblablement, parce qu’il est trop dangereux d’envoyer des pilotes canadiens à Mogadiscio!
[12] On dit que c’est African Express qui exige une formule de collaboration signée. On affirme également qu’il s’agit de la seule compagnie aérienne qui accepte des demandeurs d’asile déboutés non accompagnés à bord de ses vols entre Nairobi et Mogadiscio. Pourquoi ce transporteur aérien accepte‑t‑il des passagers non accompagnés? Parce qu’Immigration Canada juge qu’il est trop dangereux d’y envoyer ses propres gens!
III. Dispositions législatives applicables
[13] Les articles 240 et suivants du Règlement, qui portent sur la détention et la mise en liberté, visent à donner pleinement effet à la LIPR. L’avocat de M. Warssama ne conteste pas que, s’il n’était pas détenu, son client se soustrairait vraisemblablement à son renvoi (article 244) et qu’il constitue donc un risque de fuite (article 245). Il ne constitue pas un danger pour le public (article 246) et son identité a été établie (article 247). Il ne fait donc aucun doute que la détention de M. Warssama est justifiée.
[14] La présente affaire repose sur les facteurs énumérés à l’article 248 du Règlement, qui ont été élaborés en réponse au jugement Sahin c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1995] 1 CF 214, 85 FTR 99, rendu par le juge Rothstein (devenu plus tard juge à la Cour suprême du Canada). Le juge Rothstein était fort conscient du rôle que jouait la Charte en arrière‑plan.
[15] L’article 248 dispose :
248. S’il est constaté qu’il existe des motifs de détention, les critères ci‑après doivent être pris en compte avant qu’une décision ne soit prise quant à la détention ou la mise en liberté : |
248. If it is determined that there are grounds for detention, the following factors shall be considered before a decision is made on detention or release: |
a) le motif de la détention; |
(a) the reason for detention; |
b) la durée de la détention; |
(b) the length of time in detention; |
c) l’existence d’éléments permettant l’évaluation de la durée probable de la détention et, dans l’affirmative, cette période de temps; |
(c) whether there are any elements that can assist in determining the length of time that detention is likely to continue and, if so, that length of time; |
d) les retards inexpliqués ou le manque inexpliqué de diligence de la part du ministère ou de l’intéressé; |
(d) any unexplained delays or unexplained lack of diligence caused by the Department or the person concerned; and |
e) l’existence de solutions de rechange à la détention. |
(e) the existence of alternatives to detention. |
IV. Décision à l’examen
[16] Une audience a eu lieu le 10 mars 2015, suivie le surlendemain par une décision prononcée de vive voix.
[17] Le commissaire a signalé que, dans le passé, M. Warssama avait « refus[é] de signer une déclaration solennelle qui était nécessaire à son renvoi du Canada ». Ce qu’il a oublié de dire, c’est que cette formalité ne valait que si M. Warssama souhaitait se conformer volontairement à la mesure de renvoi (RIPR, article 238). Il est loisible au ministre de renvoyer M. Warssama contre son gré (RIPR, article 239). Le commissaire a conclu à juste titre que, si M. Warssama était remis en liberté, il se soustrairait à son renvoi du Canada.
[18] Le commissaire a ensuite cité l’article 48 de la LIPR, qui dispose qu’une personne se trouvant dans la situation de M. Warssama doit être renvoyée du Canada dès que possible.
[19] Le commissaire a eu tort d’affirmer que M. Warssama « n’est pas disposé à signer la déclaration solennelle qui est nécessaire pour qu’il quitte le Canada ». Aucune loi ne l’obligeait à signer cette déclaration. Seule la compagnie aérienne African Express l’exige.
[20] Quant aux cinq facteurs énumérés à l’article 248 du Règlement, le premier concerne le motif de la détention. Le motif invoqué était qu’il y avait eu lieu de croire que M. Warssama se soustrairait à son renvoi et qu’il existait donc un risque de fuite. Ce facteur militait en faveur de son maintien en détention. Le commissaire a également fait observer que M. Warssama ne constituait pas un danger pour le public et que, même s’il a un casier judiciaire, les peines prononcées contre lui étaient très clémentes.
[21] Le commissaire a poursuivi en expliquant que le temps que M. Warssama avait déjà passé en détention militait en faveur de sa mise en liberté. La détention administrative n’est pas censée être répressive. Toutefois, ce facteur doit être soupesé avec les autres.
[22] Quant au troisième et au quatrième facteurs, le commissaire a conclu que la durée de la détention avait été causée par le refus de M. Warssama de signer la déclaration. Le commissaire a cité la décision rendue par le juge O’Keefe dans l’affaire Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Kamail, 2002 CFPI 381, 2002 ACF no 490 (QL), dans laquelle le juge déclare, au paragraphe 33 : « [J]e ne puis accepter que le retard découlant du refus du défendeur de signer des documents de voyage permette de conclure que la durée de la détention ne peut pas être déterminée ou qu’une autre longue période de détention est prévue. »
[23] Enfin, en ce qui concerne les solutions de rechange à la détention, le commissaire a fait observer que, si M. Warssama était remis en liberté sur son propre engagement, la Société John Howard lui fournirait un lit dans un refuge. Toutefois, cette solution n’était pas viable parce qu’elle ne garantissait pas que M. Warssama ne se soustrairait pas vraisemblablement à son renvoi du Canada.
[24] Enfin, le commissaire a tenté d’établir une distinction entre la présente espèce et le jugement Panahi‑Dargahlloo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 1114, prononcé par le juge Mandamin sur lequel nous reviendrons plus loin.
V. Jugement
[25] J’estime que la décision est manifestement déraisonnable et je la renverrai à un autre commissaire de la Section de l’immigration pour qu’il rende une nouvelle décision en conformité avec les directives que je donnerai plus loin dans les présents motifs. Le dossier est tout à fait insuffisant en ce qui concerne la question de savoir s’il existe d’autres moyens de renvoyer M. Warssama en Somalie ou, sinon, s’il existe des solutions de rechange à la détention telles que l’installation de dispositifs de surveillance ou des restrictions à sa liberté de mouvement. Dans ces conditions, il n’est pas nécessaire d’examiner la Charte. Il incombe au ministre de justifier le maintien en détention. Bien qu’on s’acquitte souvent de ce fardeau en invoquant les décisions antérieures relatives à la détention et en prouvant que rien n’est survenu depuis les derniers trente jours écoulés, vient un moment où l’écoulement du temps devient lui‑même un facteur accablant obligeant les parties et la Section de l’immigration à faire preuve d’imagination.
VI. Analyse
[26] Dans l’état actuel des choses, la Somalie est un État en déroute et M. Warssama risque de demeurer incarcéré au Canada pour le reste de ses jours. J’ai évité d’invoquer la Charte non pas parce que je crois qu’il n’y a pas de questions qui intéressent la Charte, mais parce que je crois qu’une bonne décision devrait d’abord reposer sur un bon dossier.
[27] À un moment donné, longtemps avant le contrôle des motifs de détention de mars 2015, le processus a complètement déraillé. La charge de la preuve repose sur le ministre à chacun des contrôles des motifs de détention. Bien qu’il soit acceptable, dans la plupart des cas, que le ministre se contente d’invoquer sa décision précédente (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Thanabalasingham, 2004 CAF 4, [2004] 3 RCF 572, l’écoulement du temps aggrave la situation avec chaque contrôle mensuel.
[28] Les contrôles des motifs de détention de M. Warssama n’ont pas été très vigoureux depuis un certain temps. Dans l’arrêt Charkaoui c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CSC 9, [2007] 1 RCS 350, la Cour suprême du Canada s’est penchée sur d’autres dispositions de la LIPR permettant au ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration et au ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile de délivrer un certificat déclarant un étranger ou un résident permanent interdits de territoire pour raisons de sécurité. L’intéressé est ensuite détenu. Le certificat et la détention font l’objet d’un contrôle directement par un juge de la Cour fédérale et non par un commissaire de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada. Néanmoins, la Commission doit tenir compte des propos suivants de la juge en chef McLachlin, au paragraphe 123 :
En résumé, lorsqu’elle est interprétée conformément à la Charte, la LIPR permet un contrôle judiciaire vigoureux et continu du bien‑fondé et de la nécessité du maintien de la détention en attente de l’expulsion. Pour cette raison, je conclus que les longues périodes de détention avant le renvoi prévues par des dispositions de la LIPR relatives aux certificats ne contreviennent pas aux art. 7 ou 12 de la Charte, pourvu que le juge qui procède au contrôle suive les lignes directrices énoncées précédemment. La procédure établie par la LIPR n’est donc pas en soi inconstitutionnelle pour ce motif. Cela n’écarte toutefois pas la possibilité que, dans un cas particulier, un juge arrive à la conclusion que la détention constitue un traitement cruel et inusité ou est incompatible avec les principes de justice fondamentale, de sorte qu’elle constitue une violation de la Charte ouvrant droit à réparation conformément au par. 24(1) de la Charte.
[Non souligné dans l’original.]
[29] Le commissaire a accordé trop d’importance au jugement Kamail, précité, et n’a pas établi de distinction avec l’affaire Panahi‑Dargahlloo, précitée, qui est beaucoup plus pertinente.
[30] La détention de M. Kamail faisait suite au refus de ce dernier de signer un titre de voyage exigé par les autorités iraniennes. La décision de la Section de l’immigration de remettre M. Kamail en liberté au motif que sa détention durerait pour une période indéterminée avait été jugée déraisonnable. M. Kamail ne devait pas bénéficier de son refus de collaborer. Conclure autrement aurait incité les personnes expulsées à coopérer le moins possible. Toutefois, le contrôle des motifs de détention faisant l’objet du contrôle judiciaire en question n’était que le sixième. Le juge O’Keefe a déclaré que « la période d’environ quatre mois pendant laquelle le défendeur a été détenu n’est pas déraisonnable ».
[31] Le commissaire a établi une distinction entre la présente espèce et l’affaire Panahi‑Dargahlloo, précitée, au motif que, dans cette affaire, c’était l’ambassade iranienne qui avait obligé l’intéressé à signer une lettre déclarant qu’il retournait volontairement en Iran. Toutefois, la distinction joue en réalité en faveur de M. Warssama. Rien ne permet de penser que la Somalie l’oblige à signer quoi que ce soit. C’est un transporteur aérien privé qui l’exige.
[32] Monsieur Panahi‑Dargahlloo avait été détenu pendant environ 21 mois. Ainsi que le juge Mandamin l’a déclaré, au paragraphe 49 de ses motifs :
La commissaire a ensuite conclu que le demandeur se soustrairait vraisemblablement au renvoi, étant donné qu’il n’avait guère coopéré en vue de l’obtention d’un titre de voyage. La commissaire n’a pas examiné la question de la durée de la détention, à mon avis, mettant plutôt l’accent sur la cause du maintien de la détention.
[33] Il a qualifié de déraisonnable la décision de la commissaire de ne pas tenir compte de la durée de la détention du demandeur pour décider si la détention devait ou non être maintenue. Il n’a pas jugé nécessaire de conclure qu’il y avait eu violation de la Charte. Compte tenu du fait qu’en l’espèce, M. Warssama était détenu depuis presque cinq ans au moment du contrôle des motifs de détention visé par le présent contrôle judiciaire, le commissaire a eu tort de conclure que les autres facteurs énumérés à l’article 248 l’emportaient sur la durée de sa détention.
[34] De plus, le commissaire n’a pas tenu dûment compte des solutions de rechange à la détention. Par exemple, dans l’affaire Charkaoui, 2005 CF 248, le juge Simon Noël a autorisé la mise en liberté de M. Charkaoui à certaines conditions malgré le fait qu’à la différence de M. Warssama, M. Charkaoui constituait une menace à la sécurité nationale. Bon nombre des 16 conditions qui assortissaient la mise en liberté de M. Charkaoui ne s’appliquent pas à la situation de M. Warssama, mais certaines le sont, notamment celle l’obligeant à demeurer à une adresse précisée, à ne pas trop s’éloigner, à porter un dispositif de surveillance électronique, à permettre en tout temps l’accès de son domicile aux employés de l’Agence des services frontaliers du Canada, à s’engager à être présent aux prochaines audiences, à garder la paix, à se présenter à intervalles réguliers à un endroit déterminé par l’agent de l’Agence des services frontaliers et à reconnaître qu’il risquait d’être de nouveau incarcéré s’il ne respectait pas ces conditions (voir également Majhoub (Re), 2013 CF 10).
VII. Habeas Corpus – Observations incidentes
[35] La Cour était saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu de l’article 72 de la LIPR. La réparation habituellement accordée en pareil cas – et accordée en l’espèce ‑ consiste à annuler la décision et à la renvoyer à la Commission pour qu’elle rende une nouvelle décision. La demande ne vise pas à obtenir un bref d’habeas corpus.
[36] Je fais cette distinction à la lumière de l’arrêt Chaudhary c Canada (Public Safety and Emergency Preparedness), 2015 ONCA 700, dans lequel la Cour d’appel de l’Ontario a jugé que la compétence de la Cour supérieure de l’Ontario en matière d’habeas corpus pour ce qui était des décisions rendues par la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada en matière de détention devait être exercée malgré le fait que la Cour fédérale a compétence exclusive pour contrôler les décisions des offices fédéraux (Loi sur les Cours fédérales, articles 18 et 18.1).
[37] La période de temps pendant laquelle M. Chaudhary et les autres appelants avaient été détenus en attendant d’être expulsés variait entre deux ans et un peu plus de huit ans. Le juge Rouleau a expliqué que la question en litige était [traduction] « celle de savoir si les appelants peuvent, au lieu de demander à la Cour fédérale de procéder à un contrôle judiciaire, saisir la Cour supérieure de justice d’une demande de bref d’habeas corpus en vue de contester leur maintien en détention ». Le juge Rouleau s’est écarté de la décision antérieure rendue par la Cour dans l’affaire Peiroo c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 69 OR (2d) 253, suivant laquelle, dans les affaires d’immigration, le tribunal ne devait pas délivrer de bref d’habeas corpus parce qu’il n’existe pas de régime législatif prévoyant un mécanisme de contrôle au moins aussi vaste et moins défavorable que l’habeas corpus.
[38] Je ne doute nullement que, dans certaines circonstances, l’habeas corpus constitue une réparation plus appropriée. Sous le régime de la LIPR, le demandeur doit d’abord obtenir l’autorisation de soumettre la décision à un contrôle judiciaire. Une fois cet obstacle surmonté, la Cour fédérale est chargée de vérifier si la décision en question est raisonnable et elle doit faire preuve de retenue. La Cour ne rend pas sa propre décision. Il n’y a pas d’appel à moins que l’affaire ne soulève une question grave de portée générale donnant matière à un appel.
[39] Enfin, comme je l’ai déjà précisé, la réparation habituelle consiste à renvoyer la question à la Commission pour qu’elle rende une nouvelle décision. Le nouveau décideur peut fort bien maintenir l’intéressé en détention. D’ailleurs, les réparations sont discrétionnaires. Il est loisible à la Cour de rendre un jugement déclaratoire sans imposer de réparation (Mines Alerte Canada c. Canada (Pêches et Océans), 2010 CSC 2, [2010] 1 RCS 6).
[40] Je suis préoccupé par le fait qu’au paragraphe 68 de l’arrêt Chaudhary, le juge Rouleau affirme que la Cour fédérale n’a pas compétence pour délivrer un bref d’habeas corpus dans les affaires d’immigration.
[41] D’ailleurs, le juge Rouleau n’est pas le seul à le dire. Dans l’arrêt Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24, [2014] 1 RCS 502, une affaire portant sur un bref d’habeas corpus dans un contexte pénitentiaire, le juge LeBel, qui s’exprimait au nom de la Cour, a déclaré ce qui suit, au paragraphe 32:
Cependant, le législateur a « délibérément omis » la mention de l’habeas corpus à l’art. 18 de la LCF. Par conséquent, bien que la Cour fédérale exerce une compétence générale en matière de contrôle, elle ne peut décerner le bref d’habeas corpus (Miller, p. 624‑626). Les cours supérieures provinciales conservent à l’égard des détenus la compétence en matière d’habeas corpus.
[42] L’alinéa 18(1)a) de la Loi sur les Cours fédérales prévoit que, sous réserve de l’article 28, la Cour fédérale a « compétence exclusive, en première instance, pour décerner une injonction, un bref de certiorari, de mandamus, de prohibition ou de quo warranto, ou pour rendre un jugement déclaratoire contre tout office fédéral ». Il n’est fait nulle mention de l’habeas corpus. Toutefois, le paragraphe 18(2) précise que la Cour « a compétence exclusive, en première instance, dans le cas des demandes suivantes visant un membre des Forces canadiennes en poste à l’étranger : bref d’habeas corpus ad subjiciendum […] ». Bon nombre de personnes en ont conclu que la Cour fédérale n’a donc pas compétence pour décerner un bref d’habeas corpus de façon générale.
[43] En toute déférence, j’estime que l’on peut interpréter l’arrêt R c Miller, [1985] 2 RCS 613, différemment. Dans cette affaire, le débat portait sur la question de savoir si Loi sur la Cour fédérale écartait la compétence des cours supérieures des provinces pour délivrer des brefs d’habeas corpus. L’aptitude de la Cour fédérale à délivrer des brefs d’habeas corpus autrement que relativement aux membres des Forces armées n’a pas été abordée. D’ailleurs, le juge LeDain a cité les motifs du juge en chef Laskin dans l’arrêt Mitchell c La Reine, [1976] 2 RCS 570, dans lequel ce dernier se contentait de dire que la Loi sur la Cour fédérale était muette sur le sujet.
[44] La plupart des décisions comparent les avantages de l’habeas corpus avec ceux du contrôle judiciaire devant la Cour fédérale au lieu d’examiner la question de savoir si la Cour fédérale a compétence pour délivrer un bref d’habeas corpus.
[45] L’affaire Henry v Canada (Minister of Justice) (1989), 24 FTR 223, [1989] FCJ no 117 (QL), est un exemple d’une décision dans laquelle la Cour fédérale a probablement abordé la question. Dans cette affaire, le litige portait sur une requête en bref d’habeas corpus ad testificandum. Le juge Paul Rouleau a déclaré ce qui suit :
[traduction]
L’article 18 de la Loi sur la Cour fédérale confère aux tribunaux supérieurs de droit commun une compétence dans le domaine de certaines réparations extraordinaires, mais l’habeas corpus n’en fait pas partie. Par conséquent, bien qu’elle soit une cour supérieure, la Cour fédérale possède la compétence qui lui est conférée explicitement par sa propre loi habilitante ou par d’autres lois fédérales, mais n’a pas celle de délivrer un bref d’habeas corpus.
[46] La Cour d’appel en est venue à une conclusion différente dans l’arrêt Henry c Canada (Ministre de la Justice), (1991), 131 NR 395, [1991] ACF no 553 (QL). Voici les propos qu’a tenus le juge Hugessen :
Nous sommes tous d’avis que le juge des requêtes a commis une erreur. Bien que la réparation recherchée par l’appelant n’était peut‑être pas celle qu’il fallait, il est clair que ce qu’il voulait, c’était d’être présent à l’instruction de son action et d’exposer ses prétentions au juge. Nous estimons que la justice n’en exige pas moins. Le juge des requêtes aurait dû rendre une ordonnance de la même nature que celle que cette Cour a rendue et en vertu de laquelle l’appelant a été traduit devant nous aujourd’hui sous garde afin de plaider le présent appel. Une telle ordonnance est un accessoire normal du pouvoir de la Cour de contrôler ses propres procédures. Tout problème touchant à la sécurité et au bon ordre dans la salle d’audience pourra être réglé par le président du tribunal dans l’exercice de ce même pouvoir.
[47] Ces décisions sont antérieures à l’arrêt Idziak c Canada (Ministre de la Justice), [1992] 3 RCS 631, dans lequel le juge Cory a déclaré ce qui suit, à la page 651 :
La Loi sur la Cour fédérale ne retire pas aux cours supérieures provinciales la compétence qu’elles possèdent depuis longtemps pour entendre une demande de bref d’habeas corpus. Pour retirer cette compétence aux cours supérieures, il faudrait un langage législatif clair et direct semblable à celui qui est utilisé dans l’article relatif aux membres des Forces armées en poste à l’étranger. Il s’ensuit que les intimés ne sauraient prétendre que la Cour fédérale possède une compétence exclusive en la matière. Il est plutôt évident que les cours supérieures provinciales et la Cour fédérale possèdent une compétence concurrente pour entendre toutes les demandes d’habeas corpus autres que celles visées au par. 17(6) de la Loi sur la Cour fédérale.
[Non souligné dans l’original.]
[48] L’arrêt Idziak n’était pas mentionné dans l’arrêt Khela, et la Cour d’appel de l’Ontario y a fait simplement allusion dans l’arrêt Chaudhary en signalant qu’il s’agissait d’un contexte pénitentiaire.
[49] Dans ces conditions, la Cour suprême a‑t‑elle écarté le jugement Idziak sans même le mentionner? Ainsi que la juge en chef McLachlin l’a déclaré dans l’arrêt R c Nur, 2015 CSC 15, [2015] 1 RCS 773, au paragraphe 59 :
Ajoutons que la Cour ne revient pas à la légère sur ses précédents — et qu’elle ne doit pas le faire —, spécialement lorsqu’ils ont été établis avec cohérence pendant un certain nombre d’années et qu’ils représentent l’opinion réfléchie de formations nettement majoritaires (voir p. ex. Ontario (Procureur général) c. Fraser, 2011 CSC 20, [2011] 2 R.C.S. 3, par. 56‑57; Canada c. Craig, 2012 CSC 43, [2012] 2 R.C.S. 489, par. 27). La décision de revenir sur un précédent exige au préalable la mise en balance de la justesse et de la certitude (Craig, par. 27; Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72, [2013] 3 R.C.S. 1101, par. 47). Il nous faut faire preuve d’une grande prudence lorsqu’il s’agit de revenir sur un précédent et que le revirement aurait pour effet — comme en l’espèce — d’affaiblir une protection offerte par la Charte (R. c. Henry, 2005 CSC 76, [2005] 3 R.C.S. 609, par. 44).
[50] Dans l’arrêt Canada (Procureur général) c TeleZone Inc, 2010 CSC 62, [2010] 3 RCS 585, la Cour suprême du Canada a jugé que la compétence exclusive de la Cour fédérale pour procéder au contrôle judiciaire des décisions des offices fédéraux n’exigeait pas qu’une partie épuise ce recours avant d’intenter une action en dommages‑intérêts devant une cour supérieure provinciale.
[51] Pour en arriver à cette conclusion, le juge Binnie, qui s’exprimait au nom de la Cour, a déclaré ce qui suit, au paragraphe 18 :
C’est essentiellement l’accès à la justice qui est en cause en l’espèce. Les personnes qui prétendent avoir subi un préjudice attribuable à une mesure administrative doivent pouvoir exercer les recours autorisés par la loi au moyen de procédures réduisant au minimum les frais et complexités inutiles. Notre Cour doit aborder cette question d’un point de vue pratique et pragmatique en gardant cet objectif à l’esprit.
[52] Il a ajouté ce qui suit au paragraphe 32 :
L’adoption de la Loi sur la Cour fédérale, S.C. 1970‑71‑72, ch. 1, et les modifications qui y ont été apportées en 1990 visaient à accroître la responsabilité de l’administration publique ainsi qu’à promouvoir l’accès à la justice. Il faut donc en interpréter le libellé de façon à promouvoir ces objets […]
[53] Au début de la détention, la durée de la détention elle‑même n’est guère en cause. Ce sont donc les autres facteurs énumérés à l’article 248 du Règlement qui sont plus pertinents et dont la Cour fédérale devrait tenir compte lorsqu’elle procède au contrôle judiciaire. On n’économise pas les ressources judiciaires en s’adressant à un tribunal puis à un autre après l’écoulement d’une certaine période de temps.
[54] La Cour fédérale doit son existence à l’article 101 de la Loi constitutionnelle de 1867. Elle n’a donc que la compétence et les pouvoirs que le législateur fédéral lui confère légalement (ITO‑International Terminal Operators Ltd c Miida Electronics Inc, [1986] 1 RCS 752). Toutefois, il ne s’ensuit pas pour autant qu’elle ne possède pas implicitement les pouvoirs raisonnablement nécessaires pour remplir son mandat. Ainsi que la juge en chef McLachlin l’a affirmé dans l’arrêt R c 974649 Ontario Inc, 2001 CSC 81, [2001] 3 RCS 575, au paragraphe 70 :
Il est bien établi qu’un organisme créé par une loi jouit non seulement des pouvoirs que celle‑ci lui confère expressément, mais aussi, par implication nécessaire, de tous ceux qui sont raisonnablement nécessaires à l’accomplissement de son mandat : Halsbury’s Laws of England (4e éd. 1995), vol. 44(1), par. 1325. En d’autres termes, les pouvoirs d’un tribunal judiciaire ou administratif créé par une loi ne se limitent pas aux termes exprès de sa loi habilitante, mais englobent également les pouvoirs nécessaires à l’exécution des fonctions qu’il est censé accomplir : Bell Canada c. Canada (Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes), [1989] 1 R.C.S. 1722.
N’est‑ce pas ce que le juge Hugessen a déclaré dans l’arrêt Henry, précité?
[55] Il semble quelque peu inusité que la Cour fédérale possède la compétence exclusive pour décerner un bref d’habeas corpus en ce qui concerne les membres des Forces armées en poste à l’étranger, mais qu’elle ne puisse par ailleurs délivrer un bref d’habeas corpus malgré le fait qu’elle connaît des affaires de détention en matière d’immigration et de pénitenciers jour après jour.
[56] Le dernier mot n’a peut‑être pas encore été dit par les tribunaux ou par le législateur.
VIII. Question certifiée
[57] Ma décision est définitive à moins que je ne certifie une question grave de portée générale donnant matière à un appel (LIPR, alinéa 74d), Varela c Canada (Ministre de la Citoyenneté et Immigration) 2009 CAF 145; Zhang c Canada (Ministre de la Citoyenneté et Immigration), 2013 CAF 168).
[58] Les parties n’ont pas proposé de question à certifier. En tout état de cause, étant donné que je donne gain de cause à M. Warssama par la voie habituelle du contrôle judiciaire, il n’y a pas de question à certifier.
IX. Directives
[59] Lors de l’audience de novo, le ministre devra produire des renseignements sur toutes les mesures qu’il a prises pour explorer la possibilité de renvoyer M. Warssama en Somalie autrement qu’en recourant à African Express. Par suite du jugement Jilaow c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2007 CF 238, [2007] ACF no 299 (QL), M. Jilaow a finalement été renvoyé en Somalie en passant par Djibouti. Le ministre devra fournir des éléments de preuve à l’appui de son affirmation suivant laquelle il est trop dangereux d’envoyer des Canadiens en Somalie. Le ministre devra fournir des éléments de preuve démontrant qu’il a exploré la possibilité d’engager des étrangers qui seraient moins en danger que des Canadiens pour accompagner M. Warssama en Somalie.
[60] Compte tenu du fait que M. Warssama a déjà coûté aux Canadiens des centaines de milliers de dollars, le ministre devra expliquer les raisons pour lesquelles on ne peut noliser un avion pour envoyer directement M. Warssama en Somalie sous escorte.
[61] Si M. Warssama ne peut être renvoyé en Somalie, comme l’exige l’article 48 de la LIPR, le commissaire doit examiner d’autres solutions de rechange à la détention en s’inspirant du jugement Charkaoui, précité.
JUGEMENT
POUR LES MOTIFS QUI ONT ÉTÉ EXPOSÉS;
LA COUR ORDONNE CE QUI SUIT :
1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.
2. La décision est annulée. L’affaire est renvoyée à la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada pour qu’elle rende une nouvelle décision en conformité avec les directives données en l’espèce.
3. Il n’y a pas de question grave de portée générale à certifier.
« Sean Harrington »
Juge
Traduction
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : |
IMM‑1505‑15 |
INTITULÉ : |
ABDIRAHMAAN WARSSAMA c MCI |
LIEU DE L’AUDIENCE : |
TORONTO (ONTARIO) |
DATE DE L’AUDIENCE : |
LE 10 NOVEMBRE 2015 |
JUGEMENT ET MOTIFS : |
LE JUGE HARRINGTON |
DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS : |
LE 24 NOVEMBRE 2015 |
COMPARUTIONS :
Subodh S. Bharati |
POUR LE demandeur |
Ian Hicks |
POUR LE défendeur |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Subodh S. Bharati Avocat Toronto (Ontario) |
POUR LE demandeur |
William F. Pentney Sous‑procureur général du Canada Toronto (Ontario) |
POUR LE défendeur |