Dossier : T-415-13
Référence : 2015 CF 1298
Ottawa (Ontario), le 20 novembre 2015
En présence de monsieur le juge Gascon
ENTRE : |
CONSEIL DES INNUS DE EKUANITSHIT |
et |
SOCIÉTÉ DES ENTREPRISES INNUES D'EKUANITSHIT S.E.P. (2009) |
demandeurs |
et |
MINISTRE DES PÊCHES ET DES OCÉANS CANADA |
et |
MINISTRE DES TRAVAUX PUBLICS ET DES SERVICES GOUVERNEMENTAUX |
et |
HAMEL CONSTRUCTION INC. |
défendeurs |
JUGEMENT ET MOTIFS
I. L’aperçu
[1] Le Conseil des Innus de Ekuanitshit et la Société des entreprises Innues d'Ekuanitshit s.e.p. (2009) [collectivement, les Innus d’Ekuanitshit] présentent une demande de contrôle judiciaire à l’encontre de décisions prises par le ministre des Pêches et des Océans Canada [le MPO] et le ministre des Travaux publics et des Services gouvernementaux [le MTPSG] [collectivement, les ministres fédéraux] au sujet de la reconstruction du quai de Mingan dans le golfe du Saint-Laurent.
[2] En septembre 2009, un incendie détruit complètement le quai alors en place dans le village de Mingan et oblige sa reconstruction. Afin de procéder aux travaux, le MPO prend la décision d’acquérir les services de reconstruction du quai par voie d’un appel d’offres public qui est lancé en novembre 2012 par le MTPSG. En février 2013, le MTPSG adjuge le contrat à Hamel Construction Inc. [Hamel]. La reconstruction du quai est complétée en janvier 2014, avant la saison de la pêche du printemps 2014.
[3] Dans leur avis de demande initial déposé en mars 2013, les Innus d’Ekuanitshit sollicitent le contrôle judiciaire de l’adjudication du contrat pour la reconstruction du quai par le MTPSG le 5 février 2013 et en demandent l’annulation. Suite à l’amendement de leur avis de demande en août 2013, les Innus d’Ekuanitshit contestent également la décision préalable du MPO et du MTPSG d’acquérir les services de reconstruction du quai par voie d’appel d’offres public et demandent, subsidiairement, l’annulation de l’avis d’appel d’offres publié par le MTPSG le 30 novembre 2012.
[4] Les Innus d’Ekuanitshit attaquent ces décisions du MPO et du TPSGC en invoquant leur caractère déraisonnable et illégal. Ils prétendent qu’en déterminant qui allait reconstruire le quai de Mingan, les ministres fédéraux ont erré en soumettant le contrat de reconstruction à un appel d'offres public et en écartant du même souffle l’application d’un Avis sur la Politique des marchés du Conseil du Trésor du Canada intitulé la Stratégie d'approvisionnement auprès des entreprises autochtones [la SAEA]. En fait, dans tout ce processus d’appel d’offres et d’adjudication du contrat, les Innus d’Ekuanitshit reprochent aux ministres fédéraux de ne pas avoir appliqué la SAEA au projet de reconstruction du quai de Mingan. C’est là leur principal grief à l’encontre des décisions du MPO et du MTPSG. De plus, les Innus d’Ekuanitshit soutiennent que, dans leurs démarches menant à l’attribution du contrat pour la reconstruction du quai, les ministres fédéraux avaient une obligation de les consulter et de considérer des mesures d’accommodement à leur égard (au sens où cette obligation a été développée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Nation haïda c Colombie-Britannique (Ministre des Forêts), 2004 CSC 73 [Haïda] et ses descendants), et qu’ils ne se sont pas acquittés de cette obligation.
[5] Selon les Innus d’Ekuanitshit, ce défaut des ministres fédéraux d’appliquer la SAEA au projet de reconstruction du quai de Mingan et de les consulter dans le processus d’attribution du contrat suffit pour invalider les décisions portant sur l’avis d’appel d’offres et sur l’adjudication du contrat.
[6] En ce qui concerne les remèdes, puisque le quai de Mingan est maintenant déjà reconstruit et que le contrat pour sa reconstruction est donc complété, les Innus d’Ekuanitshit ne demandent toutefois plus l’annulation du contrat octroyé à Hamel en février 2013 ou de la décision de lancer un appel d’offres public à cet égard en novembre 2012. Tel que leur procureur l’a confirmé lors de l’audience devant cette Cour, ils recherchent plutôt l’obtention de jugements déclaratoires. Ils sont de deux ordres. D’une part, les Innus d’Ekuanitshit demandent à la Cour une déclaration à l’effet que la reconstruction du quai de Mingan constituait un contrat pour la fourniture de biens ou services soumis à la SAEA; aussi, en procédant par appel d’offres public hors du cadre de la SAEA et en attribuant le contrat de reconstruction du quai de Mingan à Hamel, le MPO et le MTPSG ont adjugé le contrat illégalement et contrevenu à la SAEA. D’autre part, les Innus d’Ekuanitshit demandent également une déclaration à l’effet que les ministres fédéraux n’ont pas rempli de façon adéquate leur obligation de les consulter sur les éléments du projet de reconstruction du quai et de chercher des mesures d’accommodement avant de lancer l’avis d’appel d’offres et d’adjuger le contrat à Hamel. Enfin, les Innus d’Ekuanitshit demandent que les dépens soient supportés par les ministres fédéraux quelle que soit l’issue de la cause vu l’importance des questions en litige et l’intérêt public dans la résolution judiciaire de l’instance.
[7] Au nom des ministres fédéraux, le procureur général du Canada [le PGC] soutient pour sa part que l’objet fondamental de la présente demande est en fait la décision du MPO et du MTPSG de lancer un appel d'offres public pour la reconstruction du quai et d’en écarter la SAEA. Le PGC soumet que cette décision doit être examinée selon la norme du caractère raisonnable, et que cette norme est rencontrée en l'espèce. De plus, le PGC prétend que la contestation de cette décision est tardive, que les Innus d’Ekuanitshit n’ont pas l’intérêt requis pour intenter leur recours et que le débat est devenu purement théorique vu la reconstruction du quai. Finalement, le PGC plaide que les ministres fédéraux n’avaient dans ce dossier aucune obligation de consulter ou d’accommoder les Innus d’Ekuanitshit au sens de l’arrêt Haïda. En conséquence, le PGC demande à la Cour de rejeter la demande, avec dépens.
[8] Intentée en mars 2013, la présente demande de contrôle judiciaire soulève donc aujourd’hui les deux questions suivantes :
- Les ministres fédéraux ont-ils erré en décidant de ne pas appliquer la SAEA et de procéder par voie d’appel d’offres public dans le processus menant à l’octroi du contrat de reconstruction du quai de Mingan à Hamel?
- Les ministres fédéraux avaient-ils une obligation (au sens de l’arrêt Haïda) de consulter et d’accommoder les Innus d’Ekuanitshit dans le cadre du processus menant à l’adjudication du contrat de reconstruction du quai?
[9] Pour les motifs qui suivent, la Cour accueille en partie la demande des Innus d’Ekuanitshit. La Cour est d’abord d’avis que les différentes questions préliminaires soulevées par le PGC ne font obstacle à la présente demande. Par ailleurs, la Cour conclut que la décision des ministres fédéraux d’écarter la SAEA et de procéder à l’adjudication du contrat par voie d’appel d'offres public ne rencontre pas la norme de la décision raisonnable, car le MPO et le MTPSG n’ont pas analysé les critères établis par la SAEA et n’avaient pas les données permettant de conclure que la SAEA ne s’appliquait pas au contrat. Par contre, la Cour est d’avis que les ministres fédéraux n’avaient pas, en marge du processus prévu par la SAEA, une obligation générale de consultation et d’accommodement envers les Innus d’Ekuanitshit en l’espèce, et qu’il n’y a donc pas eu manquement à cet égard dans la conduite de ce dossier.
II. Le contexte
[10] Avant de traiter des questions en litige, il importe de situer le contexte de la demande des Innus d’Ekuanitshit, notamment les faits entourant la reconstruction du quai, l’objet exact du remède recherché et la SAEA mise en place par le gouvernement fédéral.
A. Les faits
[11] Construit par les Américains en 1942 (ou en 1943 selon M. Jean-Charles Piétacho, le chef des Innus d’Ekuanitshit), le quai de Mingan est actuellement détenu et supervisé par le MPO. Il est situé sur la rive nord du golfe du Saint-Laurent en bordure d’un terrain appartenant au gouvernement fédéral. Il est directement adjacent à la réserve autochtone d’Ekuanitshit et au village de Mingan. Bien que toutes les routes qui donnent accès au quai traversent ou longent la réserve d’Ekuanitshit, le quai lui-même n’est toutefois pas situé sur la réserve ni enclavé par celle-ci.
[12] En septembre 2009, un incendie criminel ravage le quai. Dans une lettre écrite au MPO de l’époque le 21 septembre 2009, le Chef Piétacho affirme alors que l’incendie est « une catastrophe énorme pour la région de la Mingamie pour laquelle la pêche commerciale occupe une place importante dans l’économie ». Il décrit le quai comme le « poumon de l’économie » et la plus importante infrastructure de la communauté d’Ekuanitshit et des communautés voisines. Un peu plus tard à l’automne 2009, le MPO déclare le quai complètement détruit, et en fait démolir les restes et les vestiges.
[13] Dès l’automne 2009, des démarches sont entreprises par le MPO pour rapidement mettre sur pied un quai temporaire de remplacement et pour amorcer le processus de reconstruction d’un quai permanent. Des discussions préliminaires ont alors lieu entre les représentants du MPO et les Innus d’Ekuanitshit.
[14] Au mois d’octobre 2009, selon un des affiants des ministres fédéraux, M. Luc Boucher, le MPO examine les critères de la SAEA en anticipation de la reconstruction du quai et en prévision des travaux qui doivent être effectués à court terme pour mettre en place un quai de remplacement temporaire. Le MPO décide de faire immédiatement construire des quais flottants temporaires afin qu’ils soient prêts pour la saison de la pêche en avril 2010. Les contrats reliés à ces travaux pour les quais de remplacement temporaires sont adjugés par voie d’appel d’offres public. Les installations temporaires resteront en place pour les saisons de pêche 2010, 2011, 2012 et 2013.
[15] Les officiers du MPO commencent alors aussi à élaborer une solution à long terme pour la reconstruction d’un quai permanent, afin de répondre aux besoins de l’industrie de la pêche commerciale dans la région. La solution envisagée vise notamment à répondre aux besoins des 13 bateaux de pêche commerciale qui, selon les données du MPO, utilisent régulièrement le quai de Mingan.
[16] En juin 2010, le MPO approuve préliminairement le projet de reconstruction du port de pêche à Mingan. Il est alors prévu que le financement de ce projet proviendra du budget de capital majeur des Ports pour petits bateaux [PPB], un programme national du MPO. En novembre 2010, le MPO complète son analyse comparative des différentes options disponibles pour un nouveau quai permanent et confirme alors sa décision de reconstruire le quai à Mingan. Les autres options considérées par le MPO à l’époque incluent la relocalisation des navires à d’autres ports de la Côte-Nord, la construction d’un nouveau port dans une région voisine et l’installation de caissons d’acier flottants.
[17] En novembre 2011, le MPO prend la décision de procéder à la reconstruction du quai permanent par voie d’appel d’offres public. Selon le témoignage de M. Boucher, le MPO en informe alors les Innus d’Ekuanitshit.
[18] En janvier et février 2012, des discussions ont lieu entre le MPO et les Innus d’Ekuanitshit sur le projet de reconstruction du quai. Tout au cours de l’année 2012, le MPO tient aussi plusieurs rencontres avec l'administration portuaire de Mingan auxquelles participent les différents représentants des Innus d’Ekuanitshit et dans lesquelles le MPO expose l’état du projet de reconstruction du quai. Dans son affidavit, M. Yves Bernier, un des affiants des Innus d’Ekuanitshit, indique que les employés de la Société des Entreprises Innues d'Ekuanitshit s.e.p. (2009) [la SEIE], une corporation autochtone locale de développement économique, participent au nom de la communauté à plusieurs de ces réunions. La SEIE possède un permis d'entrepreneur général du Régie du bâtiment du Québec [le RBQ] et est détenue à 99 % par la Société de gestion Ekuanitshinnuat inc., une compagnie incorporée au Québec.
[19] Durant ces réunions, les représentants du MPO ou du MTPSG n’évoquent pas la question de la SAEA. La preuve indique également que M. Boucher, le fonctionnaire du MPO responsable du projet de reconstruction du quai, ne consulte pas les directives du gouvernement fédéral sur la consultation et l’accommodement des autochtones.
[20] En juin 2012, SNC-Lavalin Inc. [SNC] est retenue par le MTPSG, pour le compte du MPO, afin d’analyser les aspects environnementaux du projet de reconstruction du quai de Mingan, conformément aux exigences de la Loi canadienne sur l’évaluation environnementale (2002), LC 2002, c 19, art 52 [la LCÉE]. La version finale du rapport d’évaluation des effets environnementaux du projet sera produite par SNC en mars 2013.
[21] À la mi-octobre 2012, dans le cadre de son étude, SNC contacte les Innus d’Ekuanitshit pour leur poser certaines questions sur leurs préoccupations concernant les effets environnementaux de la reconstruction du quai de Mingan. Au début de novembre 2012, M. Bernier envoie alors deux correspondances à cet égard à la représentante de SNC, exposant l’ensemble des griefs des Innus d’Ekuanitshit relativement au projet.
[22] Lors d’une réunion tenue le 22 octobre 2012, les représentants des Innus d’Ekuanitshit s’enquièrent auprès du MPO au sujet de la participation possible des Innus dans le projet de reconstruction et de la possibilité que le contrat de reconstruction du quai soit accordé de gré à gré aux Innus. Le MPO répond qu’un octroi du « marché » de gré à gré n’a pas été envisagé, indique que le MPO entend lancer un appel d’offres public, informe les Innus d’Ekuanitshit que cet appel d’offres sera ouvert à tous, et les invite à participer au processus.
[23] Le 13 novembre 2012, le MPO approuve la demande pour l’approbation finale du projet de remplacement du quai de Mingan (au coût de 7,4 millions $). Le MTPSG publie un avis d’appel d’offres le 30 novembre. Dans l’intervalle entre le 13 novembre et la publication de l’avis d’appel d’offres le 30 novembre, M. Yves Rochette, spécialiste en approvisionnement du MTPSG, se pose la question de savoir si la SAEA s’applique au projet. M. Rochette vérifie avec le MPO et confirme que la SAEA ne s’applique pas.
[24] Le 4 décembre 2012, M. Bernier de la SEIE et les Innus d’Ekuanitshit sont informés de l’appel d’offres. Ils redemandent alors si l’option d’un contrat de gré à gré peut être envisagée par les ministres fédéraux. Le MPO répond qu’il a lancé un appel d’offres public visant à octroyer le contrat au plus bas soumissionnaire, et réitère que la possibilité de conclure un marché de gré à gré ne fait pas partie des avenues considérées par le ministère.
[25] À la fermeture de l’appel d’offres le 18 décembre 2012, cinq soumissions conformes sont reçues par le MTPSG. En janvier 2013, le MTPSG adjuge le contrat de reconstruction à Hamel au montant de 6,8 millions $ et l’avis d’adjudication est publié le 5 février 2013. Un an plus tard, en janvier 2014, Hamel complète la reconstruction du quai permanent de Mingan.
[26] Les Innus d’Ekuanitshit déposent leur avis de demande de contrôle judiciaire devant la Cour le 7 mars 2013.
B. La demande des Innus d’Ekuanitshit
[27] Puisque plus de deux ans se sont écoulés depuis le dépôt de l’avis de demande initial des Innus d’Ekuanitshit et que la reconstruction du quai de Mingan a été complétée dans l’intervalle, la nature des remèdes recherchés par les Innus d’Ekuanitshit a évolué.
[28] Dans leur avis de demande amendée d’août 2013, les Innus d’Ekuanitshit recherchaient les différents remèdes suivants :
1. Une déclaration que les ministres des Pêches et des Océans et des Travaux publics et des Services gouvernementaux […] :
a. n’ont pas rempli de façon adéquate leur obligation de consulter les Innus de Ekuanitshit sur les éléments du projet de reconstruction du quai de Mingan qui sont susceptibles d’avoir un effet préjudiciable sur leurs droits ancestraux; et
b. n’ont pas cherché, dans un esprit de conciliation, les mesures d’accommodement exigées par l’honneur de la Couronne;
2. Une déclaration qu’aux fins des Avis sur la Politique sur les marchés (« APM ») 1996-2 et 1997-6 du Conseil du trésor du Canada et qu’aux fins de la Stratégie d’approvisionnement auprès des entreprises autochtones (« SAEA ») que ces avis ont créée :
a. la reconstruction du quai de Mingan constitue des travaux de construction soumis au processus fédéral d’approvisionnement et dont le coût dépasse 5 000 dollars;
b. le quai de Mingan fait partie d’une région constituée de la réserve indienne de Ekuanitshit (Mingan) et où les Autochtones forment plus de 80 pour cent de la population; ou
c. les Innus de Ekuanitshit, seuls ou avec les autres membres de la nation innue, forment un groupe de personnes destinataires des biens et services constitués par la reconstruction du quai de Mingan et ce groupe est formé d’Autochtones dans une proportion de 100 pour cent;
d. la reconstruction du quai de Mingan constitue donc des biens ou services qui « sont destinés principalement à des populations autochtones » et qui sont soumis à la SAEA.
3. Une déclaration que la Société des entreprises Innues d’Ekuanitshit s.e.p. (2009) est une « entreprise autochtone » au sens des APM 1996-2 et 1997-6 et aux fins de la SAEA que ces avis ont créée;
Annulation des actes
4. L’annulation de l’adjudication du contrat par le Ministre des Travaux publics et des Services gouvernementaux sous le numéro de référence PW-$QCM-008-15052 en raison de son caractère déraisonnable et illégal;
5. Subsidiairement :
a. l’annulation de l’avis d’appel d’offres intitulé « Reconstruction du quai de Mingan », publié le 30 novembre 2012 sous le numéro de référence PW-$QCM-005-15052;
b. la prorogation du délai en vertu du par. 18.1(2) de la Loi sur les Cours fédérales afin de permettre aux demandeurs de contester cet acte, s’il en est un, et
c. une ordonnance en vertu de la règle 302 des Règles des Cours fédérales pour permettre à la présente demande de porter sur plus d’une décision, s’il y en existe;
Renvoi conformément aux instructions
6. Le renvoi de l’approvisionnement constitué par la reconstruction du quai de Mingan au Ministre des Pêches et des Océans et au Ministre des Travaux publics et des Services gouvernementaux, afin qu’ils :
a. consultent, conformément à l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, les Innus de Ekuanitshit sur les éléments du projet qui sont susceptibles d’avoir un effet préjudiciable sur leurs droits et cherchent des mesures d’accommodement, telles qu’exigées par l’honneur de la Couronne;
b. déterminent si pour ce projet « la nature du marché est telle qu’un appel d’offres ne servirait pas l’intérêt public » au sens du Règlement sur les marchés de l’État, DORS/87/402, par. 6 c);
c. déterminent si des fournisseurs autochtones sont « en mesure de répondre au besoin » pour ce projet et le cas échéant, qu’ils lancent l’appel d’offres « auprès de fournisseurs autochtones qualifiés en conformité avec l’objet de la SAEA » conformément à l’APM 1996-2, par. 4 à 9, et l’APM 1997-6, par. 2.2.1;
d. subsidiairement, préparent un appel d’offres qui demande « aux soumissionnaires de présenter un plan de sous-traitance à des entreprises autochtones » comme leur permet l’APM 1997-6, par. 3.3.1.;
Prohibition
7. Un bref de prohibition à l’égard du Ministre des Travaux publics et des Services gouvernementaux et du Ministre des Pêches et des Océans pour les empêcher d’accomplir tout acte qui permettrait l’exécution par Hamel Construction inc. du contrat adjugé sous le numéro de référence PW-$QCM-008-15052.
[29] Dans leur mémoire des faits et du droit déposé en mai 2014, l’ordonnance requise par les Innus d’Ekuanitshit était toutefois plus circonscrite et demandait à cette Cour, en sus des dépens :
A. Une déclaration que les ministres fédéraux n’ont pas rempli de façon adéquate leur obligation de consulter et d’accommoder les Innus d’Ekuanitshit avant de rendre la décision constituée par l’adjudication du contrat de reconstruction du quai de Mingan ou subsidiairement, la décision constituée par l’avis d’appel d’offres portant sur le même projet;
B. Une déclaration que la reconstruction du quai de Mingan constituait des biens ou services soumis à la SAEA et que le MTPSG a adjugé le contrat illégalement en raison de sa contravention à la SAEA;
C. Subsidiairement, si l’adjudication du contrat et sa soumission à un appel d’offres constituaient plus d’une seule décision, une ordonnance en vertu de la règle 302 pour permettre que la présente demande porte sur plus d’une décision et la prorogation du délai en vertu du para 18.1(2) de la LCF afin de contester l’appel d’offres.
[30] Puis, lors de l’audience devant cette Cour, les procureurs des Innus d’Ekuanitshit ont précisé que les seuls remèdes maintenant recherchés étaient effectivement de nature déclaratoire. Les Innus d’Ekuanitishit ne demandent donc plus l’annulation de l’adjudication du contrat ou de l’avis d’appel d’offres lancé pour la reconstruction du quai de Mingan, ni le renvoi de l’approvisionnement au MPO et au MTPSG, ni l’émission d’un bref de prohibition à l’égard des ministres fédéraux.
[31] Ceci dit, le litige porte toujours sur les deux décisions relatives à la reconstruction du quai de Mingan : d’une part, la décision prise en février 2013 par le MTPSG d’adjuger à Hamel le contrat demandé par le MPO et d’autre part, la décision prise en novembre 2012 d’aller en appel d’offres pour l’octroi de ce même contrat. Les Innus d’Ekuanitshit considèrent ces deux décisions comme indissociables. Dans les deux cas, selon les Innus d’Ekuanitshit, elles ne contiennent aucune allusion à la SAEA (qui n’y a pas été appliquée) ou à l’obligation de consultation et d’accommodement, et ce sont ces manquements des ministres fédéraux qui constituent le fondement de leur demande de contrôle judiciaire et des remèdes déclaratoires qu’ils cherchent à obtenir.
C. La SAEA
[32] La SAEA a été lancée en 1996 par le gouvernement fédéral pour aider les entreprises autochtones à soumissionner sur les marchés fédéraux (c’est-à-dire les contrats avec le gouvernement fédéral) et à décrocher ainsi plus de contrats avec les ministères et organismes fédéraux. C’est une initiative du gouvernement du Canada qui est administrée par le ministre des Affaires autochtones et du Développement du Nord Canada [l’AADNC], mais tous les ministères et organismes fédéraux sont encouragés à y participer.
[33] La SAEA fait partie des politiques du Conseil du Trésor sur les marchés, lesquelles gouvernent l’attribution de contrats par le gouvernement fédéral et encadrent notamment la promotion des entreprises autochtones au Canada. La politique du Conseil du Trésor sur les marchés est établie en vertu du paragraphe 7(1) de la Loi sur la gestion des finances publiques, LRC 1985, c F-11 [la LGFP]. La SAEA appartient ainsi aux politiques qui régissent l’achat de biens, de services et de travaux de construction par les autorités contractantes responsables de la passation de marchés pour le gouvernement du Canada.
[34] Quatre politiques ont été émises par le Conseil du Trésor pour créer et encadrer la SAEA et en circonscrire l’application : la Politique d'approvisionnement auprès des entreprises autochtones et mesures d'encouragement connexes - Avis sur la Politique sur les marchés 1996-2 [l’APM 1996-2], adoptée en mars 1996; la Politique d'approvisionnement auprès des entreprises autochtones – objectifs de rendement (Avis sur la Politique sur les marchés 1996-6) [l’APM 1996-6], adoptée en septembre 1996; la Politique d'approvisionnement auprès des entreprises autochtones - Avis sur la Politique sur les marchés 1996-10; et la Politique d'approvisionnement auprès des entreprises autochtones pour les acheteurs/fonctionnaires du gouvernement (Avis sur la Politique des marchés 1997-6) [l’APM 1997-6], adoptée en août 1977. La SAEA s’applique aux contrats octroyés par le gouvernement fédéral à partir du 1er avril 1996.
[35] L’APM 1996-2 de mars 1996 jette les bases de la SAEA. Il énonce à son article 1 qu’avec la SAEA, le gouvernement a approuvé un « programme conçu pour accroître la participation d’entreprises autochtones à son processus d’approvisionnement ». Il ajoute à son article 2 que le gouvernement a accepté que « tous les ministères et organismes doivent mettre sur pied les activités de promotion des fournisseurs destinées précisément aux entreprises autochtones ou qu’ils y participent ». L’article 5 prévoit ce qui suit pour ce que la SAEA qualifie de « marchés réservés obligatoires » :
5. La nouvelle politique a une vaste portée. À partir du 1er avril 1996, date à laquelle entrera en vigueur la première phase du programme, lorsque la valeur d'une commande dépasse 5 000 dollars et que les biens ou services sont destinés principalement à des populations autochtones, toutes les autorités contractantes devront inviter à soumissionner uniquement des fournisseurs autochtones qualifiés, dans la mesure où sont satisfaits les exigences opérationnelles, et les critères relatifs à la meilleure valeur, à la prudence, à la probité et à la saine gestion des marchés. Les marchés d'une valeur inférieure à 5 000 dollars peuvent également être réservés aux fournisseurs autochtones pour des raisons pratiques. |
5. The new policy is broad in scope. The first phase, which becomes effective on April 1, 1996, requires all Contracting Authorities, where a procurement is valued in excess of $5,000, and for which Aboriginal populations are the primary recipients, to restrict this procurement to qualified Aboriginal suppliers where operational requirements, best value, prudence and probity, and sound contracting management can be assured. Contracts valued at less than $5,000 may also be set aside for qualified Aboriginal suppliers if it is practical to do so. |
[…] |
[…] |
Définitions |
Definitions |
[…] |
[…] |
“Entreprise autochtone” |
“Aboriginal Business” |
Une entreprise autochtone est : |
An Aboriginal business is an enterprise that is: |
a) une entreprise à propriétaire unique, une société à responsabilité limitée, une coopérative, une société en nom collectif ou une entité sans but lucratif : |
a. a sole proprietorship, limited company, cooperative, partnership, or notforprofit organization |
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Ou |
Or |
a) une coentreprise ou un consortium dans lequel une ou plusieurs entreprises autochtones définies au paragraphe a) ci-dessus détiennent le contrôle et au moins 51 p. 100 des actions, et |
a. a joint venture or consortium in which an Aboriginal business or Aboriginal businesses as defined in (a) have at least 51 percent ownership and control, and |
b) qui, dans les documents de soumission, atteste répondre aux critères d'admissibilité ci-dessus, consent à respecter les critères relatifs à la teneur autochtone dans l'exécution du marché et qui accepte de fournir les preuves requises et de se conformer aux dispositions sur la vérification d'admissibilité. |
b. which certifies in bid documentation that it meets the above eligibility criteria, agrees to comply with required Aboriginal content in the performance of the contract, and agrees to furnish required proof and comply with eligibility auditing provisions. |
[…] |
[…] |
“Population autochtone” |
“Aboriginal Population” |
Population autochtone désigne: |
Aboriginal Population means: |
a) une région ou une collectivité où les autochtones constituent au moins 80 p. 100 de la population; |
a. an area, or community in which Aboriginal people make up at least 80 percent of the population; |
b) un groupe de personnes destinataire d'un approvisionnement qui est formé d'autochtones dans une proportion d'au moins 80 p. 100. |
b. a group of people for whom the procurement is aimed in which Aboriginal people make up at least 80 percent of the group. |
[36] Ainsi, aux termes de l’APM 1996-2, la SAEA est impérative lorsque les conditions pour un marché obligatoire réservé aux autochtones sont remplies : elle prescrit que les autorités contractantes doivent uniquement inviter des fournisseurs autochtones qualifiés à soumissionner lorsque la valeur d’une commande dépasse 5 000 $, que les biens ou services sont « destinés principalement à des populations autochtones », et que sont satisfaits les exigences opérationnelles et les critères relatifs à la meilleure valeur, à la prudence, à la probité et la saine gestion des marchés. L’article 9 de l’APM 1996-2 dispose également que, pour les autres projets d’approvisionnement, les entreprises autochtones devraient être encouragées à agir à titre de sous-traitants.
[37] La SAEA apparaît donc comme un programme obligatoire pour tous les ministères et l’APM 1996-2 établit d’ailleurs que le gouvernement s’attend à ce que ses ministères prêchent par l’exemple en concluant des marchés avec des entreprises autochtones qualifiées. Aux termes de l’APM 1996-2, une autorité contractante soumise à la SAEA doit ainsi déterminer si un projet d’approvisionnement qu’elle envisage doit être réservé aux entreprises autochtones dans le cadre de la SAEA.
[38] L’APM 1996-6 précise pour sa part d’autres exigences pour être admissible à la SAEA. Cette deuxième directive requiert en effet que le soumissionnaire autochtone soit une entreprise autochtone qui rencontre les exigences de contrôle par des autochtones. Cet avis prévoit aussi des exigences en matière de sous-traitance et d’attestation d’admissibilité. Ainsi, si un ministère conclut à l’application de la SAEA, il est alors dans l’obligation de déterminer si des fournisseurs autochtones sont en mesure de répondre aux besoins de l’approvisionnement en cause. L’APM 1996-6 réitère que l’objectif de la SAEA est d’accroître la participation des entreprises autochtones au processus d’approvisionnement du gouvernement fédéral grâce à un programme de mesures obligatoires et sélectives de commandes réservées et de débouchés en matière de sous-traitance.
[39] L’APM 1997-6 fournit certaines lignes directrices et rappelle que le gouvernement fédéral est déterminé à accroître ses marchés avec les entreprises autochtones. Faisant écho à l’APM 1996-2, il décrit les marchés réservés obligatoires comme étant ceux pour lesquels les biens ou services « sont principalement destinés à une population autochtone telle que définie dans [l’APM 1996-2] » (para 2.6.1). L’APM 1997-6 ajoute également, au chapitre des autres mesures d’encouragement des fournisseurs autochtones, que la sous-traitance constitue « un autre moyen d’aider les entreprises autochtones » et que tous les ministères et organismes qui attribuent des marchés sont « incités à demander aux soumissionnaires de présenter un plan de sous-traitance à des entreprises autochtones » (para 3.3.1).
[40] L’APM 1997-6 indique par ailleurs, au para 4.6.1, que « toutes les méthodes d’attribution de marchés en exclusivité peuvent être utilisées pour passer des commandes réservées aux entreprises autochtones », auquel cas un seul fournisseur peut être invité à soumissionner. Elle ajoute enfin, au para 8.1.1, qu’il incombe à l’autorité contractante concernée de « décider si un projet de marché doit être réservé dans le cadre de la SAEA, et notamment d’établir s’il s’agit d’un marché réservé obligatoire ».
[41] De son côté, en marge des quatre politiques du Conseil du Trésor, le MTPSG publie également un « Guide des approvisionnements » qui renferme la politique d’achat du MTPSG ainsi que des références aux lois, règlements et politiques gouvernementales et ministérielles applicables. Ce guide comporte une section 9.40 portant sur la SAEA, laquelle reproduit aussi les différents attributs de la SAEA. Le guide précise au paragraphe 9.40.1, en ce qui a trait aux marchés réservés obligatoires, qu’il est « obligatoire de réserver un marché dans le cadre de la SAEA si les biens ou services acquis sont principalement destinés à une population autochtone ou si une population autochtone en est l’utilisatrice finale », en sus d’autres conditions décrites dans le Guide.
[42] La Cour observe qu’il y a donc cohérence dans les différents énoncés de politique et directives émanant du Conseil du Trésor et du MTPSG au niveau de la SAEA. Il s’en dégage les principaux éléments suivants :
- L’objectif de la SAEA est d’accroître la participation des entreprises autochtones au processus d’approvisionnement du gouvernement fédéral;
- L’autorité contractante doit établir si, pour un approvisionnement donné, un marché réservé obligatoire existe au sens de la SAEA;
- Un marché réservé obligatoire en est un où la valeur de la commande dépasse 5 000 $, où les biens ou services sont « destinés principalement à des populations autochtones », et où sont satisfaits les exigences opérationnelles et les critères relatifs à la meilleure valeur, à la prudence, à la probité et la saine gestion des marchés;
- Une population autochtone est soit « une région ou une collectivité où les autochtones constituent au moins 80 p. 100 de la population », soit « un groupe de personnes destinataire d'un approvisionnement qui est formé d'autochtones dans une proportion d'au moins 80 p. 100 »;
- Si les conditions d’un marché réservé obligatoire existent, l’autorité contractante doit uniquement inviter des fournisseurs autochtones qualifiés à soumissionner;
- L’autorité contractante est également incitée à considérer et encourager la sous-traitance en faveur des entreprises autochtones;
- Les méthodes d’attribution de marchés en exclusivité peuvent être utilisées pour passer des commandes réservées aux entreprises autochtones.
[43] Dans le cadre de l’application de la SAEA, les entreprises considérées pour un marché fédéral sont des soumissionnaires autochtones qualifiés. Cependant, le Règlement sur les marchés de l’État, DORS/87-402 [le Règlement] continue néanmoins de s’appliquer, ce qui signifie par exemple que la conclusion d’un marché passe normalement par le lancement d’un appel d’offres, que tous les soumissionnaires qualifiés bénéficient d’un accès égal aux marchés offerts et que les méthodes habituelles d’appel d’offres de l’administration fédérale régissent toujours les marchés réservés obligatoires aux termes de la SAEA. Cependant, le Règlement prévoit entre autres que certains approvisionnements peuvent être d’une nature telle qu’un appel d’offres ne servirait pas l’intérêt public dans les circonstances (para 6 c)).
III. Les questions préliminaires
[44] Le PGC et les Innus d’Ekuanitshit soulèvent différentes questions préliminaires qu’il importe de trancher avant d’aborder les questions en litige. Elles portent sur le retard dans le dépôt de la demande de contrôle judiciaire, l’intérêt des Innus d’Ekuanitshit, le caractère théorique des remèdes recherchés et la radiation d’une partie de l’affidavit de M. Boucher.
A. La demande est-elle tardive?
[45] Le PGC soutient que, puisque l’avis de demande initial des Innus d’Ekuanitshit concernait uniquement l’adjudication du contrat de reconstruction du quai par le MTPSG mais qu’en réalité le recours porte sur la décision antérieure du MPO de lancer un appel d’offres, la contestation de cette première décision est tardive et doit être rejetée. En effet, l’avis de demande original ne contenait aucune allégation de faute ou d’illégalité dans le processus d’appel d’offres. Selon le PGC, les Innus d’Ekuanitshit ont déposé leur avis de demande amendé plusieurs mois après le dépôt de leur avis initial et après que toutes les parties eurent déposé leurs affidavits, et ce malgré le fait qu’ils étaient au courant de la décision du MPO de procéder par appel d’offres depuis au moins novembre 2012. De plus, selon le PGC, la Cour ne devrait pas octroyer aux Innus d’Ekuanitshit une prorogation du délai en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur les cours fédérales, LRC 1985, c F-7 [la LCF] puisque les demandeurs n’ont pas satisfait les exigences prescrites par la jurisprudence pour l’obtention d’une telle prorogation (Canada (Procureur général) c Larkman, 2012 CAF 204 [Larkman] au para 61; Canada (Procureur général) c Lacey, 2008 CAF 242 [Lacey] au para 2).
[46] La Cour ne partage pas la position du PGC à cet égard.
[47] L’objet du présent litige et de la demande de contrôle judiciaire logée par les Innus d’Ekuanitshit est le défaut allégué des ministres fédéraux d’appliquer la SAEA et de se conformer à leur obligation de consultation et d’accommodement dans le processus qui a mené aux décisions de lancer un appel d'offres pour le projet de reconstruction du quai et d’adjuger le contrat à Hamel. Les Innus d’Ekuanitshit ont fait valoir que, dans ce contexte, l’adjudication du contrat et sa soumission à un processus d’appel d’offres constituent une paire indissociable de décisions rendues par les ministres fédéraux. La Cour est d’accord avec les Innus d’Ekuanitshit sur ce point.
[48] Les décisions de ne pas appliquer la SAEA et de lancer un appel d'offres public qui a débouché sur l’adjudication du contrat de reconstruction du quai à Hamel peuvent et doivent être considérées comme faisant partie d’une seule et même décision aux fins de la présente demande de contrôle judiciaire. En effet, il s’agit de différentes facettes de la même médaille: lorsque le MPO a déterminé qu’il n’y avait pas lieu d’appliquer la SAEA, il a forcément aussi décidé de procéder par voie d’appel d’offres public; inversement, en décidant de publier un appel d’offres et d’adjuger le contrat à Hamel, il est évident que le MPO et le MTPSG ont, par voie de conséquence nécessaire, exclu l’application de la SAEA. Par ailleurs, même si la Cour devait considérer que la décision sous révision est véritablement l’appel d’offres demandé par le MPO et initié par le MTPSG, il n’en demeure pas moins que la décision sur l’appel d’offres ne devient finale qu’une fois le contrat conclu et octroyé à un soumissionnaire. D’ailleurs, le Règlement prévoit à son article 5 que la conclusion d’un marché par le gouvernement fédéral est directement liée au lancement d’un appel d’offres. Il était donc de bon droit pour les Innus d’Ekuanitshit d’attendre l’issue du processus et l’adjudication du contrat avant de déposer leur avis de demande; autrement, la décision du MPO et du MTPSG de lancer l’appel d’offres n’aurait pas été une décision définitive (Mines Alerte Canada c Canada (Pêches et Océans), 2007 CF 955 au para 148).
[49] Par ailleurs, même si on considérait que plus d’une décision est en cause dans le présent dossier, la Cour est d’avis que cette succession de décisions par le MPO et le MTPSG fait partie d’une seule et même conduite qui peut, dans les circonstances, faire l’objet d’une seule ordonnance au sens de la Règle 302 des Règles des cours fédérales, DORS/98-106. En effet, la décision du MPO et celles du MTPSG constituent une même série d’actes et elles sont « si étroitement liées qu’elles peuvent légitimement être considérées comme formant un tout ». (Shotclose c Première Nation des Stoney, 2011 CF 750 [Shotclose] au para 64; Association canadienne des sourds c Canada, 2006 CF 971 au para 66).
[50] La Cour note au surplus la décision Huu-Ay-Aht First Nation v British Columbia (Minister of Forests), 2005 BCSC 697 au para 104, citée par les Innus d’Ekuanitshit, qui édicte que le concept de « décisions » ne doit pas être appliqué strictement lorsqu'il y a une habilitation législative pour une initiative gouvernementale qui affecte directement les droits constitutionnels des Premières Nations. Cette affaire concernait l’application de l’obligation de consultation et d’accommodement de la Couronne (au sens de l’arrêt Haïda), et le principe d’interprétation large et libérale qu’elle énonce pour les décisions qui affectent des droits autochtones a depuis été largement suivi par les tribunaux. Elle vient appuyer une approche voulant que les décisions en cause dans la présente affaire soient regardées comme un tout indissociable aux fins de la demande de contrôle judiciaire logée par les Innus d’Ekuanitshit.
[51] Enfin, à tout événement, le paragraphe 18.1(2) de la LCF confère à la Cour une discrétion pour accorder, à son gré, une prorogation du délai imparti pour déposer une demande de contrôle judiciaire. Il suffit alors que les conditions établies par les décisions Larkman et Lacey soient remplies, à savoir que le demandeur ait démontré une intention constante de poursuivre sa demande, que la demande envisagée dénote un certain mérite et soulève des motifs de révision défendables, que l’octroi d’une prorogation ne causera pas de préjudice au défendeur, et qu’une explication raisonnable existe pour justifier le délai. La Cour est d’avis que ces conditions sont satisfaites dans les circonstances et qu’il y aurait lieu, au besoin, d’exercer sa discrétion d’octroyer la prorogation de délai pour permettre aux Innus d’Ekuanitshit de contester l’avis d’appel d’offres publié le 30 novembre 2012 par le MTPSG.
[52] En effet, les sources du présent litige sont, d’une part, la décision du MPO et du MTPSG d’écarter la SAEA et de lancer un appel d’offres pour la reconstruction du quai de Mingan, lequel a mené à l’adjudication du contrat à Hamel, et d’autre part, le défaut des ministres fédéraux d’honorer leur obligation de consultation et d’accommodement dans tout le processus. La Cour est satisfaite, en regard de la preuve au dossier, que les Innus d’Ekuanitshit ont toujours eu une intention constante de poursuivre leur demande de contrôle judiciaire de ces décisions, et que leur demande dénote un certain mérite et a un fondement solide. De plus, puisque la demande ne recherche plus l’annulation du contrat de reconstruction à Hamel ou la prohibition des travaux de reconstruction du quai de Mingan, la Cour considère que l’octroi d’une prorogation de délai ne cause pas de préjudice aux ministres fédéraux. Enfin, les Innus d’Ekuanitshit ont offert une explication raisonnable pour le délai à soumettre leur demande eu égard à l’avis d’appel d’offres, considérant le fil conducteur qui relie la série d’actes posés par les ministres fédéraux pour aboutir à l’adjudication du contrat de reconstruction du quai. Au surplus, la Cour considère que l’octroi d’une prorogation est dans l’intérêt de la justice (Larkman au para 62). La Cour est donc d’avis que les critères des décisions Larkman et Lacey pour obtenir une prorogation de délai en vertu de l’article 18.1 de la LCF sont rencontrés.
[53] Pour toutes ces raisons, la Cour conclut que la demande des Innus d’Ekuanitshit n’est pas tardive.
B. Les demandeurs ont-ils l’intérêt requis?
[54] Le PGC soutient par ailleurs que les Innus d’Ekuanitshit n'ont pas l’intérêt requis pour contester la décision des ministres fédéraux de lancer un appel d'offres et d’adjuger le contrat à Hamel, puisqu’ils ne sont pas « directement touché[s] par l’objet de la demande » tel que le requiert l’article 18.1 de la LCF (Irving Shipbuilding Inc. c Canada (Procureur général), 2009 CAF 116). Selon le PGC, les Innus d’Ekuanitshit n’ont jamais recherché l’application de la SAEA et demandaient seulement l’octroi d’un contrat de gré à gré en leur faveur. En outre, après le lancement de l’appel d’offres, les Innus d’Ekuanitshit n’ont pas déposé de soumission pour tenter d’obtenir le contrat de reconstruction du quai, bien que d’autres entreprises aient réussi à le faire avec un délai de préavis extrêmement court. Enfin, le PGC soumet que les Innus d’Ekuanitshit n’ont jamais démontré qu’ils avaient la capacité de présenter une offre conforme pour le projet, et encore moins de reconstruire le quai de Mingan à un coût et dans un délai raisonnable. Au contraire, selon le PGC, la preuve disponible démontre que la SEIE n’avait pas les qualités requises pour réaliser la reconstruction du quai, ne se spécialisant que dans le domaine de la construction industrielle reliée aux projets hydro-électriques, n'ayant aucun salarié au Québec et ayant admis en contre-interrogatoire qu'elle voulait entreprendre ce projet essentiellement comme expérience éducative (« comme apprendre à quelqu'un à marcher », a dit M. Bernier). Le PGC ajoute que les Innus d’Ekuanitshit n’ont pas non plus démontré que la SEIE est une entreprise autochtone qualifiée au sens de la SAEA.
[55] La Cour ne souscrit pas aux arguments du PGC et est satisfaite que, pour les raisons suivantes, les Innus d’Ekuanitshit sont directement touchés par l’objet de la demande et détiennent un intérêt requis suffisant pour poursuivre ce contrôle judiciaire.
[56] La Cour rappelle que l'essence du litige à la source de la présente demande de contrôle judiciaire est le défaut allégué des ministres fédéraux d’appliquer la SAEA et de se conformer à leur obligation de consultation et d’accommodement envers les autochtones dans le processus d’attribution du contrat de reconstruction du quai à Hamel. C’est, aux yeux des Innus d’Ekuanitshit, ce qui vicie la décision des ministres fédéraux de procéder par voie d’appel d’offres pour adjuger le contrat. Il apparaît clair que tant l’application potentielle de la SAEA et la question de l’obligation de consultation et d’accommodement dans cet approvisionnement touchent directement les Innus d’Ekuanitshit, puisqu’ils en seraient les bénéficiaires directs sur les deux fronts. De plus, bien qu’il ne soit pas nécessairement certain que la SEIE aurait obtenu le contrat de reconstruction du quai même suite à un appel d’offres réservé aux entreprises autochtones, la Cour est néanmoins d’avis qu’on peut raisonnablement inférer que la SEIE aurait eu de meilleures chances dans le contexte de la SAEA et qu’elle était donc directement touchée par la décision des ministres fédéraux sur le sujet. Enfin, même s’il est vrai que les Innus d’Ekuanitshit n’ont pas fourni la preuve à l’effet que la SEIE constitue une « entreprise autochtone » au sens de la SAEA, la Cour constate que dans son affidavit, M. Bernier mentionne avoir entrepris les démarches pour inscrire la SEIE au Répertoire des entreprises autochtones du gouvernement du Canada et qu’à sa connaissance, elle rencontre tous les critères pour y être inscrite. Or, ceci indique que la société aurait pu être qualifiée comme « entreprise autochtone » sous la SAEA puisque les critères d’admissibilité pour le Répertoire correspondent étroitement à ceux de la SAEA. La Cour observe aussi que la SEIE détient une licence de la RBQ et note que, toujours selon le témoignage de M. Bernier dans son affidavit, la SEIE aurait pu réaliser le projet de reconstruction du quai seule ou en rassemblant tous les sous-traitants nécessaires.
[57] Par ailleurs, la Cour retient aussi l’argument des Innus d’Ekuanitshit à l’effet qu’ils ont de toute manière un « intérêt public » à présenter une demande de révision judiciaire de la décision des ministres fédéraux d’octroyer le contrat de reconstruction du quai et de tenir l’appel d’offres au motif que le MPO et le MTPSG n’auraient pas respecté leur obligation de consultation et d’accommodement et auraient omis d’appliquer la SAEA. Lorsqu’une partie invoque un intérêt public, il lui incombe de prouver qu'elle a un tel intérêt. Pour l’établir, le demandeur doit convaincre la Cour, suivant la prépondérance de la preuve, qu’il remplit les conditions du critère de l’intérêt public, tel que celles-ci ont été développées par la Cour suprême du Canada dans Canada (Procureur général) c Downtown Eastside Sex Workers United Against Violence Society, 2012 CSC 45 [Downtown Eastside] au para 37.
[58] Ces critères exigent que le demandeur démontre (1) qu’une question justiciable sérieuse est soulevée; (2) qu’il a un intérêt réel ou véritable dans l’issue de cette question et (3) que, compte tenu de toutes les circonstances, la poursuite proposée constitue une manière raisonnable et efficace de soumettre cette question aux tribunaux. En se penchant sur cette troisième condition, le tribunal doit se demander si l’action envisagée constitue une utilisation efficiente des ressources judiciaires, si les questions sont justiciables dans un contexte accusatoire et si le fait d’autoriser la poursuite de l’action envisagée favorise le respect du principe de la légalité (Downtown Eastside au para 50). La Cour suprême suggère aussi plusieurs questions à considérer dans cette analyse. Elles incluent notamment celles de savoir si le demandeur a la capacité d’engager une poursuite, si la cause transcende les intérêts des parties qui sont le plus directement touchées par les dispositions législatives ou par les mesures contestées, s’il y a d’autres manières réalistes de trancher la question qui favoriseraient une utilisation plus efficace et efficiente des ressources judiciaires et offriraient un contexte plus favorable à ce qu’une décision soit rendue dans le cadre du système contradictoire et, finalement, si l’incidence éventuelle des procédures sur les droits d’autres personnes dont les intérêts sont aussi touchés devrait être prise en compte (Downtown Eastside au para 51). Les facteurs énumérés ne doivent pas être considérés comme « des points figurant sur une liste de contrôle ou comme des exigences techniques », mais plutôt être appliqués de manière souple et téléologique et soupesés de façon cumulative, à la lumière des objectifs qui les sous-tendent (Downtown Eastside au para 36).
[59] Considérant ces critères et les questions soulevées par les Innus d’Ekuanitshit au niveau de l’application de la SAEA et de l’obligation de consultation au projet de reconstruction du quai de Mingan, la Cour est satisfaite que les Innus d’Ekuanitshit détiennent aussi l’intérêt public requis pour intenter la présente demande de contrôle judiciaire.
[60] Pour toutes ces raisons, la Cour rejette donc les prétentions du PGC à l’effet que les Innus d’Ekuanitshit n’auraient pas un intérêt suffisant dans le présent dossier.
C. La demande est-elle théorique?
[61] Finalement, le PGC soutient que la Cour devrait refuser d'entendre cette demande de contrôle judiciaire en raison de son caractère théorique. En effet, le quai de Mingan est maintenant reconstruit et, puisque les Innus d’Ekuanitshit n’en demandent pas la démolition, le PGC plaide que les questions en litiges sont maintenant purement académiques et sans remèdes (Elkayam c Canada (Procureur général), 2004 CF 908 aux para 11-12; Borowski c Canada (Procureur général), [1989] 1 RCS 342 [Borowski] à la p 353).
[62] La Cour n’est pas d’accord et est satisfaite que la demande des Innus d’Ekuanitshit et les remèdes déclaratoires recherchés ne peuvent pas être considérés comme étant purement théoriques. La demande initiale ne l’était assurément pas car elle visait l’annulation du contrat octroyé à Hamel, en sus des conclusions déclaratoires au niveau de l’application de la SAEA et de l’obligation de consultation et d’accommodement. Certes, les Innus d’Ekuanitshit ne recherchent plus aujourd’hui l’annulation du contrat octroyé à Hamel ou de l’avis d’appel d’offres puisque la reconstruction du quai de Mingan a été complétée depuis le dépôt de l’avis de demande. Toutefois, la demande soulève encore d’importantes questions que la Cour a la discrétion de considérer, à savoir la façon dont l’application de la SAEA doit être considérée par le MPO et le MTPSG ainsi que l’existence et la portée de l’obligation de la part de la Couronne de consulter et d’accommoder les Innus d’Ekuanitshit dans les circonstances.
[63] Les Innus d’Ekuanitshit se fondent sur l’arrêt de la Cour suprême dans Manitoba Metis Federation Inc c Canada (Procureur général), 2013 CSC 14 [Manitoba Metis]. Cet arrêt établit que les tribunaux peuvent rendre des jugements déclaratoires « peu importe si une mesure de redressement consécutive peut être accordée » et que « [d]ans certains cas, le jugement déclaratoire peut être le seul moyen de donner effet au principe de l’honneur de la Couronne » (Manitoba Metis au para 143). Comme le disait la Cour suprême dans cette affaire, un jugement déclaratoire est une réparation d’une portée restreinte.
[64] Dans la même veine, l’arrêt Borowski enseigne que, même en l’absence d’un litige actuel, la Cour peut quand même décider d’exercer son pouvoir discrétionnaire pour examiner une question théorique si les circonstances le justifient. C’est notamment le cas s’il existe un débat contradictoire où les parties ont toujours un intérêt dans l’issue du litige. En l’espèce, les Innus d’Ekuanitshit soutiennent que le fondement de leur demande porte sur l’application de la SAEA et la portée de l’obligation de consultation qui incombe au gouvernement fédéral envers les autochtones. Ce sont là des questions importantes qui risqueraient autrement « d’échapper à l’examen judiciaire » (Doucet-Boudreau c Nouvelle-Écosse (Ministre de l’Éducation), 2003 CSC 62 [Doucet-Boudreau] au para 20).
[65] Comme l’a démontré l’audience devant cette Cour, ces questions ne sont pas abstraites et peuvent faire l’objet d’un débat contradictoire. Dans les circonstances, la Cour est d’avis qu’elle devrait examiner ces questions et rendre un jugement déclaratoire si la preuve le justifie, ce qui « contribuera à faciliter les rapports entre les parties à la présente affaire et ceux d’autres parties se trouvant dans une situation similaire » (Doucet-Boudreau aux para 19 et 22). Il est reconnu que la Cour a le pouvoir d’émettre des jugements déclaratoires même s’ils ne visent pas à corriger une décision précise d’un office fédéral. Dans l’arrêt Solosky c La Reine, [1980] 1 RCS 821 [Solosky] à la page 830, la Cour suprême a en effet reconnu que le jugement déclaratoire est «un recours qui n’est pas restreint par la forme ni limité par le fond et qui appartient à des personnes ayant un lien juridique dont découle une “véritable question” à trancher concernant leurs intérêts respectifs ». Le tribunal possède un large pouvoir discrétionnaire concernant le fait de l’accorder ou non (Western Canada Wilderness Committee c Canada (Pêches et Océans), 2014 CF 148 au para 65).
[66] Dans la présente affaire, la Cour est satisfaite que les questions soulevées par les Innus d’Ekuanitshit sont réelles et non simplement théoriques, qu’ils ont un intérêt manifeste au prononcé d’un redressement de nature déclaratoire et que les ministres fédéraux ont un intérêt réel à s’y opposer, et que les remèdes demandés pourront avoir une utilité (Mohawks of the Bay of Quinte c Canada (Affaires indiennes et Nord canadien), 2013 CF 669 aux para 62-64). En l’espèce, une ordonnance de nature déclaratoire aurait un certain effet concret dans la clarification de la portée de la SAEA et de l’obligation de consulter, et de leur application respective. Il est dans l’intérêt des deux parties de clarifier ces questions. Enfin, la Cour observe que, dans l’affaire Borowski à la p 353, la Cour suprême a dit que, malgré le principe voulant qu’un tribunal puisse refuser de juger une affaire qui ne soulève qu’une question hypothétique ou abstraite, le tribunal peut décider d’exercer son pouvoir discrétionnaire de ne pas l’appliquer.
[67] Dans les circonstances, la Cour juge et conclut, dans l’exercice de sa discrétion, que la demande des Innus d’Ekuanitshit ne saurait être qualifiée de purement théorique et mérite d’être considérée.
D. La Cour devrait-elle radier une partie de l’affidavit de M. Boucher?
[68] Les Innus d’Ekuanitshit plaident pour leur part qu’une partie de l’affidavit du représentant du MPO, M. Boucher, (à savoir le paragraphe 65 et la pièce LB-41) devrait être radiée parce qu’il s’agit d’éléments qui n’étaient pas devant le MPO lorsque la décision d’écarter la SAEA et de procéder par appel d’offres a été prise par les ministres fédéraux (Mayne Pharma (Canada) Inc. c Aventis Pharma Inc., 2005 CAF 50). En effet, il est bien acquis que seuls les éléments de preuve déposés devant un office fédéral avant qu’il ne rende sa décision peuvent généralement être considérés par la Cour exerçant un contrôle judiciaire de cette décision. Ainsi, un affidavit peut être déclaré irrecevable lorsqu’il contient des faits qui n’ont pas été mis en preuve devant le décideur initial.
[69] Le paragraphe 65 et la pièce LB-41 de l’affidavit de M. Boucher réfèrent aux statistiques d’utilisation du quai de Mingan pour les années 2008 à 2011, en termes de nombre de bateaux autochtones et allochtones, de nombre de débarquements, de quantité et de valeur des prises. La pièce comprend cinq pages, dont une première page qui résume l’information et quatre autres qui fournissent les données brutes d’utilisation du quai pour chacune des années 2008 à 2011. Il est admis par le PGC que la première page a été préparée aux fins du litige et n’était assurément pas devant le MPO au moment de considérer la SAEA et de décider de l’octroi du contrat de reconstruction du quai par voie d’appel d’offres. Cependant, le PGC soutient que cette page est simplement une compilation arithmétique des pages qui suivent, qui n’ajoute donc aucun élément de preuve et ne vise qu’à rendre les données plus digestibles et plus compréhensibles. Les autres pages sont des rapports statistiques produits annuellement par le MPO et qui existaient déjà, à tout le moins au MPO, lorsque la décision de lancer un appel d’offres public pour la reconstruction du quai de Mingan a été prise en novembre 2012.
[70] La Cour ne partage pas l’avis des Innus d’Ekuanitshit sur ce point et considère que le paragraphe 65 et la pièce LB-41 de l’affidavit de M. Boucher peuvent être admis en preuve et n’ont pas à être radiés.
[71] Il est effectivement exact que la règle générale est à l’effet qu’aucune nouvelle preuve ne peut être présentée lors d’une demande de contrôle judiciaire. Cependant, certaines exceptions existent et permettent à la Cour de considérer une preuve qui n’aurait pas été faite devant le décideur. C’est notamment le cas lorsque des pièces ou des informations nouvellement soumises font figure de renseignements généraux susceptibles d’aider la Cour, ou encore lorsque des documents ou informations sont des renseignements dont le décideur a « fort bien pu […] être saisi, ou à tout le moins […] avoir connaissance » (Première nation d’Ochapowace c Canada (Procureur général), 2007 CF 920 aux para 9 et 14). Dans Connolly c Canada (Procureur général), 2014 CAF 294 au para 7, la Cour d’appel fédérale, citant les propos du juge Stratas dans Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22 [AUCC], a décrit ces exceptions comme étant de nature à « faciliter la tâche de la juridiction de révision sans porter atteinte à la mission qui est confiée au tribunal administratif » (AUCC au para 20). Les exceptions incluent notamment un affidavit qui fournit des éléments de preuve permettant de mettre en contexte la décision contestée ou d’expliquer le processus suivi.
[72] En l’espèce, la Cour est satisfaite que les rapports statistiques de 2008 à 2011 qui composent la pièce LB-41 existaient déjà, au moins au MPO, lorsque la décision de lancer un appel d’offres public pour la reconstruction du quai de Mingan a été prise en novembre 2012 et qu’ils ont été produits antérieurement à la décision du MPO à cet égard. Il s’agit donc de documents et de renseignements qui étaient ou auraient bien pu être en la possession du MPO lors de sa décision, et dont le MPO et le MTPSG ont pu se saisir ou avoir connaissance. De plus, personne n’en conteste la pertinence dans le cadre de la détermination de l’application de la SAEA au projet de reconstruction du quai. Au surplus, même en supposant que le contenu du paragraphe 65 et la pièce LB-41 ne faisaient pas partie du dossier du MPO, la Cour est d’avis qu’ils peuvent être considérés aux fins de la présente demande de contrôle judiciaire en vertu de l’exception portant sur les renseignements permettant d’expliquer le processus décisionnel suivi.
[73] Par ailleurs, la Cour ajoute qu’une décision comme celle qui est à l’origine du présent contrôle judiciaire, à savoir la décision de ministres fédéraux d’écarter la SAEA, de lancer un appel d’offres public et d’adjuger le contrat pour les services de reconstruction du quai, n’est pas une décision de nature judiciaire ou quasi-judiciaire rendue par un organisme tenu d’avoir un dossier similaire à celui d’un tribunal administratif ou d’une cour d’archive. Ce qui constitue les documents qui étaient devant un tel décideur ou ont pu être considérés par lui lors de cette prise de décision contestée est donc plus difficile à déterminer.
[74] La Cour note également que le paragraphe 65 et la pièce LB-41 ont fait l’objet de plusieurs questions dans le contre-interrogatoire de M. Boucher, et que les Innus d’Ekuanitshit ont même déposé un affidavit supplémentaire de M. Guy Vigneault pour y répondre de façon détaillée. Le contenu de ce paragraphe et de la pièce LB-41 sont incidemment un élément central du présent litige portant sur l’application de la SAEA à l’octroi du contrat de reconstruction du quai. Les Innus d’Ekuanitshit sont donc plutôt mal placés pour en demander la radiation, eux qui y ont extensivement répondu dans leurs soumissions.
[75] Pour l’ensemble de ces raisons, la Cour conclut qu’il n’y a pas lieu d’exercer sa discrétion et de radier le paragraphe 65 et la pièce LB-41 de l’affidavit de M. Boucher. Ceci étant, cela ne signifie pas pour autant que la Cour leur confère une quelconque valeur probante au niveau de la question de fond qui fait l’objet de la demande de contrôle judiciaire (et qui sera traitée plus loin). La Cour donnera à cette preuve le poids qui lui convient dans l’analyse de la décision d’écarter la SAEA, mais il n’y a pas lieu d’accéder à la requête en radiation des Innus d’Ekuanitshit.
IV. L’analyse
A. Les ministres fédéraux ont-ils erré en décidant de ne pas appliquer la SAEA et de procéder par voie d’appel d’offres public dans le processus menant à l’octroi du contrat de reconstruction du quai de Mingan à Hamel?
[76] Les Innus d’Ekuanitshit recherchent d’abord une déclaration à l’effet que le MPO et le MTPSG ont erré en décidant de ne pas appliquer la SAEA et en lançant un appel d’offres public pour adjuger le contrat de reconstruction du quai à Hamel. C’est sur cet élément que leurs procureurs ont mis l’accent lors de l’audience devant cette Cour. Selon les Innus d’Ekuanitshit, la reconstruction du quai de Mingan constituait des biens ou services soumis à la SAEA et le MTPSG a adjugé le contrat illégalement en raison de sa contravention à la SAEA. En fait, aux dires des Innus d’Ekuanitshit, c’est de défaut d’appliquer la SAEA au processus d’adjudication du contrat pour la reconstruction du quai de Mingan qui vicie et rend déraisonnable ou illégale la décision du MPO et du MTPSG de procéder par voie d’appel d’offres public et d’adjuger le contrat à Hamel. Ni le MPO ni le MTPSG n’ont en effet mentionné la possibilité de l’application de la SAEA au projet.
[77] La Cour observe que, dans leur avis de demande, les Innus d’Ekuanitshit demandaient des conclusions relativement précises au sujet de la SAEA. Ils recherchaient notamment une déclaration à l’effet que 1) la reconstruction du quai de Mingan constitue des travaux de construction soumis au processus fédéral d’approvisionnement et dont le coût dépasse 5 000 dollars; 2) le quai de Mingan fait partie d’une région constituée de la réserve indienne de Ekuanitshit (Mingan) où les autochtones forment plus de 80 pour cent de la population, ou les Innus de Ekuanitshit forment un groupe de personnes destinataires des biens et services constitués par la reconstruction du quai de Mingan et composé d’autochtones dans une proportion de 100 pour cent; et 3) la reconstruction du quai de Mingan constitue donc des biens ou services qui « sont destinés principalement à des populations autochtones » et soumis à la SAEA. De plus, ils demandaient une déclaration à l’effet que la SEIE est une « entreprise autochtone » au sens des APM 1996-2 et 1997-6 et aux fins de la SAEA que ces avis ont créée.
[78] Dans leur mémoire des faits et du droit, le remède recherché au niveau de la SAEA était toutefois nettement plus modeste, se limitant à une déclaration que la reconstruction du quai de Mingan constituait des biens ou services soumis à la SAEA et que le MTPSG a adjugé le contrat illégalement en raison de sa contravention à la SAEA. Puis, lors de l’audience devant cette Cour et à la lumière des limites de la preuve disponible, les procureurs des Innus d’Ekuanitshit ont reconnu que, dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire, la Cour pourrait difficilement se substituer aux ministres fédéraux et rendre des ordonnances déclaratoires précises sur l’application de la SAEA au contrat de reconstruction du quai même si elle concluait que la décision des ministres fédéraux d’écarter la SAEA était erronée en l’espèce.
(1) Quelle est la norme de contrôle applicable?
[79] La première question à déterminer est la norme de contrôle applicable à ce premier volet de la demande de contrôle judiciaire.
[80] Les Innus d’Ekuanitshit soutiennent que la norme de contrôle applicable est celle de la décision correcte, se fondant notamment sur la décision Assh c Canada (Procureur général), 2006 CAF 358 au para 40. Selon eux, cette norme s’applique « aux questions de droit qui sont d'une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et qui sont en dehors de l'expertise » du décideur (Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c Canada (Procureur général), 2011 CSC 53 au para 18). Or, selon les Innus, c’est le cas pour l’interprétation et l’application de la SAEA. Les Innus d’Ekuanitshit font valoir que l’interprétation de la portée de directives du Conseil du Trésor comme les APM 1996-2 et 1997-6 et de la SAEA est une question de droit et d’interprétation des lois sur laquelle ni le MPO ni le MTPSG ne possèdent une expertise plus grande que la Cour. Leur décision sur l’application de la SAEA ne devrait donc pas commander de retenue et être assujettie à la norme de contrôle de la décision correcte (Fondation David Suzuki c Canada (Pêches et Océans), 2012 CAF 40 aux para 101-105; Sheldon Inwentash et Lynn Factor Charitable Foundation c Canada, 2012 CAF 136 aux para 18-23).
[81] La Cour n’est pas d’accord et est plutôt d’avis que la norme de la décision raisonnable doit s’appliquer en l’espèce.
[82] Les Innus d’Ekuanitshit invoquent que les ministres fédéraux ont erré dans leur décision de procéder par voie d’appel d’offres et d’adjuger le contrat de reconstruction du quai à Hamel en raison de leur défaut d’appliquer la SAEA aux faits en cause. Dans un tel contexte, l’interprétation et l’application de la SAEA par les ministres fédéraux constituent une question mixte de faits et de droit qui requiert une analyse factuelle et l'appréciation de nombreux facteurs. En effet, la SAEA elle-même fait allusion à la complexité de cette décision, notant qu'un appel d'offres restreint aux autochtones ne doit avoir lieu que si les biens sont « destinés principalement à des populations autochtones » et seulement « où sont satisfaits les exigences opérationnelles, et les critères relatifs à la meilleure valeur, à la prudence, à la probité et à la saine gestion des marchés » (APM 1996-2, art 5). L’application de la SAEA en l’espèce dépend donc d’une appréciation largement factuelle incluant l’examen des objectifs du projet de reconstruction et des utilisateurs destinataires du quai. Ce type de décisions commande le recours à la norme de la décision raisonnable.
[83] De plus, bien qu’il ne s’agisse pas d’une loi constitutive du MPO ou du MTPSG, la SAEA fait partie des directives d’application courante avec laquelle les ministres fédéraux doivent régulièrement traiter dans l’attribution de contrats par le gouvernement fédéral; à ce titre, il y a lieu de leur accorder une certaine déférence dans leur interprétation. D’ailleurs, la preuve indique que le MPO a une longue expérience d’application de la SAEA, ayant notamment commis d’allouer 5% de son budget d’approvisionnement à des contrats impliquant les autochtones et ayant conclu des marchés de près de 28 millions $ en 2009 et 11 millions $ en 2010 avec des entreprises autochtones.
[84] Dans l’affaire Simon c Canada (Procureur général), 2013 CF 1117 [Simon], la Cour avait conclu qu’une politique du Conseil du Trésor « constituait un exercice de son pouvoir légal » à l’égard de la gestion financière des fonds et imposait une « contrainte au pouvoir du ministre de dépenser ces fonds » (Simon aux para 35 et 38). Dans cette affaire, comme il n’y avait pas de législation régissant expressément l’aide au revenu destinée aux Premières Nations, la Cour avait déterminé que la directive et la politique du Conseil du Trésor à cet égard exprimaient « l’objectif ou l’intention du Parlement relativement à la fourniture d’un financement de l’aide au revenu dans les réserves » et constituaient en ce sens « une sorte de prise de décision législative où le ministre est lié par la décision discrétionnaire qu’il a prise à l’égard de la dépense des fonds autorisés à cette fin » (Simon au para 38). La Cour avait ainsi décidé que la norme adéquate à l’égard d’une telle décision est celle de la décision raisonnable car, comme il est indiqué dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 SCC 9 [Dunsmuir] au para 54, « lorsque le tribunal interprète sa propre loi constitutive ou une loi étroitement liée à son mandat et dont il a une connaissance approfondie, il convient habituellement de recourir à la norme de la décision raisonnable » (Simon au para 37). La Cour d’appel fédérale a confirmé le tout dans Canada (Attorney General) v Simon, 2015 FCA 18 au para 59, citant notamment la Cour suprême dans Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36 aux para 45-47.
[85] À l’instar de la situation dans Simon, la Cour est d’avis que la norme de contrôle judiciaire de la décision raisonnable doit s’appliquer relativement à la première question en litige, car la Cour doit examiner la façon dont le MPO et le MTPSG ont interprété et appliqué les critères applicables pour la SAEA, une directive au sujet de laquelle ils détiennent une expertise certaine.
[86] Le PGC fait par ailleurs valoir qu’à tout événement, la SAEA n’est qu’une directive administrative qui ne peut faire l’objet de sanction judiciaire dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire devant cette Cour. Selon le PGC, le gouvernement du Canada encourage ses ministres à adopter la SAEA mais il ne les oblige pas à le faire. De plus, même si elle était « obligatoire, » la SAEA est une politique interne qui n’est pas juridiquement contraignante. Bien qu’un office fédéral puisse être tenu de considérer les directives administratives émises par un ministère ou le gouvernement, de telles politiques internes ne sont pas légalement contraignantes et constituent au mieux des outils d’interprétation (Spencer c Canada (Procureur général), 2010 CF 33 [Spencer] au para 27; Leahy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CAF 227 [Leahy] au para 92).
[87] Cependant, plusieurs décisions ont établi qu’une directive peut avoir force de loi et faire l’objet de mesures dans le cadre d’une procédure de contrôle judiciaire. D’ailleurs, dans la décision Endicott c Canada (Conseil du Trésor), 2005 CF 253 [Endicott] au para 11, la Cour a conclu que la question de savoir si des directives du Conseil du Trésor créent des droits reconnus par la loi qui peuvent faire l’objet de contrôle judiciaire si une autorité ne s’y est pas conformée dépend de l’intention et du contexte dans lequel la directive a été publiée. Et dans l’affaire Simon, la Cour a conclu que la politique du Conseil du Trésor y constituait un exercice de son pouvoir légal à l’égard de la gestion financière des fonds (en application de la LGFP) et imposait une contrainte au pouvoir du ministre de dépenser ces fonds. La Cour d’appel fédérale a d’ailleurs déterminé que le ministre n’avait pas la discrétion d’appliquer les politiques et directives du Conseil du Trésor dans ce dossier, et que ces documents exprimaient donc l’objectif ou l’intention du Parlement en l’espèce.
[88] Ainsi, lorsque le régime prescrit par une directive est très précis, que la directive ne laisse aucune marge d’appréciation aux ministères et qu’elle confère un avantage, elle peut faire être considérée comme légalement contraignante (Endicott au para 11; Kagimbi c. Canada (Procureur général), 2014 CF 400 [Kagimbi] aux para 38-39). Or, en l’espèce, les directives du Conseil du Trésor et la SAEA établissent une série de conditions et de normes que les ministères doivent considérer dans l’attribution de leurs contrats d’approvisionnement et posent une règle stipulant que des marchés deviennent des « marchés réservés obligatoires » pour les entreprises autochtones lorsque les conditions de la SAEA sont remplies.
[89] La Cour d’appel fédérale a aussi indiqué que le manquement d’appliquer une directive peut avoir pour effet de rendre la décision d’un décideur déraisonnable (Tobin c Canada (Procureur général), 2009 CAF 254 au para 52). Dans Leahy (au para 92), la Cour avait aussi affirmé que même si les politiques du Conseil du Trésor ne sont parfois pas contraignantes, elles peuvent servir comme aide dans l’interprétation d’une décision. Enfin, dans Baker c Canada (Ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, la Cour suprême avait affirmé que les « directives sont une indication utile de ce qui constitue une interprétation raisonnable du pouvoir conféré » à un décideur et que « le fait que cette décision était contraire aux directives est d’une grande utilité pour évaluer si la décision constituait un exercice raisonnable du pouvoir en matière humanitaire » (au para 72).
[90] En l’espèce, les Innus d’Ekuanitshit ne cherchent pas à faire déclarer la SAEA invalide ou illégale mais prétendent plutôt que le défaut du MPO et du MTPSG de l’appliquer au projet de reconstruction du quai de Mingan et leur interprétation de ses composantes sont erronées. La Cour est donc d’avis que la norme de la décision raisonnable s’applique en l’espèce et peut être utilisée pour déterminer si l’interprétation et l’application de la SAEA par les ministres fédéraux dans les circonstances peuvent être maintenues ou non.
[91] Lorsque la norme de la décision raisonnable s'applique, la Cour doit faire preuve de déférence à l’égard du décideur si sa détermination appartient aux « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir au para 47). Tel qu’indiqué par la Cour suprême dans Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 [Khosa] au para 59, « [i]l peut exister plus d’une issue raisonnable. Néanmoins, si le processus et l’issue en cause cadrent bien avec les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité, la cour de révision ne peut y substituer la solution qui serait à son avis préférable. » L’application du critère de la décision raisonnable emporte aussi l’exigence d’une certaine qualité dans les motifs et dans les résultats du processus décisionnel (Montréal (Ville) c Administration portuaire de Montréal, 2012 CSC 14 [Montréal] aux para 37-38).
[92] Ce caractère raisonnable tient à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel. Les motifs d’une décision sont considérés raisonnables « s'ils permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables » (Dunsmuir au para 47; Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 [Newfoundland Nurses] au para 16). Dans ce contexte, la Cour doit faire preuve de retenue envers la décision du tribunal et ne peut lui substituer ses propres motifs. Elle peut toutefois, au besoin, examiner le dossier pour mesurer et apprécier le caractère raisonnable de la décision (Newfoundland Nurses au para 15).
(2) La décision d’écarter la SAEA était-elle raisonnable?
[93] Les Innus d’Ekuanitshit admettent qu’ils n’ont pas soulevé d’office la question de l’application de la SAEA lors de leurs discussions avec le MPO et le MTPSG. Ils prétendent cependant que c’était aux ministres fédéraux de le faire puisqu’aux termes des APM 1996-2 et 1997-6 du Conseil du Trésor, les autorités contractantes ont l’obligation d’établir et de déterminer si la SAEA s’applique à un approvisionnement.
[94] Pour les raisons qui suivent, la Cour est d’avis qu’à la lumière de la preuve au dossier, la décision des autorités contractantes d’écarter la SAEA en l’espèce et donc de procéder à l’adjudication du contrat par voie d’appel d’offres public n’était pas raisonnable pour deux raisons. D’une part, il appert que les ministres fédéraux n’ont pas considéré adéquatement la SAEA et ses composantes dans leur décision de procéder par appel d’offres pour l’octroi du contrat de reconstruction du quai. D’autre part, même en supposant que les ministres fédéraux auraient effectivement considéré la SAEA, les données et informations qu’ils avaient en mains ne pouvaient pas leur permettre de raisonnablement conclure que la SAEA ne s’appliquait pas en l’espèce.
(a) Les exigences de la SAEA
[95] Il importe de rappeler ce qu’énonce la SAEA au niveau des marchés qui doivent être réservés obligatoirement aux entreprises autochtones. D’abord, il appartient à l’autorité contractante de déterminer si la SAEA s’applique à l’approvisionnement en cause. C’est son obligation de le faire. La SAEA décrète ensuite que, pour que des marchés soient réservés obligatoirement aux entreprises autochtones, il faut notamment que ces biens ou services soient « destinés principalement à des populations autochtones ». Une population autochtone est elle-même définie par la SAEA comme signifiant soit a) une région ou une collectivité où les autochtones constituent au moins 80 p. 100 de la population, soit b) un groupe de personnes destinataire d'un approvisionnement qui est formé d'autochtones dans une proportion d'au moins 80 p. 100. C’est donc en regard de ces éléments, clairement énoncés dans les APM 1996-2 et 1997-6 du Conseil du Trésor, que les ministres fédéraux devaient déterminer si la SAEA s’appliquait au contrat de reconstruction du quai de Mingan. Ces éléments sont au cœur même de ce qui définit la portée et l’application de la SAEA. La Cour note incidemment qu’ils sont systématiquement repris dans les différents énoncés de politique et directives du Conseil du Trésor et du MTPSG.
[96] Il n’y a pas de précédents qui traitent de l’interprétation et de l’application de la SAEA et notamment du sens et de la portée des termes « destinés principalement à une population autochtone » (et des tests de 80 p. 100 qui en découlent) contenus à la SAEA.
[97] Les Innus d’Ekuanitshit font valoir qu’aux termes des politiques du Conseil du Trésor, l’application de la SAEA oblige en fait l’autorité contractante à considérer deux exigences distinctes. D’une part, il lui faut dans un premier temps déterminer à quelle population sont « destinés principalement » les biens ou services en cause dans l’approvisionnement. Le mot « principalement » n’est pas défini dans la SAEA ou dans les documents du Conseil du Trésor. Selon les Innus, son sens commun et ordinaire signifierait toutefois à 50 p. 100 ou plus. D’autre part, dans un deuxième temps, l’autorité contractante doit déterminer si ces destinataires principaux sont une « population autochtone » au sens de la SAEA, c’est-à-dire soit une région ou une collectivité constituée d’au moins 80 p. 100 d’autochtones ou une population destinataire de l’approvisionnement qui soit formée d’au moins 80 p. 100 d’autochtones. Ce deuxième critère prévoit donc deux alternatives qui renvoient toutes deux à une notion de personnes et d’individus, plutôt que de biens ou de fournitures. Il y a d’une part un critère géographique relié à la région ou la collectivité, ou d’autre part un critère relié plus directement aux personnes (soit un groupe de personnes destinataires de l’approvisionnement). Il suffit de rencontrer l’un ou l’autre au niveau du concept de « population autochtone ».
[98] Le PGC soumet pour sa part que l’expression « destinés principalement à des populations autochtones » doit plutôt être lue comme un tout et appelle d’entrée de jeu l’atteinte du seuil de 80 p. 100. Ainsi, selon le PGC, un bien ou un service doit être destiné à une population composée à 80 p. 100 d’autochtones pour pouvoir tomber sous la coupe des marchés réservés obligatoires assujettis à la SAEA.
[99] La Cour considère que l’approche préconisée par le PGC ne constitue pas une interprétation raisonnable de la SAEA pour deux raisons. Premièrement, elle en évacue le mot « principalement ». Cette interprétation signifierait à toutes fins utiles que le mot « principalement » employé dans les documents et directives du Conseil du Trésor et du MTPSG serait inutile et devrait être ignorée. Si l’intention avait effectivement été de limiter les marchés réservés obligatoires aux approvisionnements « destinés à des populations composées à 80 p. 100 d’autochtones », les directives du Conseil du Trésor n’auraient pas utilisé le mot « principalement » dans leur libellé et l’auraient dit expressément. En fait, l’approche suggérée par le PGC signifie que « principalement » devrait à toutes fins utiles être considéré comme étant équivalent au concept d’au moins 80 p. 100 contenu dans la définition de « population autochtone ». La Cour n’est pas d’accord. Ce n’est pas ce que disent les APM 1996-2 et 1997-6.
[100] Deuxièmement, la Cour rappelle que l’objectif de la SAEA est de favoriser et de développer la participation des entreprises autochtones au processus d’approvisionnement du gouvernement fédéral, et d’augmenter l’octroi de contrats à des entreprises autochtones. Une approche libérale et généreuse quant à la portée et à l’application de la SAEA doit donc prévaloir, en harmonie avec cette intention. À cet égard, la Cour note la référence faite par les Innus d’Ekuanitshit à l’arrêt de principe de la Cour suprême dans Mitchell c Bande indienne Peguis, [1990] 2 RCS 85, à la p 99, où la Cour a établi que les lois et les traités auxquels les Indiens sont assujettis doivent recevoir une interprétation large et libérale, et que toute ambiguïté doit profiter aux autochtones dans un souci de remédier aux désavantages historiques subis par les autochtones au Canada. Or, une interprétation de la SAEA qui ignorerait l’exigence de « destinés principalement » et se rabattrait sur un critère unique établissant le seuil à 80 p. 100 d’autochtones aurait pour effet de restreindre la portée de la SAEA, au détriment des entreprises autochtones. Une telle interprétation n’est pas cohérente avec l’approche généreuse qui doit guider l’application de la SAEA.
[101] La Cour est donc d’avis que la SAEA requiert des autorités contractantes qu’elles déterminent si les deux composantes de la définition contenue à la SAEA sont rencontrées pour décider si elles sont en présence d’un marché réservé obligatoire pour les entreprises autochtones. Il leur faut d’abord identifier à qui l’approvisionnement est « destiné principalement » et ensuite déterminer si ces destinataires forment une « population autochtone » telle que définie à l’APM 1996-2. C’est là, selon la Cour, la seule interprétation raisonnable des termes utilisés dans la SAEA qui soit en phase à la fois avec les documents du Conseil du Trésor et avec l’intention sous-jacente du gouvernement. Tous les mots utilisés dans les politiques du Conseil du Trésor doivent avoir un sens et les ministres fédéraux devaient donc, dans leur appréciation de l’application de la SAEA au contrat de reconstruction du quai de Mingan, considérer à qui étaient « destinés principalement » les biens ou services en cause et si ces destinataires étaient une « population autochtone » au sens de la SAEA.
[102] La Cour observe que l’AADNC, qui est responsable de l’administration du SAEA, ne semble pas toujours clairement faire la distinction entre les concepts de « destinés principalement » et de « population autochtone » dans sa vulgarisation de la SAEA. En effet, dans son document intitulé « SAEA : Stratégie d’approvisionnement auprès des entreprises autochtones – Aperçu du programme », l’AADNC parle des marchés obligatoires réservés pour les entreprises autochtones comme étant ceux dont les biens, services ou travaux de construction qui font l’objet du marché « sont destinés à une population majoritairement autochtone ». Ce document décrit aussi les marchés réservés aux entreprises autochtones dans le cadre de la SAEA comme les « marchés destinés à des populations majoritairement autochtones (c’est-à-dire composées d’au moins 80% d’Autochtones) ». Lors de l’audition devant la Cour, les procureurs des Innus d’Ekuanitshit ont d’ailleurs reconnu que la double dimension de « destinés principalement » et de « populations autochtones » ne ressortait pas clairement de ce document interne de l’AADNC.
[103] La Cour remarque toutefois que la double exigence énoncée par la SAEA n’est pas ainsi occultée dans tous les documents au dossier émanant de l’AADNC. En effet, dans une présentation de l’AADNC sur la SAEA et dans un rapport final de mars 2007 remis à l’AADNC sur l’évaluation sommative de la SAEA (tous deux déposés par les demandeurs), les marchés réservés obligatoires y sont effectivement décrits comme « visant principalement à répondre aux besoins de populations autochtones » telles que définies à la SAEA, et reprennent le langage de la SAEA. Dans ces circonstances, la Cour donne peu de poids au document interne de l’AADNC qui ne cite même pas correctement la terminologie utilisée par le Conseil du Trésor dans ses directives sur la SAEA.
[104] Ceci dit, la Cour n’a pas besoin, pour décider du présent dossier, de déterminer quelle interprétation précise doit prévaloir pour circonscrire la portée exacte de chacune des composantes « destinés principalement » et « populations autochtones » utilisées à la SAEA. En effet, il est manifeste que ce n’est même pas une question sur laquelle se sont penchés les ministres fédéraux dans leur décision. Il suffit à la Cour de constater, pour conclure au caractère déraisonnable de la décision en l’espèce, que les ministres fédéraux n’ont pas cherché à déterminer si ces deux critères expressément décrits dans les directives du Conseil du Trésor étaient rencontrés en l’espèce et qu’ils ne disposaient pas des données et informations nécessaires pour établir que les biens et services visés par le contrat de reconstruction du quai de Mingan n’étaient pas « destinés principalement à des populations autochtones ».
(b) L’analyse faite de la SAEA pour le contrat de reconstruction du quai
[105] Qu’en est-il de la façon dont les ministres fédéraux ont effectivement vérifié si la SAEA s’appliquait au contrat de reconstruction du quai?
[106] Parlons d’abord du MPO. Il ressort de la preuve, et notamment du contre-interrogatoire de M. Boucher, que c’est à l’automne 2009 que le MPO a effectivement considéré la SAEA. Cependant, c’était alors au niveau de l’octroi des contrats pour les quais flottants de remplacement, et non pour le contrat du quai permanent devant être éventuellement reconstruit. En effet, son examen de la SAEA en 2009, le MPO l’a uniquement effectuée dans le contexte des travaux pour les quais flottants de remplacement et au moment où le MPO regardait les contrats relatifs à ces installations temporaires. M. Boucher l’a admis en contre-interrogatoire. À cette époque, le MPO ne considérait aucunement le contrat pour la reconstruction du quai permanent qui a mené à l’appel d’offres et à l’adjudication du contrat à Hamel.
[107] Il n’y a par ailleurs aucun élément de preuve indiquant qu’entre l’automne 2009 et la décision d’octroyer le contrat par voie d’appel d’offres en novembre 2012, le MPO ait reconsidéré l’application de la SAEA pour la reconstruction du quai permanent à Mingan et se soit penché à nouveau sur la question. En fait, les procureurs du PGC plaident que les ministres fédéraux n’avaient pas besoin de le faire parce que l’analyse avait déjà été faite en 2009 et avait simplement été maintenue. L’affiant du MPO, M. Boucher, a admis que l’idée de son ministère était déjà faite quant à l’utilisation autochtone du quai de Mingan lorsque la décision sur l’appel d’offres public a été prise pour le contrat de reconstruction, parce qu’il était déjà arrivé à une conclusion à ce sujet en 2009 en relation avec les quais flottants de remplacement.
[108] Le PGC plaide que divers documents internes ayant précédé la décision de lancer l’appel d’offres étaient à la disposition du MPO et ont été utilisés par le décideur fédéral. Après analyse de la preuve, la Cour constate que ce n’est pas le cas. Il n’y a en effet pas de preuve, au niveau du MPO, que la SAEA ait été valablement considérée dans la décision menant au processus d’appel d’offres pour la reconstruction du quai de Mingan. Tant dans la demande d’approbation préliminaire du projet de juin 2010 que dans le document d’approbation finale envoyé à l’intention du sous-ministre adjoint du MPO en novembre 2012 (et qui contenait les motivations du décideur pour l’approbation définitive du projet de reconstruction du quai), aucune mention n’est faite à l’effet que la SAEA aurait été regardée par le MPO à quelque étape du processus.
[109] La mise sur pied de quais flottants de remplacement temporaires et la reconstruction du nouveau quai permanent sont deux événements et deux contrats de construction clairement distincts. Aucune analyse de la SAEA n’a été effectuée par le MPO pour le projet de reconstruction du quai, et simplement importer l’analyse faite dans le contexte d’un autre contrat ne constitue pas, aux yeux de la Cour, une décision que l’on peut qualifier de raisonnable.
[110] Par ailleurs, cela signifie aussi que, puisque la décision d’écarter la SAEA a effectivement été prise en 2009 et simplement reconduite sans aucune analyse pour la reconstruction du quai permanent, les données statistiques portant sur les années 2009, 2010 et 2011 (et auxquelles M. Boucher réfère dans son affidavit) ne peuvent pas avoir été prises en compte par le MPO dans sa décision lui permettant d’écarter la SAEA au niveau de l’octroi des contrats pour les quais flottants de remplacement. En effet, ces données produites par le MPO, même si on présume qu’elles étaient entre les mains du MPO et auraient effectivement été regardées aux fins de l’approvisionnement, n’existaient pas lors de la prise de décision en 2009.
[111] D’autre part, même si M. Boucher affirme que le MPO avait conclu à l’automne 2009 qu’il écartait la SAEA, la Cour constate aussi que les explications au dossier au support de cette décision sont extrêmement limitées. En fait, la décision du MPO en 2009 à l’effet que la SAEA ne s’appliquait pas à la construction des quais flottants de remplacement n’était pas motivée et reposait sur une analyse somme toute très succincte de la SAEA. M. Boucher ne réfère en effet qu’à un seul échange de courriels daté du 1er octobre 2009 (pièce LB-40) pour faire état de sa prétendue analyse de la SAEA. Il n’y a aucune autre référence dans la preuve. Or, ce courriel expose de façon plutôt laconique, en quelques lignes à peine, un échange sur ce qu’est la « stratégie d’approvisionnement autochtone » selon le MPO. Un représentant du MPO y précise que les marchés réservés à une entreprise autochtone concernent les marchés « destinés à une population principalement autochtone », sans plus de détails ou d’élaboration.
[112] La Cour n’est pas convaincue qu’une telle preuve est suffisante pour rendre raisonnable la conclusion à l’effet que la SAEA ne s’appliquait pas aux quais flottants de remplacement. En fait, non seulement la considération donnée par le MPO à la SAEA est-elle extrêmement sommaire, mais en voulant simplifier à outrance ce que signifiait la SAEA, le MPO a en fait décrit incorrectement la SAEA et en a modifié la portée. En effet, au lieu de reprendre les termes de l’APM 1996-2, soit des marchés « destinés principalement à des populations autochtones », le MPO a plutôt parlé de marchés « destinés à une population principalement autochtone ». En déplaçant ainsi le mot « principalement », le MPO s’est trouvé à effacer la référence au concept de « destinés principalement » dans son évaluation. Il n’a donc manifestement pas analysé les deux composantes exigées par la SAEA, à savoir à qui l’approvisionnement relatif aux quais flottants de remplacement se destinait principalement et si ces destinataires rencontraient le concept de population autochtone. Et le MPO a de plus modifié le concept de « population autochtone » pour lui ajouter le qualificatif de « principalement ». Si bien que le MPO devait en fait déterminer si le contrat pour les quais flottants de remplacement était destiné à une population principalement composée à plus de 80 p. 100 d’autochtones… Ce qui ne fait pas vraiment de sens.
[113] Ce n’est pas là, selon la Cour, une interprétation et une application raisonnable de la SAEA telle qu’énoncée dans les APM 1996-2 et 1997-6 du Conseil du Trésor. Le MPO a mal établi les critères qu’il devait considérer pour déterminer si la SAEA s’appliquait ou non à l’installation des quais flottants de remplacement à l’automne 2009. En plus, le dossier ne permet pas de savoir quels renseignements ont effectivement été pris en compte par le MPO pour l’autoriser à conclure que les biens ou services n’étaient pas « destinés à une population principalement autochtone », et que ce test (même incorrect) n’était pas rencontré.
[114] En l’absence de ces éléments de preuve, et considérant les critères erronés pris en compte par le MPO, la Cour n’est pas persuadée que la décision du MPO, même en 2009, peut être considérée comme faisant partie des issues possibles et acceptables en regard des faits et du droit. Elle constitue au contraire une décision déraisonnable.
[115] Qu’en est-il maintenant au niveau du MTPSG ? En fait, la seule preuve d’une considération de la SAEA au niveau de l’octroi du contrat de reconstruction du quai de Mingan en 2012 provient d’un affiant du MTPSG, M. Jean Rochette. Dans son affidavit, M. Rochette fait état des démarches qu’il a entreprises en novembre 2012, suite à la demande reçue du MPO de procéder à l’acquisition des services de reconstruction du quai de Mingan par appel d’offres public, pour voir si la SAEA s’appliquait à cet approvisionnement. À l’appui de son affirmation, M. Rochette réfère à un courriel du 15 novembre 2012 qu’il a envoyé à l’ingénieure principale du projet au MPO pour s’enquérir de la situation et vérifier le tout. Or la pièce à laquelle renvoie l’affidavit de M. Rochette ne comporte qu’une seule et unique question en ce qui a trait à l’usage du quai. Dans son courriel adressé à l’ingénieure du MPO, M. Rochette demande : « Est-ce que les membres de la réserve utilisent le quai ? » Sans plus. Ce à quoi l’ingénieure répond : « Oui, il y a je crois 1 ou 2 pêcheurs qui sont autochtones ».
[116] M. Rochette ne demande pas d’autres renseignements. Il mentionne aussi dans son affidavit une carte de la réserve de Mingan obtenue le 21 novembre 2012 mais celle-ci ne permet même pas de situer le quai sur la carte. En contre-interrogatoire, M. Rochette reconnaît d’ailleurs que cette carte n’a joué aucun rôle dans sa décision sur la SAEA. M. Rochette note en concluant à son affidavit que le MPO ne désigne pas ce marché comme étant réservé et que lui-même « considère également qu’il n’y a pas d’obligation de réserver le marché aux entreprises autochtones ».
[117] C’est donc uniquement sur la foi de la réponse à sa seule question sur l’utilisation du quai que M. Rochette a conclu à l’inapplication de la SAEA au projet de reconstruction. Or, encore une fois, la Cour constate que la question posée par M. Rochette pèche par omission et ne permettait en rien d’éclairer les critères que devaient regarder les ministres fédéraux pour conclure à l’existence ou à l’inexistence d’un marché réservé obligatoire pour les entreprises autochtones, au sens de la SAEA. Ni la question ni la réponse ne renseignent en effet sur la question de savoir à qui les biens ou services sont « destinés principalement » et s’il s’agit d’une « population autochtone ». Le fait de simplement demander ou de savoir si les Innus d’Ekuanitishit « utilisent le quai » ne pouvait assurément pas établir s’ils sont les destinataires principaux des biens et services reliés à la reconstruction du quai, ni permettre de déterminer s’ils constituent une population autochtone au sens de la SAEA.
[118] M. Rochette ajoute dans son affidavit que, « récemment », l’ingénieure lui précise le sens de sa réponse et indique que, sur les 11 ou 12 bateaux qui utilisent le quai, il y a quelques bateaux de propriété autochtones et que, parmi ceux-ci, 1 ou 2 bateaux sont opérés par des capitaines autochtones. L’affidavit ne permet cependant pas de déterminer si cet élément d’information était entre les mains de M. Rochette en novembre 2012 lorsqu’il dit s’être penché sur l’application de la SAEA, ou s’il l’a simplement appris au moment où il a signé son affidavit en avril 2013.
[119] La Cour est d’avis que, dans ces circonstances, la décision du MTPSG d’écarter la SAEA sur la foi d’éléments aussi incomplets ne peut pas non plus faire partie des issues possibles et acceptables et ne constitue pas une décision raisonnable. Le MTPSG n’a tout simplement pas analysé les critères prescrits par la SAEA pour identifier si le projet de reconstruction du quai était un marché réservé obligatoire ou non.
[120] Peu importe l’angle sous lequel on regarde les démarches entreprises par les ministres fédéraux pour écarter la SAEA, elles reflètent donc toutes une situation où leur conclusion est déraisonnable aux yeux de la Cour.
[121] La Cour observe que les Innus d’Ekuanitshit, par l’entremise de M. Bernier et du Chef Piétacho, ont à maintes reprises exprimé leurs préoccupations eu égard au manque d’implication des Innus dans le processus d’octroi du contrat de reconstruction, et les raisons pour lesquelles un tel projet représentait une opportunité économique unique pour leur communauté. Selon le Chef Piétacho, non seulement une participation au projet de reconstruction aurait pu fournir des emplois de qualité pour les Innus d’Ekuanitshit pendant la construction, mais la participation au projet, et le quai qui en a résulté, aurait aussi été une source de fierté pour la communauté. Selon le Chef Piétacho et M. Bernier, il n’y a toutefois eu aucune retombée économique pour les Innus d’Ekuanitshit, que ce soit en termes d’emplois directs, de sous-traitance, de services de sécurité ou de fourniture de matériels de quelque nature que ce soit.
[122] Il ne faisait aucun doute que le quai de Mingan était limitrophe à un territoire autochtone et que, dès le lendemain de l’incendie en septembre 2009, les Innus d’Ekuanitshit avaient exprimé leur souci et leur intérêt pour la reconstruction du quai. Dans un tel contexte, il est clair que les ministres fédéraux savaient ou auraient dû savoir que l’application de la SAEA au projet de reconstruction du quai de Mingan était une chose à considérer de près dans les circonstances, et que cette question méritait au moins un examen solide et sérieux de la question avant de conclure sur le sujet. Or, la preuve démontre que tant le MPO et le MTPSG ont abordé la question de façon plutôt désinvolte et cavalière, ne prenant même pas la peine de considérer avec rigueur les critères établis par les directives du Conseil du Trésor au niveau de la SAEA.
[123] Il n’appartient pas à la Cour de déterminer si, aux termes d’une analyse adéquate en regard des faits et des directives applicables, le contrat de reconstruction du quai du Mingan était, oui ou non, un marché réservé obligatoire au sens de la SAEA. Il s’agit là d’un exercice qui relève de l’expertise des ministres fédéraux. Mais la Cour conclut qu’à la lumière des démarches faites par le MPO et le MTPSG dans ce dossier, la décision d’écarter la SAEA n’était pas raisonnable car les ministres fédéraux ont omis de considérer les éléments prescrits pour déterminer si, oui ou non, la SAEA s’appliquait.
(c) Les données et informations disponibles
[124] Par ailleurs, même si on faisait l’hypothèse que le MPO a considéré les exigences de la SAEA dans le cadre de l’octroi du contrat pour la reconstruction du quai, la preuve indique que les données et informations dont disposait le MPO étaient limitées et souvent contradictoires, et qu’elles ne pouvaient raisonnablement lui permettre de conclure que la SAEA ne s’appliquait pas en l’espèce. Dans ces circonstances, sa décision d’écarter la SAEA sur la base des renseignements en sa possession était aussi déraisonnable pour cette raison.
[125] Les principales données dont disposaient ou auraient pu disposer les ministres fédéraux se retrouvent dans l’affidavit de M. Boucher et dans la pièce LB-41 dont les Innus d’Ekuanitshit demandent la radiation. Elles portaient sur le nombre de navires, la valeur des pêches, le nombre de débarquements, et le volume des pêches. Dans son affidavit, M. Boucher indique en effet au paragraphe 65 que les « données pour les années 2008 à 2011 démontrent que le pourcentage des utilisateurs autochtones ne dépasse pas le seuil de 80% et ce, que les données soient analysées en termes de volume des prises débarquées (49% en moyenne), de valeur de ces prises (53% en moyenne), du nombre de débarquements (58% en moyenne) ou du nombre de navires (40% en moyenne). »
[126] Les données sur le nombre de navires étaient cependant contredites par d’autres éléments du dossier émanant aussi du MPO. Une affirmation provenant d’un représentant du MPO (l’ingénieure qui a répondu à M. Rochette) et faite à la veille de l’appel d’offres était à l’effet qu’il y aurait seulement 1 ou 2 bateaux autochtones au quai de Mingan. De plus, tant l’approbation préliminaire de juin 2010 que les documents d’approbation finale d’octobre et novembre 2012 contenaient des affirmations faites par le même MPO à l’effet qu’un peu plus du tiers des navires effectuant des débarquements au quai de Mingan appartenaient à des conseils de bande autochtones. Au surplus, l’analyse comparative des options préparée par le PPB en novembre 2010 indiquait quant à elle que « près de la moitié des navires sont autochtones », une déclaration que le document d’approbation définitive du projet d’octobre 2012 reprenait également dans sa discussion des options pour la reconstruction du quai.
[127] Ces statistiques appellent deux commentaires. D’une part, deux des données mentionnées par M. Boucher, soit la valeur des prises (à 53%) et le nombre de débarquements (à 58%) des « utilisateurs autochtones », dépassent le seuil de 50%, alors qu’une troisième, le volume des prises débarquées, est à 49%. Ce qui, en regard du premier critère de services « destinés principalement » à des populations autochtones, suggère que l’exigence de la SAEA à cet égard était possiblement rencontrée. D’autre part, en ce qui concerne le nombre des navires considérés comme autochtones, les données disponibles en provenance du MPO vont du tiers à près de la moitié des bateaux qui fréquentent le quai de Mingan. À la lumière de ces statistiques, la Cour n’est pas persuadée que les renseignements existaient pour permettre au MPO de raisonnablement conclure que les services de reconstruction du quai de Mingan n’étaient pas « destinés principalement » à des utilisateurs autochtones et ainsi écarter le premier critère établi par les directives du Conseil du Trésor.
[128] Le PGC soumet qu’au niveau de ce premier critère de « destinés principalement », un recensement de 2006 démontre que la population de la région de la Minganie-Basse-Côte-Nord où se trouve le quai de Mingan est à 73,3% non-autochtone et 26,6% autochtone. Cependant, non seulement n’y a-t-il aucune indication au dossier que le MPO ou le MTPSG ait considéré ces informations dans sa décision, mais rien n’indique non plus que cette population soit celle à qui sont « destinés principalement » les services de reconstruction du quai, par opposition par exemple à la réserve des Innus d’Ekuanitshit.
[129] D’autre part, les données auxquelles réfèrent M. Boucher et le MPO concernent des statistiques sur l’utilisation du quai de Mingan plutôt que sur les utilisateurs de l’infrastructure. On parle en effet de nombre de bateaux, de valeur des prises, de nombre de débarquements et de volume des prises. Or, le deuxième critère pour déterminer si la SAEA s’applique à un approvisionnement oblige de considérer le concept de population et requiert donc d’établir si on est en présence d’une « population autochtone », soit une région ou une collectivité où les autochtones constituent au moins 80 p. 100 de la population ou un groupe de personnes destinataire d'un approvisionnement qui est formé d'autochtones dans une proportion d'au moins 80 p. 100. Dans les deux cas, la SAEA parle expressément d’une appréciation en fonction de la population autochtone et renvoie donc à un concept d’individus et personnes impliquées. Or, les chiffres de M. Boucher et du MPO ne font référence qu’aux prises, aux débarquements et aux navires, chacun étant une façon d’utiliser le quai plutôt qu’un individu qui l’utilise. Aucune des données au dossier ne discute donc de la question de savoir si les principaux destinataires du quai de Mingan sont une population autochtone.
[130] Bien que la Cour accepte que le nombre de navires et les autres mesures de l’activité portuaire du quai de Mingan soient pertinents à l’analyse et jouent un rôle important en raison de la vocation commerciale du quai, il n’en demeure pas moins que la SAEA fait expressément référence à un critère de population et d’individus. Les ministres fédéraux devaient donc considérer et regarder des données d’utilisateurs pour évaluer le second critère et déterminer si la SAEA s’appliquait ou non. C’est ce que prescrivent les directives du Conseil du Trésor.
[131] Le PGC plaide que les données d’utilisation du quai sont en fait une bonne approximation des données d’utilisateurs, et que le MPO pouvait raisonnablement utiliser les premières pour estimer les secondes. La Cour ne partage pas cette position, qu’elle juge spéculative. La Cour est plutôt d’avis qu’il n’était pas raisonnable de considérer les données d’utilisation du quai comme une mesure équivalente et interchangeable pour déterminer si on est en présence d’une « population autochtone » au sens de la SAEA, et de présumer qu’il pouvait y avoir une adéquation entre les chiffres d’utilisation et l’impact en termes de nombre de personnes. En effet, si par exemple les bateaux autochtones utilisaient plus de main-d’œuvre ou étaient moins automatisés, les données d’utilisation cacheraient un nombre plus élevé d’individus autochtones impliqués dans les activités de pêche tributaires du quai.
[132] Les ministres fédéraux n’ont pas établi le lien entre le nombre de bateaux, le volume des pêches ou le nombre de débarquements et le nombre de personnes affectées par les services du quai de Mingan. La Cour n’est donc pas satisfaite, sans autre élément de preuve ou données à cet égard, que les ministres fédéraux pouvaient raisonnablement inférer des informations sur le nombre de navires, le volume et la valeur des pêches ou le nombre de débarquements, que cela reflétait nécessairement la réalité du nombre de personnes à qui se destinaient les services de reconstruction du quai de Mingan. Les renseignements au dossier ne permettaient donc pas de déterminer si les principaux destinataires du quai de Mingan étaient, oui ou non, une « population autochtone » au sens de la SAEA.
[133] À ce sujet, la Cour remarque que la preuve déposée dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire indique aussi que, selon les témoignages des Innus d’Ekuanitshit et notamment de M. Bernier, les bateaux des utilisateurs Innus compteraient en fait pour la majorité des jours de pêche commerciale et la majorité de membres d’équipage sur les bateaux commerciaux. Constituant la majorité des utilisateurs du quai, cette population serait donc le principal destinataire du quai de Mingan, peu importe comment cette majorité est mesurée. L’affidavit supplémentaire de M. Vigneault indique également que le volume et la valeur des pêches peuvent être des indicateurs trompeurs pour mesurer l’utilisation du quai de Mingan en raison des différentes façons dont sont traitées les espèces (par exemple, écaillage sur le bateau ou non). De plus, le simple nombre d’utilisateurs propriétaires de bateaux serait aussi trompeur car les détenteurs de permis autochtones utilisent le même bateau pour plusieurs espèces, à l’inverse des bateaux allochtones qui utilisent un bateau pour chaque espèce. Les bateaux autochtones vont donc sur la mer beaucoup plus longtemps que ceux des autres utilisateurs, avec le résultat que les bateaux des utilisateurs autochtones comptent pour plus de jours de pêche et de membres d’équipage même s’ils ne forment pas la majorité des navires.
[134] Ainsi, les données révélées lors de la demande de contrôle judiciaire viennent confirmer que, si une analyse adéquate des utilisateurs du quai de Mingan avait été effectuée, le MPO et le MTPSG ne pouvaient pas raisonnablement écarter l’application de la SAEA.
[135] La Cour ne retient pas cependant l’argument des Innus d’Ekuanitshit voulant que le calcul de l’utilisation autochtone du quai de Mingan soit erroné parce qu’elle exclut tous les utilisateurs non commerciaux. Les Innus d’Ekuanitshit confondent ici le port de Mingan et le quai de Mingan. Le port réfère à l’ensemble de l’aire portuaire de Mingan alors que le quai concerne une infrastructure bien précise pour l’industrie de la pêche commerciale. La preuve au dossier démontre que les utilisateurs autochtones non commerciaux sont présents au port de Mingan mais qu’ils n’utilisent pas le quai de Mingan, qui est le seul objet du contrat de reconstruction octroyé par les ministres fédéraux. Les activités non commerciales des Innus d’Ekuanitshit au port de Mingan, tels les excursions aux îles de Mingan ou les départs de familles pour aller à la chasse aux oiseaux migrateurs dans l’archipel de Mingan, partent en effet du port de Mingan et non du quai proprement dit. Elles proviennent des quais flottants de Parcs Canada situés à l’ouest du quai commercial. Bien que le port de Mingan soit effectivement à la fois un port de pêche et de plaisance (désigné comme tel par le PPB), le quai lui-même ne sert qu’à la pêche commerciale. C’est donc à bon droit que les ministres fédéraux n’ont pas considéré (et n’avaient pas à le faire) l’utilisation non commerciale du port de Mingan par les Innus d’Ekuanitshit dans leur appréciation de l’application de la SAEA au projet de reconstruction du quai.
(3) Conclusion
[136] Considérant tous ces éléments, la Cour conclut qu’il n’était pas raisonnable de simplement recycler l’analyse apparemment effectuée pour les quais flottants temporaires de remplacement et de présumer, ex post facto, que ce qui avait été fait pour ces installations temporaires vaudrait de façon similaire pour la reconstruction du quai de Mingan. La Cour est aussi d’avis qu’en regard de la preuve au dossier, la décision d’écarter l’application de la SAEA a été prise sans tenir compte des critères expressément prescrits par la SAEA et reposait sur des éléments de preuve incomplets et contradictoires qui ne permettaient pas de raisonnablement conclure que la SAEA ne s’appliquait pas en l’espèce.
[137] La décision du MPO et du MTPSG ne fait pas donc partie des issues possibles et acceptables dans les circonstances et n’est pas raisonnable. De plus, l’absence de motifs expliquant cette décision d’écarter la SAEA lui enlève la transparence et l’intelligibilité nécessaires pour la justifier. Ainsi, la décision et les explications données ne rencontrent en aucun cas la norme de la décision raisonnable (Dunsmuir au para 54; Montréal aux para 37-38). Bien que la norme de la décision raisonnable exige une déférence à l’égard de la décision rendue, elle requiert tout de même que la décision soit fondée sur le dossier. En l’espèce, la Cour ne peut pas identifier sur quelle base les ministres fédéraux ont pu raisonnablement décider que la SAEA n’était pas applicable.
[138] Lors de l’audience, les procureurs des Innus d’Ekuanitshit ont convenu qu’il n’appartient pas à la Cour, dans une demande de contrôle judiciaire comme celle-ci, de se substituer aux ministres fédéraux et de décider à leur place si la SAEA devait effectivement s’appliquer à la lumière des faits qui auront été mis en preuve. C’est là le champ d’expertise du décideur. La Cour n’est d’ailleurs pas en mesure de déterminer, sur la base de la preuve qui était devant les ministres fédéraux et qui est devant elle aujourd’hui, si la SAEA devait s’appliquer ou non à la reconstruction du quai ou encore si l’application de la SAEA aurait permis aux Innus d’Ekuanitshit d’obtenir l’accommodement qu’ils recherchaient. La Cour ne peut que constater qu’une considération adéquate de la SAEA aurait peut-être pu mener à un résultat différent quant au processus d’attribution du contrat de reconstruction du quai de Mingan.
[139] L’arrêt Newfoundland Nurses établit que, lorsqu’elles sont manifestes, les lacunes de la preuve peuvent être comblées s’il est possible de le faire en s’appuyant sur le dossier et sur des inférences logiques, virtuellement comprises dans le résultat, mais non expressément tirées par le décideur. Cependant, comme la Cour l’a exprimé dans Komolafe c Canada (Ministre de la citoyenneté et de l’immigration), 2013 CF 431 au para 11, Newfoundland Nurses n’autorise pas la Cour
à deviner quelles conclusions auraient pu être tirées ou à émettre des hypothèses sur ce que le tribunal a pu penser. C’est particulièrement le cas quand les motifs passent sous silence une question essentielle. Il est ironique que l’arrêt Newfoundland Nurses, une affaire qui concerne essentiellement la déférence et la norme de contrôle, soit invoqué comme le précédent qui commanderait au tribunal ayant le pouvoir de surveillance de faire le travail omis par le décideur, de fournir les motifs qui auraient pu être donnés et de formuler les conclusions de fait qui n’ont pas été tirées. C’est appliquer la jurisprudence à l’envers. L’arrêt Newfoundland Nurses permet aux cours de contrôle de relier les points sur la page quand les lignes, et la direction qu’elles prennent, peuvent être facilement discernées. Ici, il n’y a même pas de points sur la page.
[140] Ce n’est donc pas à la Cour, dans le cadre du présent contrôle judiciaire, de définir les points sur la page quand ils n’apparaissent même pas clairement au dossier. La déférence signifie que la Cour doit parfois remettre l’affaire au décideur pour lui laisser l’opportunité d’établir et de donner ses propres raisons pour sa décision (Lemus c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CAF 114 aux para 28-29). En l’espèce, la Cour doit donc se limiter à déclarer qu’à son avis, la décision des ministres fédéraux sur la SAEA n’est pas raisonnable car les ministres fédéraux n’ont pas analysé les critères que la SAEA leur impose de considérer et que les informations nécessaires pour déterminer si la SAEA s’appliquait ou non étaient inadéquates. Certes, comme le soulignent les Innus d’Ekuanitshit, une considération qui aurait mené à l’application de la SAEA aurait pu rendre possible toute une gamme d’options, dont celle de l’accommodement recherché par la communauté et l’octroi d’un contrat de gré à gré. Mais il n’appartient pas à la Cour de déterminer en l’espèce quelle option aurait pu prévaloir.
[141] Dans ces circonstances, la Cour est d’avis qu’elle n’a pas à rendre les ordonnances précises recherchées par les Innus d’Ekuanitshit dans leur avis de demande initial et à émettre un jugement déclaratoire qui déterminerait si le projet de reconstruction du quai de Mingan constitue, oui ou non, des biens ou services qui « sont destinés principalement à des populations autochtones » et soumis à la SAEA. De plus, puisque les Innus d’Ekuanitshit ne recherchent plus l’annulation de l’avis d’appel d’offres ou du contrat pour la reconstruction du quai de Mingan, la Cour n’a pas, dans les circonstances, à prononcer de conclusions sur ces aspects de leur demande de contrôle judiciaire ou à retourner le dossier aux ministres fédéraux pour qu’ils reconsidèrent la question de l’application de la SAEA à l’approvisionnement en cause.
B. Les ministres fédéraux avaient-ils une obligation de type Haïda de consulter et d’accommoder les Innus d’Ekuanitshit dans le cadre du processus menant à l’adjudication du contrat de reconstruction du quai?
[142] Les Innus d’Ekuanitshit soutiennent également que les ministres fédéraux ont manqué, en sus du contexte plus particulier de la SAEA, à l’obligation de consultation et d’accommodement envers les autochtones qui incombe de façon générale à la Couronne et au gouvernement fédéral. Plus spécifiquement, dans leur avis de demande amendée, les Innus d’Ekuanitshit recherchaient expressément les remèdes suivants :
1. Une déclaration que les ministres des Pêches et des Océans et des Travaux publics et des Services gouvernementaux […] :
a. n’ont pas rempli de façon adéquate leur obligation de consulter les Innus de Ekuanitshit sur les éléments du projet de reconstruction du quai de Mingan qui sont susceptibles d’avoir un effet préjudiciable sur leurs droits ancestraux; et
b. n’ont pas cherché, dans un esprit de conciliation, les mesures d’accommodement exigées par l’honneur de la Couronne;
[…]
6. Le renvoi de l’approvisionnement constitué par la reconstruction du quai de Mingan au Ministre des Pêches et des Océans et au Ministre des Travaux publics et des Services gouvernementaux, afin qu’ils :
a. consultent, conformément à l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, les Innus de Ekuanitshit sur les éléments du projet qui sont susceptibles d’avoir un effet préjudiciable sur leurs droits et cherchent des mesures d’accommodement, telles qu’exigées par l’honneur de la Couronne.
[143] Ce volet de leur demande de contrôle judiciaire réfère donc à l’obligation de consultation et d’accommodement de la Couronne telle qu’énoncée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Haïda et la jurisprudence qui l’a suivi. Certes, dans leur mémoire des faits et du droit, les Innus d’Ekuanitshit référaient de façon plus succincte et générale à une déclaration que les ministres fédéraux n’ont pas rempli de façon adéquate « leur obligation de consulter et d’accommoder les Innus d’Ekuanitshit » avant de rendre la décision constituée par l’adjudication du contrat de reconstruction du quai de Mingan ou par l’avis d’appel d’offres. Toutefois, il ne fait aucun doute que ce langage renvoie lui aussi à l’obligation de consultation et d’accommodement telle qu’elle a été développée par la Cour suprême sur la question.
(1) Quelle est la norme de contrôle applicable?
[144] La première question à déterminer est encore une fois la norme de contrôle applicable à ce second volet de la demande de contrôle judiciaire des Innus d’Ekuanitshit.
[145] La norme de contrôle qui régit les affaires où la « conduite du gouvernement est contestée parce qu’il ne se serait pas acquitté de son obligation de consulter et d’accommoder en attendant le règlement des revendications » a fait l’objet d’une première analyse dans l’arrêt Haïda (au para 60). Le consensus qui se dégage de la jurisprudence est qu’une question portant sur l’existence et la teneur de cette obligation de consultation et d’accommodement est une question de droit qui commande la norme de contrôle de la décision correcte (Haïda au para 61; Rio Tinto Alcan Inc. c Carrier Sekani Tribal Council, 2010 CSC 43 [Rio Tinto] aux para 63-65; Beckman c Première Nation de Little Salmon/Carmacks, 2010 CSC 53 [Beckman] au para 48; Conseil des Innus de Ekuanitshit c Canada (Procureur général), 2014 CAF 189 [Ekuanitshit CAF] au para 82; Première Nation de Long Plain c Canada, 2012 CF 1474 [Long Plain] aux para 63-64). De la même manière, la détermination de l’étendue de cette obligation est également contrôlable selon la norme de la décision correcte, à savoir une bonne compréhension de l’importance de la revendication ou la gravité de l’atteinte (Haïda au para 63; Long Plain aux para 63-64).
[146] Par contre, pour décider si, par ses efforts, la Couronne s’est acquittée de son obligation de consultation dans une situation particulière, il faut évaluer les faits de l’espèce au vu de la teneur de l’obligation. Ainsi, la norme de contrôle applicable à la satisfaction ou au caractère adéquat de l’obligation de consulter et d’accommoder et à la question de savoir si la Couronne s’est déchargée de son obligation est celle de la décision raisonnable, puisque cette décision est une question mixte de faits et de droit (Haïda au para 63; Rio Tinto au para 64; Long Plain au para 65; Conseil des Innus de Ekuanitshit c Canada (Procureur général), 2013 CF 418 [Ekuanitshit] aux para 96-98).
(2) Quel est le contenu de l’obligation de consulter et d’accommoder?
[147] La Cour suprême du Canada a énoncé le cadre et le contexte de l’obligation de consultation et d’accommodement dans les arrêts Haïda, Rio Tinto et Première nation crie Mikisew c Canada (Ministre du Patrimoine canadien), 2005 CSC 69 [Mikisew]. La Cour suprême a ainsi statué que la Couronne a une obligation de consultation et, le cas échéant, d’accommodement, lorsqu’elle envisage une conduite susceptible d’avoir des effets préjudiciables sur des droits ancestraux ou issus de traités, établis ou potentiels, des peuples autochtones au Canada. Le plus haut tribunal du pays a établi que cette obligation découle de l’honneur de la Couronne et de la relation spéciale qui existe entre la Couronne et les peuples autochtones. Cette obligation de consulter est fondée sur l’interprétation judiciaire des obligations de la Couronne dans le contexte des droits ancestraux ou issus de traités des peuples autochtones, tels qu’ils sont reconnus et confirmés à l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.‑U.), 1982, c 11 [Loi constitutionnelle de 1982].
[148] Dans la récente affaire Première Nation des Hupacasath c Canada (Affaires étrangères et Commerce international Canada), 2015 CAF 4 [Hupacasath], la Cour d’appel fédérale a bien résumé, aux para 80-84, le contexte et les exigences de l’obligation de consultation et d’accommodement. La Cour y a cerné dans les termes suivants le droit applicable quant à ce qui fait naître l'obligation de consulter les autochtones et, si nécessaire, de tenir compte de leurs droits ancestraux et titres aborigènes revendiqués :
[80] […] Après examen de ces observations, j'en viens à la conclusion que l'arrêt Nation Tsilhqot'in n'a pas changé le droit quant aux circonstances où l'obligation de consulter du Canada prend naissance. Ce jugement confirme en fait que les arrêts Rio Tinto, Mikisew et Nation haïda, précités, énoncent toujours le droit applicable sur ce point (voir Nation Tsilhqot'in, aux paragraphes 78, 80 et 89).
[81] Le plus récent des trois arrêts, Rio Tinto, intègre ce qui a été décidé antérieurement dans Mikisew et Nation haïda quant à l'obligation de consulter. Dans Rio Tinto, la Cour suprême a énoncé quels éléments précis devaient être présents pour que prenne naissance l'obligation de consulter. Elle a toutefois aussi exposé certains objectifs que l'obligation était censée atteindre. Il faut bien garder ces objectifs à l'esprit lorsqu'on cherche à savoir si les éléments requis sont présents.
[82] La Cour suprême a mentionné deux objectifs que l'obligation de consulter était destinée à promouvoir : en premier lieu, « la nécessité de protéger les droits ancestraux et de préserver l'utilisation ultérieure des ressources revendiquées par les peuples autochtones, compte tenu des intérêts opposés de la Couronne » (Rio Tinto, précité, au paragraphe 50); en deuxième lieu, la nécessité de « reconnaître que les actes touchant un titre aborigène ou un droit ancestral non encore établi, ou des droits issus de traités, peuvent avoir des répercussions [défavorables] irréversibles qui sont incompatibles avec l'honneur de la Couronne » (Rio Tinto, précité, au paragraphe 46).
[83] Cette dernière notion — à savoir que l'obligation vise à empêcher la possibilité actuelle et réelle de causer un préjudice imputable à un comportement non honorable auquel on ne pourrait pas remédier par la suite — est fondamentale :
[...] Si [la Couronne] entend agir honorablement, elle ne peut traiter cavalièrement les intérêts autochtones qui font l'objet de revendications sérieuses dans le cadre du processus de négociation et d'établissement d'un [Accord]. Elle doit respecter ces intérêts potentiels mais non encore reconnus. La Couronne n'est pas paralysée pour autant. Elle peut continuer à gérer les ressources en question en attendant le règlement des revendications. Toutefois, selon les circonstances, question examinée de façon plus approfondie plus loin, le principe de l'honneur de la Couronne peut obliger celle-ci à consulter les Autochtones et à prendre raisonnablement en compte leurs intérêts jusqu'au règlement de la revendication. Le fait d'exploiter unilatéralement une ressource faisant l'objet d'une revendication au cours du processus visant à établir et à régler cette revendication peut revenir à dépouiller les demandeurs autochtones d'une partie ou de l'ensemble des avantages liés à cette ressource. Agir ainsi n'est pas une attitude honorable.
(Nation haïda, précité, au paragraphe 27.)
[84] Vu ces objectifs, la Cour suprême nous a dit dans l'arrêt Rio Tinto, précité, aux paragraphes 40 à 50, que trois éléments étaient requis pour que l'obligation de consulter prenne naissance :
- la Couronne doit « avoir connaissance, concrètement ou par imputation, d'une revendication [autochtone] visant la ressource ou la terre qui s'y rattache » (au paragraphe 40);
- « la mesure ou la décision de la Couronne doit mettre en jeu un droit ancestral éventuel », c'est-à-dire qu'est visée une mesure constituant même une « décision stratégique prise en haut lieu » (au paragraphe 44) qui est « susceptible d'avoir un effet préjudiciable sur la revendication ou le droit en question » (au paragraphe 42) ou qui présente un « risque d'effet préjudiciable » (au paragraphe 44);
- il doit exister la « possibilité que la mesure de la Couronne ait un effet sur une revendication autochtone ou un droit ancestral », en ce sens qu'il doit exister « un lien de causalité entre la mesure ou la décision envisagée par le gouvernement et un effet préjudiciable éventuel sur une revendication autochtone ou un droit ancestral » (au paragraphe 45).
[149] L'obligation de consulter prend donc naissance lorsque la Couronne a connaissance, concrètement ou par imputation, de l’existence potentielle d’un droit ou titre ancestral revendiqué et envisage des mesures susceptibles d’avoir un effet préjudiciable sur celui-ci (Haïda au para 35). Dans Rio Tinto, la Cour suprême a précisé que cette obligation nécessite trois volets pour prendre forme : « (1) la connaissance par la Couronne, réelle ou imputée, de l’existence possible d’une revendication autochtone ou d’un droit ancestral, (2) la mesure envisagée de la Couronne et (3) la possibilité que cette mesure ait un effet préjudiciable sur une revendication autochtone ou un droit ancestral » (Rio Tinto au para 31).
[150] L’obligation qu’a le gouvernement du Canada de consulter les peuples autochtones et d’accommoder leurs intérêts dans certaines circonstances repose sur l’honneur de la Couronne (Haïda aux para 16 et 20), lequel existe « [d]ans tous ses rapports avec les peuples autochtones, qu’il s’agisse de l’affirmation de sa souveraineté, du règlement de revendications ou de la mise en œuvre de traités ». Ce principe d’honneur de la Couronne doit recevoir une interprétation libérale afin de refléter les réalités sous‑jacentes dont il découle (Haïda au para 17) et l’obligation de consulter doit donc être envisagée de manière « généreuse » et « téléologique » (Rio Tinto au para 43). Cette obligation existe même si les droits et titres ancestraux revendiqués ne sont pas suffisamment précis. Ceci dit, dans tous les cas, l’obligation de consultation doit tout de même être reliée à un droit ancestral ou à une revendication autochtone. Les objectifs de la reconnaissance de l’obligation de consulter consistent incidemment à protéger les droits ancestraux contre tout préjudice ou toute répercussion défavorable irréversible et à préserver l’utilisation ultérieure des ressources revendiquées par les peuples autochtones (Hupacasath au para 103).
[151] Par ailleurs, ce ne sont pas n’importe quels droits autochtones qui donnent ouverture à l’obligation de consultation. Les droits ancestraux qui sont pertinents aux fins de l’obligation de consulter sont en effet ceux protégés par le paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982, lequel reconnaît et confirme les droits existants – ancestraux ou issus de traités – des peuples autochtones du Canada. Le paragraphe 35(3) précise qu’il est entendu, aux fins de cette disposition, que sont compris parmi les « droits issus de traités » les « droits existants issus d’accords sur des revendications territoriales ou ceux susceptibles d’être ainsi acquis ». Les titres ancestraux réfèrent aux titres découlant de l’occupation des terres par les autochtones antérieurement à l’affirmation de la souveraineté européenne sur le territoire canadien (Ekuanitshit CAF au para 84). L’obligation de consulter vise à protéger les droits ancestraux et les droits issus de traités, ainsi que la réalisation de l’objectif de la réconciliation des peuples autochtones et de la Couronne (Rio Tinto au para 34; Manitoba Metis au para 66).
[152] Comme la Cour l’a affirmé dans Simon, la jurisprudence ne dispose toutefois pas que l’honneur de la Couronne et l’obligation de consultation et d’accommodement entrent en jeu dans toutes les formes d’interactions entre le gouvernement du Canada et les peuples autochtones du pays, ou à chaque fois que la Couronne prend des mesures qui pourraient avoir des répercussions indirectes sur les peuples autochtones (Simon au para 119). Les tribunaux, dans l’arrêt Haïda et dans les décisions qui ont suivi, ont plutôt souligné que l’honneur de la Couronne entre uniquement en jeu lorsque des intérêts ou des droits ancestraux sont en cause et que les autochtones ont réussi à démontrer qu’il existait un droit ou un titre ancestral qui peut être touché négativement par une décision ou une mesure des autorités gouvernementales canadiennes. Ce sont ces droits, et uniquement ces droits, qui sont pertinents.
[153] Par exemple, dans l’affaire Haïda, la Cour suprême avait consacré l’obligation de consultation et d’accommodement qui incombe à la Couronne dans la gestion des forêts des îles Haida Gwaii, dans le contexte d’une affirmation non prouvée, mais crédible, que la Nation haïda avait mis de l’avant concernant un titre aborigène qu’elle détient sur la terre ainsi que leurs droits de récolter des cèdres rouges matures. L’effet préjudiciable était lié au passage de la route à travers le territoire autochtone. Dans Misikew, l’affaire traitait des effets préjudiciables du passage d’une route dans un parc sur les activités de chasse et de piégeage des autochtones. Dans Hupacasath, les différents droits ancestraux revendiqués avaient été expressément exprimés et détaillés par la nation autochtone impliquée. Ils étaient reliés à la conservation, l’exploitation, la gestion, la protection et l’utilisation bien précises des ressources halieutiques, fauniques et autres à l’intérieur du territoire traditionnel de la nation autochtone. Le gouvernement du Canada avait confirmé qu’il était au courant que ces droits ancestraux avaient été mis de l’avant par les autochtones lors de négociation de traités et dans le contexte de litiges, et il reconnaissait que ces droits trouvaient leurs origines dans l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982.
(3) Y avait-il une obligation de consulter et d’accommoder en l’espèce?
[154] La question à déterminer est donc de savoir si ces conditions pour une obligation de consultation et d’accommodement existent en l’espèce. Il ne fait pas de doute qu’il y a une mesure envisagée par la Couronne, à savoir le projet de reconstruction du quai de Mingan. Reste cependant à savoir si (1) les ministres fédéraux avaient une connaissance, réelle ou imputée, de l’existence possible d’une revendication autochtone ou d’un droit ancestral des Innus d’Ekuanitshit, et si (2) il y avait une possibilité que la mesure envisagée ait un effet préjudiciable sur une revendication autochtone ou un droit ancestral.
[155] Les Innus d’Ekuanitshit soutiennent qu’en l’espèce, une obligation de consulter a pris naissance relativement au projet de reconstruction du quai de Mingan, puisque ce projet risquait d’avoir des effets préjudiciables sur leurs droits ancestraux, à savoir leurs droits relatifs aux terres sur lesquelles est situé le quai. En effet, selon les Innus d’Ekuanitshit, ces terres ont toujours été occupées par eux et jouent un rôle important dans leur utilisation traditionnelle du territoire. En fait, les Innus d’Ekuanitshit disent détenir un titre ancestral sur ces terres, une revendication que la Couronne a incidemment jugée suffisamment sérieuse pour l’accepter aux fins de négociations d’un traité.
[156] La Cour ne souscrit pas aux arguments des Innus d’Ekuanitshit sur cette question. La Cour est plutôt d’avis que, dans les circonstances et pour les motifs qui suivent, la preuve n’établit pas que les conditions existaient pour que prenne naissance une obligation de consultation au sens de l’arrêt Haïda. Il est vrai que l’application de politiques ou directives du Conseil du Trésor par un office fédéral peut donner lieu à l’obligation de consultation et d’accommodement que la Couronne doit aux peuples autochtones (Long Plain aux para 47, 55 et 66). Mais encore faut-il que la communauté autochtone puisse faire valoir qu’elle possède une « revendication défendable » qui sera affectée par la directive ou la mesure en cause. Et la communauté autochtone doit aussi faire état et démontrer l’existence d’un effet préjudiciable causé par la mesure envisagée sur le droit ancestral ou la revendication autochtone.
[157] Il n’en est rien en l’espèce. Il ressort de la preuve que, contrairement à la plupart des autorités et précédents cités par les Innus d’Ekuanitshit, les ministres fédéraux n’avaient pas une connaissance, réelle ou imputée, de l’existence réelle ou potentielle d’une revendication autochtone ou d’un droit ancestral des Innus d’Ekuanitshit dans le cadre du projet de reconstruction du quai de Mingan, et qui pourrait être touché de façon préjudiciable par la conduite ou la mesure envisagée par la Couronne.
(a) Absence de droits ancestraux ou de titres aborigènes identifiés
[158] L’arrêt Haida et sa descendance exigent, pour ouvrir la porte à l’obligation de consultation et d’accommodement, des situations où la revendication repose sur une « preuve à première vue solide » étayant l’existence d’un droit ancestral ou d’un titre revendiqué et de la gravité des effets préjudiciables potentiels sur le droit ou le titre et où « il peut s’avérer nécessaire de tenir une consultation approfondie en vue de trouver une solution provisoire acceptable » (aux para 39, 43-45).
[159] Or, les Innus d’Ekuanitshit n’ont pas fait valoir, dans leurs discussions avec les ministres fédéraux sur le projet de reconstruction du quai de Mingan ou dans les préoccupations qu’ils ont exprimées eu égard au projet, l’existence d’un tel droit ancestral ou titre aborigène revendiqué au sens où l’entend la jurisprudence. D’ailleurs, l’avis de demande fait simplement référence à leurs « droits ancestraux » ou leurs « droits », sans plus. Des représentations ont effectivement été faites par les Innus d’Ekuanitshit au niveau des bénéfices et des retombées économiques positives que leur participation dans le projet de reconstruction du quai pourrait générer. Mais, après examen de la preuve, la Cour conclut que ces représentations n’ont jamais soulevé de droit ancestral ou de revendication territoriale particulier lié au projet de reconstruction. La Cour est d’avis que les prétentions des Innus d’Ekuanitshit au niveau de leur participation dans le projet de reconstruction du quai ne découlaient pas d’une revendication autochtone potentielle ni d’un droit issu d’un traité en vertu du paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982.
[160] La Cour partage donc la position du PGC à l’effet que les Innus d’Ekuanitshit n'ont pas produit de preuve suffisante et concluante pour démontrer quels droits ancestraux risquaient d’être affectés par la décision des ministres fédéraux, puisque celle-ci touche simplement au processus d’adjudication d’un contrat de reconstruction du quai. Une mesure relative à l’obtention d’un contrat pour la reconstruction d’un quai existant ne concerne pas en soi, sans preuve à l’appui, un droit ancestral ou à un droit relatif aux terres où est situé le quai.
[161] Il importe de revoir les représentations faites par les Innus d’Ekuanitshit lors de leurs différentes discussions avec le MPO et le MTPSG entre l’incendie de septembre 2009 et l’adjudication du contrat de reconstruction du quai en janvier 2013. Ces représentations ont commencé en septembre 2009 avec la lettre adressée au MPO en place par le Chef Piétacho et la promesse du MPO d’impliquer les Innus d’Ekuanitshit dans le processus d’attribution du contrat. Les Innus d’Ekuanitshit, notamment par l’entremise de M. Bernier et du Chef Piétacho, ont ensuite indiqué à plusieurs reprises, notamment à la fin de l’année 2012, que le projet de reconstruction du quai allait être réalisé dans la communauté même d’Ekuanitshit et que, dans l’esprit des Innus, le maître d’œuvre devrait donc être une entreprise appartenant à la communauté. Ou à tout le moins que des membres de la communauté devaient être impliqués dans le projet.
[162] Dans sa lettre du 21 septembre 2009 au MPO de l’époque, le Chef Piétacho parle du quai comme de « l’infrastructure principale de notre développement » dans le secteur de la pêche commerciale et du fait que « le développement de nos pêches permet du travail aux jeunes et fait partie des outils mis à notre disposition pour améliorer le bilan social de nos communautés Innues ». En aucun temps n’y a-t-il de référence à des droits ancestraux ou des titres territoriaux mis en cause par le projet de reconstruction du quai. De la même manière, les résolutions du Conseil des Innus d’Ekuanitshit de décembre 2009 parlent de l’importance d’agir rapidement « afin de reconstruire cette infrastructure essentielle à l’industrie de la pêche de la région ».
[163] Les procès-verbaux des rencontres d’octobre et décembre 2012 font pour leur part état de la demande des Innus d’Ekuanitshit faite au MPO d’envisager l’octroi du contrat de construction du nouveau quai de gré à gré, mais sans mention aucune de droit ancestral ou de titre aborigène affectés par le projet.
[164] Les éléments de preuve les plus précis et détaillés qui font état des « préoccupations » des Innus d’Ekuanitshit au sujet du projet de reconstruction du quai sont deux courriels datés du 6 novembre 2012 adressés par M. Bernier à la représentante de SNC dans le cadre de la consultation environnementale menée par SNC à la fin de l’année 2012. M. Bernier y exprimait ainsi les préoccupations des Innus d’Ekuanitshit au sujet du projet de reconstruction du quai de Mingan :
[…]
Nos préoccupations se situe [sic] principalement à la phase de conception et de construction.
Conception :
Étant membre de l’Association portuaire de Mingan, nous avons participé activement à l’établissement du concept de la nouvelle infrastructure avec Pêches et Océans Canada. Malheureusement, l’aspect budgétaire a surtout conduit les travaux du MPO à cet égard. Le milieu utilisateur, les communautés de Ekuanitshit, de Longue-Pointe de Mingan, les Sociétés de pêche commerciale, Poséidon, les plaisanciers ainsi que Parcs Canada ont identifiés leurs préoccupations et besoins afin de se faire doter d’une infrastructure adéquate et répondant aux besoins à long terme. Mais, encore une fois, le gouvernement fédérale n’a écouté que les dollars disponibles à une reconstruction. C’est d’ailleurs pour cette raison le retard au Projet puisque le milieu a tenté de convaincre les responsables du MPO pour voir à long terme et pour l’ensemble des utilisateurs.
Construction :
Le quai devrait être construit un peu plus à l’ouest du site de l’ancienne infrastructure en raison des pieux de cette ancienne infrastructure qui y sont toujours. Dans les années 60 ou 70, un bateau aurait perdu plusieurs boîtes au site de l’ancien quai et aux alentours. Ces boîtes auraient contenues des pièces archéologique. Il serait donc pertinent de connaître cette histoire, d’en voir la véracité et d’effectuer des sondages appropriés.
La communauté utilise ce secteur pour les activités suivantes :
- Promenade (beaucoup de famille et beaucoup de jeunes fréquentent ce secteur durant les périodes de beau temps);
- Site de débarquement des embarcations de plaisance pour la période commençant en mars et se terminant en octobre;
- Pêche commerciale (Pêcheries Shipek s.e.c.);
- Activités touristiques (d’ailleurs notre Maison de la culture innue est construite à proximité);
- Activités de pêche sportive;
- Activité religieuse (l’église est à proximité ainsi que le cimetière et les airs de recueillement extérieurs).
De plus, l’aspect environnement relativement aux impacts de la construction sur les espèces marines (bruits, déversement potentiel ou autres) préoccupe la communauté.
Donc, il nous apparaît très important de considérer les mesures que le MPO entend prendre pour assurer la communauté que toutes les mesures d’atténuation seront prisent pour diminuer les impacts de la construction sur les activités pratiqués ainsi que la protection de l’air marin et de la berge. De plus, des mesures prisent en cas de découverte archéologique.
En terminant, nous avons demandé que la communauté, par ses Sociétés de construction, soit le maître d’œuvre de la construction. Ce Projet se réalisera sur le territoire de Ekuanitshit et dans la communauté même de Ekuanitshit. Lorsque des Projets de construction se font sur notre territoire, plusieurs ministère fédéraux (AADNC entre autre) et provinciaux (MTQ entre autre) prennent des ententes de maîtrise d’œuvre avec la communauté de type gré à gré. Cette demande fut faite auprès du MPO qui s’est montré fermé à cette idée même si d’autres ministères le font. Ceci n’est pas acceptable pour la communauté qui n’a pas l’intention de laisser d’autres entrepreneurs extérieurs effectuer des travaux sur notre territoire que nos Sociétés peuvent faire.
Nous avons l’expertise pour prendre cette responsabilité de maître d’œuvre et serions tout indiqué de fournir l’assurance auprès de notre population que leurs préoccupations seront considérées. Je vous joint l’expérience que nos Sociétés ont acquis ces dernières années en matière de gestion de projets divers en construction.
En espérant que nos préoccupations seront prisent en compte, veuillez agréer, madame Cartier, nos salutations les meilleures.
[165] Dans un second courriel adressé à la représentante de SNC, toujours le 6 novembre 2012, M. Bernier ajoutait ce qui suit :
[…]
Suivant mon courriel de ce matin sur nos préoccupations, je n’avais pas beaucoup élaboré sur deux points :
Les pieux de l’ancien quai : Vont-ils être enlevé? Ou il y aura-t-il des mesures de protection pour assurer la sécurité des utilisateurs.
Les activités de la Maison de la culture Innu : le Projet prévoit, dès l’été 2013, des activités sur un site extérieur le long de la berge du côté Ouest du site de la nouvelle construction du Quai. Un périmètre sécurisé devra être prévu durant les travaux ainsi que d’autres mesures pour éviter de perturber les activités ainsi que l’ensemble des activités de la communauté (promenade, activités culturelles et touristique et activités religieuses).
Il est a noté que ce site sur le long de la berge constituait, avant la création de la communauté, le lieu de rassemblement des familles durant la saison estival. Encore aujourd’hui, ces berges sont très fréquentés. La sécurité et la souplesse d’exercer librement nos activités doivent être considéré.
[…]
[166] M. Bernier a également envoyé une copie d’une partie de ces préoccupations au bureau du ministre des Transports en décembre 2012, y indiquant que le quai de Mingan « est directement dans l’environnement de la communauté qui aurait dû être considéré dans ce projet ».
[167] La Cour constate à nouveau qu’il n’y a pas dans ces propos d’allusion à des droits ancestraux ou titres aborigènes existants mis en cause par le projet de reconstruction, et qu’il n’y transpire pas un souci ou une préoccupation pour un droit ancestral ou un titre aborigène qui serait affecté de façon préjudiciable par le projet de reconstruction. Ce ne sont donc pas là des préoccupations suffisantes pour faire naître l’obligation de consultation et d’accommodement à laquelle prétendent les Innus d’Ekuanitshit.
[168] Même l’affidavit souscrit par le Chef Piétacho après l’octroi du contrat et dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire ne contient pas de preuve qui pourrait faire état d’un droit ancestral ou d’une revendication territoriale qui aurait pu exister lors des discussions avec les ministres fédéraux dans le cadre du projet de reconstruction du quai de Mingan. Dans son affidavit, le Chef Piétacho mentionnait notamment ce qui suit :
7. Depuis le temps de mon père et depuis les temps immémoriaux auparavant, les Innus allaient au bord de la mer pour pêcher dans les rivières à saumon ou pour chasser le loup-marin. Ils utilisaient tout du loup-marin : ils mangeaient la viande, ils préparaient des vêtements, tels des mocassins et des mitaines, avec la peau et ils faisaient provision de la graisse pour l’hiver.
[…]
10. Les terres qui forment actuellement la réserve ont été transférées au gouvernement fédéral par le Québec en 1963 en incluant les terrains qui entourent le quai de Mingan (…).
[…]
21. À l’automne 2012, une biologiste-analyste (…) employée par SNC-Lavalin a contacté le Conseil des Innus de Ekuanitshit par courriel et par téléphone pour poser certaines questions sur les préoccupations des Innus concernant les effets environnementaux de la reconstruction du quai de Mingan.
22. Ces contacts ne constituent pas, à mon esprit, une consultation adéquate des Innus de Ekuanitshit par le gouvernement du Canada sur les éléments du projet de reconstruction du quai de Mingan, qui sont susceptibles d’avoir un effet sur nos droits.
23. Par ailleurs, l’une des mesures d’accommodement que nous aurions exigées était un rôle économique dans la réalisation du projet, mais les représentants du MTPSG n’ont pas abordé cet aspect du projet.
24. Pour moi, c’était une opportunité pour nous de pouvoir construire le quai et d’en être fiers, parce que nous pourrions dire à nos enfants et à nos petits-enfants que c’est nous qui l’avons fait.
[169] Dans sa réponse à l’interrogatoire écrit, le Chef Piétacho ajoutait aussi ceci :
Selon les aînés avec qui j’ai parlé, avant la construction du quai les gens nouaient leurs canoës à un emplacement flottant qui se situait au même endroit où était situé le vieux quai de Mingan avant l’incendie. En effet, la berge où le quai a été construit servait depuis très longtemps de lieu de rassemblement important pour la communauté, pour rencontrer les chasseurs, les pêcheurs et les autres membres de la communauté revenant de l’extérieur.
[170] Nulle part le Chef Piétacho ne précise-t-il quels droits ancestraux seraient en jeu ou encore quels seraient les effets préjudiciables que les éléments du projet de reconstruction du quai de Mingan pourraient être susceptibles d’avoir sur ces droits. Encore une fois, il n’y a là aucune précision au sujet de droits ancestraux revendiqués par les Innus. Une simple affirmation générale à l’effet que le projet de reconstruction du quai de Mingan est susceptible « d’avoir un effet sur nos droits » est insuffisante pour rencontrer les conditions donnant ouverture à une obligation de consultation et d’accommodement au sens de l’arrêt Haïda.
[171] Tout comme c’était le cas dans Simon, les Innus d’Ekuanitshit n’ont pas réussi à démontrer qu’il existait un droit ou un titre ancestral qui pourrait être touché négativement par la décision des ministres fédéraux. En l’espèce, il n’y a aucun effet éventuel ou possible étayé par des éléments de preuve sur des droits ancestraux ou titres aborigènes revendiqués des Innus d’Ekuanitshit ou sur l’utilisation ultérieure de ressources revendiquées par les autochtones. En fait, dans le cas qui nous occupe, ce n’est pas l’impact du projet de reconstruction sur le territoire ou les ressources revendiqués par les Innus qui a été soulevé, c’est l’impact du projet lui-même sur la participation économique des Innus dans la reconstruction du quai. Aucun droit ancestral ou titre aborigène n’est invoqué, en jeu ou en péril dans ce contexte. Les préoccupations portent sur un contrat de construction possible.
[172] Le seul fait que le quai de Mingan se trouve sur le territoire sur lequel les Innus d’Ekuanitshit affirment et revendiquent un titre autochtone et que le gouvernement fédéral ait jugé la revendication suffisamment sérieuse pour l’accepter aux fins de négociation d’un traité ne suffit pas pour déclencher une obligation de consultation et d’accommodement au sens de l’arrêt Haïda dans le cadre bien particulier d’un appel d’offres pour un projet de reconstruction. De la même manière, l’affirmation que le port (et non le quai) soit un lieu que les Innus fréquentent depuis toujours et qui joue un rôle important dans leur utilisation traditionnelle du territoire ne crée pas un droit ancestral affecté par l’adjudication d’un contrat pour la reconstruction du quai.
[173] De plus, le fait que les Innus d’Ekuanitshit aient fait état de l’accommodement souhaité et aient clairement exprimé aux ministres fédéraux le désir d’avoir un contrat de gré à gré pour la reconstruction du quai ne suffit pas, à lui seul, pour déclencher une obligation de consultation, si les prémisses pour donner ouverture à cette consultation n’existent pas. Il n’y a pas d’obligation d’accommodement indépendante et distincte de l’obligation de consultation; l’accommodement est plutôt la résultante de l’obligation de consultation et de la reconnaissance d’une atteinte à des droits ancestraux et à des titres aborigènes revendiqués.
[174] Les Innus d’Ekuanitshit ne remettent pas en question l’existence du quai ou le rôle du quai pour la communauté autochtone. Ils n’invoquent que leur intérêt à participer dans les bénéfices économiques découlant du contrat de reconstruction du quai lui-même. Ce n’est pas une situation où des autochtones s’opposent à un projet (par exemple, une activité industrielle du gouvernement fédéral dans le domaine forestier, minier ou hydro-électrique) en raison de son impact négatif potentiel sur des droits ancestraux ou sur un territoire revendiqué. C’est plutôt une situation où des préoccupations portent sur l’impact du projet de reconstruction lui-même en termes d’emplois et de retombées économiques directes pour les Innus d’Ekuanitshit, totalement distincts et indépendants de droits ancestraux ou de titres aborigènes revendiqués.
[175] Ceci ne signifie pas que les récriminations des Innus d’Ekuanitshit quant au processus d’attribution du contrat de reconstruction du quai étaient sans fondement, n’étaient pas légitimes et ne méritaient pas d’être écoutées et prises en compte par les ministres fédéraux. C’est effectivement ce qui aurait pu et dû être fait par le MPO et le MTPSG dans le cadre de l’application de la SAEA. Mais ceci ne constitue pas une situation dans laquelle les Innus d’Ekuanitshit se sont déchargés de leur fardeau de démontrer que les conditions pour déclencher une obligation de consultation et d’accommodement au sens de l’arrêt Haïda existaient. Dans le présent dossier, la question du titre ancestral n’a tout simplement pas été directement soulevée par les Innus d’Ekunitshit. Il n’y a pas d’éléments de preuve qui font état d’un intérêt auquel les Innus d’Ekuanitshit pourraient prétendre dans le cadre du projet de reconstruction du quai de Mingan, ou une mesure de l’incidence négative que le projet pourrait avoir sur quelque droit revendiqué. En fait, les préoccupations des Innus d’Ekuanitshit au sujet du projet de reconstruction du quai de Mingan n’ont aucun lien avec un droit ancestral ou titre autochtone.
[176] La Cour est d’accord avec les Innus d’Ekuanitshit que le devoir de consulter peut exister même si des intérêts économiques plus larges, et pas seulement des droits aborigènes traditionnels, sont en jeu (Ehattesaht First Nation v Bristish Columbia (Forests, Lands and Natural Resource Operations), 2014 BCSC 849 [Ehattesaht] au para 61). L’époque où les activités autochtones se résumaient uniquement à la chasse, à la pêche, au piégeage ou à la vente de produits d’artisanat est effectivement révolue. La réalité économique des autochtones ne peut plus être réduite à ces seules activités traditionnelles.
[177] Cependant, les précédents où ces intérêts économiques ont été pris en compte pour fonder une obligation de consultation l’ont été lorsque ces intérêts étaient intimement liés à un droit ancestral, à un titre aborigène ou à un droit territorial sous-jacent (Ehattesaht aux para 59-62; Da’naxda’xw/Awaetlala First Nation v British Columbia Hydro and Power Authority, 2015 BCSC 16; Squamish Nation v British Columbia (Community, Sport and Cultural Development), 2014 BCSC 991). Ainsi, les aspects économiques des terres revendiquées et l’utilisation de nature économique des terres ont été reconnus comme une situation pouvant déclencher l’obligation de consultation. De plus, la connaissance par le gouvernement fédéral du titre aborigène revendiqué n’était généralement jamais en cause dans ces affaires et était admise. Par exemple, dans Ehattesaht, un droit aborigène sur une partie du territoire de l’île de Vancouver était en cause et la mesure gouvernementale se traduisait par une perte d’opportunité économique dans les droits de coupe provenant d’une partie de ce territoire. La connaissance de la Couronne au sujet des droits aborigènes sur le territoire affecté était reconnue, et l’impact de la mesure touchait le territoire et les ressources sur lesquels les autochtones se réclamaient d’un droit ancestral.
[178] La présente situation est donc bien différente de la vaste majorité des causes où l’obligation de consultation et d’accommodement a été reconnue par les tribunaux et où, plus souvent qu’autrement, le gouvernement fédéral avait convenu, sur la foi de la preuve et des démarches faites par les autochtones, que le premier volet de l’arrêt Haïda était satisfait (Rio Tinto; Mikisew; Long Plain; Ekuanitshit; Hupacasath). Ces affaires portaient sur des mesures de la Couronne qui se rapportaient directement aux territoires revendiqués par les autochtones en cause ou aux ressources situées sur ces territoires. Or, dans le présent dossier, ce n’est pas le cas.
[179] Étendre les conditions qui donnent ouverture à une obligation de consulter et d’accommoder les peuples autochtones à une situation comme le projet d’approvisionnement relatif à la reconstruction du quai de Mingan signifierait qu’une obligation de consulter et d’accommodement existe dans toute forme d’interaction entre la Couronne et les peuples autochtones, peu importe que des droits ancestraux ou titres aborigènes soient en cause ou non, et peu importe que les autochtones aient démontré l’existence d’un effet préjudiciable sur ces droits. Ce n’est pas, selon la Cour, ce qu’enseigne la jurisprudence sur le sujet.
(b) Absence d’effet préjudiciable et de lien de causalité
[180] L’obligation de consultation et d’accommodement en matière de droits autochtones requiert aussi des peuples autochtones qu’ils démontrent un « effet préjudiciable » sur les droits ancestraux invoqués. Cette exigence de démontrer la possibilité d’un effet préjudiciable sur un droit autochtone constitue la troisième condition pour donner lieu à une obligation de consultation et d’accommodement. Dans Rio Tinto aux para 45-50, la Cour suprême y explique que la partie cherchant à démontrer l’existence de ce facteur doit établir, 1) qu’il y a un risque d’un impact préjudiciable important sur 2) un droit ancestral qui est 3) causé par une mesure ou décision envisagée par le gouvernement. Encore une fois, le tribunal doit prendre une approche généreuse et téléologique à cette question (Rio Tinto au para 46).
[181] Pour ce qui est du droit ancestral atteint, « l’effet préjudiciable comprend toute répercussion risquant de compromettre une revendication autochtone ou un droit ancestral » (Rio Tinto au para 47), à la condition que la revendication soit crédible. Le préjudice doit toucher l’exercice futur du droit lui-même et ne s’étend pas à une répercussion négative sur la position de négociation d’un groupe autochtone (Rio Tinto aux para 46, 50). Finalement, il faut noter qu’en termes de causalité, il est nécessaire que la partie alléguant l’existence d’une obligation de consulter démontre un lien entre la mesure ou décision prise par le gouvernement fédéral et l’effet préjudiciable important sur les droits invoqués.
[182] Pour se prononcer sur la possibilité que la mesure envisagée ait un effet préjudiciable sur les droits ancestraux revendiqués et sur la question de savoir si cet élément du critère relatif à l’obligation de consulter est rempli, il est crucial de déterminer « la mesure dans laquelle les dispositions envisagées par la Couronne auraient un effet préjudiciable » sur les droits ancestraux revendiqués (Mikisew au para 34). L’effet préjudiciable peut englober toute répercussion risquant d’avoir un impact négatif sur une revendication autochtone ou un droit ancestral, y compris les décisions de haute gestion ou les modifications structurelles apportées à la gestion des ressources, même si ces décisions n’ont pas d’effet immédiat sur les ressources ou sur les terres où se trouvent la ressource (Rio Tinto au para 47).
[183] Par exemple, dans Haïda aux para 72-77, la Cour suprême a déterminé qu’il y avait un risque de préjudice à long terme sur les droits autochtones de la Nation haïda, spécifiquement sur leur droit de récolter des arbres, causé par le transfert d’un permis commercial de coupe. Dans Mikisew au para 44, la Cour suprême a conclu qu’un projet de construction pour une route d’hiver proposé par la Couronne pourrait entraîner une diminution quantitative des récoltes fauniques des Mikisew, causant un déclin dans les populations, une perturbation des habitudes migratoires et une augmentation de braconnage. Dans Beckman, la Cour suprême a constaté qu’il y avait risque de conséquences négatives sur le droit de la première nation de pratiquer la chasse et la pêche de subsistance causé par la concession d’une parcelle de leur territoire traditionnel.
[184] Inversement, dans Première Nation des Ahousaht c Canada (Pêches et Océans), 2008 CAF 212 au para 37, la Cour d’appel fédérale a confirmé que de simples soumissions au sujet des effets préjudiciables sur les intérêts socioéconomiques d’une collectivité autochtone, sans preuves à l’appui, ne suffiront pas pour déclencher une obligation de consulter. Dans le même esprit, de simples répercussions hypothétiques ou peu probables ne rencontreront pas le test (Hupacasath aux para 89, 106; Rio Tinto au para 46).
[185] Dans la présente affaire, la preuve produite par les Innus d’Ekuanitshit ne démontre pas l’existence d’effets préjudiciables que le projet de reconstruction du quai de Mingan pourrait avoir sur des droits ancestraux revendiqués par les Innus, et encore moins que ces effets seront importants et non hypothétiques. En fait, le dossier révèle que les Innus d’Ekuanitshit ont simplement mentionné le terme « effets préjudiciables » dans leurs procédures mais n’ont pas établi, au moyen de preuve dans le dossier ou dans les échanges avec les ministres fédéraux, l’existence d’effets préjudiciables concrets et réels sur leurs droits traditionnels qui soient attribuables au projet de reconstruction du quai de Mingan. De plus, les Innus d’Ekuanitshit n’ont pas démontré l’existence du lien de causalité requis entre le projet de reconstruction du quai et quelque effet préjudiciable potentiel sur leurs droits ancestraux ou sur les titres aborigènes revendiqués.
[186] Nulle part le Chef Piétacho ne précise-t-il, dans son affidavit, quels sont les « effets » que les éléments du projet de reconstruction du quai de Mingan sont susceptibles d’avoir sur les droits ancestraux qu’il prétend invoquer. En fait, les seuls effets préjudiciables que mentionnent les Innus d’Ekuanitshit sont la perte de l’opportunité économique de participer au projet de reconstruction du quai causé par la décision du MPO et du MTPSG de procéder à l’avis d’appel d’offres public et d’écarter l’application de la SAEA. Ceci n’est pas un effet préjudiciable relié à un droit ancestral ou un titre aborigène.
[187] Encore une fois, cela ne signifie pas que les Innus d’Ekuanitshit n’avaient pas des préoccupations légitimes à faire valoir au niveau de leur place dans le processus d’attribution du contrat de reconstruction pour le quai de Mingan ou dans le contexte de la décision des ministres fédéraux sur l’application de la SAEA. Mais ce n’est pas le type d’effet préjudiciable et de lien de causalité qui donne naissance à l’obligation générale de consultation et d’accommodement dont se réclament les Innus d’Ekuanitshit et que les tribunaux ont reconnue.
(4) Conclusion
[188] La Cour conclut donc que les circonstances du contrat de reconstruction du quai de Mingan ne donnaient pas naissance à une obligation de consulter ou d’accommoder au sens de l’arrêt Haïda, en sus et en marge des obligations des ministres fédéraux aux termes de la SAEA et des directives du Conseil du Trésor. Ni l’existence de droits ancestraux ou titres aborigènes revendiqués ni les effets préjudiciables que le projet de reconstruction pourrait avoir sur ces droits ou titres n’ont été établis par les Innus d’Ekuanitshit. Par conséquent, il n’y a pas lieu et il n’est pas nécessaire de déterminer si les ministres fédéraux ont satisfait une obligation de consultation et d’accommodement ou si leur consultation a été adéquate en l’espèce.
[189] Ceci dit, la Cour note que les ministres fédéraux ont reconnu que la reconstruction du quai déclenchait une certaine obligation de consulter les Innus d’Ekuanitshit au niveau environnemental, sur les effets du projet sur eux à titre de peuple autochtone, conformément à l’alinéa 5(1)c) de la LCÉE. Il y a d’ailleurs eu une consultation à cet égard menée par SNC dans le cadre de la LCÉE, et à laquelle les Innus d’Ekuanitshit ont participé. Rien n’indique ou ne suggère que cette consultation au sujet des préoccupations sur les effets environnementaux du projet de reconstruction du quai n’a pas été adéquate.
V. Conclusion
[190] Pour les motifs exposés plus haut, la Cour est d’avis que la décision des ministres fédéraux d’écarter la SAEA était déraisonnable dans les circonstances. La conclusion du MPO et du MTPSG à cet égard n’était pas suffisamment fondée pour être transparente et intelligible, et elle n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. Par conséquent, la Cour prononcera un jugement déclaratoire à cet effet. Par contre, la Cour est d’avis qu’il n’y avait pas en l’espèce d’obligation de consulter et d’accommoder les Innus d’Ekuanitshit au sens de la jurisprudence développée depuis l’arrêt Haïda.
[191] Les Innus d’Ekuanitshit réclament les dépens de la demande quelle que soit l’issue de la cause et citent la Règle 400(3)h) relative aux poursuites d’intérêt public. Selon cette règle, la Cour peut tenir compte du « fait que l’intérêt public dans la résolution judiciaire de l’instance justifie une adjudication particulière des dépens. » L’affaire Harris c Canada, [2002] 2 FC 484 énonce les critères à considérer pour l’octroi des dépens dans une telle situation. Suivant ces critères, une partie pourra se réclamer de cette disposition lorsque : i) l'instance se rapporte à des questions dont l'importance s'étend au-delà des intérêts immédiats des parties en cause; ii) la personne en cause n'a aucun intérêt personnel, de propriété ou pécuniaire dans le résultat de l'instance ou, si elle en a un, cela ne justifie clairement pas l'introduction de l'instance sur le plan financier; iii) aucun tribunal n'a déjà statué sur les questions en litige dans une instance contre le même défendeur; iv) le défendeur est clairement davantage en mesure de supporter les dépens de l'instance; et v) le demandeur n'a pas agi d'une façon vexatoire, futile ou abusive. La Cour reconnaît que ces critères sont rencontrés dans la présente demande.
[192] Vu l’importance générale des questions relatives à la mise en œuvre de la SAEA et à la portée de l’obligation de consultation et d’accommodement, et considérant le succès des Innus d’Ekuanitshit dans l’objet principal de leur demande, la Cour ordonnera donc que, même si seulement une partie de la demande est accueillie, les ministres fédéraux paient conjointement les deux-tiers des dépens des demandeurs.
JUGEMENT
LA COUR STATUE que le jugement déclaratoire suivant est prononcé :
1. La conclusion du MPO et du MTPSG à l’effet que la reconstruction du quai de Mingan ne constituait pas des biens ou services soumis à la SAEA n’est pas raisonnable dans les circonstances car :
a. Le MPO et le MTPSG n’ont pas analysé et déterminé à qui les biens ou services visés par le projet de reconstruction du quai étaient « destinés principalement » et si ces destinataires principaux constituaient une « population autochtone » telle que définie à l’APM 1996-2;
b. Les données et informations dont disposaient le MPO et le MTPSG ne leur permettaient pas de raisonnablement conclure que ces deux exigences de la SAEA n’étaient pas rencontrées en l’espèce;
2. Les autres éléments de la demande sont rejetés;
3. Les demandeurs ont droit aux deux-tiers de leurs dépens, payables conjointement par les ministres fédéraux défendeurs.
« Denis Gascon »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : |
T-415-13 |
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INTITULÉ : |
CONSEIL DES INNUS DE EKUANITSHIT, ET, SOCIÉTÉ DES ENTREPRISES INNUES D'EKUANITSHIT S.E.P. (2009) c MINISTRE DES PÊCHES ET DES OCÉANS CANADA, ET, MINISTRE DES TRAVAUX PUBLICS ET DES SERVICES GOUVERNEMENTAUX, ET, HAMEL CONSTRUCTION INC. |
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LIEU DE L’AUDIENCE : |
Montréal (Québec) |
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DATE DE L’AUDIENCE : |
LE 5 mai 2015 |
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JUGEMENT ET MOTIFS : |
LE JUGE GASCON |
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DATE DES MOTIFS : |
LE 20 novembre 2015 |
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COMPARUTIONS :
Me Marjolaine Olwell Me David Schulze |
Pour les demandeurs |
Me Dah Yoon Min Me Josianne Philippe |
Pour les défendeurs |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Dionne Schulze S.E.N.C. Avocat(e)s Montréal (Québec) |
Pour les demandeurs |
William F. Pentney Sous-procureur général du Canada Montréal (Québec) |
Pour les défendeurs |