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Date : 20150911


Dossier : IMM-333-15

Référence : 2015 CF 1059

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 11 septembre 2015

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE : 

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

demandeur

et

MICHAEL CLAREL FERRY

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision datée du 6 janvier 2015 par laquelle la Section d’appel de l’immigration (SAI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a accordé, pour des motifs d’ordre humanitaire, un sursis de deux ans à l’exécution de la mesure de renvoi prise contre le défendeur, M. Michael Clarel Ferry. Le demandeur, le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile, demande le contrôle judiciaire de cette décision au motif qu’elle contient des conclusions de fait erronées et contradictoires et qu’elle est déraisonnable.

[2]               Pour les motifs exposés ci‑dessous, la demande est rejetée.

I.                   Contexte

[3]               Le défendeur est un citoyen de Maurice âgé de 37 ans. En 2009, il est venu au Canada à la faveur d’un permis de travail et a été embauché à temps plein comme employé des services d’assainissement d’une entreprise offrant des services de nettoyage aux établissements industriels de transformation des viandes. Il envoie régulièrement une partie de son salaire à son épouse et à ses deux filles, âgées de six et neuf ans au moment de l’audience, qui vivent à Maurice. Son épouse occupe deux emplois de femme de ménage à temps partiel. En 2011, il a présenté une demande de visa de résident permanent à l’ambassade du Canada à Nairobi.

[4]               Le 12 août 2012, le défendeur a été impliqué dans un accident de la circulation sur une route près de Strathmore, en Alberta. À l’audience devant la SAI, il a expliqué qu’il avait bu avec des compagnons de travail la veille. Un ami l’avait raccompagné chez lui, où il avait dormi environ quatre heures avant de partir, vers 5 h, pour se rendre au garage d’un ami qui lui avait offert de réparer sa voiture ce matin‑là. Il avait la gueule de bois, mais se sentait capable de conduire. Il se trouvait dans la voie de gauche quand un cycliste a soudainement traversé la route. Le défendeur et la voiture qui se trouvait à sa droite ont freiné brusquement. Croyant avoir évité le cycliste, le défendeur a poursuivi sa route, mais a regretté, affirme‑t‑il, de ne pas avoir rebroussé chemin pour s’assurer que le cycliste n’était pas blessé. La police a arrêté le défendeur peu après, et l’alcootest a indiqué que le défendeur avait un taux d’alcoolémie de 170 mg/100 mL, un taux bien supérieur à la limite permise de 80 mg/100 mL. Il a donc été accusé d’une infraction prévue à l’alinéa 253(1)b) du Code criminel.

[5]               En septembre 2012, l’ambassade du Canada à Nairobi a accueilli la demande de visa de résident permanent présentée par le défendeur et, le 15 septembre 2012, le demandeur a voulu finaliser son dossier d’immigration à titre de résident permanent auprès des autorités de l’immigration au Canada. Toutefois, il n’a pas reçu tout de suite le droit d’établissement en raison des accusations qui pesaient contre lui.

[6]               Le 18 décembre 2012, le défendeur a plaidé coupable à une accusation de conduite avec facultés affaiblies aux termes de l’alinéa 253(1)b) du Code criminel. Il a été condamné à une amende de 2 500 $, qu’il a choisi de rembourser en effectuant des travaux communautaires, et à une suramende compensatoire de 375 $. L’interdiction de conduire un véhicule motorisé pendant un an lui a aussi été imposée.

[7]               Le 27 décembre 2012, une ordonnance de renvoi a été prise contre le défendeur, jugé interdit de territoire pour criminalité pour avoir été déclaré coupable au Canada d’une infraction punissable visée à l’alinéa 36(2)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR]. Le 29 décembre 2012, il a interjeté appel de la mesure de renvoi devant la SAI.

[8]               Dans l’intervalle, le visa de résident permanent du défendeur est arrivé à échéance en juin 2013, et son permis de travail a expiré le 15 décembre 2013. Il a demandé un permis de travail ouvert transitoire et un rétablissement de statut, demande qui a été rejetée le 23 mai 2014 parce que le défendeur ne l’avait pas présentée dans les quatre mois suivant l’expiration de son permis de travail, qu’il avait été déclaré interdit de territoire pour criminalité, et qu’il ne pouvait obtenir de permis de travail transitoire, un type de permis facilitateur offert seulement aux demandeurs de résidence permanente qui sont en attente d’une décision imminente.

[9]               Le défendeur a continué de travailler malgré l’expiration de son permis de travail parce que l’agent de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) ayant pris la mesure de renvoi lui aurait dit qu’il pouvait le faire, et qu’il serait informé si ce n’était plus le cas. À l’audience devant la SAI, le défendeur a déclaré qu’il croyait pouvoir continuer de travailler en attendant l’instruction de son appel et que, de toute façon, il n’avait pas le choix de travailler s’il voulait payer ses factures.

[10]           L’audience devant la SAI a eu lieu le 25 septembre 2014, et la décision contestée dans la présente demande a été rendue le 6 janvier 2015. Le défendeur n’a pas contesté la conclusion d’interdiction de territoire, mais a avancé que la SAI avait compétence pour examiner des motifs d’ordre humanitaire pouvant justifier la prise de mesures spéciales aux termes de l’alinéa 67(1)c) de la LIPR.

II.                Décision de la SAI

[11]           Le commissaire de la SAI a résumé les facteurs entrant en ligne de compte dans un appel fondé sur des motifs d’ordre humanitaire, confirmés par la Cour suprême dans l’arrêt Chieu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 3, [2002] 1 RCS 84 [Chieu], et a examiné chacun de ces facteurs à tour de rôle.

[12]           D’entrée de jeu, le commissaire de la SAI a indiqué que le défendeur était un témoin crédible. En ce qui concerne la gravité de l’infraction, la SAI a fait observer qu’il s’agissait d’une infraction grave, étant donné les capacités de conduite très affaiblies du défendeur (taux d’alcool plus de deux fois la limite permise). La SAI a toutefois indiqué que le défendeur avait exprimé de vrais remords, ce qui constituait un facteur favorable.

[13]           La SAI a ensuite noté que le permis de travail du défendeur avait expiré, et que le défendeur pouvait travailler pendant la période d’appel uniquement parce que l’ASFC lui permettait de le faire en attendant la décision de la SAI.

[14]           Pour ce qui est de la réadaptation, la SAI a mentionné que le défendeur n’avait pas fait l’objet d’autres accusations ou condamnations et avait exprimé des remords, même si aucun élément de preuve n’établissait expressément que le défendeur avait, par exemple, participé à des ateliers ou à des rencontres pour mieux comprendre la gravité de la conduite avec facultés affaiblies. La SAI a estimé peu probable que le défendeur commette d’autres crimes parce qu’il connaissait les conséquences de ses gestes, plus particulièrement sur son [traduction] « rêve » de réunir sa famille au Canada, ce qui constituait un facteur favorable.

[15]           Quant à l’établissement, la SAI a constaté que peu d’éléments de preuve concernaient la situation financière du défendeur. À part un cousin à Montréal, toute la famille du défendeur vit à Maurice. La SAI a noté que de nombreuses lettres de soutien avaient été rédigées par des amis, des collègues, l’employeur et le propriétaire du défendeur, et conclu que le degré d’établissement constituait un facteur neutre.

[16]           En ce qui concerne les difficultés, la SAI a relevé l’absence de preuve établissant la situation à Maurice, à part le témoignage de M. Ferry à propos de la difficulté qu’il aurait à trouver un emploi là‑bas, de la corruption généralisée et des visites que les policiers rendaient régulièrement à son domicile à Maurice en raison de précédentes infractions liées aux drogues commises par ses frères. La SAI a noté que le défendeur était retourné à Maurice en 2012, et que la réunification avec son épouse et ses enfants atténuerait quelque peu les difficultés qu’il subirait là‑bas. La SAI a indiqué que l’absence de preuve corroborante diminuait le poids pouvant être accordé au témoignage de M. Ferry sur ce point.

[17]           Pour ce qui est de l’intérêt supérieur des enfants, la SAI a examiné l’allégation du défendeur selon laquelle il serait incapable de gagner suffisamment d’argent pour sa famille à Maurice. La SAI a indiqué qu’aucun élément de preuve ne corroborait le témoignage du défendeur à cet égard ni ne démontrait l’incidence que son renvoi aurait sur l’éducation, l’alimentation, le logement et la santé de ses enfants. La SAI a estimé, selon la prépondérance des probabilités, qu’il était dans l’intérêt supérieur des enfants que leur père « reste[...] au Canada pour travailler et subvenir à leurs besoins tout en envisageant à long terme la possibilité de voir la famille réunie au Canada ». La SAI a jugé qu’elle devait accorder une importance particulière à ce fait dans sa décision.

[18]           Selon la conclusion du commissaire de la SAI, M. Ferry avait établi l’existence de motifs d’ordre humanitaire justifiant la prise de mesures spéciales. La SAI a accordé un sursis de deux ans à la mesure de renvoi, sous réserve des conditions suivantes : faire des efforts raisonnables pour obtenir un emploi à temps plein et le conserver, signaler tout changement d’emploi à l’ASFC, ne pas troubler l’ordre public et avoir une bonne conduite.

III.             Questions en litige et norme de contrôle

[19]           Le demandeur conteste certaines conclusions de fait tirées par la SAI. Les parties conviennent, et je suis d’accord avec elles, que ces questions sont toutes susceptibles de contrôle selon la norme du caractère raisonnable. La conclusion tirée par la SAI sur la question de savoir si des motifs d’ordre humanitaire justifient la prise de mesures spéciales aux termes de l’alinéa 67(1)c) est une décision discrétionnaire faisant intervenir une évaluation propre aux faits et guidée par des considérations de politique qui relève de la compétence de la SAI, et est donc susceptible de contrôle selon la norme du caractère raisonnable (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, aux paragraphes 55 à 58, [2009] 1 RCS 339 [Khosa]). Lorsqu’elle procède au contrôle d’une décision selon la norme du caractère raisonnable, la Cour s’intéresse « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47, [2008] 1 RCS 190).

[20]           Par conséquent, la Cour doit déterminer si la SAI a rendu une décision raisonnable en accordant la prise de mesures spéciales pour des motifs d’ordre humanitaire.

IV.             Observations des parties

A.                 Observations du demandeur

[21]           Le demandeur soutient que l’évaluation de l’intérêt supérieur des enfants touchés par la demande effectuée par la SAI était déraisonnable et fondée sur des conclusions erronées ou contradictoires.

[22]           Le demandeur affirme que la SAI a tiré des conclusions contradictoires, d’une part, en déclarant qu’un poids limité pouvait être accordé au témoignage du défendeur selon lequel il serait incapable de gagner suffisamment d’argent pour sa famille à Maurice étant donné qu’aucun élément de preuve ne corroborait ce témoignage, et, d’autre part, en concluant qu’il était dans l’intérêt supérieur des enfants que leur père reste au Canada pour travailler et gagner de l’argent.

[23]           Le demandeur souligne aussi que le défendeur n’est pas autorisé à travailler au Canada et a continué de travailler illégalement, et que, à l’audience, le demandeur n’a pas présenté d’observations selon lesquelles l’ASFC lui aurait permis de travailler en attendant l’issue de l’appel. Selon la thèse du demandeur, la conclusion selon laquelle il était dans l’intérêt supérieur des enfants que le défendeur reste au Canada pour travailler était fondée sur une conclusion erronée, alors qu’en réalité, le défendeur travaillait illégalement et qu’à tout le moins, la SAI aurait dû juger que le défendeur devrait présenter une nouvelle demande de permis de travail si le sursis était accordé. Après que la SAI eut rendu sa décision, a fait remarquer le demandeur, le défendeur a demandé et obtenu un permis de travail comme le prévoit l’article 206 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227, mais le défendeur souligne que ce statut n’existait pas au moment où la SAI a rendu sa décision.

[24]           Le demandeur affirme également que la SAI a commis une erreur en faisant observer qu’il était dans l’intérêt supérieur des enfants que le défendeur reste « tout en envisageant à long terme la possibilité de voir la famille réunie au Canada », alors qu’il n’y avait aucune possibilité réelle de réunification étant donné l’absence de statut au Canada du défendeur et les difficultés que le défendeur aurait à surmonter pour arriver à un tel résultat en raison de sa condamnation au criminel.

[25]           En ce qui concerne l’établissement, soutient le demandeur, la SAI a estimé que la preuve à cet égard était marginale, mais a quand même conclu qu’il s’agissait d’un « facteur neutre ». De l’avis du demandeur, la conclusion de la SAI revient à dire que l’établissement ne peut jamais constituer un facteur défavorable, et montre que le commissaire de la SAI croyait que le défendeur était présumé avoir le droit de demeurer au Canada.

[26]           Enfin, le demandeur soutient dans ses observations écrites que la SAI a tiré des conclusions contradictoires et inintelligibles en déclarant, d’une part, que des motifs d’ordre humanitaire justifiaient la prise de mesures spéciales, et, d’autre part, qu’il existait suffisamment de facteurs défavorables pour justifier un sursis à la mesure de renvoi d’une durée de deux ans. Le demandeur affirme que ces conclusions sont contradictoires, qu’elles prêtent à confusion et qu’elles nuisent à l’intelligibilité de la décision.

[27]           Dans sa plaidoirie, le demandeur s’est concentré plus particulièrement sur les conclusions tirées par la SAI relativement au droit de travailler du défendeur et à la possibilité de réunification de la famille. Selon la thèse principale du demandeur, ce sont des conclusions erronées et, comme la SAI a accordé un poids considérable à ces facteurs dans sa décision, la décision est déraisonnable.

B.                 Observations du défendeur

[28]           En ce qui concerne l’établissement, le défendeur soutient que l’affirmation selon laquelle le commissaire de la SAI a présumé qu’il avait le droit de demeurer au Canada est une pure hypothèse. Il souligne qu’il a demeuré au Canada à titre de résident temporaire pendant cinq ans, et qu’il convenait d’accorder un poids neutre à ce facteur dans les circonstances.

[29]           En ce qui concerne la réunification de la famille, le défendeur soutient que la SAI répétait simplement le désir qu’il avait exprimé, et qu’il n’a jamais affirmé que la réunification au Canada était probable. Dans les observations qu’il a présentées de vive voix, le défendeur a fait état d’une possibilité de réunification s’il respectait les conditions du sursis accordé par la SAI.

[30]           Pour ce qui est de l’intérêt supérieur des enfants, le défendeur soutient que la décision de la SAI est raisonnable et cadre avec son témoignage, jugé crédible par la SAI, sur la difficulté qu’il aurait à toucher un revenu suffisant à Maurice. En ce qui a trait au droit de travailler, dans ses observations orales, le défendeur avance que la SAI devait savoir qu’il était fort possible qu’un permis de travail lui soit délivré par la suite, ce qui s’est bel et bien produit.

[31]           En gros, le défendeur soutient que la Cour ne devrait pas modifier le poids accordé aux éléments de preuve par la SAI, que la SAI s’est fondée sur un témoignage crédible, et qu’elle a clairement expliqué quel poids elle accordait à chaque facteur et pourquoi. Il souligne que l’éventail des issues raisonnables peut être vaste quand la décision est discrétionnaire, propre aux faits et guidée par des considérations de politique, et que la décision s’inscrivait dans cet éventail.

V.                Analyse

A.                 Cadre législatif

[32]           Le titulaire d’un visa de résident permanent peut interjeter appel de la mesure de renvoi prise contre lui devant la SAI conformément au paragraphe 63(2) de la LIPR. Aux termes de l’article 66 de la LIPR, la SAI peut statuer sur l’appel de trois façons :

Décision

Disposition

66. Il est statué sur l’appel comme il suit :

66. After considering the appeal of a decision, the Immigration Appeal Division shall

a) il y fait droit conformément à l’article 67;

(a) allow the appeal in accordance with section 67;

b) il est sursis à la mesure de renvoi conformément à l’article 68;

(b) stay the removal order in accordance with section 68; or

c) il est rejeté conformément à l’article 69.

(c) dismiss the appeal in accordance with section 69.

[33]           La SAI peut faire droit à l’appel pour corriger des erreurs de fond dans la mesure de renvoi et des manquements à l’équité procédurale, mais aussi pour des motifs d’ordre humanitaire sous le régime de l’alinéa 67(1)c) de la LIPR, lequel est libellé comme suit :

Fondement de l’appel

Appeal allowed

67. (1) Il est fait droit à l’appel sur preuve qu’au moment où il en est disposé :

67. (1) To allow an appeal, the Immigration Appeal Division must be satisfied that, at the time that the appeal is disposed of,

[…]

[…]

c) sauf dans le cas de l’appel du ministre, il y a — compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché — des motifs d’ordre humanitaire justifiant, vu les autres circonstances de l’affaire, la prise de mesures spéciales.

(I) other than in the case of an appeal by the Minister, taking into account the best interests of a child directly affected by the decision, sufficient humanitarian and compassionate considerations warrant special relief in light of all the circumstances of the case.

[34]           Il peut également être sursis à la mesure de renvoi pour des motifs d’ordre humanitaire :

Sursis

Removal order stayed

68. (1) Il est sursis à la mesure de renvoi sur preuve qu’il y a — compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché — des motifs d’ordre humanitaire justifiant, vu les autres circonstances de l’affaire, la prise de mesures spéciales.

68. (1) To stay a removal order, the Immigration Appeal Division must be satisfied, taking into account the best interests of a child directly affected by the decision, that sufficient humanitarian and compassionate considerations warrant special relief in light of all the circumstances of the case.

[35]           Lorsque le sursis est accordé, la SAI impose généralement des conditions et peut, à tout moment, réexaminer le sursis pour s’assurer que les conditions sont respectées et que les circonstances le justifient toujours (paragraphes 68(2) et (3) de la LIPR).

B.                 Caractère raisonnable de la décision de la SAI

[36]           Il est bien établi que les facteurs pertinents dans le cadre d’un appel interjeté devant la SAI sur le fondement de motifs d’ordre humanitaire sont ceux qui sont énoncés dans la décision Ribic c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1985] DSAI no 4 (QL), au paragraphe 14, et qui ont été adoptés par la Cour suprême dans l’arrêt Chieu, aux paragraphes 40, 41 et 90 :

14     Chaque fois que la Commission exerce sa compétence en équité en vertu de l’alinéa 72(1)b), elle ne le fait qu’après avoir estimé que la mesure d’expulsion est valide en droit. Dans chaque cas, la Commission examine les mêmes questions générales afin de déterminer si, vu toutes les circonstances de l’espèce, l’appelant ne devrait pas être renvoyé du Canada. Ces circonstances incluent la gravité de l’infraction ou des infractions à l’origine de l’expulsion et la possibilité de réadaptation ou, de façon subsidiaire, les circonstances du manquement aux conditions d’admissibilité, qui est à l’origine de la mesure d’expulsion. La Commission examine la période passée au Canada, le degré d’établissement de l’appelant, la famille qu’il a au pays, les bouleversements que l’expulsion de l’appelant occasionnerait pour cette famille, le soutien dont bénéficie l’appelant, non seulement au sein de sa famille, mais également de la collectivité, et l’importance des difficultés que causerait à l’appelant le retour dans son pays de nationalité.

[Non souligné dans l’original.]

[37]           D’après mon évaluation, les conclusions sur l’établissement tirées par la SAI n’étaient pas contradictoires et ne justifient pas l’intervention de la Cour. Certains aspects de l’établissement étaient favorables et d’autres, défavorables. D’une part, comme la SAI l’a souligné, le défendeur a présenté peu d’éléments de preuve concernant sa situation financière (aucun bien réel ou placement au Canada, aucune déclaration de revenus, ni aucun relevé bancaire ou d’emploi) ou ses liens familiaux au Canada (un seul cousin à Montréal, le reste de la famille vivant encore à Maurice). D’autre part, la SAI a pris note des nombreuses lettres de soutien versées au dossier, lesquelles provenaient d’amis, de collègues et de l’employeur du défendeur, et du propre témoignage du défendeur, et a conclu que le défendeur avait « commencé à s’enraciner dans sa communauté ». C’est dans le contexte des éléments favorables et défavorables que la SAI a conclu que l’établissement était un facteur neutre dans sa décision, ce qui, à mon avis, était une conclusion raisonnable.

[38]           Je ne souscris pas non plus à la thèse du demandeur voulant qu’il y ait contradiction ou confusion entre les affirmations de la SAI selon lesquelles, d’une part, des motifs d’ordre humanitaire justifiaient la prise de mesures spéciales, et, d’autre part, il existait suffisamment de facteurs défavorables pour justifier un sursis à la mesure de renvoi d’une durée de deux ans. Selon l’article 66 de la LIPR, la SAI peut faire droit à l’appel, rejeter l’appel ou accorder un sursis. Lorsque des motifs d’ordre humanitaire justifient la prise de mesures spéciales, la SAI peut accorder un sursis ou faire droit à l’appel (alinéa 67(1)c) et article 68). Il n’y a rien de contradictoire à conclure que des motifs d’ordre humanitaire justifient la prise de mesures spéciales, et à conclure aussi que certains facteurs défavorables justifient le fait d’accorder un sursis plutôt que de faire droit à l’appel. Selon ma lecture de la décision, lorsque la SAI a souligné les facteurs défavorables, elle ne contredisait pas sa conclusion précédente selon laquelle des motifs d’ordre humanitaire justifiaient la prise de mesures spéciales. La SAI expliquait plutôt pourquoi elle avait choisi d’accorder au défendeur la moins favorable des deux réparations. Le raisonnement de la SAI sur ce point est justifié et intelligible.

[39]           De même, j’estime que les conclusions sur l’intérêt supérieur des enfants tirées par la SAI ne sont pas déraisonnables. Comme le demandeur et la SAI l’ont tous deux fait observer, aucune preuve documentaire ne corroborait le témoignage du défendeur selon lequel il serait incapable de gagner suffisamment d’argent pour sa famille à Maurice. Toutefois la SAI a aussi estimé que M. Ferry était un témoin crédible; or, selon son témoignage, il était venu au Canada parce qu’il occupait un emploi très mal rémunéré à Maurice, et il aurait de la difficulté à retourner là‑bas et à gagner un revenu suffisant à son retour. Il est bien établi que le témoignage sous serment d’un demandeur s’accompagne d’une présomption de véracité réfutable (Maldonado c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1980] 2 CF 302, [1979] ACF no 248). Malgré l’absence de preuve documentaire corroborant le témoignage du défendeur, la SAI pouvait accorder un certain poids à ce témoignage, compte tenu surtout de l’appréciation qu’elle avait faite de la crédibilité du défendeur. La SAI a conclu qu’elle pouvait accorder seulement un poids « limité » à ce témoignage, vu l’absence de corroboration. Il ne s’agit pas d’un fondement sur lequel la Cour pourrait s’appuyer afin de modifier la conclusion subséquente tirée par la SAI, à savoir qu’il était dans l’intérêt supérieur des enfants de permettre au défendeur de rester au Canada.

[40]           Je conviens avec le demandeur que la SAI a tiré une conclusion de fait erronée relativement à l’autorisation de travailler du défendeur. La SAI a correctement noté que le permis de travail du défendeur avait expiré et que sa demande de permis de travail ouvert transitoire avait été rejetée. Toutefois, la preuve ne soutient pas la déclaration de la SAI selon laquelle le défendeur pouvait travailler pendant la période d’appel uniquement parce que l’ASFC lui permettait de le faire en attendant que la décision de la SAI soit communiquée. L’avocat du demandeur n’a pas dit à la SAI que l’ASFC permettait au défendeur de travailler. En réalité, d’après la transcription de l’audience, l’avocat soutenait que le défendeur travaillait illégalement. L’observation de la SAI découle probablement des passages suivants du témoignage livré par le défendeur :

[traduction] Q. D’accord, et avez‑vous l’autorisation de travailler au Canada en ce moment?

R. Je n’ai pas d’autorisation officielle. Mon permis de travail a expiré.

Q. Pourquoi donc travaillez‑vous au Canada si vous n’avez pas légalement l’autorisation de travailler?

R. Oui, je dois (inaudible) pour ça. Premièrement – quand je me suis présenté à la frontière et que l’agent a vérifié mes choses et m’a donné la mesure d’expulsion, il m’a dit que je pouvais travailler et que, si jamais ce n’était plus le cas, on communiquerait avec moi pour me le faire savoir. Je n’ai pas eu de nouvelles depuis et, deuxièmement, si je n’avais pas travaillé, je n’aurais pas pu survivre nulle part, et ma famille non plus, ces deux dernières années.

Q. Et quel document aviez‑vous quand vous travailliez légalement au Canada?

R. Un permis de travail.

Q. Quand a‑t‑il expiré?

R. En décembre 2013.

Q. Avez‑vous tenté de le prolonger?

R. Oui, j’ai envoyé – on m’a dit, parce que mon employeur avait pris des arrangements pour le permis de travail et tout ça, d’essayer d’obtenir un permis de travail ouvert transitoire. J’ai essayé, mais on m’a dit que je ne pouvais pas avoir de permis de travail ouvert transitoire parce que le bureau des visas avait déjà rendu une décision.

[…]

Q. D’accord. Donc, Monsieur, quand le ministère de l’Immigration a rejeté la demande de permis de travail, pourquoi avez-vous continué de travailler?

R. Je n’avais pas d’autre choix, honnêtement, mais, comme je l’ai dit, si quelqu’un était venu me dire qu’il fallait que j’arrête de travailler immédiatement, je l’aurais fait. Mais d’après la lettre, mon permis de travail, pas de permis de travail, je savais que je n’avais pas le droit de travailler si je me fiais au permis de travail, mais si me fiais à l’appel, je croyais – je crois toujours que je n’ai pas le choix de travailler si je veux rester ici.

[41]           Les éléments de preuve indiquent que le défendeur a continué de travailler parce qu’il n’avait pas d’autre moyen de payer ses dépenses en attendant l’issue du présent appel. Un agent de l’ASFC a bien pu lui dire, au moment où la mesure de renvoi a été prise en décembre 2012 alors que le permis de travail du défendeur était encore valide, qu’il pouvait continuer de travailler jusqu’à ce qu’il soit avisé du contraire. Il ne faut pas conclure pour autant que l’ASFC permettait au défendeur de continuer de travailler après décembre 2013, mois où le permis de travail du défendeur a expiré, jusqu’à ce que l’appel soit tranché. Que le défendeur croyait ou non avoir cette latitude, il est clair pour moi que la SAI a commis une erreur en concluant que l’ASFC permettait en fait au défendeur de travailler en attendant l’issue de l’appel.

[42]           Cela dit, je ne crois pas que cette erreur ait influé sur la décision de la SAI ni qu’elle indique que la SAI a fait abstraction de l’absence de statut du défendeur. L’observation faite par la SAI selon laquelle « [i]l peut travailler pendant la période d’appel uniquement parce que l’Agence des services frontaliers du Canada (« ASFC ») lui permet de le faire en attendant que la présente décision soit communiquée » (non souligné dans l’original) révèle clairement que la SAI a reconnu que le défendeur n’avait pas légalement l’autorisation de travailler après le prononcé de la décision. Comme condition du sursis, la SAI a indiqué que le défendeur devrait « faire les efforts raisonnables pour s’assurer de conserver un emploi à temps plein et signaler sans délai tout changement à sa situation d’emploi à l’ASFC ». Dans ces circonstances, cette exigence pouvait inclure le fait de prendre les mesures nécessaires pour obtenir un permis de travail valide. La SAI aurait pu exposer plus explicitement les difficultés causées par l’absence de statut de M. Ferry, mais je ne puis conclure que la décision est déraisonnable pour autant.

[43]           De même, je n’estime pas qu’il était déraisonnable pour la SAI de rendre une décision concernant l’intérêt supérieur des enfants en se fondant largement sur le fait que le défendeur puisse « travailler et subvenir à leurs besoins tout en envisageant à long terme la possibilité de voir la famille réunie au Canada ». Cette formulation ne semble pas révéler que la SAI ignorait les difficultés que le défendeur devrait surmonter en vue de la réunification, mais indique simplement que la réunification était une possibilité.

[44]           J’ajoute rais que la capacité du défendeur de soutenir ses enfants en travaillant au Canada, dans la perspective d’une possible réunification au Canada, n’était pas le seul facteur dont la SAI a tenu compte pour décider d’accorder le sursis. La SAI a conclu que le défendeur avait montré de vrais remords, qu’il était conscient des conséquences de ses gestes, qu’il n’avait pas fait l’objet d’autres condamnations et qu’une récidive était peu probable. Dans l’ensemble, la décision se lit comme l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la SAI d’accorder un sursis au renvoi de deux ans à un travailleur acharné qui s’efforçait de bien faire les choses. Il n’appartient pas à la Cour de modifier le poids accordé à des facteurs particuliers dans une décision discrétionnaire ni de réévaluer les éléments de preuve (Khosa, au paragraphe 61).

VI.             Conclusion

[45]           Pour les motifs exposés ci‑dessus, j’estime que la décision de la SAI était raisonnable, et la présente demande est rejetée. Les parties ont été consultées et ont confirmé qu’elles ne souhaitaient pas proposer de question à certifier en vue d’un appel.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la présente demande est rejetée. Aucune question n’est certifiée en vue d’un appel.

« Richard F. Southcott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Johanne Brassard, trad. a.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-333-15

INTITULÉ :

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE c MICHAEL CLAREL FERRY

LIEU DE L’AUDIENCE :

CALGARY (ALBERTA)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 10 AOÛT 2015

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE southcott

DATE DES MOTIFS :

LE 11 SEPTEMBRE 2015

COMPARUTIONS :

Galina Bining

POUR LE DEMANDEUR

Massood Joomratty

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Winnipeg (Manitoba)

POUR LE DEMANDEUR

Massood Joomratty

Avocat

Surrey (Colombie-Britannique)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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