Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20151118


Dossier : T-1342-15

Référence : 2015 CF 1286

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Montréal (Québec), le 18 novembre 2015

En présence de madame la juge St-Louis

ENTRE :

LOREN MURRAY PEARSON

demandeur

et

CANADA (PROCUREUR GÉNÉRAL)

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Aperçu

[1]               La Cour est saisie de la requête présentée par le procureur général du Canada (PGC) en vue de la radiation de la demande de contrôle judiciaire de M. Pearson. Celui-ci a présenté une demande de contrôle judiciaire au titre de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7 [la Loi] visant la lettre de la Conseillère juridique auprès du ministère de la Défense nationale et des Forces canadiennes [conseillère juridique MDN/FC], datée du 9 juillet 2015, dans laquelle la conseillère juridique MDN/FC a conclu que la responsabilité de l’État n’était pas engagée et qu’aucune indemnisation, en paiement d’arriérés de salaires et d’avantages sociaux, ne pouvait être offerte à M. Pearson.

II.                Le contexte

[2]               Le 26 octobre 2012, M. Pearson a été libéré et a cessé son service militaire. Le 23 mai 2013, le gouverneur en conseil a approuvé les libérations des officiers des Forces régulières faites pendant la période allant du 1er septembre 2012 au 31 décembre 2012, et, ainsi, a approuvé la libération de M. Pearson.

[3]               Le 27 janvier 2015, M. Pearson a envoyé une lettre à la conseillère juridique MDN/FC dans laquelle il réclamait 70 000 $ d’indemnisation en guise de salaire pour la période allant du 26 octobre 2012 au 23 mai 2013, augmentant ainsi ses prestations de pension et de retraite, et il a aussi réclamé les intérêts et les frais juridiques applicables. M. Pearson a fondé sa réclamation sur l’article 15.03 des Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes [ORFC].

[4]               La mission du Bureau de la conseillère juridique MDN/FC est de fournir des conseils et des services juridiques objectifs au ministère de la Défense nationale et aux Forces armées canadiennes (Gouvernement du Canada, « Bureau de la Conseillère juridique auprès du ministère de la Défense nationale et des Forces canadiennes » (13 novembre 2015), en ligne : http://www.forces.gc.ca/fr/a-propos-structure-org/conseillere-juridique-mdn-fc.page).

[5]               Le 9 juillet 2015, la conseillère juridique MDN/FC a envoyé une lettre à M. Pearson, par l’entremise de son avocat, dans laquelle elle l’informait qu’aucune indemnisation ne pouvait être offerte, étant donné que la responsabilité de l’État n’était pas engagée. La conclusion était fondée sur l’article 208.31 des ORFC.

[6]               Le 13 août 2015, M. Pearson a déposé une demande de contrôle judiciaire de ladite lettre à la Cour.

[7]               Le 14 octobre 2015, le PGC a présenté une requête, au titre de l’article 221 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [les Règles], en vue de la radiation de la demande de contrôle judiciaire de M. Pearson.

III.             Les questions en litige

[8]               La Cour doit décider si le PGC s’est acquitté du fardeau qui lui incombait en vue de l’obtention de la radiation de la demande de M. Pearson.

IV.             Les observations des parties

A.                Les observations du PGC

[9]               Pour l’essentiel, le PGC soutient que la Cour fédérale n’a pas la compétence d’entendre la demande de contrôle judiciaire présentée par M. Pearson, étant donné que la décision que celui-ci veut soumettre au contrôle n’est pas une décision définitive rendue par un office fédéral.

(1)               Le critère applicable à la requête en radiation

[10]           Le PGC soutient que dans une requête en radiation, le critère est de savoir s’il est évident et manifeste et qu’il ne soulève aucun doute que la demande ne peut pas aboutir dans sa forme actuelle (Hunt c Carey Canada Inc., [1990] 2 RCS 959, à la page 980 [Hunt]). Ainsi, la présente requête ne peut être accueillie que si son « bien‑fondé est manifeste et établi hors de tout doute » que la Cour n’est pas compétente (Hodgson c La Bande indienne d’Ermineskin no 942, [2000] ACF no 313).

(2)               La lettre de la conseillère juridique MDN/FC n’est pas une décision définitive

[11]           Le PGC soutient que la Cour fédérale a conclu auparavant que les décisions rendues par la conseillère juridique MDN/FC ne sont pas des décisions définitives influant sur les droits du demandeur (Sandiford c Canada (Procureur général), 2009 CF 862, au paragraphe 29) [Sandiford], et, ainsi, ne seraient donc pas susceptibles de contrôle judiciaire.

[12]           Le PGC soutient que la jurisprudence a établi que l’existence d’un précédent directement contraire à la position sur laquelle la demande est fondée justifie qu’il soit fait droit à la requête en radiation, et que la position de la Cour dans la décision Sandiford est un tel précédent.

(3)               La conseillère juridique MDN/FC n’est pas un office fédéral

[13]           Le PGC soutient que l’article 18.1 de la Loi dispose qu’une demande de contrôle judiciaire peut être présentée uniquement si elle vise une décision rendue par un « office fédéral » tel qu’il est défini à l’article 2 de la Loi, et que, sur la foi de la définition énoncée dans la Loi et selon la jurisprudence, la conseillère juridique MDN/FC n’est pas un office fédéral.

[14]           L’article 2 de la Loi définit ainsi l’office fédéral :

Office fédéral :

« office fédéral » Conseil, bureau, commission ou autre organisme, ou personne ou groupe de personnes, ayant, exerçant ou censé exercer une compétence ou des pouvoirs prévus par une loi fédérale ou par une ordonnance prise en vertu d’une prérogative royale, à l’exclusion de la Cour canadienne de l’impôt et ses juges, d’un organisme constitué sous le régime d’une loi provinciale ou d’une personne ou d’un groupe de personnes nommées aux termes d’une loi provinciale ou de l’article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867.

Federal board, commission or other tribunal:

“federal board, commission or other tribunal” means any body, person or persons having, exercising or purporting to exercise jurisdiction or powers conferred by or under an Act of Parliament or by or under an order made pursuant to a prerogative of the Crown, other than the Tax Court of Canada or any of its judges, any such body constituted or established by or under a law of a province or any such person or persons appointed under or in accordance with a law of a province or under section 96 of the Constitution Act, 1867.

[15]           Le PGC soutient qu’un office fédéral doit donc avoir des pouvoirs « prévus par une loi fédérale ou par une ordonnance prise en vertu d’une prérogative royale [...] » et que la Cour doit déterminer quelle est : a) la source du pouvoir b) la nature du pouvoir (Anisman c Canada (Agence des services frontaliers), 2010 CAF 52, aux paragraphes 29 et 30).

(a)                Origine du pouvoir

[16]           Selon le PGC, la décision de la conseillère juridique MDN/FC a été rendue conformément à la Directive sur les réclamations et les paiements à titre gracieux [directive sur les réclamations] adoptée en application de l’article 7 de la Loi sur la gestion des finances publiques, LRC 1985, c F-11, et ainsi, la source du pouvoir est une loi du Parlement.

(b)               Nature du pouvoir

[17]           Le PGC reconnaît que les pouvoirs de la conseillère juridique MDN/FC lui sont conférés par une loi du Parlement, mais soutient que la nature de ce pouvoir n’est pas celle d’un office fédéral et n’est pas non plus liée au droit administratif.

[18]           La directive sur les réclamations portant sur les processus civils définit le terme « réclamation » de la manière suivante :

Réclamation

Réclamation en responsabilité civile délictuelle ou réclamation en responsabilité extracontractuelle au titre de l’indemnisation de dépenses engagées, de pertes ou de dommages subis par l’État ou par un réclamant. Pour l’application de la présente directive, sont également assimilées à des réclamations les demandes ou les suggestions pour que l’État fasse un paiement à titre gracieux. Les réclamations peuvent se régler devant un tribunal ou à l’amiable.

[19]           Le PGC avance que la prétendue décision en cause est une lettre d’un avocat du ministère de la Justice informant M. Pearson de la position de l’État relativement à sa réclamation. Les pouvoirs mis en œuvre par la conseillère juridique du MDN/FC dans la lettre ne sont pas de la nature des pouvoirs d’un office fédéral, ils ne ressortent pas non plus d’une compétence publique ou d’un caractère public. Le rejet de la réclamation en vue de l’indemnisation n’est pas une décision administrative qui serait susceptible de contrôle par la Cour.

B.                 Observations de M. Pearson

(1)               Le critère applicable à la requête en radiation

[20]           M. Pearson cite le paragraphe 36 de l’arrêt Hunt pour établir le critère que le demandeur doit remplir afin que sa requête en radiation aboutisse :

« [D]ans l’hypothèse où les faits mentionnés dans la déclaration peuvent être prouvés, est‑il "évident et manifeste" que la déclaration du demandeur ne révèle aucune cause d’action raisonnable? Comme en Angleterre, s’il y a une chance que le demandeur ait gain de cause, alors il ne devrait pas être "privé d’un jugement". La longueur et la complexité des questions, la nouveauté de la cause d’action ou la possibilité que les défendeurs présentent une défense solide ne devraient pas empêcher le demandeur d’intenter son action. Ce n’est que si l’action est vouée à l’échec parce qu’elle contient un vice fondamental qui se range parmi les autres énumérés à la règle 19(24) des Rules of Court de la Colombie‑Britannique que les parties pertinentes de la déclaration du demandeur devraient être radiées en application de la règle 19(24)a). [Soulignement ajouté par M. Pearson.]

[21]           Ainsi, M. Pearson est d’accord avec le PGC que pour une requête en radiation, le critère est de savoir s’il est évident et manifeste et établi hors de tout doute que la réclamation ne peut pas être maintenue dans sa forme actuelle.

[22]           M. Pearson soutient aussi que le critère pour qu’il soit fait droit à la requête en radiation du PGC est élevé, et que même dans les cas où la demande visant une requête en radiation est fondée, il est courant que le résultat soit seulement une ordonnance relative à la modification des actes de procédure irréguliers, plutôt que la radiation.

(2)               La lettre de la conseillère juridique MDM/FC est une décision définitive

[23]           M. Pearson affirme que la lettre qu’il a reçue de la conseillère juridique MDN/FC est une décision et montre qu’il a épuisé les moyens de recours internes en droit administratif qui lui étaient offerts. M. Pearson soutient que la décision est une conclusion tirée à la suite d’une évaluation des faits et du droit qui formule une conclusion et offre des arguments à l’appui de celle-ci.

[24]           M. Pearson affirme que du point de vue administratif, la lettre de la conseillère juridique MDN/FC était une décision contraignante rendue par la seule entité qui pouvait influer sur les corrections au salaire, à la pension et aux autres avantages sociaux.

[25]           M. Pearson affirme qu’il n’existe pas de hiérarchie judiciaire, et qu’ainsi, il n’avait pas à introduire une action devant les tribunaux civils pour obtenir le contrôle judiciaire. M. Pearson soutient aussi que l’existence d’une autre instance judiciaire n’est pas importante quant à sa demande.

[26]           M. Pearson souligne que l’argument du PGC, selon lequel les décisions de la conseillère juridique MDN/FC ne sont pas susceptibles de contrôle judiciaire, est fondé sur une remarque incidente de la Cour dans la décision Sandiford, et que cette dernière décision n’a rien en commun avec la présente demande. En outre, M. Pearson affirme qu’une remarque incidente ne lie pas la Cour et ne devrait pas être prise en compte.

(3)               La conseillère juridique MDM/FC est un office fédéral

[27]           M. Pearson affirme que la source de la décision du Directeur des réclamations et des contentieux des affaires civiles est le mode d’indemnisation du Secrétariat du Conseil du trésor [SCT] et, ainsi, il s’agit d’un office fédéral. La décision a été rendue au moyen de l’interprétation des politiques du SCT. M. Pearson avance que la décision est définitive et exécutoire et n’est soumise à aucune autre instance de révision administrative que la Cour.

(4)               Autre recours

[28]           Si la requête en radiation est accueillie, M. Pearson demande à la Cour de lui permettre de changer sa demande en une action.

V.                Analyse

A.                État du droit

(1)               Le critère applicable à la requête en radiation

[29]           Les parties sont d’accord sur le critère applicable à la requête en radiation et elles le fondent sur l’arrêt Hunt. Cet arrêt visait une requête en radiation d’une action, contrairement à l’espèce dans laquelle la requête en radiation vise une demande.

[30]           La Cour d’appel fédérale a énoncé à nouveau le critère applicable dans le contexte d’une requête en radiation d’une demande de contrôle judiciaire au paragraphe 16 de l’arrêt Apotex Inc c Canada (Gouverneur en Conseil), 2007 CAF 374 :

[16] Une requête en radiation d’une demande de contrôle judiciaire est un outil très exceptionnel et ne devrait être accueillie que si la demande de contrôle judiciaire est si manifestement irrégulière qu’elle n’a aucune chance de succès. Dans le cadre d’une action (contrairement à une demande), le critère applicable à une requête en radiation, tel que la Cour suprême du Canada l’a exposé en matière de jugement sommaire dans Hunt c. Carey Canada Inc., [1990] 2 R.C.S. 959, 74 D.L.R. (4th) 321, consiste à se demander s’il est « manifeste et évident » que les plaidoiries ne révèlent aucune cause raisonnable d’action. Sans me prononcer sur la pertinence d’appliquer à la radiation d’une demande le même critère qu’à la radiation d’une action, j’estime utile de reprendre la formulation de la décision Hunt c. Carey pour définir les questions juridiques devant être examinées en l’espèce.

[31]           La Cour doit donc décider si la demande de contrôle judiciaire de M. Pearson est si manifestement irrégulière qu’elle n’a aucune chance de succès.

(2)               Nature de la décision soumise au contrôle

[32]           Le PGC soutient que la Cour a déjà conclu que les décisions rendues par la conseillère juridique MDN/FC ne sont pas des décisions définitives susceptibles de contrôle judiciaire. Le PGC fonde son argument sur la remarque incidente du juge Kelen dans la décision Sandiford, citée au paragraphe 11 des présents motifs.

[33]           Comme la Cour suprême l’a déclaré au paragraphe 57 de l’arrêt R c Henry, 2005 3 RCS 609, les remarques incidentes n’ont pas et ne sont pas censées toutes avoir la même importance : « Leur poids diminue lorsqu’elles s’éloignent de la stricte ratio decidendi pour s’inscrire dans un cadre d’analyse plus large dont le but est manifestement de fournir des balises et qui devrait être accepté comme faisant autorité. »

[34]           La Cour ne s’estime pas liée par la remarque incidente formulée dans la décision Sandiford, car elle est convaincue qu’elle est distincte de la présente affaire. Dans la décision Sandiford, le juge Kelen examinait une action et non pas une demande de contrôle judiciaire. De plus, dans la décision Sandiford, la conseillère juridique MDN/FC avait refusé de négocier le règlement; en l’espèce, la conseillère juridique MDN/FC a refusé toute responsabilité relativement à la demande d’indemnisation de M. Pearson et lui a refusé une telle indemnisation.

[35]           Ainsi, la Cour conclut que la demande de contrôle judiciaire n’est pas si manifestement irrégulière qu’il n’y a aucune chance de succès que la lettre de la conseillère juridique MDN/FC ne soit pas une décision.

(3)               La conseillère juridique MDM/FC en tant qu’office fédéral

[36]           M. Pearson a déposé une demande de contrôle judiciaire au titre de l’article 18.1 de la Loi qui se fonde sur le principe que la demande conteste une décision rendue par un office fédéral. Dans le but de déterminer si la conseillère juridique MDN/FC est un office fédéral, la Cour d’appel fédérale a établi une analyse en deux étapes (Nation Innue c Pokue, 2014 CAF 271, au paragraphe 11).

[37]           La première étape consiste à déterminer la nature de la compétence ou du pouvoir exercé. La deuxième étape consiste à déterminer la source ou l’origine de la compétence ou du pouvoir exercé.

[38]           En l’espèce, en ce qui a trait à la première étape, le pouvoir exercé ici a trait à l’évaluation d’une demande d’indemnisation contre l’État et aux mesures supplémentaires à entreprendre à la suite de cette évaluation.

[39]           En ce qui a trait à la seconde étape, la source du pouvoir de la conseillère juridique MDN/FC est dans la Directive sur les réclamations prise en application de la Loi sur la gestion des finances publiques, laquelle est une loi du Parlement, comme cela ressort des observations du PGC.

[40]           Pourtant, la demande n’est pas si manifestement irrégulière qu’il n’y a aucune chance de succès que la conseillère juridique MDN/FC ne soit pas un office fédéral.

VI.             Dispositif

[41]           Pour tous les motifs susmentionnés, le défendeur n’a pas convaincu la Cour que la demande de contrôle judiciaire de M. Pearson était manifestement irrégulière qu’il n’y avait aucune chance qu’elle aboutisse.


Jugement

LA COUR STATUE que la requête est rejetée avec dépens.

« Martine St-Louis »

Juge

Traduction certifiée conforme

L. Endale


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DOSSIER :

T-1342-15

 

INTITULÉ :

LOREN MURRAY PEARSON c

CANADA (PROCUREUR GÉNÉRAL)

LIEU DE L’AUDIENCE :

OTTAWA (ONTARIO)


REQUÊTE PRÉSENTÉE PAR ÉCRIT EXAMINÉE À OTTAWA (ONTARIO), CONFORMÉMENT À L’ARTICLE 369 DES RÈGLES DES COURS FÉDÉRALES


JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ST-LOUIS

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 18 NOVEMBRE 2015

COMPARUTIONS :

Loren M. Pearson

POUR LE DEMANDEUR

(POUR SON PROPRE COMPTE)

Sarah Jiwan

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.