Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20150917


Dossier : IMM-1334-15

Référence : 2015 CF 1086

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Montréal (Québec), le 17 septembre 2015

En présence de monsieur le juge Locke

ENTRE :

NITISH GUPTA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Nature de l’affaire

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire visant la décision du 17 mars 2015 par laquelle un délégué du ministre de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) a délivré au demandeur une mesure d’exclusion au titre de l’article 41 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR], pour manquement à l’alinéa 20(1)b) de cette loi. Selon cette disposition, l’étranger qui cherche à entrer au Canada est tenu de prouver qu’il détient les visa ou autres documents requis par le Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [RIPR]. En l’espèce, le délégué du ministre a déterminé que le demandeur entrait au Canada pour travailler sans avoir préalablement obtenu un permis de travail, en contravention du paragraphe 8(1) du RIPR.

[2]               Pour les motifs qui suivent, je conclus que la mesure d’exclusion doit être infirmée.

II.                Les faits

[3]               Le demandeur, M. Gupta, est un citoyen de l’Inde âgé de 23 ans. Le 16 mai 2013, il a obtenu un permis de travail de deux ans de Citoyenneté et Immigration Canada pour travailler comme serveur dans un restaurant de Preeceville, en Saskatchewan, RN Motel Ltd. O/A Chris’ Place (l’employeur). En raison de cet emploi, M. Gupta a été sélectionné pour devenir résident permanent dans le cadre du Programme des candidats à l’immigration de la Saskatchewan.

[4]               En janvier 2015, le demandeur s’est rendu en Colombie-Britannique pour rendre visite à sa petite amie, et a suivi durant son séjour une formation en boulangerie dans un restaurant de Surrey, en Colombie‑Britannique (C.-B.), affilié à l’employeur. Il a également rempli d’autres fonctions dans ce restaurant. En mars 2015, le demandeur et sa petite amie sont allés aux États-Unis faire du tourisme. Le 17 mars, il a tenté de revenir au Canada et a été interrogé par l’ASFC. Lors de l’entrevue, il a fourni une déclaration signée à l’ASFC. Selon cette déclaration, l’employeur lui a demandé de travailler au restaurant de Surrey, en Colombie‑Britannique, pour apprendre à faire du pain et il serait rémunéré par l’employeur comme s’il travaillait encore en Saskatchewan, et il retournerait dans cette province le 3 avril 2015.

[5]               Après avoir interrogé le demandeur, l’agent stagiaire de l’ASFC, Joseph Briffa, a établi un rapport circonstancié en vertu du paragraphe 44(1) de la LIPR. Il a recommandé que le demandeur fasse l’objet d’une mesure d’exclusion d’un an au motif qu’il a travaillé sans autorisation. Ce rapport circonstancié a été transmis au délégué du ministre, l’agent Richard Wakelam, qui l’a examiné et s’est entretenu avec le demandeur. Durant cette entrevue, ce dernier a précisé que son départ de la Colombie-Britannique pour la Saskatchewan n’était pas encore prévu, contredisant ainsi sa déclaration. Il a également déclaré qu’il connaissait les conditions liées à son permis de travail canadien et qu’il avait décidé de ne pas les respecter. Le délégué du ministre a ensuite rendu une mesure d’exclusion d’un an.

III.             La décision

[6]               Le délégué du ministre a délivré la mesure d’exclusion au demandeur en tenant compte des facteurs suivants :

  1. Le demandeur connaissait les conditions suivantes indiquées sur son permis de travail, mais a décidé de ne pas les respecter :
    1. Ne doit travailler dans aucun autre lieu que celui précisé (Preeceville, en Saskatchewan);
    2. Ne doit travailler pour aucun autre employeur (Chris’ Place);
    3. Ne doit exercer aucune autre profession (serveur).
  2. Le demandeur est candidat à la désignation en Saskatchewan en vue du traitement accéléré de sa demande de résidence permanente, car il travaille et apporte une contribution positive à la province de la Saskatchewan;
  3. Le demandeur n’a aucune famille immédiate au Canada et n’a pas d’enfant canadien.

[7]               Le délégué du ministre a également pris en compte dans sa décision ses conversations avec l’agent stagiaire Briffa, qui avait aussi interrogé le demandeur, et du rapport établi par ce dernier.

IV.             Les questions en litige

[8]               Le demandeur soutient que la décision de délivrer la mesure d’exclusion était erronée à deux égards qui touchent à l’interprétation des dispositions du RIPR :

  1. l’article 8 du RIPR est inapplicable aux circonstances de la présente affaire;
  2. la procédure adéquate à suivre en cas de violation d’un permis de travail prévue au paragraphe 218 du RIPR n’a pas été suivie.

V.                La norme de contrôle

[9]               Comme les questions en litige concernent l’interprétation de dispositions réglementaires au titre de la loi habilitante du décideur (la LIPR) et ne revêtent pas une importance capitale pour le système juridique ou ne sont pas étrangères au domaine d’expertise de ce dernier, je dois examiner l’interprétation par le délégué du ministre du RIPR et des procédures qui y sont prévues suivant la norme de la décision raisonnable : Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 55 [Dunsmuir]. D’après le paragraphe 47 de l’arrêt Dunsmuir :

Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

[10]           Cependant, certains précédents établissent que les issues possibles acceptables peuvent être plus restreintes à l’égard des questions de droit : B010 c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CAF 87, au paragraphe 72; Canada (Procureur général) c Abraham, 2012 CAF 266, au paragraphe 45.

VI.             Analyse

A.                L’article 8 du RIPR trouve-t-il à s’appliquer dans les circonstances de la présente affaire?

[11]           Comme je l’ai déjà indiqué, la mesure d’exclusion a été prise aux termes de l’article 41 de la LIPR, lequel dispose que « [s]’agissant de l’étranger, emportent interdiction de territoire pour manquement à » la LIPR « tout fait – acte ou omission – commis directement ou indirectement en contravention avec la présente loi ».

[12]           La disposition précise de la LIPR dont la violation est rapportée dans la mesure d’exclusion est l’alinéa 20(1)b), aux termes duquel l’étranger (les exceptions n’étant pas applicables en l’espèce) qui cherche à entrer au Canada en tant que résident temporaire est tenu de prouver « qu’il détient les visa ou autres documents requis par règlement ».

[13]           Le « règlement » mentionné ici est le RIPR, dont la disposition pertinente citée dans la mesure d’exclusion est l’article 8, aux termes duquel « [l]’étranger ne peut entrer au Canada pour y travailler que s’il a préalablement obtenu un permis de travail ». Par conséquent, le demandeur est accusé d’être entré au Canada pour y travailler sans avoir « préalablement obtenu un permis de travail ».

[14]           Il ne fait aucun doute que le demandeur détenait un permis de travail valide. Il appert que le délégué du ministre se préoccupait plutôt du fait que les conditions de ce permis n’étaient pas respectées.

[15]           Le demandeur soutient qu’il n’a pas contrevenu à l’article 8 du RIPR parce qu’il détenait un permis de travail, et qu’il en avait donc obtenu un préalablement à son entrée au Canada.

[16]           Le défendeur répond que le permis de travail du demandeur se rapportait à son emploi en Saskatchewan, qui est très différent de celui qu’il occupait en Colombie-Britannique, et qu’il n’est donc pas en mesure d’être valide pour répondre à l’exigence de l’article 8 du RIPR. C’est dans ce sens que le demandeur est entré au Canada sans permis de travail. Le défendeur ajoute que le demandeur a même reconnu qu’il travaillait sans respecter les conditions de son permis de travail, et le défendeur déclare devoir être en mesure de contrôler l’entrée au Canada de travailleurs qui entendent faire fi des conditions de leur permis de travail.

[17]           Sur ce point, le demandeur soutient que la mesure d’exclusion ne reposait pas sur la crainte qu’il ne travaille en violation du permis de travail qui lui avait été délivré à son entrée au Canada, mais plutôt sur de prétendues violations de son permis de travail avant son arrivée au Canada. Le défendeur n’est pas de cet avis, et il cite la déclaration même du demandeur d’après laquelle celui-ci avait l’intention de travailler en Colombie-Britannique (en prétendue contravention de son permis de travail) dès le lendemain. Cependant, un examen de la déclaration du délégué du ministre se rapportant à la mesure d’exclusion et au rapport circonstancié fondé sur l’article 44 établi par l’agent stagiaire Briffa, montre bien que les préoccupations concernaient des violations antérieures du permis de travail. Il n’est question nulle part dans ces documents de la crainte de violations à venir. Ce qui s’en rapproche le plus est l’extrait suivant de la déclaration du délégué du ministre : [traduction« GUPTA indique qu’il avait l’intention de séjourner plus longtemps en C.-B. et qu’il n’avait pas encore prévu de retourner en Saskatchewan ». Mais là encore, cela ne veut pas dire que le demandeur a l’intention de travailler en Colombie-Britannique après son arrivée.

[18]           Sans égard à la question de savoir si la mesure d’exclusion était fondée sur des violations antérieures du permis de travail, ou sur la crainte de possibles violations futures, un enjeu important en l’espèce est de savoir s’il peut être établi qu’une personne est entrée au Canada sans avoir préalablement obtenu un permis de travail (en contravention de l’article 8 du RIPR) lorsqu’elle détient un tel permis, mais qu’elle entend travailler en violation des conditions y afférentes. Aucune jurisprudence ne semble se rapporter directement à cette question.

[19]           Il est utile ici de citer le paragraphe 21 de l’arrêt Rizzo and Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 RCS 27, 154 DLR (4th) 193, de la Cour suprême du Canada quant à l’approche qu’il convient d’adopter pour interpréter les lois :

[…] Elmer Driedger dans son ouvrage intitulé Construction of Statutes (2e éd. 1983) résume le mieux la méthode que je privilégie. Il reconnaît que l’interprétation législative ne peut pas être fondée sur le seul libellé du texte de loi. À la p. 87, il dit :

[traduction] Aujourd’hui il n’y a qu’un seul principe ou solution : il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur.

[20]           L’article 8 du RIPR est succinct et sans ambiguïté. Je le trouve facile à comprendre. Il exige simplement que l’étranger qui entre au Canada pour y travailler obtienne d’abord un permis de travail. La décision du délégué du ministre, ainsi que la position du défendeur, reviennent fondamentalement à introduire une exigence qui ne figure pas à l’article 8, à savoir que l’emploi a occupé au titre du permis de travail soit conforme aux conditions qui y sont énoncées.

[21]           Il est certain que la violation des conditions d’un permis de travail donne matière à préoccupation, et des mesures peuvent être prises à l’encontre du détenteur d’un permis de travail qui méconnaît ces conditions. Cependant, rien n’indique que l’article 8 visait à répondre à un tel cas de figure. Une lecture de l’article 8 suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit et l’objet de la LIPR et l’intention du législateur n’autorise pas à le penser.

[22]           À mon avis, il était déraisonnable de la part du délégué du ministre d’interpréter de façon stricte une telle exigence, en particulier compte tenu des répercussions importantes que la mesure d’exclusion aurait pour le demandeur. Pour conclure que la violation des conditions d’un permis de travail peut entraîner la prise d’une mesure d’exclusion au titre de l’article 8 du RIPR, cette disposition devrait être plus explicite. Je relève que le délégué du ministre ne s’est pas attardé sur la raison qui l’a amené à conclure que le fait de travailler en violation d’un permis de travail équivalait à l’absence d’un tel permis. Une telle lacune portant sur une question aussi fondamentale me porte à conclure que le processus décisionnel touchant ce point crucial manquait de justification, de transparence et d’intelligibilité, au sens de l’arrêt Dunsmuir.

B.                 Les procédures requises ont-elles été suivies?

[23]           Le demandeur soutient également qu’une mesure d’exclusion n’est pas la sanction qui convient dans les circonstances. Il affirme que lorsqu’il existe des préoccupations liées à de prétendues violations d’un permis de travail, celles-ci devraient plutôt être renvoyées à la Section de l’immigration pour qu’elle les examine et, si nécessaire, prenne des sanctions. Le demandeur cite à cet égard le paragraphe 228(1) du RIPR qui prévoit différents motifs d’interdiction de territoire. Certains d’entre eux peuvent entraîner une mesure d’exclusion, d’autres non et doivent plutôt être renvoyés devant la Section de l’immigration. Le demandeur fait remarquer que la liste des motifs énoncés à l’alinéa 228(1)c) (qui vise l’interdiction de territoire au titre de l’article 41 de la LIPR et dont l’application peut entraîner une mesure d’exclusion) se limite à des questions très simples à trancher, par exemple, la personne visée a-t-elle omis de comparaître, de quitter le Canada, ou d’obtenir une autorisation? D’autres cas de figure ne donnent pas lieu à une mesure d’exclusion. Le demandeur ajoute que cette liste de motifs susceptibles d’aboutir à une mesure d’exclusion inclut le manquement énoncé au sous-alinéa 228(1)c)(iii) à « l’obligation prévue à l’article 20 de la Loi de prouver qu’il détient les visas et autres documents réglementaires ». Le caractère applicable de cette disposition en l’espèce est au cœur de la présente partie de mon analyse.

[24]           Le demandeur allègue que la question de savoir si le détenteur d’un permis de travail a contrevenu ou contreviendra aux conditions de ce permis est bien différente de celle qui est envisagée dans le reste de l’alinéa 228(1)c) du RIPR, et qui est plus directe. Par exemple, le sens de certaines conditions pourrait soulever des doutes, comme cela a été abordé dans la décision Singh Brar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 1502. En l’absence de précédent sur cette question, et eu égard aux conséquences importantes que la mesure d’exclusion aurait pour le demandeur, je suis enclin à abonder dans son sens. Je ne pense pas qu’il existe nécessairement des doutes quant au manquement du demandeur aux conditions de son permis de travail en l’espèce, mais leur possibilité permet de démontrer que les situations de ce type (préoccupations liées à une prétendue violation d’un permis de travail) devraient être renvoyées à la Section de l’immigration, et ne sont pas censées donner lieu à une mesure d’exclusion. Il est fort possible, compte tenu des faits au dossier, que le demandeur ait délibérément agi en violation de son permis de travail (et même qu’il ait eu l’intention de continuer de travailler en violation de son permis de travail), mais cette question doit être abordée dans un cadre autre que celui d’une décision menant à une mesure d’exclusion.

VII.          Dispositif

[25]           Je conclus que les deux motifs avancés par le demandeur sont fondés. La décision du délégué du ministre était déraisonnable à ces deux égards, et la mesure d’exclusion doit être infirmée.

[26]           Le défendeur estime que la présente affaire repose sur des faits trop particuliers pour justifier la certification d’une question grave de portée générale. Selon la proposition du défendeur, je ne certifierai pas de question.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.      La présente demande est accueillie et la décision du délégué du ministre est annulée.

2.      Aucuns dépens ne sont adjugés.

  1. Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.

« George R. Locke »

Juge

Traduction certifiée conforme

L. Endale


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1334-15

 

INTITULÉ :

NITISH GUPTA c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 2 septembre 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE LOCKE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 17 SEPTEMBRE 2015

 

COMPARUTIONS :

Steven Meurrens

 

POUR LE demandeur

 

Darren McLeod

 

POUR LE défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Larlee Rosenberg

Avocats

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

pour le demandeur

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

pour le défendeur

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.