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Date : 20150327

Dossier : T-1952-13

Référence : 2015 CF 390

Ottawa (Ontario), le 27 mars 2015

En présence de madame la juge Bédard

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

demandeur

et

CÉLESTIN HALINDINTWALI

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Survol

[1]               Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (le ministre) sollicite, en vertu de l’alinéa 18(1)b) de la Loi sur la citoyenneté, LRC 1985, c C-29 [la Loi], un jugement déclarant que Célestin Halindintwali (le défendeur) a obtenu sa citoyenneté par fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels. Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis que le ministre a établi, selon la prépondérance des probabilités, que le défendeur a acquis la citoyenneté canadienne par fraude et dissimulation de faits essentiels.

[2]               En 1995, le défendeur s’est présenté au Haut-Commissariat du Canada à Nairobi au Kenya et il a déposé une demande de résidence permanente dans la catégorie des « réfugiés au sens de la Convention cherchant à se réinstaller ». La demande visait également l’épouse du défendeur, Marie Solange Ingabire, et leur fille.

[3]               Dans le cadre de sa demande, le défendeur a déclaré que son épouse et lui étaient des citoyens du Burundi. Il a soutenu qu’il était Hutu alors que son épouse était Tutsie, et qu’ils vivaient des difficultés au Burundi à titre de couple mixte. Le défendeur a déclaré de façon plus précise que leur domicile à Bujumbura avait été incendié en mars 1995 au cours d’une attaque menée par des miliciens tutsis soutenus par l’armée burundaise et que leurs filles jumelles avaient péri au cours de cette attaque.

[4]               La demande de résidence permanente du défendeur a été acceptée. Il a obtenu la résidence permanente le 22 juillet 1997 et acquis la citoyenneté canadienne le 21 juin 2001.

[5]               En juin 2013, le ministre a entrepris un processus pour faire annuler la citoyenneté du défendeur au motif qu’il l’avait obtenue par fraude ou au moyen de fausses déclarations ou de la dissimulation de faits essentiels au sens du paragraphe 10(1) de la Loi. Le ministre prétend que le défendeur a fait de fausses déclarations aux autorités canadiennes lors de sa demande de résidence permanente. Il soutient que le défendeur est Rwandais et non Burundais, et qu’il a fourni plusieurs renseignements qui étaient faux dans le but de soumettre aux autorités canadiennes un récit qui lui permettrait d’être accepté à titre de réfugié. Le ministre soutient également que le défendeur a menti lorsqu’il a déclaré dans son formulaire de résidence permanente qu’il n’avait jamais participé à la perpétration d’un crime contre l’humanité. Le ministre prétend que le défendeur a participé activement au génocide survenu au Rwanda en 1994 en tant que leader au sein de l’organisation de la défense civile de la préfecture de Butare, et qu’il était membre du parti Mouvement révolutionnaire national pour le développement (MRND) et de sa milice Interahamwe.

II.                Nature de l’instance et historique des procédures

A.                Nature de l’instance

[6]               La Cour est saisie d’un renvoi en vertu de l’alinéa 18(1)b) de la Loi. La présente instance est régie par les articles 10 et 18 de la Loi.

[7]               Aux termes du paragraphe 10(1) de la Loi, le gouverneur en conseil peut adopter un décret révoquant la citoyenneté d’un citoyen canadien lorsqu’il est convaincu que ce dernier l’a acquise par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation de faits essentiels. Le paragraphe 10(2) de la Loi crée une présomption suivant laquelle la personne, qui a obtenu le statut de résident permanent par fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels, est réputée avoir acquis la citoyenneté par l’un de ces trois moyens. L’article 10 de la Loi se lit comme suit :

Décret en cas de fraude

10. (1) Sous réserve du seul article 18, le gouverneur en conseil peut, lorsqu’il est convaincu, sur rapport du ministre, que l’acquisition, la conservation ou la répudiation de la citoyenneté, ou la réintégration dans celle-ci, est intervenue sous le régime de la présente loi par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels, prendre un décret aux termes duquel l’intéressé, à compter de la date qui y est fixée :

a) soit perd sa citoyenneté;

b) soit est réputé ne pas avoir répudié sa citoyenneté.

Présomption

(2) Est réputée avoir acquis la citoyenneté par fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels la personne qui l’a acquise à raison d’une admission légale au Canada à titre de résident permanent obtenue par l’un de ces trois moyens.

1974-75-76, ch. 108, art. 9.

Order in cases of fraud

10. (1) Subject to section 18 but notwithstanding any other section of this Act, where the Governor in Council, on a report from the Minister, is satisfied that any person has obtained, retained, renounced or resumed citizenship under this Act by false representation or fraud or by knowingly concealing material circumstances,

(a) the person ceases to be a citizen, or

(b) the renunciation of citizenship by the person shall be deemed to have had no effect,

as of such date as may be fixed by order of the Governor in Council with respect thereto.

Presumption

(2) A person shall be deemed to have obtained citizenship by false representation or fraud or by knowingly concealing material circumstances if the person was lawfully admitted to Canada for permanent residence by false representation or fraud or by knowingly concealing material circumstances and, because of that admission, the person subsequently obtained citizenship.

1974-75-76, c. 108, s. 9.

[8]               Tel qu’il appert au paragraphe 10(1), le gouverneur en conseil prend la décision sur la base d’un rapport qui est soumis par le ministre.

[9]               L’article 18 de la Loi prévoit un mécanisme qui impose au ministre, lorsqu’il a l’intention de recommander au gouverneur en conseil de révoquer la citoyenneté d’une personne, l’obligation d’aviser la personne en cause de son intention. La personne visée peut alors se prévaloir du droit de demander que l’affaire soit renvoyée devant la Cour fédérale. Dans le cadre d’un tel renvoi, la Cour est chargée de déterminer si la personne visée par la procédure a acquis la citoyenneté par fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels. Lorsque la question fait l’objet d’un renvoi devant la Cour, le ministre doit attendre la décision de la Cour avant de soumettre son rapport au gouverneur en conseil.

[10]           L’article 18 qui régit ce processus se lit comme suit :

Avis préalable à l’annulation

18. (1) Le ministre ne peut procéder à l’établissement du rapport mentionné à l’article 10 sans avoir auparavant avisé l’intéressé de son intention en ce sens et sans que l’une ou l’autre des conditions suivantes ne se soit réalisée :

a) l’intéressé n’a pas, dans les trente jours suivant la date d’expédition de l’avis, demandé le renvoi de l’affaire devant la Cour;

b) la Cour, saisie de l’affaire, a décidé qu’il y avait eu fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels.

Nature de l’avis

(2) L’avis prévu au paragraphe (1) doit spécifier la faculté qu’a l’intéressé, dans les trente jours suivant sa date d’expédition, de demander au ministre le renvoi de l’affaire devant la Cour. La communication de l’avis peut se faire par courrier recommandé envoyé à la dernière adresse connue de l’intéressé.

Caractère définitif de la décision

(3) La décision de la Cour visée au paragraphe (1) est définitive et, par dérogation à toute autre loi fédérale, non susceptible d’appel.

1974-75-76, ch. 108, art. 17.

Notice to person in respect of revocation

18. (1) The Minister shall not make a report under section 10 unless the Minister has given notice of his intention to do so to the person in respect of whom the report is to be made and

(a) that person does not, within thirty days after the day on which the notice is sent, request that the Minister refer the case to the Court; or

(b) that person does so request and the Court decides that the person has obtained, retained, renounced or resumed citizenship by false representation or fraud or by knowingly concealing material circumstances.

Nature of notice

(2) The notice referred to in subsection (1) shall state that the person in respect of whom the report is to be made may, within thirty days after the day on which the notice is sent to him, request that the Minister refer the case to the Court, and such notice is sufficient if it is sent by registered mail to the person at his latest known address.

Decision final

(3) A decision of the Court made under subsection (1) is final and, notwithstanding any other Act of Parliament, no appeal lies therefrom.

1974-75-76, c. 108, s. 17.

[11]           La Règle 169a) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [les Règles], prévoit que la partie 4 des Règles applicable aux instances introduites par voie d’action s’applique aux renvois visés à l’article 18 de la Loi.

[12]           Un renvoi en vertu de l’article 18 de la Loi est donc institué par le biais d’une déclaration (Règle 171). Il ne s’agit toutefois pas d’une action au sens traditionnel du terme parce que la Cour n’est pas appelée à maintenir ou à révoquer la citoyenneté de la personne en cause; elle doit plutôt tirer des conclusions de fait et déterminer si la personne a acquis la citoyenneté par fraude, par de fausses déclarations ou en dissimulant intentionnellement des faits essentiels et, le cas échéant, présenter une déclaration en ce sens qui servira de base au rapport que le ministre doit soumettre au gouverneur en conseil. La nature particulière d’un renvoi institué en vertu de l’article 18 de la Loi a été bien illustrée par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Obodzinsky, 2002 CAF 518, au para 15, [2002] ACF no 1800 :

15        Évidemment, un renvoi par la ministre sous l'article 18 de la Loi n'est pas une action au sens ordinaire ou traditionnel du terme. La procédure engagée par l'article 18 est essentiellement une procédure d'enquête visant à colliger la preuve des faits entourant l'acquisition de la citoyenneté en vue de déterminer si elle a été obtenue par des moyens dolosifs. Elle aboutit à un simple constat non-exécutoire, fondement d'un rapport de la ministre au gouverneur en conseil pour qu'une décision soit prise par ce dernier, contrairement à l'action qui, lorsque bien fondée, débouche sur des conclusions exécutoires. La nature même du renvoi sous l'article 18 de la Loi fait en sorte que les dispositions prévues à la partie 4 de nos règles doivent être appliquées en y apportant les modifications nécessaires non seulement au plan de la terminologie, mais également au niveau de l'opportunité d'appliquer ou non certaines dispositions contenues dans cette partie.

[Voir également Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Tobiass, [1997] 3 RCS 391, aux para 52, 55, [1997] ACS no 82]

[13]           La décision rendue par la Cour au terme d’un renvoi en vertu de l’article 18 de la Loi est définitive et elle n’est pas susceptible d’appel (paragraphe 18(3) de la Loi).

B.                 Historique des procédures

[14]           Le 6 juin 2013, le ministre a envoyé un avis au défendeur l’informant de son intention de recommander au gouverneur en conseil qu’il révoque sa citoyenneté canadienne conformément à l’article 18 de la Loi.

[15]           Le 21 juin 2013, par le biais de son avocat, le défendeur s’est prévalu du droit de demander que l’affaire soit renvoyée devant la Cour.

[16]           Le ministre a déposé sa déclaration le 27 novembre 2013 et elle a été dûment signifiée au défendeur conformément aux Règles. Le défendeur n’a pas signifié ni déposé de défense à l’intérieur du délai imparti à la règle 204 des Règles, ni à aucun autre moment. Le ministre a fait plusieurs démarches pour s’assurer que le défendeur n’avait pas omis de produire une défense par inadvertance. L’avocat du ministre a en vain laissé des messages au procureur du défendeur.

[17]           En juin 2014, la Cour a envoyé aux parties un avis d’examen de l’instance. Le défendeur n’y a pas répondu. Le ministre a, pour sa part, déposé des observations dans le cadre desquelles il a en outre informé la Cour qu’il entendait déposer une requête pour l’obtention d’une ordonnance en confidentialité et une seconde requête pour l’obtention d’un jugement par défaut.

[18]           Le 8 août 2014, le protonotaire Richard Morneau a ordonné que la présente instance se poursuive à titre d’instance à gestion spéciale. Même si le défendeur n’a pas déposé de défense et n’a pas répondu à l’avis d’examen de l’instance, une copie de l’ordonnance de Me Morneau, de même que des requêtes du défendeur pour l’obtention d’une ordonnance de confidentialité et pour l’obtention d’un jugement par défaut ont été signifiées au défendeur le 12 août 2014. Le défendeur ne s’est toujours pas manifesté.

[19]           Le paragraphe 210(1) des Règles prévoit que, lorsque le défendeur n’a pas signifié ni déposé sa défense dans le délai prévu à la règle 204 des Règles, le demandeur peut déposer une requête visant l’obtention d’un jugement contre le défendeur à l’égard de sa déclaration. La preuve du demandeur à l’appui de sa requête est alors établie par affidavit (paragraphe 210(3) des Règles). En vertu du paragraphe 210(4), la Cour saisie d’une telle requête pour l’obtention d’un jugement par défaut peut accorder le jugement demandé, rejeter l’action ou ordonner que l’action soit instruite et que le demandeur présente sa preuve comme elle l’indique.

[20]           En l’espèce, le ministre peut procéder par défaut avec la présente instance. Le défendeur a été valablement informé de la présente instance, c’est d’ailleurs lui qui a demandé le renvoi auprès de la Cour et il était, à tout le moins au début des procédures, représenté par avocat. La déclaration lui a été dûment signifiée. L’avocat du ministre a tenté en vain de communiquer avec l’avocat du défendeur. Le défendeur a également reçu signification des actes de procédure subséquents même si, en principe, il n’y avait pas droit. Il a notamment reçu signification de l’avis d’état de l’instance, de l’ordonnance renvoyant l’instance en gestion spéciale, de la requête en confidentialité du ministre et de sa requête pour l’obtention d’un jugement par défaut.

[21]           Il est particulier qu’une procédure de la nature du présent renvoi, qui peut avoir des conséquences aussi importantes pour la personne en cause, soit entendue sans la participation de cette personne, alors que le renvoi a été institué à la demande de cette même personne. Toutefois, compte tenu de toutes les occasions qui ont été données au défendeur de participer à la présente instance, je ne peux que conclure que le défendeur a choisi, en toute connaissance de cause, de ne pas participer à celle-ci. De plus, ce n’est pas la première fois que la Cour procède par défaut dans un tel renvoi : dans l’affaire Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Aguilar, [2001] ACF no 11, 109 ACWS (3d) 209 (CFPI), la Cour a accueilli une requête en jugement par défaut dans un renvoi en révocation de citoyenneté, basé seulement sur la preuve écrite.

III.             Cadre juridique

[22]           Tel que je l’ai déjà indiqué, le ministre demande à la Cour de déclarer en application de l’alinéa 18(1)b) de la Loi, que le défendeur a obtenu sa résidence permanente, et par conséquent qu’il a acquis la citoyenneté canadienne, par fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels.

[23]           Les paramètres juridiques applicables à un renvoi devant la Cour sont bien établis par la jurisprudence et je vais les exposer sommairement avant de traiter de la preuve qui a été présentée par le ministre.

A.                Droits procéduraux

[24]           D’abord, les droits procéduraux applicables à un renvoi en vertu de la Loi sont régis par les dispositions de la Loi qui étaient en vigueur à l’époque où le processus de révocation de citoyenneté a été entrepris (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Furman, 2006 CF 993, au para 9, [2006] ACF no 1248 [Furman]; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Skomatchuk, 2006 CF 994, au para 9, [2006] ACF no 1249 [Skomatchuk]; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Rogan, 2011 CF 1007, au para 17, [2011] ACF no 1221 [Rogan]). En l’espèce, le processus a débuté le 6 juin 2013 lorsque le ministre a envoyé au défendeur un avis de son intention de recommander au gouverneur en conseil de révoquer sa citoyenneté canadienne. La présente instance est donc régie par les dispositions de la Loi qui étaient en vigueur à cette date. Les articles 10 et 18 de la Loi cités au début des présents motifs sont ceux qui étaient en vigueur à cette époque.

B.                 Droits substantifs

[25]           Les droits substantifs du défendeur ayant trait à l’acquisition de sa citoyenneté canadienne sont ceux qui découlent de la Loi qui était en vigueur lorsqu’il a acquis la citoyenneté canadienne, soit en juin 2001. Quant à ses droits substantifs liés à l’obtention de son statut de résident permanent à titre de réfugié voulant se réinstaller, ils découlent des dispositions de la Loi sur l’immigration, LRC 1985, c I-2 et du Règlement sur l’immigration, 1978, DORS/78-172 [le Règlement] qui étaient en vigueur lorsqu’il a soumis sa demande de résidence permanente en novembre 1995 et obtenu son statut de résident permanent en juillet 1997 (Furman, au para 16; Skomatchuk, au para 16; Rogan, au para 23).

[26]           Pour être admis au Canada à titre de « réfugié au sens de la Convention cherchant à se réinstaller », le défendeur devait au départ être admissible comme réfugié.

[27]           C’est l’article 2 du Règlement qui définit les critères requis pour cette catégorie de réfugiés :

« réfugié au sens de la Convention cherchant à se réinstaller »

Personne, autre qu’une personne dont le cas a fait l’objet d’un rejet conformément au plan d’action global adopté le 14 juin 1989 par la Conférence internationale sur les réfugiés indochinois, qui est un réfugié au sens de la Convention :

a) qui se trouve hors du Canada;

b) qui cherche à être admis au Canada pour s’y réinstaller;

c) à l’égard duquel aucune solution durable n’est réalisable dans un laps de temps raisonnable.

“Convention refugee seeking resettlement” means a person, other than a person whose case has been rejected in accordance with the Comprehensive Plan of Action adopted by the International Conference on Indo-Chinese Refugees on June 14, 1989, who is a Convention refugee

(a) who is outside Canada,

(b) who is seeking admission to Canada for the purpose of resettling in Canada, and

(c) in respect of whom there is no possibility, within a reasonable period of time, of a durable solution.

[28]           Pour être reconnue comme réfugiée, une personne devait démontrer qu’elle satisfaisait à la définition de réfugié au sens de la Convention, laquelle était prévue au paragraphe 2(1) de la Loi sur l’immigration :

« réfugié au sens de la Convention » Toute personne :

a) qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

(i) soit se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays;

(ii) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ou, en raison de cette crainte, ne veut y retourner;

b) n’a pas perdu son statut de réfugié au sens de la Convention en application du paragraphe (2).

Sont exclues de la présente définition les personnes soustraites à l’application de la Convention par les sections E ou F de l’article premier de celle-ci dont le texte est reproduit à l’annexe de la présente loi.

“Convention refugee” means any person who

(a) by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

(i) is outside the country of the person’s nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of that country, or

(ii) not having a country of nationality, is outside the country of the person’s former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, is unwilling to return to that country, and

(b) has not ceased to be a Convention refugee by virtue of subsection (2),

but does not include any person to whom the Convention does not apply pursuant to section E or F of Article 1 thereof, which sections are set out in the schedule to this Act.

[29]           Pour être reconnu comme réfugié, le défendeur devait démontrer l’existence d’une crainte justifiée d’être persécuté pour un des motifs énoncés dans tout pays dont il avait la nationalité (Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689, aux pp 752-754, [1993] ACS no 74).

[30]           Pour être reconnu comme réfugié, le défendeur devait également ne pas être exclu de la définition de réfugié. La clause 1Fa) de la Convention relative au statut des réfugiés exclut de la définition de réfugié toute personne dont on aura des raisons sérieuses de penser qu’elle a commis un crime de guerre ou un crime contre l’humanité. La clause 1Fa) se lit comme suit :

F. Les dispositions de cette Convention ne seront pas applicables aux personnes dont on aura des raisons sérieuses de penser :

a) qu’elles ont commis un crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l’humanité, au sens des instruments internationaux élaborés pour prévoir des dispositions relatives à ces crimes;

F. The provisions of this Convention shall not apply to any person with respect to whom there are serious reasons for considering that:

(a) he has committed a crime against peace, a war crime, or a crime against humanity, as defined in the international instruments drawn up to make provision in respect of such crimes;

[31]           L’alinéa 19(1)j) de la Loi sur l’immigration prévoyait aussi qu’était non admissible la personne dont on pouvait penser, pour des motifs raisonnables, qu’elle avait commis un crime de guerre ou un crime contre l’humanité :

19. (1) Les personnes suivantes appartiennent à une catégorie non admissible :

[. . .]

j) celles dont on peut penser, pour des motifs raisonnables, qu’elles ont commis, à l’étranger, un fait constituant un crime de guerre ou un crime contre l’humanité au sens du paragraphe 7(3.76) du Code criminel et qui aurait constitué, au Canada, une infraction au droit canadien en son état à l’époque de la perpétration.

19. (1) No person shall be granted admission who is a member of any of the following classes:

. . .

(j) persons who there are reasonable grounds to believe have committed an act or omission outside Canada that constituted a war crime or a crime against humanity within the meaning of subsection 7(3.76) of the Criminal Code and that, if it had been committed in Canada, would have constituted an offence against the laws of Canada in force at the time of the act or omission.

C.                 Fardeau de la preuve et norme de la preuve

[32]           Le renvoi en vertu de l’article 18 de la Loi est une instance de nature civile et non criminelle. À ce titre, le fardeau de la preuve qui repose sur le ministre est celui qui est applicable en matière civile, soit celui de la prépondérance des probabilités, et ce, même si l’enjeu est important et peut entraîner des conséquences importantes pour le défendeur (Furman, aux para 21-23; Skomatchuk, aux para 24-25; Rogan, aux para 26-27). Pour conclure que la preuve a été établie selon la prépondérance des probabilités, la Cour doit être convaincue qu’à la lumière de la preuve présentée, il est plus probable qu’improbable que les faits allégués se soient produits (Rogan, au para 28). Comme l’a indiqué la Cour suprême du Canada dans l’arrêt FH c McDougall, 2008 CSC 53, au para 49, [2008] 3 RCS 41 :

49        En conséquence, je suis d'avis de confirmer que dans une instance civile, une seule norme de preuve s'applique, celle de la prépondérance des probabilités. Dans toute affaire civile, le juge du procès doit examiner la preuve pertinente attentivement pour déterminer si, selon toute vraisemblance, le fait allégué a eu lieu.

[Je souligne.]

[33]           Il appartient donc au ministre d’établir, selon la prépondérance des probabilités, que le défendeur a acquis le statut de résident permanent et, par conséquent, qu’il a acquis la citoyenneté canadienne, par fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels.

[34]           Le fait que l’instance se déroule sans la participation du défendeur n’allège par le fardeau de preuve qui repose sur le ministre. Il est établi que, dans le cadre d’une procédure par défaut, chaque allégation est réputée être contestée et le demandeur doit s’acquitter de son fardeau de preuve (Teavana Corporation c Teayama Inc., 2014 CF 372, au para 4, [2014] ACF no 393; Louis Vuitton Malletier SA c Lin, 2007 CF 1179, au para 4, [2007] ACF no 1528; Aquasmart Technologies c Klassen, 2011 CF 212, au para 5, [2011] ACF no 256).

D.                Le critère juridique

[35]           La jurisprudence a établi que, pour satisfaire à son fardeau, le ministre n’a pas à démontrer que la fraude, la fausse déclaration ou la dissimulation intentionnelle de faits essentiels aurait nécessairement mené au rejet de la demande de résidence permanente. Il doit cependant établir que la fraude, la fausse déclaration ou la dissimulation de faits essentiels portait sur des éléments suffisamment importants pour amener un décideur à conclure que, s’ils avaient été connus, ces faits auraient incité les autorités canadiennes à se livrer à une collecte des faits plus approfondie ou à mener une enquête plus poussée avant d’accueillir la demande de résidence permanente.

[36]           La jurisprudence s’est prononcée à plusieurs reprises sur les éléments qui doivent être établis pour démontrer que la personne en cause a intentionnellement dissimulé des faits essentiels, notamment sur le caractère intentionnel requis et sur l’importance des faits dissimulés. La juge Anne L. Mactavish a très bien résumé l’état du droit à cet égard dans la décision Rogan, précitée :

31        Le ministre n'a pas à prouver que, si M. Rogan avait dit la vérité durant le processus d'immigration, sa demande de résidence permanente aurait nécessairement été rejetée. Le ministre doit seulement établir que M. Rogan a été admis au Canada en dissimulant de façon intentionnelle des faits essentiels, ce qui a eu pour effet d'exclure ou d'écarter d'autres enquêtes : Canada (Ministre de la Main-d’œuvre et de l'Immigration) c. Brooks, [1974] R.C.S. 850, [1973] A.C.S. no 112 (QL), à la page 873, Odynsky, précité, au paragraphe 159, Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Wysocki, 2003 CF 1172, [2003] A.C.F. no 1505 (QL), au paragraphe 16.

32        Afin de conclure qu'il y a eu "dissimulation intentionnelle de faits essentiels" au sens de l'article 10 de la Loi de 1985, il faut que "la Cour conclue sur le fondement de la preuve ou par déduction raisonnable à partir de la preuve, que la personne intéressée a dissimulé des faits essentiels à la décision, qu'elle ait su ou non que ces faits étaient essentiels, avec l'intention d'induire en erreur le décideur" : Odynsky, précité, au paragraphe 159. Voir aussi Schneeberger, précité, au paragraphe 20.

33        "[L]a représentation inexacte d'un fait essentiel englobe une déclaration contraire à la vérité, la dissimulation d'un renseignement véridique, ou une réponse trompeuse qui a pour effet d'exclure ou d'écarter d'autres enquêtes" : Schneeberger, précité, au paragraphe 22, qui cite Brooks, précité. C'est le cas même si aucun motif indépendant d'expulsion n'eût été découvert par suite de ces enquêtes : Brooks, précité, à la page 873.

34        Lorsqu'on apprécie le caractère essentiel de l'information qui a été dissimulée, il faut tenir compte de l'importance des renseignements qui n'ont pas été révélés par rapport à la décision visée : Schneeberger, précité, au paragraphe 21. Cependant, "[i]l faut établir davantage qu'une transgression technique de la Loi. Une fausse déclaration faite innocemment ne doit pas entraîner la révocation de la citoyenneté." : Schneeberger, précité, au paragraphe 26, qui cite Canada (Ministre du Multiculturalisme et de la Citoyenneté) c. Minhas (1993), 66 F.T.R. 155, [1993] A.C.F. no 712 (QL) (C.F. 1re inst.).

35        Malgré tout, les fausses déclarations que l'on dit "innocentes" doivent être examinées attentivement, et l'aveuglement délibéré ne sera pas toléré. Dans une situation de doute, le demandeur devrait invariablement, au risque de se tromper, tout divulguer : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Phan, 2003 CF 1194, [2003] A.C.F. no 1512 (QL), au paragraphe 33.

[37]           La jurisprudence a moins souvent traité des éléments requis pour établir que la citoyenneté a été acquise par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration. La juge Catherine M. Kane a récemment fait une excellente analyse de la question dans la décision Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Savic, 2014 CF 523, [2014] ACF no 562, et elle a conclu que l’intention d’induire en erreur est également requise pour établir que la citoyenneté a été acquise par fraude ou au moyen de fausses déclarations. Voici un extrait pertinent de son jugement :

66        Le principal argument avancé par le demandeur est que le défendeur a agi intentionnellement lorsqu'il a dissimulé des faits essentiels et a fait de fausses déclarations.

67        Le demandeur soutient à titre subsidiaire qu'il n'est pas nécessaire que certains comportements visés par l'article 10, à savoir les fausses déclarations, soient intentionnels. Si cet argument était retenu, il ne serait pas nécessaire de présenter certains éléments de preuve pour établir, selon la prépondérance de la preuve, l'existence d'une intention d'induire le décideur en erreur.

68        Le but général de l'article 10 est de veiller à ce que les personnes qui ont obtenu le statut de résident permanent et la citoyenneté en fournissant de faux renseignements ou en dissimulant des renseignements essentiels à la décision ne puissent continuer à tirer profit de ce statut. À mon avis, l'intention d'induire en erreur le décideur est exigée pour tous les comportements visés par l'article 10. Cette intention doit être établie selon la prépondérance de la preuve; le demandeur doit présenter certains éléments pour prouver l'intention ou certains éléments à partir desquels il est raisonnable de déduire l'existence d'une intention d'induire en erreur le décideur.

69        L'article 10 fait référence à trois types de comportement (fausse déclaration, fraude, dissimulation intentionnelle de faits essentiels) et il est possible que l'on trouve ces trois agissements dans un même comportement, mais cela n'est pas exigé.

70        La fraude est une notion que l'on retrouve à la fois en droit pénal et dans d'autres contextes, notamment en responsabilité délictuelle et en responsabilité contractuelle. La fraude est généralement définie comme étant la fausse déclaration intentionnelle ou insouciante, par des paroles ou des agissements, au sujet de faits dont l'effet est d'induire en erreur une autre personne et de lui faire subir une perte (voir Bruno Appliance and Furniture, Inc c Hryniak, 2014 CSC 8). La conduite constitutive d'une fraude peut également prendre la forme d'une omission ou d'un silence dans les cas où il existe une obligation de divulguer des renseignements.

71        Il n'est pas nécessaire de préciser l'obligation d'établir l'intention pour ce qui est du comportement constituant une fraude à l'article 10 parce que l'intention - qui peut être rattachée à une déclaration ou une omission insouciante sur laquelle une autre personne se fondera - fait partie de la définition de la fraude.

[…]

74        Il nous reste à examiner le comportement visé par la notion de fausses déclarations, qui, comme le soutient le demandeur à titre subsidiaire, n'exigerait pas l'existence d'une intention d'induire en erreur. Comme je l'ai souligné ci-dessus, je ne souscris pas à cet argument. Le seul fait de faire une fausse affirmation (c.-à-d., une fausse déclaration) par erreur ou inadvertance ne devrait pas faire en sorte qu'elle soit visée par l'article 10. L'intention d'induire en erreur est exigée. Cette intention doit être établie selon la prépondérance de la preuve.

75        Il m'est toutefois difficile d'imaginer une situation dans laquelle une fausse déclaration qui ne serait pas faite par inadvertance ne serait pas également visée par le comportement qualifié de fraude, étant donné que, dans le contexte des demandes de résidence permanente, le décideur se fonde sur les déclarations du demandeur et celui-ci est avantagé par ses fausses déclarations.

76        De même, les situations dans lesquelles le demandeur "dissimulerait intentionnellement des faits essentiels" peuvent également constituer une "fausse déclaration" ou une fraude.

[Je souligne.]

IV.             Analyse de la preuve

[38]           Le ministre allègue que, dans le cadre de sa demande de résidence dans la catégorie « réfugié au sens de la Convention cherchant à se réinstaller », le défendeur a fait de fausses déclarations et a intentionnellement dissimulé des faits essentiels, et ce, à deux niveaux :

  • Le défendeur a fait de fausses déclarations en ce qui concerne sa citoyenneté et plusieurs autres renseignements personnels, et il a inventé de toutes pièces un récit pour être accepté à titre de réfugié;
  • Le défendeur a menti lorsqu’il a déclaré dans son formulaire de demande de résidence permanente qu’il n’avait jamais commis de crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité ni participé à la perpétration de tels crimes.

[39]           Lorsqu’il a soumis sa demande de résidence permanente, le défendeur a rempli le formulaire de demande de résidence permanente dans lequel il a fourni plusieurs renseignements personnels. Il a signé ce formulaire le 30 octobre 1995. La section 31 du formulaire contient une déclaration du requérant dans laquelle il déclare que les renseignements qu’il a fournis sont véridiques, complets et exacts et qu’il reconnaît que toute fausse déclaration ou dissimulation d’un fait important peut entraîner son expulsion du Canada et l’expose à des poursuites et/ou au renvoi.

A.                La preuve déposée par le ministre

[40]           Le ministre a déposé plusieurs éléments de preuve.

[41]           Il a en outre déposé un affidavit souscrit le 18 décembre 2014 par le professeur Timothy Paul Longman, qui est un expert sur la question du génocide au Rwanda. À son affidavit, le professeur Longman a joint son curriculum vitae, son rapport d’expertise et le certificat qu’il a signé dans lequel il reconnaît qu’il a lu le code de déontologie des témoins experts et qu’il accepte de s’y conformer.

[42]           Le professeur Longman détient un doctorat en science politique de l’Université du Wisconsin et il est directeur du Centre des études sur l’Afrique et professeur associé en science politique à l’Université de Boston. Il a fait des recherches exhaustives au Rwanda pour le « Human Rights Watch » et la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme, de novembre 1995 à juillet 1996. Il a aussi publié un livre sur le génocide intitulé « Christianity and Genocide in Rwanda ». Le professeur Longman a été reconnu à titre d’expert dans le procès criminel de Jacques Mungwarere au Canada (R c Mungwarere, 2013 ONCS 4594, [2013] OJ No 6123 [Mungwarere]) et celui de Beatrice Munyenyezi aux États-Unis.

[43]           Je n’ai pas d’hésitation à reconnaître au professeur Longman la qualité d’expert sur les questions liées au génocide au Rwanda, et notamment sur sa genèse et sur la nature du conflit et des massacres qui ont découlé de ce génocide.

[44]           Dans son rapport, le professeur Longman a soumis un sommaire historique fort utile qui permet de comprendre ce qui a contribué au génocide survenu en 1994. Le rapport met également en lumière le contexte sociopolitique qui prévalait au Rwanda durant les années 1990 et pendant le génocide au cours duquel environ 800 000 Rwandais, principalement des membres de l’ethnie tutsie et des Hutus dits modérés, ont été tués. Dans son rapport, le professeur Longman a également brossé un tableau des diverses organisations et principaux acteurs du génocide et des méthodes qu’ils ont employées. Entre autres, il a décrit les rôles du MRND (un parti politique), de l’Interahamwe (la milice du MRND) et des comités de la défense civile. Il a également décrit comment le génocide s’est déroulé au Rwanda de façon générale et dans la préfecture de Butare en particulier. Il a expliqué le rôle des comités de sécurité ainsi que de la défense civile à Butare.

[45]           Le ministre a également produit l’affidavit de M. Rudy Exantus, enquêteur à la GRC. À compter du mois d’août 2008, M. Exantus a travaillé comme enquêteur dans le cadre de l’enquête criminelle de la GRC concernant le rôle potentiel du défendeur dans le génocide au Rwanda en 1994. Depuis 2011, M. Exantus a également exécuté des mandats de recherches et effectué des enquêtes concernant le défendeur à la demande de la Section des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre du Ministère de la Justice.

[46]           Dans le cadre de l’enquête qu’il a effectuée et des mandats de recherches qu’il a exécutés, M. Exantus et certains de ses collègues ont rencontré plusieurs témoins, dont certains au Canada et d’autres au Rwanda, en Belgique et aux Pays-Bas. Dans son affidavit, M. Exantus a exposé plusieurs éléments de l’enquête et résumé les déclarations faites par vingt-et-un témoins lors d’interrogatoires qui ont été menés par lui ou par ses collègues.

[47]           Lors de l’institution de la présente demande, le ministre a déposé une copie caviardée de l’affidavit de M. Exantus dans laquelle il a expurgé le nom des témoins dont les déclarations sont rapportées dans l’affidavit.

[48]           Le 23 septembre 2014, j’ai accueilli une requête en confidentialité présentée par le ministre et rendu l’ordonnance jointe aux présents motifs (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Célestin Halindintwali, 2014 CF 909, [2014] ACF no 1297). Aux termes de cette ordonnance, j’ai ordonné que l’identité des personnes rencontrées par la GRC dans la cadre des enquêtes concernant le défendeur et auxquelles renvoie l’affidavit de M. Rudy Exantus soit déclarée confidentielle et que seule une copie de l’affidavit, expurgée des noms des personnes rencontrées, soit déposée au dossier public de la Cour. J’ai pour ma part pris connaissance d’une version non caviardée de l’affidavit.

[49]           Le ministre a également présenté en preuve divers documents provenant du gouvernement du Burundi, du gouvernement du Rwanda et de diverses institutions scolaires du Burundi et du Rwanda par le biais de l’affidavit de M. Exantus.

[50]           M. Exantus a notamment renvoyé aux affidavits des personnes suivantes qui ont également été présentés en preuve par le biais de son affidavit :

  • Stanislas Ngombwa, principal de l’école des sciences de Byimana;
  • Emmanuel Havugimana, registraire académique de l’Université Nationale du Rwanda;
  • Emma Munganyinka, chargée des archives de la Province du Sud (anciennement connues comme la préfecture de Butare, au Rwanda);
  • Emmanuel Semahoro, documentaliste au Ministère des Infrastructures (Minifra) du Rwanda, qui a succédé au Ministère des Travaux publics et de l’Énergie (Minitrape);
  • Alexis Ntagungira, « director of public management » du Ministère de la Fonction publique et du Travail du Rwanda.

[51]           Plusieurs pièces ont été présentées par le biais de ces déclarants.

[52]           Par le biais de l’affidavit de M. Exantus, le ministre a aussi présenté en preuve diverses pièces et transcriptions qui proviennent des poursuites judiciaires entreprises devant le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), et notamment dans le dossier de poursuite concernant le colonel Nteziryayo (Dossier ICTR-98-42-T).

[53]           Le ministre a également déposé les affidavits des personnes suivantes :

  • Emmanuel Ntaconsanze, responsable des registres d’état civil de la commune de Maranga au Burundi;
  • Donatien Irangeza, directeur de l’école primaire de Matyazo dans la province de Ngozi au Burundi;
  • Sylvain Nsengiyumva, directeur du collège de Mwumba dans la province de Ngozi au Burundi;
  • M. Josée Bigendako, responsable du Service aux étudiants de l’Université du Burundi à Bujumbura.

[54]           Le ministre a déposé les notes sténographiques d’une entrevue que le défendeur a eue le 29 août 2002 avec des enquêteurs de la GRC.

[55]           Le ministre a aussi déposé certains documents du dossier d’immigration du défendeur ainsi que les affidavits d’Alexandra Paslat, d’Aleksandra Wojciechowski et de Francine Galarneau. Mme Galarneau est Premier secrétaire (Immigration) au Haut-Commissariat du Canada à Londres. À l’époque où le défendeur a soumis sa demande de résidence permanente, Mme Galarneau était agent des visas au Haut-Commissariat du Canada à Nairobi au Kenya et c’est elle qui a traité la demande de résidence permanente du défendeur.

[56]           Je traiterai maintenant des deux principales allégations du ministre.

B.                 Le défendeur a-t-il fait de fausses déclarations ou dissimulé intentionnellement des éléments essentiels relatifs aux renseignements personnels qu’il a fournis et aux allégations de persécution qu’il a avancées?

[57]           Dans l’affidavit auquel elle a souscrit le 12 juin 2014, Mme Galarneau a exposé les diverses étapes du traitement de la demande de résidence permanente du défendeur. Sont jointes à son affidavit différentes pièces, dont le formulaire de résidence permanente du défendeur et les notes qu’elle a consignées dans le STIDI qui était la base de données informatiques utilisée à l’époque par le Ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration dans ses bureaux de visas. Dans son affidavit, Mme Galarneau a indiqué que les notes qui étaient colligées dans le STIDI étaient irréversibles à partir du moment où elles étaient entrées dans le système et qu’elles étaient toujours suivies des initiales de la personne ayant fait les entrées. Je suis satisfaite que les notes entrées dans le STIDI qui sont jointes à l’affidavit de Mme Galarneau sont bel et bien des notes qu’elle a entrées dans la base de données lorsqu’elle a traité la demande de résidence du défendeur.

[58]           Mme Galarneau a déclaré que le défendeur, son épouse et leur fille ont soumis une demande d’immigration dans la catégorie des « réfugiés au sens de la Convention cherchant à se réinstaller » et que, pour satisfaire aux exigences de cette catégorie, ils devaient, entre autres, satisfaire à la définition de « réfugié » au sens de la Convention.

[59]           Dans son formulaire, le défendeur a fourni divers renseignements, dont les suivants :

  • Il est né le 22 avril 1965 à Marangara, au Burundi;
  • Il est citoyen du Burundi;
  • Son épouse Marie Solange Ingabire est née le 28 septembre 1968 à Marangara, au Burundi;
  • Il s’est marié le 13 octobre 1993 à Marangara, au Burundi;
  • Il a fréquenté l’école primaire de Matyazo, au Burundi, de septembre 1972 à juillet 1978;
  • Il a fréquenté le collège de Mwumba, au Burundi, de septembre 1978 à juillet 1984;
  • Il a fréquenté l’Université du Burundi à Bujumbura, au Burundi, d’octobre 1984 à juillet 1988;
  • Il a fréquenté l’Université Nationale du Rwanda à Butare, au Rwanda, d’octobre 1988 à septembre 1989;
  • Il a été à l’emploi du Ministère des Travaux publics et de l’Énergie à Kigali, au Rwanda, de novembre 1989 à août 1993;
  • Il a été à l’emploi du Ministère des Travaux publics et de l’Équipement à Bujumbura, au Burundi, d’octobre 1993 à mars 1995;
  • Il a résidé à Marangara, au Burundi, d’avril 1965 à juillet 1988;
  • Il a résidé au camp des réfugiés de Shyombo à Butare, au Rwanda, d’août 1988 à novembre 1989;
  • Il a résidé à Kigali, au Rwanda, de novembre 1989 à août 1993;
  • Il a résidé à Bujumbura, au Burundi, de septembre 1993 à mars 1995;
  • Il a résidé au camp Lukore, en Tanzanie de mars à juin 1995;
  • Il n’a mentionné aucune organisation politique ou sociale dont il aurait été membre ou collaborateur.

[60]           Mme Galarneau a rencontré le défendeur et son épouse le 5 février 1996. Au cours de l’entrevue, elle a examiné avec eux les renseignements qu’ils avaient inscrits dans leur formulaire de demande de résidence permanente (FRP) et ils ont confirmé l’exactitude de ces renseignements. Au paragraphe 16 de son affidavit, Mme Galarneau relate comme suit le récit que le défendeur et son épouse lui ont fait :

16. Lors de leur entrevue, Célestin Halindintwali a affirmé être hutu et son épouse a dit être tutsie. Ils m’ont raconté que leur domicile dans le quartier de Kamenge à Bujumbura au Burundi avait été incendié en mars 1995 au cours d’une attaque menée par des miliciens de l’ethnie tutsie qui auraient été soutenus par l’armée burundaise. Leurs filles jumelles auraient péri au cours de cette attaque. Ils m’ont parlé des difficultés auxquelles étaient exposés les couples mixtes au Burundi. J’ai entré cette information dans le STIDI le 6 février 1996, le lendemain de l’entrevue.

[61]            Les notes entrées dans le STIDI par Mme Galarneau le 6 février 1996 se lisent comme suit :

Le candidat serait Burundais. Copie de carte d’identité pour lui et son épouse en atteste.

Marié, un enfant né en décembre 1995. Lui est hutu, elle est tutsie. Vivait dans le quartier de Kamenge à Bujumbura quand en mars 1995, leur maison a été incendiée. Six personnes qui se trouvaient à l’intérieur ont péri dans l’incendie qui aurait été le fait de miliciens tutsis soutenus par l’armée. Parmi les victimes, les deux jumelles des candidats nées en 1993. Le candidat et son épouse se trouvaient en visite chez des amis au moment du drame. Ils ne sont jamais retournés chez eux. Des voisins leur ont dit que les corps des victimes avaient été mis dans un camion et emmenés par les miliciens.

Le candidat serait ingénieur de formation (diplôme de l’université du Rwanda où il a vécu en 1993) et aurait travaillé pour le Ministère des travaux publics.

Les candidats auraient quitté le Burundi en mars 1995 en passant par la Tanzanie, le camp de Lukore d’où ils sont partis en juin 1995.

Le candidat a vécu au Rwanda, dans un camp de réfugiés à Butare, entre 1988 et 1989.

Les parents de la candidate se trouveraient à Uvira au Zaïre, pas dans un camp, mais chez des particuliers.

Les candidats ont parlé de la difficulté et de l’insécurité pour les couples mixtes.

[…]

[62]           Au paragraphe 17 de son affidavit, Mme Galarneau a affirmé que, sur la base des informations que lui avait fournies le défendeur, elle a accepté sa demande de résidence permanente dans la catégorie des « réfugiés au sens de la Convention cherchant à se réinstaller », en tant que CR1, c’est-à-dire en tant que « réfugié parrainé par le gouvernement ». Elle a affirmé que les réfugiés qui obtenaient un certificat de sélection du Québec étaient considérés comme tels.

[63]           Or, la preuve démontre, selon la prépondérance des probabilités, que plusieurs des renseignements fournis par le défendeur dans le cadre de sa demande de résidence permanente étaient inexacts.

(1)               Lieu de naissance

[64]           Le ministre soutient que, contrairement à la déclaration du défendeur selon laquelle il serait né le 22 avril 1965 à Marangara, au Burundi, le défendeur est né dans le secteur de Mukindo dans la commune de Kibayi de la préfecture de Butare, au Rwanda.

[65]           La preuve déposée démontre qu’aucun acte de naissance n’a été retrouvé dans les registres d’état civil de la commune de Marangara au Burundi qui correspondrait à une personne ayant le nom du défendeur qui serait née le 22 avril 1965 à Marandara (paragraphe 8 de l’affidavit souscrit par Emmanuel Ntaconsanze). Lors de son entrevue avec la GRC en 2002, le défendeur a maintenu qu’il est né au Burundi. Cependant, la preuve documentaire, composée de divers documents, dont notamment une attestation de naissance, des documents provenant des institutions scolaires et des documents gouvernementaux, tend plutôt à établir que le défendeur est né dans le secteur de Mukindo dans la commune de Kibayi, au Rwanda.

(2)               Citoyenneté

[66]           Le ministre soutient que le défendeur détenait la citoyenneté rwandaise et non la citoyenneté burundaise telle qu’il l’a prétendu lorsqu’il a soumis sa demande de résidence permanente. La preuve documentaire, dont une attestation d’identité et une fiche signalétique du personnel du Ministère des Travaux publics, de l’Énergie et de l’Eau, ainsi que d’autres documents provenant d’instances gouvernementales rwandaises, notamment une attestation d’identité complète, établit que le défendeur avait la citoyenneté rwandaise lorsqu’il a fait sa demande de résidence permanente.

(3)               Lieu de mariage

[67]           La ministre soutient que, contrairement à ses allégations, le défendeur ne s’est pas marié à Solange Ingabire en 1993 au Burundi, mais plutôt en 1995 dans la République démocratique du Congo.

[68]           Dans son FRP, le défendeur a affirmé s’être marié le 13 octobre 1993 à Maranga, au Burundi. Il a donné une information différente lors de son entrevue avec la GRC; il a répondu s’être marié en 1995 au Burundi. La preuve documentaire déposée démontre qu’aucun acte de mariage n’a été retrouvé dans les registres de l’état civil de la commune de Marangara qui attesterait d’un mariage entre le défendeur et Marie Solange Ingabire qui aurait eu lieu le 13 octobre 1993 à Marangara (paragraphe 9 et 10 de l’affidavit souscrit par Emmanuel Ntaconsanze). Même si les véritables lieu et date du mariage ne sont pas clairs, l’ensemble de la preuve établit que le défendeur ne s’est pas marié en 1993 au Burundi.

(4)               Lieu de ses études

[69]           Le ministre soutient que le défendeur a faussement affirmé avoir fait ses études au Burundi, à l’exception de sa dernière année universitaire qu’il aurait effectuée à l’université nationale du Rwanda à Butare. Or, la preuve démontre que le défendeur n’a pas fait ses études au Burundi mais plutôt au Rwanda.

[70]           Le défendeur a fait des déclarations contradictoires quant à l’endroit où il a fait ses études. Dans son FRP, il a indiqué avoir fait des études primaires et secondaires au Burundi et avoir aussi fait ses études universitaires au Burundi, à l’exception de sa dernière année qu’il aurait faite au Rwanda. Cependant, dans son entrevue avec la GRC, le défendeur a déclaré avoir fréquenté l’école primaire RINDA à Kibayi et être allé à l’école secondaire à Butare et à Byimana, toutes au Rwanda.

[71]           Dans son affidavit, Donatien Irangeza, directeur de l’école primaire de Matyazo (au Burundi) a affirmé n’avoir retrouvé aucun dossier scolaire dans les archives de l’école au nom d’une personne ayant le nom du défendeur qui serait née le 22 avril 1965 et qui aurait fréquenté l’école de septembre 1972 à juillet 1978. En marge de son affidavit, il a ajouté que l’école primaire de Matyazo n’existait pas au moment où le défendeur a prétendu y avoir étudié (de septembre 1972 à juillet 1978) et qu’en fait elle a ouvert ses portes en 1986.

[72]           Dans son affidavit, Sylvain Nsengiyumva, directeur du collège de Mwumba au Burundi, a affirmé n’avoir trouvé aucun dossier scolaire dans les archives du collège au nom d’une personne ayant le nom du défendeur qui serait née le 22 avril 1965 et qui aurait fréquenté l’établissement entre septembre 1978 et juillet 1984. En marge de son affidavit, il a ajouté que le collège a ouvert ses portes en 2004 et qu’il n’existait donc pas au moment où le défendeur a prétendu y avoir étudié.

[73]           Dans son affidavit, M. Josée Bigendako, responsable du Service aux étudiants de l’Université du Burundi à Bujumbura, a affirmé n’avoir retrouvé aucun dossier scolaire dans les archives de l’Université au nom d’une personne portant le nom du défendeur qui serait née le 22 avril 1965 et qui aurait fréquenté l’Université d’octobre 1984 à juillet 1988.

[74]           Des documents provenant d’institutions d’enseignement au Rwanda attestent que le défendeur a étudié au collège des Humanités modernes de Byimana de 1981 à 1985 et qu’il avait auparavant fréquenté le Groupe scolaire de Butare.

[75]           Des documents provenant du bureau du registraire académique de l’Université Nationale du Rwanda indiquent que le défendeur a fréquenté le campus de Butare de cette université de 1985 à 1989 et a reçu un diplôme en ingénierie de la Faculté des Sciences appliquées en 1989.

(5)               Historique d’emploi

[76]           Dans son FRP, le défendeur a affirmé avoir travaillé au Ministère des Travaux publics et de l’Énergie à Kigali de novembre 1989 à août 1993 et au Ministère des Travaux publics et de l’Équipement à Bujumbura, au Burundi, d’octobre 1993 à mars 1995.

[77]           Lors de son entrevue avec des enquêteurs de la GRC, le défendeur a fourni des renseignements différents. Il a affirmé avoir commencé à travailler pour le Minitrape à Butare en septembre 1990 et avoir été muté à Kigali en février 1993. Il a ajouté être retourné travailler pour le Minitrape à Butare en mai 1994 avant de quitter le Rwanda en juillet 1994.

[78]           Or, la preuve documentaire composée de plusieurs documents provenant du gouvernement rwandais indique plutôt que le défendeur a travaillé continuellement au Rwanda de 1989 à 1994. De plus, lors de son entrevue avec les enquêteurs de la GRC, le défendeur a déclaré être retourné à Butare en 1994.

(6)               Lieux de résidence

[79]           Dans son FRP, le défendeur a déclaré avoir résidé dans la province de Ngozi, au Burundi, d’avril 1965 à juillet 1988; au camp de réfugiés de Shyombo à Butare, d’août 1988 à novembre 1989; à Kigali, de novembre 1989 à août 1993; à Bujumbura au Burundi, de septembre 1993 à mars 1995 et au camp Lukore en Tanzanie de mars 1995 à juin 1995.

[80]           Or, la preuve démontre que le défendeur a résidé au Rwanda depuis sa naissance le 22 avril 1965 jusqu’à sa fuite du Rwanda en juillet 1994.

[81]           Lors de son entrevue avec des enquêteurs de la GRC, le défendeur a affirmé être né au Burundi et avoir déménagé dans la ville de Kigali alors qu’il était enfant. Il a aussi affirmé avoir loué une maison à Buye à l’époque où il travaillait à Butare et avoir quitté pour Kigali en février 1993. Il a affirmé être revenu à Butare en mai 1994 et avoir logé dans une chambre à l’hôtel Ibis. Il a dit avoir quitté le Rwanda pour se rendre au Burundi en juillet 1994 avant de partir pour la Tanzanie.

(7)               Événements survenus au Burundi

[82]           Comme je l’ai déjà mentionné, le défendeur a affirmé qu’il était Hutu et que son épouse était Tutsie. M. Exantus a affirmé dans son affidavit que, selon des documents obtenus auprès d’institutions d’enseignement au Rwanda, l’épouse du défendeur serait tout comme lui de nationalité rwandaise et d’ethnie hutue.

[83]           Lors de son entrevue avec la GRC, le défendeur n’a aucunement mentionné les événements allégués au Burundi. Il n’a pas invoqué d’incendie, ni la mort de ses deux filles jumelles. Selon les déclarations qu’il a faites lors de l’entrevue, le défendeur n’était même pas à Bujumbura en 1995 : il a déclaré être allé à Marangara au Burundi après avoir fui le Rwanda en juillet 1994, mais a indiqué qu’il y était demeuré pendant seulement trois mois, avant de partir pour la Tanzanie. Il a aussi déclaré avoir fui le Rwanda en juillet 1994 parce « [qu’on] était pas les bienvenus » au Rwanda après le changement de pouvoir et « la guerre approchait ». Donc, selon les déclarations mêmes du défendeur lors de l’entrevue, le défendeur n’était pas à Bujumbura pendant la période des événements racontés dans la demande d’asile.

[84]           Je conclus donc que la preuve établit que le défendeur a fait de fausses déclarations concernant plusieurs renseignements personnels et qu’il a intentionnellement dissimulé des faits essentiels concernant ses renseignements personnels dans le cadre de sa demande de résidence permanente. Je reviendrai sur les conséquences de ces fausses déclarations.

C.                 Le défendeur a-t-il fait de fausses déclarations et a-t-il omis intentionnellement des faits essentiels en indiquant qu’il n’avait pas commis ou participé à la perpétration de crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité?

[85]           À la section 25 du formulaire, le requérant doit inscrire le nom des organisations politiques et sociales, des associations professionnelles et des mouvements de jeunesse ou d’étudiants dont il a été membre depuis son 18ème anniversaire. Le défendeur n’a rien indiqué dans cette section.

[86]           À la section 27F du formulaire, le défendeur a répondu non à la question de savoir s’il avait déjà participé à un crime de guerre ou à un crime contre l’humanité.

[87]           Pour déterminer si les allégations du ministre sont bien fondées, la Cour doit déterminer si la preuve démontre, selon la prépondérance des probabilités, que le défendeur a commis ou participé à la perpétration d’un crime contre l’humanité en collaborant au génocide rwandais en 1994.

[88]           À l’époque où le défendeur a fait sa demande de résidence permanente, le crime contre l’humanité était défini aux paragraphes 7(3.76) et 7(3.77) du Code criminel, LRC 1985, ch C-46 et les articles 21 et 22 définissaient les modes de participation à une infraction :

7.

(3.76) Les définitions qui suivent s’appliquent au présent article.

[. . .]

« crime contre l’humanité » Assassinat, extermination, réduction en esclavage, déportation, persécution ou autre fait — acte ou omission — inhumain d’une part, commis contre une population civile ou un groupe identifiable de personnes — qu’il ait ou non constitué une transgression du droit en vigueur à l’époque et au lieu de la perpétration — et d’autre part, soit constituant, à l’époque et dans ce lieu, une transgression du droit international coutumier ou conventionnel, soit ayant un caractère criminel d’après les principes généraux de droit reconnus par l’ensemble des nations.

[. . .]

(3.77) Sont assimilés à un fait, aux définitions de « crime contre l’humanité » et « crime de guerre », au paragraphe 3.76, la tentative, le complot, la complicité après le fait, le conseil, l’aide ou l’encouragement à l’égard du fait.

[…]

Participants à une infraction

21. (1) Participent à une infraction :

a) quiconque la commet réellement;

b) quiconque accomplit ou omet d’accomplir quelque chose en vue d’aider quelqu’un à la commettre;

c) quiconque encourage quelqu’un à la commettre.

Intention commune

(2) Quand deux ou plusieurs personnes forment ensemble le projet de poursuivre une fin illégale et de s’y entraider et que l’une d’entre elles commet une infraction en réalisant cette fin commune, chacune d’elles qui savait ou devait savoir que la réalisation de l’intention commune aurait pour conséquence probable la perpétration de l’infraction, participe à cette infraction.

Personne qui conseille à une autre de commettre une infraction

22. (1) Lorsqu’une personne conseille à une autre personne de participer à une infraction et que cette dernière y participe subséquemment, la personne qui a conseillé participe à cette infraction, même si l’infraction a été commise d’une manière différente de celle qui avait été conseillée.

Idem

(2) Quiconque conseille à une autre personne de participer à une infraction participe à chaque infraction que l’autre commet en conséquence du conseil et qui, d’après ce que savait ou aurait dû savoir celui qui a conseillé, était susceptible d’être commise en conséquence du conseil.

Définitions de « conseiller » et de « conseil »

(3) Pour l’application de la présente loi, « conseiller » s’entend d’amener et d’inciter, et « conseil » s’entend de l’encouragement visant à amener ou à inciter.

7.

(3.76) For the purposes of this section,

. . .

“crime against humanity” means murder, extermination, enslavement, deportation, persecution or any other inhumane act or omission that is committed against any civilian population or any identifiable group of persons, whether or not it constitutes a contravention of the law in force at the time and in the place of its commission, and that, at that time and in that place, constitutes a contravention of customary international law or conventional international law or is criminal according to the general principles of law recognized by the community of nations;

. . .

(3.77) In the definitions “crime against humanity” and “war crime” in subsection (3.76), “act or omission” includes, for greater certainty, attempting or conspiring to commit, counselling any person to commit, aiding or abetting any person in the commission of, or being an accessory after the fact in relation to, an act or omission.

Parties to offence

21. (1) Every one is a party to an offence who

(a) actually commits it;

(b) does or omits to do anything for the purpose of aiding any person to commit it; or

(c) abets any person in committing it.

Common intention

(2) Where two or more persons form an intention in common to carry out an unlawful purpose and to assist each other therein and any one of them, in carrying out the common purpose, commits an offence, each of them who knew or ought to have known that the commission of the offence would be a probable consequence of carrying out the common purpose is a party to that offence.

Person counselling offence

22. (1) Where a person counsels another person to be a party to an offence and that other person is afterwards a party to that offence, the person who counselled is a party to that offence, notwithstanding that the offence was committed in a way different from that which was counselled.

Idem

(2) Every one who counsels another person to be a party to an offence is a party to every offence that the other commits in consequence of the counselling that the person who counselled knew or ought to have known was likely to be committed in consequence of the counselling.

Definition of “counsel”

(3) For the purposes of this Act, “counsel” includes procure, solicit or incite.

[89]           Dans l’arrêt Mugesera c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 40, au paragraphe 119, [2005] 2 RCS 100 [Mugesera], la Cour suprême a identifié quatre conditions qui doivent être établies pour qu’un acte criminel soit considéré comme constituant un crime contre l’humanité :

  1. Un acte prohibé a été commis, ce qui exige de démontrer que la personne a commis l’acte criminel et qu’elle avait l’intention criminelle requise;
  2. L’acte a été commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systémique;
  3. L’attaque était dirigée contre une population civile ou un groupe identifiable de personnes;
  4. L’auteur de l’acte prohibé était au courant de l’attaque et savait que son acte s’inscrivait dans le cadre de cette attaque ou a couru le risque qu’il s’y inscrive.

[90]           Dans l’arrêt Ezokola c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CSC 40, au para 91, [2013] 2 RCS 678 [Ezokola], la Cour suprême a énuméré, dans un contexte de demande d’asile, six critères qui peuvent aider à déterminer si une personne a volontairement apporté une contribution significative et consciente à un crime ou à un dessein criminel, soit : la taille et la nature de l’organisation, la section de l’organisation dans laquelle la personne était le plus directement associée, les fonctions et activités de la personne au sein de l’organisation, le poste ou le grade de la personne au sein de l’organisation, la durée de l’appartenance de la personne à l’organisation, le mode de recrutement et la possibilité qu’elle a eue ou non de quitter l’organisation.

[91]           Le demandeur soutient que les critères exigés dans les arrêts Mugesera et Ezokola sont respectés en l’espèce et que la preuve établit que le défendeur a participé activement au génocide perpétré au Rwanda, plus précisément dans la préfecture de Butare. Le demandeur soutient que le défendeur était un des leaders de la défense civile, qu’il était membre du MRND et de sa milice Interahamwe, et qu’il était responsable de l’organisation de l’extermination des Tutsis dans la préfecture de Butare. Les allégations spécifiques du ministre peuvent se résumer comme suit :

  • Le défendeur était superviseur du Minitrape dans la préfecture de Butare et il a utilisé des ressources humaines et matérielles du ministère afin de faire creuser des fosses communes, de faire transporter des cadavres et de faire enterrer des victimes du génocide;
  • Le défendeur a incité ou forcé des Hutus à tuer des civils tutsis;
  • Le défendeur a été impliqué dans la supervision et la coordination de l’érection des barrières dans la ville de Butare, et il a contribué de façon significative aux activités ayant cours aux barrières dans la ville de Butare;
  • Le défendeur a fourni un soutien logistique aux miliciens Interahamwe et à la défense civile en transportant leurs hommes armés pour qu’ils prêtent leur assistance au meurtre de civils tutsis;
  • Le défendeur a agi comme garde du corps et comme assistant du colonel Nteziryayo qui était le chef de la défense civile pour la préfecture de Butare, devenu plus tard préfet de Butare, et il a accompagné le colonel à divers rassemblements, réunions et cérémonies, notamment à la réunion tenue à Kibayi où le colonel a incité les Hutus à exterminer les civils tutsis.

[92]           La preuve soumise au soutien des allégations du ministre est composée de divers documents, dont le rapport du professeur Longman.

[93]           Tel que je l’ai déjà indiqué, le rapport du professeur Longman offre un résumé de la genèse du génocide, des acteurs impliqués dans le génocide, plus particulièrement dans la préfecture de Butare. Dans son rapport, le professeur Longman explique comment le génocide au Rwanda a été perpétré, plus particulièrement dans la préfecture de Butare, et il a expliqué les rôles qu’ont joués la défense civile, le MRND et sa milice Interahamwe. Le rapport du professeur Longman établit le rôle de la défense civile, du MRND et de sa milice dans le génocide. Il décrit aussi le rôle du colonel Alphonse Nteziryayo (déclaré coupable de génocide au TPIR), qui a résidé avec un groupe d’Interahamwe à l’hôtel Ibis, à Butare. Il fait aussi référence au document « Amanama Y’Urubyiruko » qui énumère les membres du comité de la défense civile. Cependant, le rapport du professeur Longman ne mentionne pas le nom du défendeur spécifiquement et n’établit pas la participation du défendeur au génocide du Rwanda.

[94]           Dans son affidavit, M. Exantus a présenté en preuve certaines pièces qui ont été déposées devant le TPIR. De façon plus spécifique, M. Exantus a présenté en preuve le document portant le titre « Amanama Y’ Urubyiruko » et les notes sténographiques des témoignages de Sylvain Nsabimana et de Pauline Nyiramashuko dans le cadre du procès du colonel Nteziryayo devant le TPIR.

[95]           Je considère que les documents certifiés qui proviennent du TPIR sont admissibles en preuve sous l’autorité de l’article 23 de la Loi sur la preuve au Canada, LRC 1985, c C-5. À mon avis, même si le TPIR n’est pas un tribunal d’un « pays » étranger, il est possible de l’assimiler à un tribunal international « de plusieurs pays » et il n’y a aucun motif de douter de l’authenticité des documents en cause puisque les copies versées au dossier sont des copies certifiées par le TPIR. Le TPIR a été créé par la résolution 955 (1994) du Conseil de sécurité des Nations Unies, agissant en vertu du Chapitre VII de la Charte des Nations Unies. Les décisions du Conseil de sécurité sont contraignantes et les États membres des Nations Unies ont l’obligation de s’y conformer. Dès sa création, le Canada a reconnu le TPIR et a maintenu avec ce tribunal une relation de coopération soutenue (Voir Oberlander c Canada (Procureur général), 2009 CAF 330, au para 14, [2009] ACF no 1451, citant le rapport Programme canadien sur les crimes de guerre, Rapport annuel 2000-2001). Le TPIR est l’une des « entités désignées partenaires » dans la Loi sur l’extradition, LC 1999, c 18. De plus, les tribunaux canadiens ont cité la jurisprudence du TPIR (voir par exemple l’arrêt Mugesera, précité, aux para 84-89, 102, 126, 143-147; l’arrêt Mungwarere, précité, au para 36; la décision Munyaneza c R, 2014 QCCA 906, aux para 26, 32, 156-157, 168, 200, 255, [2014] QJ no 3059).

[96]           À titre subsidiaire, les notes sténographiques des audiences devant la TPIR et les pièces qui y ont été déposées peuvent être admises en vertu des règles prévues au Code civil du Québec (CcQ). L’article 40 de la Loi sur la preuve au Canada prévoit que les lois sur la preuve qui sont en vigueur dans la province où ces procédures sont exercées s’appliquent à titre supplétif. En l’espèce, les procédures ont été intentées au Québec. Or, le deuxième alinéa de l’article 2822 du CcQ prévoit que la copie d’un document dont l’officier public étranger est dépositaire fait preuve de sa conformité à l’original. Les pièces provenant du TPIR sont des copies certifiées.

[97]           Le document intitulé « Amanama Y’ Urubyiruko » contient le nom des personnes qui étaient membres du comité d’organisation de la défense civile. Un nom correspondant à celui du défendeur est inscrit comme membre du MRND et comme membre du comité d’organisation de la défense civile. Ce document a été déposé devant le TPIR et il est admissible en preuve.

[98]           Le ministre a aussi déposé la transcription des témoignages de Pauline Nyiramashuko et de Sylvain Nsabimana devant le TPIR, qui ont déclaré avoir reçu le document intitulé « Amanama Y’ Urubyiruko » en mai 1994. Il s’agit donc, dans le contexte de la présente procédure, de déclarations judiciaires de personnes qui n’ont ni témoigné ni produit d’affidavit. Cependant, ces déclarations peuvent être admises en preuve si les critères de nécessité et de fiabilité codifiés à l’article 2870 du CcQ sont respectés.

[99]           L’article 2870 du CcQ reprend les principes de Common Law relativement à la recevabilité des déclarations extrajudiciaires et codifie les exigences de nécessité et de fiabilité. Il se lit comme suit :

2870. La déclaration faite par une personne qui ne comparaît pas comme témoin, sur des faits au sujet desquels elle aurait pu légalement déposer, peut être admise à titre de témoignage, pourvu que, sur demande et après qu'avis en ait été donné à la partie adverse, le tribunal l'autorise.

Celui-ci doit cependant s'assurer qu'il est impossible d'obtenir la comparution du déclarant comme témoin, ou déraisonnable de l'exiger, et que les circonstances entourant la déclaration donnent à celle-ci des garanties suffisamment sérieuses pour pouvoir s'y fier.

Sont présumés présenter ces garanties, notamment, les documents établis dans le cours des activités d'une entreprise et les documents insérés dans un registre dont la tenue est exigée par la loi, de même que les déclarations spontanées et contemporaines de la survenance des faits.

2870. A statement made by a person who does not appear as a witness, concerning facts to which he could have legally testified, is admissible as testimony on application and after notice is given to the adverse party, provided the court authorizes it.

The court shall, however, ascertain that it is impossible for the declarant to appear as a witness, or that it is unreasonable to require him to do so, and that the reliability of the statement is sufficiently guaranteed by the circumstances in which it is made.

Reliability is presumed to be sufficiently guaranteed with respect in particular to documents drawn up in the ordinary course of business of an enterprise, to documents entered in a register required by law to be kept, and spontaneous statements that are contemporaneous to the occurrence of the facts.

[100]       Ainsi, pour être admissibles, les déclarations de personnes qui ne comparaissent pas comme témoins doivent satisfaire aux critères de nécessité et de fiabilité. Jean-Claude Royer résume comme suit l’objet de ces critères (à la p 569) :

Dans un effort de rationalisation, la doctrine et la jurisprudence ont dégagé deux critères justifiant les exceptions à l’interdiction du ouï-dire, soit la nécessité et la fiabilité. D’une part, le critère de nécessité repose sur l’intérêt qu’a la société à découvrir la vérité. Il garantit également que la preuve présentée au tribunal soit sous la meilleure forme possible, habituellement par le témoignage de vive voix de l’auteur de la déclaration. D’autre part, le critère de fiabilité vise à assurer l’intégrité du processus judiciaire. En effet, le principal problème que pose le ouï-dire étant l’impossibilité de vérifier l’exactitude de la déclaration, le critère de fiabilité identifie les cas permettant d’en écarter les dangers.

[101]       En l’espèce, le critère de nécessité est satisfait parce que les deux témoins ne sont pas disponibles : ils ont été déclarés coupables au TPIR, mais leur appel est en attente devant le TPIR. Le critère de fiabilité est également satisfait parce que les déclarations ont été faites sous serment dans une procédure judiciaire, donnant une garantie suffisamment sérieuse de fiabilité (voir Jean-Claude Royer et Sophie Lavallée, La preuve civile, 4e éd, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2008, aux pp 534-535, 577-578 [Royer]; R c Khelawon, 2006 CSC 57, aux para 79-80 [2006] 2 RCS 787).

[102]       Les déclarations de Mme Nyiramashuko et de M. Nsabimana ont été présentées pour introduire le document intitulé « Amanama Y’ Urubyiruko ». Ce document contient une liste de noms mais il ne contient aucun autre détail au sujet des personnes nommées. Même si ce document a été déposé au TPIR et est admissible en preuve, il n’est pas suffisant en soi pour établir que le défendeur y est bien nommé et pour établir l’appartenance du défendeur au MRND ou à la défense civile.

[103]       Dans son affidavit, M. Exantus a également fait référence à deux livres qui ont été écrits sur le génocide au Rwanda et dans lesquels le nom du défendeur est cité. M. Exantus a fait référence au livre « Aucun témoin ne doit survivre », d’Alison Des Forges, dans lequel Célestin Halindintwali est cité comme étant un des organisateurs des massacres qui ont précédé l’établissement formel de l’autodéfense civile et un des participants à ces massacres. Il a également renvoyé au livre intitulé « Rwanda 1994 : Les politiques du génocide à Butare» écrit par André Guichaoua qui indique que Célestin Halindintwali était un proche collaborateur du colonel Nteziryayo et qu’il était responsable de la récupération et de l’enfouissement des cadavres. Avec respect, le fait que le nom d’une personne portant le nom du défendeur soit cité dans deux livres n’établit pas qu’il s’agit bien du défendeur et ne constitue pas une preuve de sa participation au génocide.

[104]       Dans son affidavit, M. Exantus a également résumé plusieurs déclarations faites par vingt-et-un témoins qui ont été recueillies soit par lui ou par d’autres enquêteurs dans le cadre de l’enquête de la GRC concernant le défendeur. Ces personnes auraient été témoins de divers événements que le ministre invoque comme étant des indices de la participation du défendeur au génocide. Les témoins en cause n’ont pas tous rapporté les mêmes choses, mais certains propos présentent des similitudes et ils se rapportent tous à des agissements du défendeur. Il s’agit de la seule preuve soumise par le ministre relativement aux activités spécifiques du défendeur lors du génocide.

[105]       L’affidavit de M. Exantus est admissible en preuve mais il ne rend pas nécessairement admissibles tous les éléments auxquels il renvoie. L’affidavit est en fait un témoignage écrit qui remplace le témoignage oral du témoin, mais ce témoignage écrit doit satisfaire à tous les critères et toutes les règles de preuve qui s’appliquent au témoignage verbal (Royer, précité, à la p 565).

[106]       Or, les déclarations des témoins qui sont rapportées par M. Exantus sont des déclarations extrajudiciaires qui constituent du ouï-dire parce qu’elles sont rapportées pour établir la véracité de leur contenu. L’admissibilité de ses déclarations doit être analysée à la lumière des critères de nécessité et de fiabilité énoncés à l’article 2870 du CcQ.

[107]       Le fait qu’il soit impossible ou déraisonnable de faire comparaître les témoins ne se présume pas. Le ministre doit donc établir qu’il était impossible ou déraisonnable dans les circonstances de faire comparaître les témoins. Il doit de plus convaincre la Cour que les circonstances dans lesquelles les déclarations extrajudiciaires ont été faites permettent de confirmer la fiabilité de leur contenu. Je considère que le ministre ne s’est pas acquitté de son fardeau.

[108]       Dans un premier temps, l’affidavit de M. Exantus ne contient aucune explication quant aux circonstances qui permettraient à la Cour de conclure qu’il était impossible ou déraisonnable d’obtenir et de déposer des affidavits des témoins dont les déclarations sont rapportées. M. Exantus se limite à expliquer que les témoins ont été rencontrés dans divers pays, notamment au Canada, en Belgique, aux Pays-Bas et au Rwanda.

[109]       Dans son mémoire, le ministre invoque le fait que tous les témoins qui auraient été appelés à témoigner, s’il y avait eu procès, résident à l’étranger et qu’obtenir des affidavits de ces témoins aurait représenté un fardeau excessivement onéreux dans le cadre d’une procédure non contestée. Je trouve cette explication insuffisante.

[110]       D’une part, comme je l’ai déjà indiqué, une instance qui procède par défaut n’amoindrit pas le fardeau de preuve du ministre et ne réduit pas la responsabilité de la Cour. Le ministre doit établir, selon la prépondérance des probabilités, que le défendeur a commis ou participé à la perpétration de crimes contre l’humanité. Dans le cadre d’une procédure qui procède par défaut, le demandeur présente sa preuve par affidavit à moins que la Cour n’en décide autrement. Cela ne le dispense pas pour autant de présenter la meilleure preuve possible et une preuve qui est admissible.

[111]       D’autre part, le ministre a été en mesure de produire les affidavits de neuf personnes qui résident au Burundi et au Rwanda pour établir que le défendeur avait fait plusieurs fausses déclarations quant à ses renseignements personnels. Je ne vois pas en quoi il aurait été trop onéreux d’obtenir l’affidavit des témoins, ou à tout le moins de certains d’entre eux, pour établir la participation du défendeur au génocide. Les déclarations des témoins qui sont rapportées dans l’affidavit de M. Exantus constituent l’essentiel de la preuve soumise par le ministre concernant la participation directe du défendeur au génocide. Les allégations de perpétration de crimes contre l’humanité constituent des allégations sérieuses qui requièrent une preuve fiable. La preuve n’établit pas en quoi il aurait été impossible ou trop onéreux d’obtenir les affidavits de ces personnes.

[112]       Je considère également que le critère de fiabilité n’est pas non plus respecté. D’abord, M. Exantus n’a pas rencontré tous les témoins et il ne précise pas combien de témoins il a lui-même rencontrés. Il ne précise pas non plus le nom des autres enquêteurs qui auraient rencontré certains des témoins. M. Exantus affirme avoir lu le contenu des déclarations qui ont été faites à d’autres enquêteurs, mais la Cour n’a pas à sa disposition les rapports des autres enquêteurs ni l’intégralité des déclarations des témoins. L’affidavit de M. Exantus renvoie à certaines déclarations des témoins, mais, à mon avis, le contexte dans lequel ces déclarations ont été obtenues n’est pas suffisamment détaillé pour offrir une garantie suffisante de fiabilité.

[113]       Le ministre ne m’a donc pas convaincue que les critères de nécessité et de fiabilité justifiaient l’admissibilité des déclarations des témoins, au sujet de la participation du défendeur au génocide, rapportées dans l’affidavit de M. Exantus.

[114]       Je note que notre Cour a pris une position encore plus conservatrice dans un procès de renvoi en révocation, en refusant d’admettre des affidavits directs des témoins décédés ou mentalement incompétents interviewés par la GRC (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Bogutin (1997), 136 FTR 40, [1997] ACF no 1310). La Cour a décidé que les affidavits n’étaient ni nécessaires ni fiables, et la Cour préférait le témoignage viva voce des autres témoins. En l’espèce, même dans le contexte d’un jugement par défaut, je trouve que les déclarations rapportées dans l’affidavit de M. Exantus ne répondent pas aux critères de nécessité et de fiabilité.

[115]       Même si j’avais décidé d’admettre les déclarations extrajudiciaires des témoins rencontrés par M. Exantus et par d’autres collègues, j’aurais accordé à cette preuve une faible valeur probante. Je considère qu’il est insuffisant de se fonder sur une preuve par ouï-dire pour étayer une conclusion qu’une personne a commis un crime contre l’humanité lorsque le ministre n’a pas convaincu la Cour qu’il lui aurait été impossible de produire la meilleure preuve ou que cela aurait été déraisonnable. La règle 81(2) des Règles prévoit ce qui suit :

Contenu

81. (1) Les affidavits se limitent aux faits dont le déclarant a une connaissance personnelle, sauf s’ils sont présentés à l’appui d’une requête – autre qu’une requête en jugement sommaire ou en procès sommaire – auquel cas ils peuvent contenir des déclarations fondées sur ce que le déclarant croit être les faits, avec motifs à l’appui.

Poids de l’affidavit

(2) Lorsqu’un affidavit contient des déclarations fondées sur ce que croit le déclarant, le fait de ne pas offrir le témoignage de personnes ayant une connaissance personnelle des faits substantiels peut donner lieu à des conclusions défavorables.

Content of affidavits

81. (1) Affidavits shall be confined to facts within the deponent’s personal knowledge except on motions, other than motions for summary judgment or summary trial, in which statements as to the deponent’s belief, with the grounds for it, may be included.

Affidavits on belief

(2) Where an affidavit is made on belief, an adverse inference may be drawn from the failure of a party to provide evidence of persons having personal knowledge of material facts.

[116]       La Cour n’hésite pas à accorder peu de poids à un affidavit rapportant une preuve par ouï-dire (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Huntley, 2010 CF 1175, au para 270, [2010] ACF no 1453; Seymour Stephens c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 609, au para 30, [2013] ACF no 639; Première Nation Crie de Tataskweyak c Sinclair, 2007 CF 1107, au para 26, [2007] ACF no 1429).

[117]       Les autres éléments de preuve soumis par le ministre, y compris les quelques déclarations faites par le défendeur lors de son entrevue avec la GRC (il a entre autres admis qu’il était à Butare en 1994, qu’il connaissait le colonel Nteziryayo et qu’il avait résidé à l’hôtel Ibis), ne sont pas suffisants pour conclure, selon la prépondérance des probabilités, que le défendeur a commis un ou des crimes contre l’humanité et donc, qu’il a menti à cet égard lorsqu’il a rempli son formulaire de demande de résidence permanente.

[118]       Cette conclusion ne modifie toutefois pas ma conclusion relativement aux fausses déclarations et à la dissimulation intentionnelle par le défendeur de faits essentiels relativement aux renseignements personnels qu’il a fournis au soutien de sa demande de résidence permanente.

D.                Conclusions

[119]       Je conclus, à la lumière de l’ensemble de la preuve qui a été soumise par le ministre, que, dans le cadre de sa demande de résidence permanente, le défendeur a menti et qu’il a intentionnellement dissimulé des faits essentiels. Je suis convaincue, selon la prépondérance des probabilités, que le défendeur a fait de nombreuses fausses déclarations concernant les renseignements personnels qu’il a fournis dans le cadre de sa demande de résidence permanente, tels que son lieu de naissance et de mariage, sa citoyenneté, son lieu de résidence et son historique d’emploi et qu’il s’est créé de toutes pièces un récit de persécution qui était faux.

[120]       La jurisprudence n’exige pas que le ministre fasse la preuve que, n’eut été des fausses déclarations et l’omission intentionnelle de divulguer des faits essentiels, la demande de résidence permanente aurait tout de même été rejetée. Je n’ai donc pas à me prononcer à cet égard. Le ministre devait toutefois établir que les fausses déclarations du défendeur et son omission de divulguer des éléments essentiels ont eu pour effet d’écarter ou d’exclure d’autres enquêtes et la preuve du ministre m’a convaincue.

[121]       Je suis convaincue qu’en l’espèce les fausses déclarations du défendeur ont empêché les autorités canadiennes d’immigration de poursuivre la collecte de renseignements et d’entreprendre une enquête plus poussée avant d’accepter la demande de résidence permanente du défendeur.

[122]       Les fausses déclarations faites par le défendeur, de même que les renseignements importants qu’il a cachés, portaient sur des éléments importants relativement à son admissibilité dans la catégorie de « réfugié au sens de la Convention cherchant à se réinstaller ». Le défendeur a caché sa nationalité rwandaise et il a inventé un récit de persécution au Burundi alors qu’il se trouvait en fait au Rwanda.

[123]       Dans son affidavit, Mme Galarneau, qui a traité la demande de résidence permanente du défendeur, a affirmé que, si le défendeur et son épouse avaient déclaré qu’ils étaient Rwandais, elle n’aurait pas accepté leur demande de résidence permanente puisqu’ils alléguaient avoir une crainte de persécution au Burundi et non au Rwanda. S’ils avaient affirmé être Rwandais, ils n’auraient donc pas satisfait à la définition de réfugié au sens de la Convention qui exige la démonstration d’une crainte bien fondée de persécution dans le pays de nationalité.

[124]       Mme Galarneau a également affirmé qu’à l’époque où le défendeur a fait sa demande de résidence permanente, les autorités canadiennes à l’ambassade de Nairobi au Kenya procédaient à des vérifications rigoureuses des demandeurs de visas qui étaient originaires du Rwanda afin d’empêcher que des personnes ayant participé au génocide puissent s’établir au Canada. Elle a déclaré que, si le défendeur avait déclaré qu’il était Rwandais, elle lui aurait posé des questions afin de déterminer où il était pendant le génocide et quelles étaient ses activités. Ainsi, Mme Galarneau a indiqué qu’en se présentant comme une personne originaire du Burundi, le défendeur s’est soustrait à des questions qui auraient porté sur ses activités durant le génocide.

[125]       Je suis également convaincue, selon la prépondérance des probabilités, que les fausses déclarations faites par le défendeur et son omission de mentionner des faits essentiels étaient volontaires. Il ne s’agit pas ici de fausses déclarations innocentes ou d’omissions par inadvertance. Les fausses déclarations du défendeur portaient sur à peu près tous les renseignements qu’il a fournis au soutien de sa demande, et ce, tant à l’égard des renseignements personnels que de ses allégations de persécution. Je suis donc convaincue, selon la prépondérance des probabilités, que le défendeur a fait de fausses déclarations dans l’intention d’induire en erreur les autorités canadiennes dans le cadre de sa demande de résidence canadienne.

[126]       À mon avis, le comportement du défendeur correspond aux trois types de comportements visés par l’article 10 de la Loi. Je conclus donc que le défendeur a obtenu le statut de résident permanent par fraude, au moyen de fausses déclarations et en dissimulant intentionnellement des faits essentiels.

[127]       Par conséquent, et par le biais du paragraphe 10(2) de la Loi, le défendeur est réputé avoir acquis la citoyenneté canadienne par fraude au moyen de fausses déclarations et en dissimulant des faits essentiels.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que le défendeur, Célestin Halindintwali, a obtenu la citoyenneté canadienne par fausse déclaration, fraude ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels, au sens de l’alinéa 18(1)b) de la Loi sur la citoyenneté.

« Marie-Josée Bédard »

Juge

 


Date : 20140923


Dossier : T-1952-13

Référence : 2014 CF 909

Montréal (Québec), le 23 septembre 2014

En présence de madame la juge Bédard

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

demandeur

et

CÉLESTIN HALINDINTWALI

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]               La Cour est saisie d’une demande en confidentialité soumise par le demandeur dans le cadre de la présente instance qui a été instituée en vertu de l’alinéa 18(1)b) de la Loi sur la citoyenneté, LRC 1985, ch C-29 [la Loi]. L’instance vise à faire déclarer par la Cour que le défendeur a obtenu la citoyenneté canadienne par fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels.

[2]               Pour les motifs qui suivent, la requête en confidentialité est accueillie.

I.                   Contexte

[3]               Le défendeur a obtenu sa résidence permanente le 22 juillet 1997 et sa citoyenneté canadienne le 21 juin 2001. Le demandeur soutient que le défendeur a fait de fausses déclarations lorsqu’il a demandé le statut de résident permanent, et ce, dans le but de cacher aux autorités canadiennes sa participation au génocide survenu au Rwanda en 1994, et qu’il s’est créé de toutes pièces une histoire fausse pour être admis au Canada en tant que réfugié.

[4]               La Loi (en vigueur au 6 juin 2013) prévoit une procédure qui permet au gouverneur en conseil d’adopter un décret révoquant la citoyenneté d’une personne s’il est convaincu que cette personne a acquis la citoyenneté canadienne par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels. Le pouvoir du gouverneur en conseil à cet égard est prévu à l’article 10 de la Loi qui se lit comme suit :

Décret en cas de fraude

10. (1) Sous réserve du seul article 18, le gouverneur en conseil peut, lorsqu’il est convaincu, sur rapport du ministre, que l’acquisition, la conservation ou la répudiation de la citoyenneté, ou la réintégration dans celle-ci, est intervenue sous le régime de la présente loi par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels, prendre un décret aux termes duquel l’intéressé, à compter de la date qui y est fixée :

a) soit perd sa citoyenneté;

b) soit est réputé ne pas avoir répudié sa citoyenneté.

Présomption

(2) Est réputée avoir acquis la citoyenneté par fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels la personne qui l’a acquise à raison d’une admission légale au Canada à titre de résident permanent obtenue par l’un de ces trois moyens.

1974-75-76, ch. 108, art. 9.

Order in cases of fraud

10. (1) Subject to section 18 but notwithstanding any other section of this Act, where the Governor in Council, on a report from the Minister, is satisfied that any person has obtained, retained, renounced or resumed citizenship under this Act by false representation or fraud or by knowingly concealing material circumstances,

(a) the person ceases to be a citizen, or

(b) the renunciation of citizenship by the person shall be deemed to have had no effect,

as of such date as may be fixed by order of the Governor in Council with respect thereto.

Presumption

(2) A person shall be deemed to have obtained citizenship by false representation or fraud or by knowingly concealing material circumstances if the person was lawfully admitted to Canada for permanent residence by false representation or fraud or by knowingly concealing material circumstances and, because of that admission, the person subsequently obtained citizenship.

1974-75-76, c. 108, s. 9.

[5]               Tel qu’il appert du paragraphe 10(1), le gouverneur en conseil agit après avoir reçu un avis du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (le ministre). Or, au terme de l’article 18 de la Loi, lorsque le ministre a l’intention de soumettre un rapport au gouverneur en conseil recommandant la révocation de la citoyenneté d’une personne, il doit au préalable informer cette personne de son intention. La personne visée peut alors demander le renvoi de l’affaire devant la Cour fédérale qui déterminera s’il y a eu fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels. Lorsque la personne visée demande le renvoi de la question à la Cour, le ministre doit attendre la décision de la Cour avant de procéder à l’établissement de son rapport au gouverneur en conseil. Si la Cour décide que la citoyenneté de la personne en cause a été acquise par fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels, il peut alors soumettre son rapport recommandant la révocation de la citoyenneté de la personne en cause au gouverneur en conseil.

[6]               L’article 18 qui régit ce processus se lit comme suit :

Avis préalable à l’annulation

18. (1) Le ministre ne peut procéder à l’établissement du rapport mentionné à l’article 10 sans avoir auparavant avisé l’intéressé de son intention en ce sens et sans que l’une ou l’autre des conditions suivantes ne se soit réalisée :

a) l’intéressé n’a pas, dans les trente jours suivant la date d’expédition de l’avis, demandé le renvoi de l’affaire devant la Cour;

b) la Cour, saisie de l’affaire, a décidé qu’il y avait eu fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels.

Nature de l’avis

(2) L’avis prévu au paragraphe (1) doit spécifier la faculté qu’a l’intéressé, dans les trente jours suivant sa date d’expédition, de demander au ministre le renvoi de l’affaire devant la Cour. La communication de l’avis peut se faire par courrier recommandé envoyé à la dernière adresse connue de l’intéressé.

Caractère définitif de la décision

(3) La décision de la Cour visée au paragraphe (1) est définitive et, par dérogation à toute autre loi fédérale, non susceptible d’appel.

1974-75-76, ch. 108, art. 17.

Notice to person in respect of revocation

18. (1) The Minister shall not make a report under section 10 unless the Minister has given notice of his intention to do so to the person in respect of whom the report is to be made and

(a) that person does not, within thirty days after the day on which the notice is sent, request that the Minister refer the case to the Court; or

(b) that person does so request and the Court decides that the person has obtained, retained, renounced or resumed citizenship by false representation or fraud or by knowingly concealing material circumstances.

Nature of notice

(2) The notice referred to in subsection (1) shall state that the person in respect of whom the report is to be made may, within thirty days after the day on which the notice is sent to him, request that the Minister refer the case to the Court, and such notice is sufficient if it is sent by registered mail to the person at his latest known address.

Decision final

(3) A decision of the Court made under subsection (1) is final and, notwithstanding any other Act of Parliament, no appeal lies therefrom.

1974-75-76, c. 108, s. 17.

[7]               Le 6 juin 2013, le demandeur a envoyé un avis au défendeur l’informant de son intention de recommander au gouverneur en conseil de révoquer sa citoyenneté conformément à l’article 18 de la Loi.

[8]               Le 21 juin 2013, le défendeur, par le biais de son avocat, a demandé que la question soit renvoyée devant la Cour.

II.                Historique de la présente instance et procédures par défaut

[9]               Le demandeur a déposé sa déclaration au greffe de la Cour le 27 novembre 2013. La déclaration a été signifiée au défendeur conformément à la règle 128(1)b) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [les Règles]. Conformément à la règle 128(2), la signification de la déclaration au défendeur a pris effet le 20 décembre 2013 et le défendeur avait 30 jours pour contester l’action en signifiant et déposant sa défense (règle 204). Le délai de 30 jours, en considérant la période des fêtes, venait à échéance le 5 février 2014 et le défendeur n’a pas signifié ni déposé de défense.

[10]           Le demandeur a fait plusieurs démarches pour s’assurer que ce n’était pas par inadvertance que le défendeur avait fait défaut de produire une défense. L’avocat du demandeur a notamment tenté sans succès de rejoindre l’avocat du défendeur par téléphone et lui a laissé des messages qui sont demeurés sans réponse. Le 28 février 2014, l’avocat du demandeur a envoyé une lettre par télécopieur à l’avocat du défendeur l’informant qu’à défaut de recevoir de ses nouvelles avant le 10 mars 2014, il entendait déposer une requête pour l’obtention d’un jugement par défaut. La règle 210 des Règles autorise et encadre les procédures par défaut lorsqu’un défendeur fait défaut de signifier et déposer sa défense dans le délai prévu à la règle 204.

[11]           Le 16 juin 2014, la Cour a envoyé aux parties un avis d’examen de l’état de l’instance. Le 27 juin 2014, le demandeur a soumis des représentations écrites en réponse à l’avis d’examen de l’instance.  Dans ses représentations, le demandeur informait la Cour qu’il entendait déposer une requête en confidentialité et une requête pour l’obtention d’un jugement par défaut.

[12]           Le 8 août 2014, le protonotaire Morneau a ordonné que l’instance se poursuive à titre d’instance à gestion spéciale. De plus, vu l’importance de l’affaire et malgré que les règles ne l’exigent pas parce que le défendeur n’avait pas produit de défense, le protonotaire Morneau a ordonné au demandeur de signifier au défendeur copie de l’ordonnance de même que copie des requêtes pour l’obtention d’une ordonnance en confidentialité et l’obtention d’un jugement par défaut. Il s’agissait en l’espèce d’une mesure de prudence pour s’assurer que le défendeur avait bel et bien choisi de ne pas participer à la présente instance.

[13]           La preuve démontre que l’ordonnance de Me Morneau et les deux requêtes du demandeur ont été signifiées au défendeur, conformément à la règle 140 des Règles, le 12 août 2014. Je suis donc convaincue que la présente requête en confidentialité peut procéder par défaut.

III.             La requête en confidentialité

[14]           Dans le cadre de la présente instance, le demandeur allègue que le défendeur a fait plusieurs fausses déclarations dans sa demande de résidence permanente qu’il a soumise en 1995 et a dissimulé intentionnellement des faits essentiels. De façon plus particulière, le demandeur reproche au défendeur d’avoir faussement déclaré qu’il n’avait jamais participé à la commission d’un crime contre l’humanité, alors qu’il allègue que le défendeur a participé aux crimes contre l’humanité commis à l’endroit de la population tutsi à l’occasion du génocide au Rwanda. Le demandeur soutient également que le défendeur a menti sur son pays de nationalité, son lieu de naissance, l’endroit où il a fait ses études, son historique d’emploi, son mariage et sur les motifs qu’il a invoqués au soutien de sa crainte de persécution.

[15]           Au soutien de sa requête pour l’obtention d’un jugement par défaut, et pour mettre en preuve ses allégations de fraude et de dissimulation d’information, le demandeur a déposé l’affidavit de monsieur Rudy Exantus, policier au sein de la Gendarmerie Royale du Canada (GRC). Monsieur Exantus est actuellement affecté à l’unité des enquêtes de nature délicate et internationales de la GRC, mais de juillet 2001 à 2012, il était affecté à l’unité des crimes de guerre de la GRC.

[16]           Dans le cadre de ses fonctions,  monsieur Exantus a participé, à compter d’août 2008, à une enquête criminelle concernant l’implication potentielle du défendeur dans le génocide survenu en 1994 au Rwanda. Depuis 2011, il a également effectué des mandats de recherche et d’enquête, à la demande de la Section des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre du ministère de la Justice, relativement à la procédure visant la révocation de la citoyenneté du défendeur.

[17]           Dans son affidavit, monsieur Exantus déclare avoir personnellement mené plusieurs entrevues avec des témoins dans le cadre de l’enquête criminelle et de l’enquête menée aux fins de la procédure de révocation de la citoyenneté du défendeur. Il déclare également avoir pris connaissance des déclarations obtenues de collègues qui ont également participé aux enquêtes. Monsieur Exantus déclare que dans le cadre de ces enquêtes, plusieurs personnes (l’affidavit renvoie au témoignage de 20 témoins) ont été rencontrées au Canada, au Rwanda, en Belgique et en Hollande. Ces personnes auraient été témoins, à divers niveaux, de la participation du défendeur au génocide dans la préfecture de Butare entre avril et juillet 1994.

[18]           L’affidavit de monsieur Exantus fait état des déclarations qu’auraient faites les personnes rencontrées.

[19]           La version de l’affidavit de monsieur Exantus déposée au dossier de la Cour identifie les témoins rencontrés par des pseudonymes et contient certaines portions qui sont caviardées.

[20]           Le demandeur soutient que la sécurité des témoins rencontrés dans le cadre de l’enquête, et dont les déclarations sont rapportées dans l’affidavit de monsieur Exantus, pourrait être compromise si leur identité était dévoilée publiquement. C’est ce qui a motivé le demandeur et monsieur Exantus à identifier les témoins au moyen de pseudonymes. Le demandeur soutient également que les extraits de l’affidavit qui sont caviardés contiennent, et se limitent, à des informations susceptibles de permettre l’identification des personnes qui ont fait des déclarations.

[21]           Par le biais de sa requête en confidentialité, le demandeur cherche donc à préserver la confidentialité de l’identité des témoins qui ont été rencontrés et dont les déclarations sont rapportées ou résumées dans l’affidavit de monsieur Exantus. Le demandeur est disposé à déposer une copie non caviardée de l’affidavit mais demande que celle-ci soit déclarée confidentielle et que la copie caviardée soit la seule qui soit conservée au dossier public de la Cour.

IV.             Analyse

[22]           Il est bien reconnu que l’une des assises de notre système juridique consiste en la publicité des débats judiciaires. En principe, les débats devant la Cour sont publics et il en est de même des dossiers de la Cour, des procédures et des pièces déposées au dossier de la Cour. Ces principes sont clairement reflétés aux paragraphes 26(1) et 29(1) des Règles. Il y a toutefois des exceptions reconnues au principe de la publicité des débats.

[23]           La règle 151 des Règles encadre le traitement des requêtes en confidentialité et se lit comme suit :

Requête en confidentialité

151. (1) La Cour peut, sur requête, ordonner que des documents ou éléments matériels qui seront déposés soient considérés comme confidentiels.

Circonstances justifiant la confidentialité

(2) Avant de rendre une ordonnance en application du paragraphe (1), la Cour doit être convaincue de la nécessité de considérer les documents ou éléments matériels comme confidentiels, étant donné l’intérêt du public à la publicité des débats judiciaires

Motion for order of confidentiality

151. (1) On motion, the Court may order that material to be filed shall be treated as confidential.

Demonstrated need for confidentiality

(2) Before making an order under subsection (1), the Court must be satisfied that the material should be treated as confidential, notwithstanding the public interest in open and accessible court proceedings

[24]           En vertu de la règle 151, avant de rendre une ordonnance de confidentialité, la Cour doit être convaincue de la nécessité de considérer le ou les documents en cause comme étant confidentiels, compte tenu de l’intérêt du public à la publicité des débats. Il ressort clairement tant de la règle 151 que de la jurisprudence, que la confidentialité constitue une exception à la règle générale de la publicité des débats et qu’elle doit être appliquée avec circonspection et rigueur.

[25]           Dans Sierra Club du Canada c Canada (Ministre des finances), 2002 CSC 41, [2002] 2 RCS 522 [Sierra Club], la Cour suprême a énoncé les balises et les critères que la Cour saisie d’une requête en confidentialité doit appliquer. Ainsi, avant d’émettre une ordonnance de confidentialité, la Cour doit être convaincue que la nécessité de protéger la confidentialité d’un document l’emporte sur l’intérêt du public à la publicité des débats judiciaires. La Cour a repris et adapté au contexte de l’affaire dont elle était saisie, le test en deux volets qu’elle avait énoncé dans des arrêts précédents (Dagenais c Société Radio-Canada, [1994] 3 RCS 835, 1994 CanLII 39 (CSC) [Dagenais]; Société Radio-Canada c Nouveau-Brunswick (Procureur général), [1996] 3 RCS 480, 1996 CanLII /84 (CSC); R c Mentuck, 2001 CSC 76, [2001] 3 RCS 442) [Mentuck]). La Cour a énoncé, au paragraphe 53 (Sierra Club), qu’une ordonnance en confidentialité ne sera émise que si la Cour juge :

                                                        i.            qu’elle est nécessaire pour écarter un risque sérieux pour un intérêt important dans le contexte d’un litige, et qu’il n’existe pas d’autres options raisonnables pour écarter ce risque; et

                                                      ii.            que les effets bénéfiques de l’ordonnance en confidentialité, y compris sur le droit des parties aux litiges à un procès équitable, l’emportent sur ses effets préjudiciables, y compris sur la liberté d’expression qui comprend l’intérêt du public dans la publicité des débats.

[26]           La Cour a aussi réitéré que trois éléments doivent être considérés dans l’application du premier volet du test : (1) le risque invoqué doit être sérieux et bien étayé par la preuve; (2) la Cour doit veiller à ne pas empêcher la divulgation d’un nombre excessif de documents; et (3) la Cour doit déterminer s’il existe des mesures de rechange raisonnables et limiter l’ordonnance autant que possible (Sierra Club, para 53-56).

[27]           Dans Société Radio-Canada c La Reine, 2011 CSC 3, [2011] 1 RCS 65 au para 13, la Cour a rappelé que la grille d’analyse développée dans les arrêts Dagenais et Mentuck s’appliquait à toutes les décisions discrétionnaires touchant la publicité des débats.

[28]           Ces principes sont appliqués par notre Cour et par la Cour d’appel fédérale dans le cadre des requêtes en confidentialité déposées en vertu de la règle 151 (Grace Singer v Canada (Attorney General), 2011 FCA 3, 196 ACWS (3d) 717; Bah c Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 693; British Columbia Lottery Corporation c Canada (Procureur général), 2013 CF 307, [2013] FCJ No 1425 [British Columbia]). Dans McCabe c Canada (Procureur général), 2000 CanLII 15987 (CF), [2000] ACF no 1262, la juge Dawson a traité des critères applicables et du fardeau qui appartient à la partie qui recherche une ordonnance en confidentialité:

[8] Le désir légitime de tout un chacun de garder privées ses affaires ne constitue pas en droit un motif suffisant pour solliciter une ordonnance de confidentialité. La Cour n'ordonne la mesure de protection prévue à la règle 151 que si elle est convaincue que la partie requérante satisfait au double critère subjectif et objectif à observer en la matière; cf. AB Hassle c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social) (A-289-98, A-315-98, A-316-98, 11 mai 1999, C.A.F.) confirmant la décision rapportée dans 1998 CanLII 7657 (FC), (1998), 81 C.P.R. (3d) 121. Sur le plan subjectif, la partie requérante doit prouver qu'elle est convaincue que la divulgation nuirait à ses intérêts. Objectivement, elle doit prouver, selon la norme de la probabilité la plus forte, que les renseignements en question sont en fait confidentiels.

(voir aussi British Columbia au para 36).

[29]           En l’espèce, le ministre m’a convaincue que l’identité des témoins dont les déclarations sont rapportées ou résumées dans l’affidavit de monsieur Exantus doit demeurée confidentielle.

[30]           Le motif invoqué pour justifier le caractère confidentiel de l’identité des témoins réside dans le risque que la sécurité de ces personnes soit compromise si leur identité est dévoilée publiquement.

[31]           La preuve non contredite démontre que certaines des personnes rencontrées dans le cadre des enquêtes de la GRC ont exprimé leur crainte de subir des représailles de la part de membres de leur communauté si leur identité était dévoilée. La preuve, et plus particulièrement l’affidavit de monsieur Alfred Kewnde, chef des enquêtes au bureau du Procureur du Tribunal pénal international pour le Rwanda qui avait été déposé devant la Cour supérieure dans le cadre du procès de Jacques Mungwarere et qui a été déposé comme pièce au soutien de l’affidavit de monsieur Exantus, démontre que les craintes liées à la sécurité personnelle exprimées par les personnes rencontrées dans le cadre des enquêtes sont sérieuses et réelles.

[32]           Je suis donc satisfaite qu’il est justifié de préserver la confidentialité de l’identité des personnes rencontrées dans le cadre des enquêtes de la GRC concernant la participation alléguée du défendeur dans le génocide au Rwanda pour éviter que leur sécurité puisse être compromise. La menace à la sécurité des témoins constitue un risque sérieux qui doit être écarté pour préserver un intérêt important. Je considère également qu’il n’existe pas d’autres options raisonnables que celle consistant à ne pas permettre l’identification publique de l’identité des témoins pour écarter tout risque à leur sécurité.

[33]           Je suis également convaincue que les effets bénéfiques de l’ordonnance en confidentialité l’emportent sur les effets préjudiciables, y compris sur la liberté d’expression qui comprend l’intérêt public dans la publicité des débats. Je tiens à souligner que des mesures pour préserver la confidentialité des témoins avaient été également prises par les cours supérieures du Québec et de l’Ontario dans le cadre des procès criminels de Désiré Munyaneza (R c Munyaneza, 2001 QCCS 7113, [2007] JQ 25381) et de Jacques Mungwarere, (R c Mungwarere , 2011 CSON 1247, [2011] OJ No 2593) accusés d’avoir participé au génocide du Rwanda.

[34]           Je suis également d’avis que les conclusions recherchées par le demandeur constituent les mesures qui limitent au strict minimum les informations qui seront déclarées confidentielles dans le contexte de la présente instance.

 


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE que :

1.                    La requête du demandeur soit accueillie et que l’identité de toutes les personnes rencontrées dans le cadre des enquêtes de la GRC et auxquelles renvoient monsieur Rudy Exantus soit déclarée confidentielle.

2.                  Dans les cinq (5) jours de la présente ordonnance, le demandeur doit déposer sous scellé à la Cour une copie non caviardée de l’affidavit de monsieur Rudy Exantus qui doit également mentionner le nom réel des témoins et la Cour considérera cette copie comme étant confidentielle.

3.                  La copie caviardée de l’affidavit de monsieur Rudy Exantus sera conservée au dossier public de la Cour.

4.                  L’audition de la requête du demandeur pour l’obtention d’un jugement par défaut est fixée pour le mardi 13 janvier 2015 à 9 h 30, à la Cour fédérale, au 30, rue McGill, dans la ville de Montréal, province de Québec.

5.                  L’intitulé de la cause soit traduit.

6.                  La soussignée demeurera saisie du dossier aux fins de régler toute difficulté qui pourrait découler de la mise en œuvre de la présente ordonnance.

7.                  Le tout sans frais.

« Marie-Josée Bédard »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1952-13

 

INTITULÉ :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION c CÉLESTIN HALINDINTWALI

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 13 JANVIER 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE BÉDARD

 

DATE DES MOTIFS :

LE 27 mars 2015

 

COMPARUTIONS :

Sébastien Dasylva

Dieudonné Detchou

 

Pour le demandeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

 

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