Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20151022


Dossier : T-658-15

Référence : 2015 CF 1194

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 22 octobre 2015

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE :

VIRGINIA GLADUE

demanderesse

et

PREMIÈRE NATION DE DUNCAN

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS DU JUGEMENT

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire fondée sur l’article 18.1 de la Loi sur les cours fédérales, LRC 1985, c 41, à l’encontre de la décision prise par le conseil de bande de la Première Nation de Duncan (le conseil), le 21 avril 2014, de suspendre du conseil la demanderesse, Virginia Gladue.

[2]               Pour les motifs qui suivent, la présente demande est rejetée.

I.                   Contexte

[3]               Le 15 juillet 2013, Virginia Gladue a été élue conseillère de la Première Nation de Duncan. Son mandat devait durer trois ans.

[4]               Le conseil est composé de trois conseillers : le chef Don Testawich, le frère du chef, le conseiller Tony Testawich, et la demanderesse, la conseillère Virginia Gladue. Il ressort des affidavits versés en preuve que la Première Nation de Duncan est actuellement aux prises avec des problèmes de financement et de tenue de dossiers, qui ne font cependant pas l’objet du présent contrôle judiciaire.

[5]               Lors d’une réunion tenue le 4 mars 2015, le conseil a adopté à l’unanimité par une résolution du conseil de bande le Manuel des politiques et procédures administratives de la gouvernance du conseil tribal des Cris de l’Ouest (la RCB sur la politique). Ce document comprend une politique pour la mise en œuvre de la gouvernance et du leadership (la politique).

[6]               Le 10 avril 2015, procédant conformément à la politique, le chef Testawich a avisé par lettre la demanderesse et le conseiller Testawich de la tenue à huis clos, le 14 avril 2015, d’une assemblée extraordinaire du conseil, visant à examiner neuf cas où la conduite de la demanderesse en tant que conseillère posait problème (l’assemblée extraordinaire du conseil). La demanderesse a demandé que la rencontre soit reportée afin de lui donner le temps de répondre aux allégations faites dans l’avis, et elle a mis en cause l’intention du conseil de tenir l’assemblée à huis clos.

[7]               Le 14 avril 2015, la demanderesse a reçu un avis l’informant que l’assemblée extraordinaire du conseil était reportée au 21 avril 2015, mais qu’elle serait toujours tenue à huis clos et en l’absence d’un conseiller juridique afin de faciliter [TRADUCTION] « un dialogue ouvert et honnête » et de régler les problèmes soulevés. Le 15 avril 2015, la demanderesse a répondu qu’elle s’opposait toujours à la tenue de l’assemblée à huis clos, qu’elle cherchait à obtenir des conseils juridiques et que l’assemblée devait être tenue après qu’elle ait retenu les services d’un avocat. Plus tard cette journée-là, la demanderesse a été avisée que l’assemblée allait avoir lieu à la dernière date prévue. La demanderesse n’a pas assisté à l’assemblée extraordinaire du conseil.

[8]               Au cours de cette assemblée extraordinaire, le conseil a adopté une résolution (RCB) par laquelle il suspendait la demanderesse du conseil, sans rémunération, pendant l’enquête sur sa conduite en tant que conseillère.

[9]               Le 27 avril 2015, la demanderesse a déposé la présente demande de contrôle judiciaire. Le 11 mai 2015, le juge Annis a accordé une injonction interlocutoire interdisant au conseil de suspendre la demanderesse de son poste de conseillère, et ordonnant qu’elle soit réintégrée avec tous les avantages et privilèges liés à ce poste, jusqu’à ce qu’il soit statué sur le présent contrôle judiciaire. Le 3 juin 2015, le conseil a annulé la suspension.

II.                Questions en litige et norme de contrôle

[10]           Bien que son mémoire des faits et du droit ne dresse explicitement aucune liste des questions en litige, la demanderesse sollicite ce qui suit dans son avis de requête :

A.                Une ordonnance déclarant nulle la suspension ayant pour effet de la destituer en date du 22 avril 2014, ou vers cette date, conformément au règlement sur les élections coutumières de la Première Nation de Duncan et au droit régissant le mandat démocratique des conseillers;

B.                 Une ordonnance déclarant que l’assemblée extraordinaire du conseil tenue à huis clos, le 21 avril 2015, contrevenait au droit régissant les assemblées publiques des conseils des Premières Nations, à la notion de gouvernement démocratique au Canada, et aux principes de justice naturelle et d’équité procédurale;

C.                 Une ordonnance déclarant que la résolution datée du 4 mars 2015 par laquelle le conseil de bande a adopté le « Manuel des politiques et procédures administratives de la gouvernance du conseil tribal des Cris de l’Ouest » ne renvoie à aucun document et est, par conséquent, nulle;

D.                Une ordonnance déclarant que la résolution du conseil de bande datée du 4 mars 2015 ne s’applique pas aux conseillers démocratiquement élus;

E.                 Subsidiairement, et en tout état de cause, une ordonnance déclarant que la résolution du conseil de bande datée du 4 mars 2015 n’a pas d’effet rétroactif et ne s’applique pas aux événements antérieurs à son adoption à titre de résolution du conseil de bande;

F.                  Une injonction interlocutoire réintégrant Virginia Gladue dans son poste au conseil et annulant sa suspension;

G.                L’adjudication de dépens de la présente demande en faveur de Virginia Gladue, sur une base avocat-client, et à l’encontre de la Première Nation de Duncan.

[11]           La demanderesse réitère ces demandes dans son mémoire des faits et du droit, à l’exception de celle visant à faire annuler sa suspension et à ce qu’elle soit rétablie dans son poste au conseil, étant donné que le conseil a déjà annulé sa suspension, le 3 juin 2015.

[12]           Dans son mémoire des faits et du droit, la défenderesse soulève les questions suivantes afin qu’elles soient prises en considération dans le cadre de la présente demande :

A.                La demande est théorique et devrait être rejetée sans égard aux questions proposées dans le mémoire de la demanderesse;

B.                 L’assemblée extraordinaire à huis clos du conseil, tenue le 21 avril 2015, ne contrevenait pas au droit législatif, à la common law ou aux principes de justice naturelle et d’équité procédurale applicables au Canada;

C.                 La politique a établi des procédures disciplinaires internes pouvant mener à des sanctions autres que la destitution, lesquelles s’appliquent à tous les membres du conseil de la Première Nation de Duncan dans toutes les procédures disciplinaires entamées après le 4 mars 2015, et n’est pas nulle;

D.                La demanderesse n’a cessé de contester la tenue à huis clos de l’assemblée extraordinaire et la validité et le sens de la politique, et cette contestation est manifestement sans fondement et contraire au droit législatif et à la common law du Canada et de la Première Nation de Duncan, de sorte que la demanderesse ne devrait se voir accorder aucuns dépens et qu’elle devrait plutôt être condamnée à payer les dépens engagés par la défenderesse après le 3 juin 2015, sur la base avocat-client ou sur une base plus élevée. 

[13]           Je formulerais les questions en litige de la façon suivante :

A.                Les ordonnances sollicitées par la demanderesse sont-elles théoriques?

B.                 Dans la négative, le conseil a-t-il agi de manière raisonnable en tenant une audience à huis clos et en se fondant sur la politique pour prendre la décision de suspendre la demanderesse?

C.                 Comment les dépens devraient-ils être adjugés dans la présente demande?

[14]           La demanderesse allègue que la norme de contrôle applicable est celle de la décision correcte, puisque la présente demande nécessite l’interprétation de la RCB sur la politique, ce qui équivaut à un exercice d’interprétation des lois, et fait intervenir des considérations d’équité procédurale en ce qui concerne ses arguments sur le conflit d’intérêts. La défenderesse soutient que la norme de contrôle applicable aux décisions procédurales du conseil et à l’interprétation et à l’application des lois de la Première Nation de Duncan est celle de la décision raisonnable.

III.             Thèses des parties

A.                Les observations de la demanderesse

[15]           La demanderesse fait référence aux principes entourant l’analyse du caractère théorique qui sont énoncés dans l’arrêt Borowski c Procureur général du Canada [1980] 1 RCS 342 (Borowski), soulignant que bien souvent les affaires de gouvernance des Premières Nations soulèvent des questions importantes qui échappent à l’examen judiciaire.

[16]           La demanderesse soutient que, même si le conseil a annulé sa suspension, la majorité des questions soulevées dans le cadre du présent contrôle judiciaire concernent son poste de conseillère élue.

[17]           D’abord, en ce qui concerne l’assemblée à huis clos, la demanderesse soutient qu’aucune disposition du Règlement sur les élections coutumières de la Première Nation de Duncan, sous le régime duquel le conseil est élu, portant sur la destitution d’un conseiller ne s’applique dans les circonstances. Aucune disposition de la Loi sur les Indiens, LRC, 1985, c I-5 ou du Règlement sur le mode de procédure au conseil des bandes d’Indiens, CRC, c 950 ne prévoit la tenue à huis clos d’une assemblée du conseil. 

[18]           La demanderesse soutient également qu’il est une règle fondamentale de la démocratie voulant que le processus législatif soit public. Ainsi, aucune RCB ne peut être adoptée lors d’une assemblée à huis clos et le conseil ne peut examiner les agissements d’un conseiller lors d’une telle assemblée, car c’est le rôle des personnes qui votent lors d’une élection.

[19]           Deuxièmement, la demanderesse allègue que la RCB sur la politique n’a aucun sens puisqu’elle vise à adopter le « Manuel des politiques et procédures administratives de la gouvernance du conseil tribal des Cris de l’Ouest » à titre de cadre politique pour la Première Nation de Duncan. Il n’existe cependant document portant ce nom précis. En outre, la demanderesse soutient que le conseil tribal des Cris de l’Ouest est une société constituée sous le régime de la Societies Act, S.R.A. 2000, c. S-14, et que des dispositions s’appliquant à une société ne sauraient s’appliquer à un organisme législatif comme le conseil.

[20]           Troisièmement, la demanderesse soutient que la RCB sur la politique ne saurait être appliquée rétroactivement. Rien dans les résolutions du conseil n’indique qu’elles s’appliquent rétroactivement et il faut qu’il soit précisé qu’un texte législatif est rétroactif (Petersen c Kupnicki 1996 CAAB 323 (Petersen) au paragraphe 19).

[21]           Quatrièmement, la demanderesse soutient que les politiques administratives, comme la politique, ne s’appliquent pas aux conseillers. Elle ajoute que, si un conseiller fait des déclarations diffamatoires, ces déclarations doivent être examinées dans le cadre d’une action en diffamation et non pas lors d’une assemblée extraordinaire à huis clos.

[22]           Lors de l’audition de la présente affaire, la demanderesse a renforcé cet argument en affirmant que le fait pour le conseil d’examiner les allégations relatives à son inconduite constituait un conflit d’intérêts, car le chef Testawich et le conseiller Testawich avaient un intérêt personnel dans ces allégations.

B.                 Les observations de la défenderesse

[23]           La défenderesse soutient que le critère établi dans l’arrêt Borowski quant à l’exercice par la Cour de son pouvoir discrétionnaire d’entendre et de décider des affaires théoriques ne devrait pas mener, en l’espèce, à l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire. Les questions soumises à la Cour par la demanderesse ne sont pas des questions distinctes d’intérêt public ni des questions concernant l’interprétation d’une loi sur la gouvernance d’une Première Nation ou de toute autre loi substantielle. La demanderesse ne demande pas à la Cour d’interpréter une loi qui pourrait modifier ou limiter la common law canadienne en matière d’assemblées législatives et délibérantes. Elle cherche plutôt à obtenir des changements en général, et ce, dans un vide factuel, en l’absence de tout contexte législatif ou gouvernemental.

[24]           Sur le fond, la défenderesse soutient que la tenue à huis clos d’une assemblée du conseil, ou d’une partie de celle-ci, pour discuter de questions légales ou liées au personnel est une pratique établie pour le conseil. La demanderesse connaît cette pratique puisqu’elle a pris part, entre le 20 janvier 2015 et le 25 mars 2015, à plusieurs assemblées au cours desquelles elle a appuyé des motions demandant le huis clos.

[25]           La défenderesse soutient également que tenir des assemblées à huis clos est un pouvoir de common law et une pratique procédurale accessibles à toutes les assemblées législatives et à tous les organismes et sociétés délibérants qui appliquent les procédures parlementaires (Anson, The Law and Custom of the Constitution (Oxford : Clarendon Press : 1911), aux pages 161 et 162). En outre, la défenderesse soutient que le Règlement sur le mode de procédure au conseil des bandes d’Indiens, pris en application de la Loi sur les Indiens, ne s’applique pas au conseil, dont l’élection relève des lois coutumières, soit du Règlement sur les élections coutumières de la Première Nation de Duncan, et non pas de la Loi sur les Indiens. Aucune loi ou coutume de la Première Nation de Duncan n’a pour effet de modifier ou de limiter les droits ou pouvoirs de common law du conseil de tenir des assemblées à huis clos lorsque les circonstances le justifient.

[26]           La défenderesse note que l’assemblée n’a contrevenu à aucune exigence de l’équité procédurale étant donné qu’un avis de sa tenue a été envoyé à tous les membres du conseil, incluant la demanderesse.

[27]           En outre, la défenderesse soutient que le conseil a le pouvoir d’imposer des mesures disciplinaires à ses propres membres ainsi que celui d’établir des procédures à cette fin. En l’absence de restrictions légales, ce pouvoir n’est pas différent de ceux qu’exercent les conseils et sociétés municipaux (Prince c Première Nation de Sucker Creek, 2008 CF 1268, au paragraphe 31). La demanderesse était présente à l’assemblée du conseil du 4 mars 2015. Elle a voté en faveur de la RCB sur la politique adoptant ses procédures disciplinaires et elle l’a signée.

[28]           La défenderesse explique que le « Manuel des politiques et procédures administratives de la gouvernance du conseil tribal des Cris de l’Ouest » est le nom familier du document qui a été adopté par la RCB sur la politique, et elle fait remarquer que la copie dudit document était jointe à la RCB sur la politique de sorte qu’il n’y ait pas d’ambiguïté au sujet de ce qui était adopté. La défenderesse ajoute que l’utilisation de cette politique n’était pas rétroactive étant donné qu’elle ne modifiait aucun des droits fondamentaux de la demanderesse.

[29]           La défenderesse avance que le fait de recourir à la politique pour entamer une procédure ne contrevient pas à la présomption de non‑rétroactivité appliquée dans l’arrêt Petersen, car la politique ne faisait que clarifier, pour la demanderesse, la procédure qui serait suivie pour déterminer quelles conséquences seraient appropriées, le cas échéant, après qu’elle ait expliqué sa conduite.

IV.             Analyse

[30]           Je suis d’avis que la présente demande doit être rejetée en raison de son caractère théorique.

[31]           Les parties s’appuient toutes deux sur l’arrêt Borowski en ce qui concerne les principes régissant l’analyse du caractère théorique par la Cour. Dans une décision récente, Harvan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) 2015 CF 1026, le juge Diner a exposé brièvement les principes pertinents à tirer de l’arrêt Borowski :

[7] Le critère du caractère théorique comporte une analyse en deux temps. Dans un premier temps, il faut déterminer si la décision de la Cour aurait un effet pratique qui permettrait de résoudre un litige actuel entre les parties : la Cour se demande si les questions sont devenues purement théoriques et si le différend a disparu, auquel cas le débat est devenu théorique. Dans un deuxième temps, si le critère de la première étape est rempli, la Cour décide si elle doit – malgré le fait que l’affaire est théorique – exercer son pouvoir discrétionnaire d’entendre l’affaire. Dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire à la seconde étape, la Cour doit être guidée par les trois assises de la doctrine du caractère théorique :

i. l’existence d’un débat contradictoire;

ii. l’économie des ressources judiciaires;

iii. la question de savoir si la Cour empiéterait sur la fonction législative plutôt que d’exercer sa fonction juridictionnelle au sein du gouvernement.

(Voir l’arrêt Borowski c Canada (Procureur général), [1989] 1 RCS 342, aux paragraphes 15 à 17, et 29 à 40 (Borowski).)

[32]           La demanderesse avance que chacune des deux étapes de l’analyse requise porte à conclure que la Cour devrait statuer sur le fond de la présente demande. Au sujet de la première étape, la demanderesse fait référence aux divers arguments qu’elle a soulevés et aux déclarations demandées dans son avis de requête, comme étant des litiges actuels entre les parties. Il ne fait aucun doute que les parties ont des vues très différentes sur ces questions, mais je ne crois pas pour autant qu’une décision de la Cour sur le bien-fondé de leurs arguments respectifs aurait un effet pratique qui permettrait de résoudre un litige actuel. Dans l’arrêt Borowski, la Cour suprême a mentionné qu’il est nécessaire de déterminer si le litige tangible et concret a disparu et si la question est devenue théorique. À cet égard, le litige concret entre les parties correspondait à la contestation par la demanderesse de la décision du conseil, datée du 22 avril 2015, de la suspendre du conseil. Ce litige a été résolu lorsque le conseil a annulé la suspension le 3 juin 2015, après que le juge Annis eut rendu une injonction interlocutoire.

[33]           Il ne restait alors que les arguments soulevés par la demanderesse pour contester la suspension. Cependant, une décision sur ces arguments n’aura pas pour effet de résoudre un litige qui a ou peut avoir des conséquences sur les droits des parties. Ainsi, si on applique la première étape de l’analyse de Borowski, la présente demande est théorique en ce qu’elle ne satisfait pas au critère du « litige actuel ».

[34]           Une distinction doit être établie entre la présente espèce et les décisions sur lesquelles s’appuie la demanderesse. La décision Réseau de télévision des peuples autochtones c Canada (Commission des droits de la personne), 2011 CF 810, portait sur le contrôle judiciaire d’une décision de la Commission canadienne des droits de la personne de ne pas accorder au demandeur, l’accès à une procédure de plainte en particulier. La question du caractère théorique était soulevée parce que la Commission avait rejeté la plainte pour absence de compétence avant qu’une décision soit rendue sur le contrôle judiciaire. La Cour a cependant conclu qu’il existait un litige actuel entre les parties, car la décision de la Commission sur sa compétence faisait elle‑même l’objet d’un contrôle judiciaire et n’était donc pas résolue de manière définitive. Le contexte n’est pas le même dans l’affaire qui nous occupe.

[35]           La demanderesse s’appuie également sur la décision Première nation d’Attawapiskat c Canada, 2012 CF 948 (Attawapiskat). Bien que la nomination attaquée d’un séquestre-administrateur ait été annulée, la Cour a conclu que sa décision sur la légalité d’une telle nomination aurait un effet pratique sur les droits des parties, notamment quant à savoir qui devrait assumer les droits prélevés par le séquestre-administrateur et quant à la légalité des gestes posés par ce dernier lorsqu’il administrait les fonds de la Première Nation. En l’espèce, la suspension annulée n’a pas d’effet résiduel comparable sur les parties concernées. La Cour a également noté dans la décision Attawapiskat que l’interprétation de l’Entente globale de financement, notamment des dispositions concernant les cas de défaut et le redressement, contestées par la demanderesse, demeuraient un litige actuel et que d’autres ententes de financement entre le gouvernement et les Premières Nations contenaient des dispositions similaires. Ces facteurs ne s’appliquent pas à la présente cause puisque rien au dossier ne permet de croire que les questions soulevées par la demanderesse, qui concernent le contexte étroit du droit du conseil de suspendre un conseiller et du processus de suspension, referont surface dans d’autres litiges opposant les parties ou des conseils de bande d’autres Premières Nations.

[36]           Après avoir exposé ces motifs, la Cour a déclaré dans Attawapiskat que, même si la procédure était techniquement théorique, elle s’appuierait sur ces motifs pour exercer son pouvoir discrétionnaire de statuer sur les questions soulevées. Elle faisait ici référence à la deuxième étape de l’analyse établie dans l’arrêt Borowski qui, en l’absence de litige actuel entre les parties à la demande pertinente, exige de la Cour qu’elle se demande si elle devrait néanmoins exercer son pouvoir discrétionnaire de statuer sur les questions soulevées.

[37]           Comme nous l’avons mentionné ci-dessus, les faits sous-tendant la décision Attawapiskat se distinguent de ceux de la présente affaire. Bien que dans Attawapiskat, la Cour se soit appuyée sur ces faits pour exercer le pouvoir discrétionnaire dont il est question à la seconde étape de l’analyse établie dans l’arrêt Borowski, les faits de la présente affaire ne militent pas en faveur d’une telle décision. Tel qu’expliqué dans l’arrêt Borowski, les trois principales considérations d’intérêt public dont il faut tenir compte à la seconde étape sont : l’existence d’un débat contradictoire, l’économie des ressources judiciaires et la question de savoir si la Cour empiéterait sur la fonction législative plutôt que d’exercer sa fonction juridictionnelle au sein du gouvernement.

[38]           Je n’ai pas de difficulté à conclure que le débat contradictoire requis existe en l’espèce. Bien que la suspension de la demanderesse ait été annulée, cette dernière a continué à faire valoir vigoureusement les autres redressements demandés dans la présente demande. Je suis également convaincu que le fait de statuer sur les questions substantielles soulevées dans la présente demande n’empiéterait pas sur la fonction législative, étant donné que la demanderesse ne sollicite aucun redressement équivalant à une déclaration législative. Cependant, après avoir examiné la question de l’économie des ressources judiciaires, et tout particulièrement les explications exhaustives offertes à ce sujet par l’arrêt Borowski, je conclus qu’il ne convient pas en l’espèce que j’exerce mon pouvoir discrétionnaire de me prononcer sur le fond des questions soulevées. Aux pages 360 et 361 de l’arrêt Borowski, la Cour suprême explique ce qui suit :

L’économie des ressources judiciaires n’empêche pas non plus d’entendre des affaires devenues théoriques dans les cas où la décision de la cour aura des effets concrets sur les droits des parties même si elle ne résout pas le litige qui a donné naissance à l’action. C’est un des facteurs qui a joué dans la décision de cette Cour d’exercer son pouvoir discrétionnaire dans l’affaire Vic Restaurant Inc. v. City of Montreal, précitée.

De même, il peut être justifié de consacrer des ressources judiciaires à des causes théoriques qui sont de nature répétitive et de courte durée. Pour garantir que sera soumise aux tribunaux une question importante qui, prise isolément, pourrait échapper à l’examen judiciaire, on peut décider de ne pas appliquer strictement la doctrine du caractère théorique. Ce fut le cas dans l’arrêt International Brotherhood of Electrical Workers, Local Union 2085 c. Winnipeg Builders’ Exchange, précité. L’affaire portait sur la validité d’une injonction interlocutoire qui interdisait certains actes de grève. Quand l’affaire a été soumise à cette Cour, la grève avait déjà fait l’objet d’un règlement. C’est le résultat habituel d’une injonction provisoire dans les conflits du travail. Si la question devait être tranchée un jour, il était presque inévitable qu’elle le soit dans un cas devenu théorique. La Cour a donc exercé son pouvoir discrétionnaire pour entendre l’affaire. D’autres exemples sont : Le Syndicat des Employés du Transport de Montréal c. Procureur général du Québec, 1970 CanLII 192 (CSC), [1970] R.C.S. 713, et Wood, Wire and Metal Lathers’ Int. Union c. United Brotherhood of Carpenters and Joiners of America, 1973 CanLII 135 (CSC), [1973] R.C.S. 756.  Le simple fait, cependant, que la même question puisse se présenter de nouveau, et même fréquemment, ne justifie pas à lui seul l’audition de l’appel s’il est devenu théorique. Il est préférable d’attendre et de trancher la question dans un véritable contexte contradictoire, à moins qu’il ressorte des circonstances que le différend aura toujours disparu avant d’être résolu.

On justifie également de façon assez imprécise, l’utilisation de ressources judiciaires dans des cas où se pose une question d’importance publique qu’il est dans l’intérêt public de trancher. Il faut mettre en balance la dépense de ressources judiciaires et le coût social de l’incertitude du droit. Voir Ministre de la Main-d’œuvre et de l’Immigration c. Hardayal, 1977 CanLII 162 (CSC), [1978] 1 R.C.S. 470, et Kates et Barker, dans l’ouvrage précité, aux pp. 1429 à 1431. Le juge Locke a fait allusion à cela dans l’arrêt Vic Restaurant Inc. v. City of Montreal, précité, à la p. 91 : [TRADUCTION] « La question a, je l’ai dit, de l’importance pour toutes les institutions municipales du Canada ».

[39]           Aucune des circonstances énumérées dans cette explication ne s’applique à la présente demande. La décision de la Cour sur le fond de la plupart des questions théoriques n’aura pas d’effet pratique sur les droits de parties. En outre, ces questions ne peuvent être considérées comme étant de nature répétitive et de courte durée, ou, pour cette raison ou d’autres, comme soulevant des questions importantes qui pourraient autrement échapper à l’examen judiciaire. Ces questions ne soulèvent rien non plus qui soit d’importance publique. La demanderesse cherche à obtenir des déclarations liées aux questions étroites entourant la gouvernance interne du conseil, dans le cadre de mésententes précises entre ses trois membres. Rien n’indique que ces questions feront à nouveau surface entre les parties ou que, le cas échéant, elles ne seraient pas à ce moment sujettes à examen et décision dans le contexte d’un litige actuel.

[40]           Certes, la question de la rétroactivité est peu susceptible de refaire surface. Je remarque également que la preuve démontre que la demanderesse ne s’est pas opposée aux séances à huis clos avant l’assemblée au cours de laquelle elle a été suspendue, et que la RCB sur la politique avait été approuvée à l’unanimité par tous les conseillers, y compris la demanderesse. Si les membres du conseil avaient dans le futur des points de vue divergents sur l’utilisation de ces outils de gouvernance, il serait préférable que ces divergences soient résolues dans le contexte du différend précis qui en résulterait, quel qu’il soit.

[41]           Rien n’indique non plus que ces questions referont surface dans le contexte de la gouvernance d’autres Premières Nations. À cet égard, la décision Esquega c Canada (Procureur général), 2007 CF 878, invoquée par la demanderesse est différente en ce que, dans cette affaire, la Cour s’est appuyée sur la preuve que la constitutionnalité de la condition de résidence aux fins d’élections qui était contesté échapperait à l’examen judiciaire et que l’administration des Premières Nations au Canada avait souffert de l’incertitude entourant la validité de cette condition. Il n’existe en l’espèce pas de considérations comparables.

[42]           Conséquemment, je conclus que la présente demande est théorique et qu’il ne convient pas en l’espèce que la Cour exerce son pouvoir discrétionnaire de statuer sur les questions substantielles soulevées par la demanderesse.

V.                Dépens

[43]           La demanderesse demande les dépens sur une base avocat-client, s’appuyant à cet égard sur des décisions portant sur des cas où des membres avaient présenté une demande de contrôle judiciaire commandant l’interprétation des lois sur la gouvernance des Premières Nations et leur application.

[44]           La défenderesse soutient que le conseil n’a pas fait preuve d’une conduite répréhensible, scandaleuse ou outrageante qui justifierait que la demanderesse se voit octroyer les dépens sur une base avocat-client. Elle soutient en outre qu’ayant persisté dans une demande de contrôle judiciaire théorique et sans fondement, la demanderesse devrait se voir condamner aux dépens sur une base avocat-client ou sur une base plus élevée.

[45]           J’ai donné raison à la défenderesse sur la question du caractère théorique dans le cadre de la présente demande, et elle aura droit à des dépens. Malgré ma décision sur le caractère théorique, j’estime que la demanderesse pouvait soutenir, bien qu’elle n’ait pas eu gain de cause, que la Cour devrait exercer son pouvoir discrétionnaire de statuer sur les questions soulevées. Pour cette raison, je ne crois pas que les décisions invoquées par la défenderesse au soutien de sa demande de dépens sur la base avocat-client ou sur une base plus élevée s’appliquent à la présente demande.

[46]           Lors de l’audience, j’ai demandé aux avocats si les parties avaient une opinion sur le montant des dépens à accorder si ceux-ci n’étaient pas accordés sur une base avocat-client. Tout en maintenant que des dépens avocat-client devraient être accordés, la défenderesse a suggéré que des dépens, taxés selon la colonne III du tableau du tarif B à compter du 3 juin 2015, seraient indiqués si la Cour choisissait plutôt d’accorder des dépens partie‑partie. Je souscris à cette approche et accorde à la défenderesse les dépens partie‑partie ainsi taxés.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la présente demande est rejetée avec dépens en faveur de la défenderesse, lesquels seront taxés selon colonne III du tableau du tarif B.

« Richard F. Southcott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Édith Malo, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

t -658-15

INTITULÉ :

VIRGINIA GLADUE c PREMIÈRE NATION DE DUNCAN

LIEU DE L’AUDIENCE :

EDMONTON (ALBERTA)

DATE DE L’AUDIENCE :

le 14 OCTOBRE 2015

JUGEMENT ET MOTIFS DU JUGEMENT :

Le Juge Southcott

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

le 22 OCTOBRE 2015

COMPARUTIONS :

Priscilla Kennedy

Pour la demanderesse

David C. Rolf

Denis Lefebvre

Pour la défenderesse

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Priscilla Kennedy

DLA Piper Canada LLP

Edmonton (Alberta)

Pour la demanderesse

David C. Rolf

Parlee McLaws LLP

Edmonton (Alberta)

Denis Lefebvre

Durocher Simpson Loehli & Erler LLP

Pour la défenderesse

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.