Date : 20150916
Dossier : IMM-602-15
Référence : 2015 CF 1081
[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
Montréal (Québec), le 16 septembre 2015
En présence de monsieur le juge Locke
ENTRE : |
KHWAJAABDULLAH SEDIQI |
demandeur |
et |
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
I. Nature de l’affaire
[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision datée du 15 janvier 2015 par laquelle la commissaire Rena Dhir, de la Section d’appel des réfugiés (SAR), a rejeté l’appel interjeté par le demandeur à l’encontre de la décision rendue par la Section de la protection des réfugiés (SPR), qui avait rejeté la demande d’asile du demandeur.
II. Faits allégués par le demandeur
[2] Le demandeur, M. Sediqi, est un homme d’affaires de 41 ans de Kaboul, en Afghanistan. Il est vice‑président d’une usine qui fabrique des sacs en plastique dans laquelle il est également partenaire, et est aussi directeur d’une entreprise d’importation. Il a une épouse et quatre enfants, tous citoyens de l’Afghanistan, qui demeurent actuellement à Kaboul.
[3] Au début de janvier 2014, trois hommes sont entrés dans son commerce à deux occasions. La deuxième fois, les hommes voulaient que le demandeur leur laisse de l’espace dans son usine pour entreposer des armes. Les hommes ont également menacé le demandeur de mort s’il n’obéissait pas. Il croyait que ces hommes étaient des talibans. M. Sediqi leur a demandé du temps pour réfléchir à leur demande et est demeuré chez lui les deux semaines suivantes. Il est retourné travailler le 23 janvier 2014, mais en variant ses heures de travail. Un soir, alors que le demandeur quittait le travail, un de ces hommes l’a abordé dans sa voiture, a répété la demande et réitéré les menaces, et l’a agressé. Après cet incident, M. Sediqi a décidé d’aller, avec sa famille, habiter chez son beau‑père dans une autre partie de Kaboul. Il a cessé de se présenter au travail et a appelé le contremaître pour qu’il ferme l’usine.
[4] M. Sediqi avait obtenu un visa américain pour se rendre à une exposition commerciale à laquelle il n’avait finalement pas pu assister. Il a utilisé ce visa pour se rendre à New York, le 17 février 2014. Il n’a pas demandé l’asile pendant son séjour aux États‑Unis. Il a expliqué par la suite qu’il croyait que le Canada serait un meilleur endroit pour lui et ses enfants. Le 1er mars 2014, M. Sediqi est entré au Canada en traversant à pied la frontière au poste frontalier de Peace Arch. Il a demandé l’asile le 11 mars 2014. Après avoir quitté l’Afghanistan, M. Sediqi a reçu, par l’intermédiaire de son frère, une [traduction] « lettre de nuit » qui avait été laissée à l’usine de Kaboul. La lettre contenait des menaces de mort à l’endroit du demandeur.
[5] La SPR a rejeté la demande d’asile de M. Sediqi le 23 juin 2014, ayant conclu que le demandeur, du fait de son manque de crédibilité et de l’absence de crainte subjective, n’avait pas la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger. Le 17 juillet 2014, M. Sediqi a interjeté appel devant la SAR sous le régime du paragraphe 110(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR]. Le 15 janvier 2015, la commissaire Dhir de la SAR a rejeté l’appel et confirmé la décision de la SPR.
III. La décision contestée
[6] La commissaire Dhir de la SAR devait décider si la commissaire de la SPR, en concluant que M. Sediqi, du fait de son manque de crédibilité et de l’absence de crainte subjective, n’avait pas la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger, avait mal évalué les faits exposés dans le cas du demandeur au point de commettre une erreur manifeste et dominante. En application du paragraphe 111(1) de la LIPR, la commissaire Dhir a confirmé la décision de la SPR selon laquelle le demandeur n’avait ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger, aux termes des articles 96 et 97 de la LIPR.
[7] Dans sa décision, la commissaire Dhir a reconnu que la SAR, en tant que nouvelle section, avait du mal à savoir quelle norme de contrôle elle devait appliquer lorsqu’elle évaluait les appels de décisions rendues par la SPR. Après avoir examiné de récentes décisions de la Cour fédérale concernant le rôle de la SAR, elle a choisi d’appliquer la norme énoncée dans la décision Huruglica c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 799 [Huruglica]. Elle a indiqué qu’elle avait examiné tous les aspects de la décision de la SPR, en plus d’effectuer sa propre évaluation de l’ensemble des éléments de preuve, tout en accordant une certaine déférence aux conclusions de la SPR quant à la crédibilité du demandeur et à toute autre question pour laquelle la SPR jouissait d’un avantage particulier.
[8] Dans son analyse, la commissaire Dhir s’est concentrée sur le raisonnement suivi par la commissaire de la SPR quant à l’absence de crainte subjective et sa conclusion concernant la situation du demandeur et de sa famille à Kaboul. La commissaire Dhir a examiné et évalué le témoignage du demandeur et les autres éléments de preuve. Elle a conclu qu’il n’y avait aucun élément de preuve convaincant selon lequel les talibans auraient cherché à communiquer avec le demandeur ailleurs qu’à son lieu de travail, ou établissant que, depuis le départ de l’Afghanistan de M. Sediqi, quelqu’un cherchait à retrouver le demandeur ou sa famille pour leur faire du mal. La commissaire Dhir a également conclu que le demandeur, en restant dans la même ville après avoir été menacé par les talibans, même en sachant que les talibans avaient des renseignements sur sa famille, n’avait pas agi comme une personne qui craignait pour sa vie.
[9] En ce qui concerne la situation de la famille à Kaboul, la commissaire Dhir a constaté que les documents sur le pays contenaient des éléments de preuve objectifs selon lesquels les talibans prenaient vraiment pour cibles les membres de la famille, plus particulièrement si une personne prise pour cible déménageait seule. Elle a toutefois conclu que la famille de M. Sediqi demeurait encore à Kaboul, et que le demandeur n’avait pas présenté d’éléments de preuve convaincants qui permettaient d’établir que les talibans s’intéresseraient encore à lui ou à sa famille, à la suite des événements décrits.
[10] Par ailleurs, la commissaire Dhir a examiné si la SPR avait commis une erreur en ne retenant pas que l’asile pouvait être accordé à M. Sediqi parce qu’il était un homme d’affaires prospère en Afghanistan. Bien que, selon les rapports sur le pays, les gens d’affaires prospères risquent d’être victimes de formes d’extorsion pouvant constituer de la persécution, la commissaire Dhir a déterminé qu’aucun élément de preuve convaincant ne montrait que le demandeur avait subi ce genre d’extorsion puisque, dans son témoignage, le demandeur a précisé que personne ne lui avait jamais demandé d’argent, et que sa famille n’avait jamais été approchée depuis qu’il avait quitté l’Afghanistan.
[11] La commissaire Dhir a conclu, compte tenu des éléments de preuve qui avaient été présentés à la SPR puis à la SAR, que le demandeur ne ferait pas l’objet de persécution et, selon la prépondérance des probabilités, qu’il ne serait pas exposé au risque de traitements ou peines cruels et inusités ou au risque d’être soumis à la torture s’il retournait en Afghanistan. Elle a donc confirmé la décision de la SPR, c’est‑à‑dire que le demandeur n’avait ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger.
IV. Questions en litige
[12] Le demandeur soulève trois grandes questions :
- La SAR a‑t‑elle commis une erreur en confondant risque subjectif et risque objectif et en omettant de faire une évaluation adéquate du risque au sens de l’article 97 de la LIPR auquel était exposé le demandeur?
- La SAR a‑t‑elle commis une erreur en omettant d’évaluer adéquatement l’élément de preuve que constituait la lettre de nuit?
- La SAR a‑t‑elle commis une erreur en évaluant le risque auquel était exposé le demandeur en tant qu’homme d’affaires prospère?
V. Norme de contrôle
[13] Le demandeur convient que la norme de contrôle que la SAR doit appliquer dans l’appel d’une décision rendue par la SPR est celle qui est énoncée dans la décision Huruglica : la SAR doit procéder à un examen indépendant des éléments de preuve afin de déterminer si l’appelant satisfait aux exigences de l’article 96 ou 97 de la LIPR, tout en faisant preuve de retenue à l’égard des conclusions tirées par la SPR sur la crédibilité et sur d’autres questions lorsque la SPR jouit d’un avantage pour tirer de telles conclusions.
[14] Le défendeur n’est pas d’accord pour dire que la décision Huruglica énonce la norme de contrôle appropriée pour la SAR, mais soutient que cette divergence d’opinions ne change rien à l’issue de la présente affaire.
[15] Si je reconnais que la décision Huruglica est portée en appel et que, par conséquent, la norme de contrôle qu’elle énonce pourrait être modifiée, je suis néanmoins d’avis qu’elle expose la norme correcte dans sa forme actuelle.
VI. Analyse
[16] Compte tenu du fait que la commissaire Dhir a explicitement analysé seulement « le raisonnement de la commissaire de la SPR quant à l’absence de crainte subjective et sa conclusion concernant la situation de l’appelant et de sa famille à Kaboul », je me bornerai à examiner l’analyse de ces questions effectuée par la commissaire Dhir. Je n’ai pas besoin d’analyser les autres conclusions tirées par la SPR.
[17] À mon avis, le paragraphe 29 et les paragraphes suivants de la décision de la SAR révèlent une évaluation indépendante des éléments de preuve. Les paragraphes 33 à 38 exposent une analyse de l’absence de risque objectif pour le demandeur ailleurs qu’à son lieu de travail. Le paragraphe 35 fait état de l’absence de crainte subjective.
[18] Les paragraphes 39 à 41 contiennent une analyse des éléments de preuve établissant que les talibans prennent pour cibles des membres de la famille afin d’atteindre leurs vraies cibles. Selon la conclusion figurant au paragraphe 41, aucun élément de preuve convaincant ne permet d’établir que les membres de la famille sont ainsi visés dans le présent cas. Bien que la commissaire Dhir ne le mentionne pas explicitement, je considère que ces paragraphes confirment implicitement la conclusion de manque de crédibilité tirée par la SPR, du moins en ce qui concerne le danger que représentent pour le demandeur les hommes qui l’ont menacé.
A. Question 1 : confusion entre le risque subjectif et le risque objectif
[19] Le demandeur soutient que le risque au sens de l’article 97 de la LIPR auquel il est exposé n’a pas été adéquatement évalué. Il affirme qu’il y a une incongruité entre les conclusions de la SAR selon lesquelles i) le demandeur avait démontré une absence de crainte subjective en déménageant simplement sa famille ailleurs à Kaboul à l’époque où il avait initialement reçu les menaces en question; et ii) les hommes qui avaient proféré les menaces ne cherchaient pas le demandeur ni sa famille ailleurs qu’à son lieu de travail. Selon le demandeur, s’il n’y avait vraiment aucun risque ailleurs à Kaboul, le fait de demeurer dans cette ville ne pouvait pas démontrer l’absence de crainte subjective.
[20] Je ne suis pas d’accord. Je ne crois pas que les conclusions de la commissaire Dhir sont incongrues. Comme nous l’avons vu ci‑dessus, son analyse de l’absence d’éléments de preuve établissant que le demandeur ou sa famille avaient été menacés ailleurs qu’au lieu de travail du demandeur semble toucher la question de la crédibilité. Je ne crois pas que la commissaire Dhir a conclu que le demandeur n’était pas en danger malgré les menaces reçues des talibans.
[21] Je ne suis pas d’accord non plus avec le demandeur quand il soutient que la commissaire Dhir a commis une erreur en appliquant l’article 97 de la LIPR. Le demandeur renvoie au paragraphe 46 de la décision de la SAR, où la commissaire Dhir conclut « selon la prépondérance des probabilités, qu[e le demandeur] ne serait pas exposé à une menace à sa vie, au risque de traitements ou peines cruels et inusités ou au risque d’être soumis à la torture s’il retournait en Afghanistan ». Le demandeur souligne qu’il ne s’agit pas de savoir s’il subirait un tel traitement, mais plutôt s’il risque d’être exposé à un tel traitement. Toutefois, je ne suis pas disposé à conclure, sur la foi du paragraphe 46, que la commissaire Dhir a commis une erreur dans son analyse ou dans sa compréhension du critère approprié au titre de l’article 97 de la LIPR.
B. Question 2 : la lettre de nuit
[22] La commissaire Dhir a mentionné la lettre de nuit trois fois dans sa décision. Elle l’a mentionnée au paragraphe 11 dans son exposé des faits, et en a encore fait mention au paragraphe 34 pour montrer que les hommes qui avaient menacé le demandeur avaient tenté de communiquer avec lui à son lieu de travail seulement.
[23] Dans ce contexte, j’estime que la troisième mention de la lettre de nuit (qui s’applique en réalité aux lettres de nuit en général) dans l’extrait reproduit au paragraphe 41 de la décision de la commissaire Dhir donne à penser que la lettre de nuit alimentait les réserves que la commissaire Dhir avait quant à la crédibilité du demandeur. À mon avis, son analyse de la question était adéquate.
C. Question 3 : le risque en tant qu’homme d’affaires prospère
[24] Le demandeur soutient que l’analyse du risque auquel il est exposé en tant qu’homme d’affaires prospère faite par la commissaire Dhir suppose une définition déraisonnablement étroite du terme « extorsion », laquelle se limite aux demandes d’argent et exclut les autres formes de demandes. Le demandeur renvoie à l’absence de demandes d’argent mentionnée maintes fois par la commissaire Dhir, alors qu’il était clair que les hommes qui l’avaient menacé exigeaient un endroit où entreposer des armes.
[25] Je ne suis pas prêt à conclure que la commissaire Dhir a commis une erreur. Elle mentionnait l’argent parce qu’elle évaluait le risque distinct auquel le demandeur était exposé en tant qu’homme d’affaires prospère, c’est‑à‑dire pris pour cible en raison de sa richesse. Il était donc raisonnable de s’intéresser à la question de l’argent. Je ne crois pas que la commissaire Dhir comprenait mal la définition du terme « extorsion » ni qu’elle a commis une erreur en utilisant ce terme.
[26] Le demandeur renvoie au paragraphe 45 de la décision de la commissaire Dhir, qui commence ainsi : « Dans le cas de l’appelant, il n’y a aucun élément de preuve convaincant voulant que les talibans l’aient extorqué. » Dans le contexte de ce paragraphe, il est implicite que cette phrase doit être lue comme si elle se terminait par les mots « en tant qu’homme d’affaires prospère ».
VII. Conclusion
[27] Pour les motifs qui précèdent, la présente demande sera rejetée.
[28] Les parties n’ont proposé aucune question grave de portée générale aux fins de certification.
JUGEMENT
LA COUR ORDONNE :
- La présente demande est rejetée.
- Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.
« George R. Locke »
Juge
Traduction certifiée conforme
Johanne Brassard, trad. a.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : |
IMM-602-15 |
INTITULÉ : |
KHWAJAABDULLAH SEDIQI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
LIEU DE L’AUDIENCE : |
Vancouver (ColOMBIE‑BRITANNIQUE) |
DATE DE L’AUDIENCE : |
LE 31 AOÛT 2015 |
JUGEMENT ET MOTIFS : |
LE JUGE LOCKE |
DATE DES MOTIFS : |
LE 16 SEPTEMBRE 2015 |
COMPARUTIONS :
Aris Daghighian Erica Olmstead |
POUR LE DEMANDEUR |
Cheryl D. Mitchell |
POUR LE DÉFENDEUR |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Edelmann & Company Law Offices Avocats Vancouver (Colombie‑Britannique) |
POUR LE DEMANDEUR |
William F. Pentney Sous‑procureur général du Canada Vancouver (Colombie‑Britannique) |
POUR LE DÉFENDEUR |