Date : 20150709
Dossier : IMM‑1704‑14
Référence : 2015 CF 845
[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
Toronto (Ontario), le 9 juillet 2015
En présence de monsieur le juge Diner
Dossier : IMM‑1704‑14 |
ENTRE : |
SWHA HUSEEN |
BATOL MOHAMMAD |
HAMZA MOHAMMAD |
HUZAIFA MOHAMMAD |
demandeurs |
et |
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
I. INTRODUCTION
[1] Swha Huseen, une femme d’origine ethnique palestinienne, vivait en Syrie avec son mari lorsque le conflit civil s’est intensifié dans ce pays en 2013. Elle était une infirmière et elle craint d’être persécutée en raison du travail de son mari en tant que médecin prenant soin de soldats rebelles blessés. Pour cette raison, son mari a été arrêté et il a disparu par la suite. On n’a plus jamais entendu parler de lui. La demanderesse principale et ses trois jeunes enfants se sont finalement enfuis au Canada, où ils demandent l’asile. La demande d’asile de Mme Huseen et de ses enfants n’a jamais été entendue; la Commission a prononcé le désistement de la demande étant donné que les demandeurs ont omis de soumettre certains formulaires et de comparaître à une audience sur le désistement.
[2] Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision datée du 24 février 2014 par laquelle la Section de la protection des réfugiés (la SPR) a rejeté la demande de réouverture de la demande d’asile des demandeurs. La seule question à trancher dans la présente affaire est celle de savoir si le refus était raisonnable à la lumière des principes de justice naturelle.
II. APERÇU : Qu’est‑ce qui a donné lieu au désistement de la demande d’asile?
[3] Swha Huseen, la demanderesse principale (la DP), est la mère des trois autres demandeurs, tous des enfants mineurs. C’est une Palestinienne apatride qui, avant de venir au Canada, vivait en Syrie et était inscrite auprès de l’Office de secours et de travaux des Nations Unies. Elle travaillait en Syrie comme infirmière, et son mari était un médecin.
[4] En janvier 2013, des soldats ont visité la clinique de son mari et lui ont dit qu’il le paierait très cher s’il continuait de soigner les forces rebelles. La famille s’est immédiatement enfuie de Damascus et s’est établie à Jaramana, une autre ville de la Syrie. Selon l’affidavit de la demanderesse, son mari a été arrêté à Jaramana en août 2013 et a été incarcéré pour avoir soigné des soldats rebelles. Elle ne lui a pas parlé et elle est sans nouvelles de lui depuis ce temps. Ces éléments de preuve n’ont pas été contestés.
[5] Les demandeurs ont fui la Syrie le 29 septembre 2013, craignant que les autorités les persécutent en représailles des actes posés par le mari de Mme Huseen. Ils se sont d’abord rendus en Égypte et y ont résidé, mais leur demande de prorogation de leur statut de résident temporaire a été rejetée. Mme Huseen a par la suite commencé à prendre des mesures pour venir au Canada, où elle avait de la famille.
[6] Les demandeurs sont arrivés au Canada à l’aéroport Lester B. Pearson de Toronto le 15 décembre 2013, où ils ont présenté une demande d’asile, et le beau‑frère de Mme Huseen a aidé la famille à remplir les documents.
[7] La SPR prévoit un délai de 15 jours pour soumettre le formulaire intitulé Fondement de la demande d’asile (le FDA), ainsi qu’un avis de convocation à une audience sur le désistement si ce délai n’est pas respecté. La demanderesse n’a pas suivi les directives relatives au formulaire FDA et elle n’a pas respecté son délai du 30 décembre 2013. La preuve produite ne permet pas de déterminer si le malentendu a été provoqué par de mauvais renseignements fournis à la demanderesse par son beau‑frère, ou par sa propre interprétation erronée des directives relatives au formulaire FDA, pour lesquelles elle disposait d’une traduction en arabe. Ce qui est clair c’est que la demanderesse n’était pas représentée par un avocat pour la période entre son arrivée le 15 décembre et l’audience sur le désistement du 7 janvier, trois semaines plus tard.
[8] Presque immédiatement après leur arrivée à Toronto, et bien avant la date limite de production du formulaire FDA, les demandeurs se sont établis en Alberta. Le 18 décembre 2013, la DP s’est présentée en personne au bureau de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la CISR) de Calgary afin de demander un changement de lieu pour son audience relative à la demande d’asile. Là encore, son beau‑frère l’a aidée relativement à cette demande. La DP affirme qu’elle croyait que cette demande de changement de lieu avait pour effet de suspendre le délai de 15 jours relatif à la présentation du formulaire FDA. Autrement dit, selon son témoignage non contesté et sous serment, elle croyait n’avoir rien de plus à faire tant qu’elle n’avait pas reçu une confirmation que sa demande avait été transférée à Calgary.
[9] La Commission s’est empressée de conclure au désistement : une fois que les demandeurs ont raté le délai de présentation du formulaire FDA, la Commission a tenu l’audience sur le désistement le 7 janvier 2014 à Toronto. Les demandeurs, qui vivaient alors tous en Alberta, ont manqué cette audience. Le désistement de leurs demandes a été prononcé.
[10] Les demandeurs ont retenu les services d’un avocat le 10 janvier 2014, lequel continue de les représenter à ce jour. Dès le moment où ses services ont été retenus, M. Harsanyi a communiqué avec la CISR de Toronto pour expliquer la situation, y compris une mauvaise compréhension par la demanderesse des dates, son absence d’intention de se désister de la demande et le fait qu’elle n’était pas, par le passé, représentée par un avocat. Le 14 janvier 2014, M. Harsanyi a présenté une demande de réouverture de la demande d’asile au nom des demandeurs.
[11] La SPR a finalement refusé de rouvrir la demande et a conclu qu’il n’y avait pas eu manquement à un principe de justice naturelle. Elle a mentionné que rien dans les Règles de la Section de la protection des réfugiés (DORS/2012/256) (les Règles), la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LC 2001, c 27) (la Loi) ou les formulaires FDA n’indique une période de suspension en attendant le traitement d’une demande de changement de lieu. La Commission a appliqué la maxime juridique « l’ignorance de la loi ne constitue pas un moyen de défense » pour rejeter la demande de réouverture de la demande d’asile des demandeurs.
III. QUESTION EN LITIGE : La SPR a‑t‑elle commis une erreur en refusant de rouvrir la demande d’asile des demandeurs?
[12] La seule question à trancher consiste à déterminer si la SPR a commis une erreur susceptible de contrôle en refusant de rouvrir la demande d’asile des demandeurs qui a fait l’objet d’un désistement. Je suis conscient que, selon une certaine jurisprudence présentée par les demandeurs, la norme de contrôle est celle de la décision correcte : Martinez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 1306, aux paragraphes 19 et 20; Emani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 520, au paragraphe 14.
[13] Cependant, la jurisprudence a évolué depuis ces décisions. Une récente jurisprudence a établi que les décisions de la SPR relatives aux demandes de réouverture sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable, étant donné que l’évaluation de la SPR est une question mixte de fait et de droit (Gurgus c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 9, au paragraphe 19 (Gurgus); Yan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1270, au paragr. 21).
[14] Le pouvoir de la SPR de rouvrir une demande d’asile est très limité. Les Règles sont très normatives. Il est mentionné au paragraphe 62(6) des Règles que la SPR « ne peut accueillir la demande que si un manquement à un principe de justice naturelle est établi » [non souligné dans l’original]. Ce paragraphe a modifié le paragraphe 55(4) que l’on trouvait dans la version précédente des Règles de la Section de la protection des réfugiés (DORS/2002‑228), qui avait une portée plus large et qui prévoyait que la SPR « accueille la demande sur preuve du manquement à un principe de justice naturelle. » [non souligné dans l’original].
[15] La question principale qui se pose dans le présent contrôle judiciaire est celle de savoir s’il y a eu manquement à un principe de justice naturelle, malgré l’omission de la demanderesse de se conformer à la loi et de soumettre son formulaire FDA en temps opportun ou de se présenter à son audience sur le désistement. Je conclus que c’est le cas.
[16] À mon avis, on ne doit pas fermer la porte au nez des personnes qui ne respectent pas des exigences procédurales ordinaires. Une interprétation aussi étroite nuirait à l’engagement du Canada envers son système de protection des réfugiés et ses obligations internationales sous‑jacentes (paragraphe 3(2) de la Loi). En fait, l’un des objectifs de la Convention relative aux réfugiés, dont le Canada est signataire, est d’assurer aux réfugiés l’exercice le plus large possible des droits de l’homme et des libertés fondamentales (Febles c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CSC 68, au paragraphe 27).
[17] La possibilité de permettre à une famille d’échapper au fléau de la persécution, dont les acteurs ont probablement causé la mort du mari et père, ne devrait pas reposer sur une application trop rigide des exigences procédurales. Comme je l’expliquerai plus loin, c’est notamment le cas lorsque les Règles elles‑mêmes donnent la latitude requise pour sauvegarder l’équité.
[18] Je tiens à signaler qu’il est question, dans le Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 (le Règlement), d’une procédure comparable à celle de la réouverture d’une demande d’asile : la prolongation des délais requise pour soumettre un formulaire FDA. Il est mentionné au paragraphe 159.8(3) que la SPR « peut, pour des raisons d’équité et de justice naturelle, prolonger le délai du nombre de jours qui est nécessaire dans les circonstances. » [non souligné dans l’original].
[19] Le paragraphe 159.8(3) du Règlement diffère du paragraphe 62(6) des Règles puisque ce dernier ne fait mention que de considérations de « justice naturelle », alors que dans le premier cas, on ajoute le concept d’« équité ». J’ai invité les parties à présenter des observations sur la question de savoir s’il existe des différences importantes entre les concepts de justice naturelle et d’équité (communément appelé équité procédurale). Le défendeur a fourni l’explication utile suivante dans son mémoire supplémentaire des faits et du droit (déposé le 26 mai 2015, page 2), sur laquelle la demanderesse s’est également fondée dans sa réponse :
[traduction]
3. Dans le passé, il existait une distinction entre l’équité procédurale et la justice naturelle devant les tribunaux canadiens et anglais. Les tribunaux anglais considéraient que les règles de justice naturelle étaient davantage des règles « de fond et décisionnelles », exigeant une audience, des avis, une représentation par un avocat, un contre‑interrogatoire des témoins, etc1. L’équité procédurale était considérée comme étant moins formelle, imposant le devoir général d’agir de façon équitable, ce qui exigeait uniquement une possibilité de répondre.
4. Plus récemment, on a fait abstraction de la distinction entre les deux expressions2. Maintenant, les tribunaux utilisent souvent les deux expressions de manière interchangeable ou ensemble, lorsque les « exigences relatives à la justice naturelle et à l’équité procédurale » sont traitées comme englobant l’obligation générale d’être équitable3. On considère l’équité procédurale et l’obligation d’être équitable comme des « expressions générales qui englobent toutes les règles de la justice naturelle » se rapportant aux décisions administratives4.
5. En règle générale, il semble que l’expression « équité procédurale » soit apparue au départ pour établir une distinction entre les règles plus strictes de justice naturelle qui s’appliquaient aux décisions judiciaires et quasi judiciaires et les règles d’équité qui ne s’appliqueraient qu’aux décisions administratives. Toutefois, cette distinction s’est estompée et aujourd’hui les tribunaux acceptent une obligation générale d’équité que l’on peut désigner au moyen des expressions « justice naturelle » ou « équité procédurale ».
[1] G Régimbald, Canadian Administrative Law, 2e éd. (Markham : LexisNexis Canada Inc., 2015) à la page 265.
2 Nicholson c Haldimand‑Norfolk Regional Police Commissioners, [1979] 1 RCS 311; Ridge c Baldwin, [1964] AC 40 (HL).
3 Alberta (Information & Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61 au paragr. 82; Godbout c Longueuil (Ville), [1997] 3 RCS 844 au paragr. 74; Syndicat des employés de production du Québec & de l’Acadie c Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1989] 2 RCS 879 au paragr. 21; Baker c Canada, précité note 4 au paragr. 26; Singh c Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1985] 1 RCS 177 au paragr. 116.
4 DP Jones & AD de Villars, Principles of Administrative Law, 6e éd. (Toronto : Thomson Reuters Canada Limited, 2014) à la page 263.
[20] Par conséquent, en l’espèce, on peut considérer que le paragraphe 62(6) des Règles permet à la SPR de rouvrir une demande lorsqu’il y a eu manquement à un principe de justice naturelle ou manquement à l’équité procédurale envers le demandeur.
[21] On trouve au paragraphe 62(7) des Règles les facteurs que la SPR doit prendre en considération pour en arriver à sa conclusion :
62(7) Pour statuer sur la demande, la Section prend en considération tout élément pertinent, notamment :
a) la question de savoir si la demande a été faite en temps opportun et, le cas échéant, la justification du retard;
b) les raisons pour lesquelles :
(i) soit une partie qui en avait le droit n’a pas interjeté appel auprès de la Section d’appel des réfugiés,
(ii) soit une partie n’a pas présenté une demande d’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire ou une demande de contrôle judiciaire.
[22] L’utilisation du terme « notamment » dans les Règles, selon les normes de l’interprétation des lois, sous‑entend que les facteurs qui doivent être pris en considération par la SPR ne se limitent pas à celui de savoir si la demande a été faite en temps opportun (United Taxi Drivers’ Fellowship of Southern Alberta c Calgary (Ville), 2004 CSC 19, au paragraphe 14). Ainsi, bien que la présentation en temps opportun d’une demande représente un facteur qui doit être pris en considération, ce n’est certainement pas le seul.
[23] En outre, le fait que la SPR se soit concentrée exclusivement sur le non‑respect des délais a fait obstacle à l’analyse de la deuxième portion de l’alinéa 62(7)a) des Règles : la justification du retard. En plus de ne pas avoir pris en considération d’autres facteurs, cela signifiait que la SPR a opté pour une approche déraisonnablement restrictive pour l’application des Règles.
[24] Après avoir cité le (i) non‑respect du délai de 15 jours relativement au formulaire FDA, et (ii) le défaut de comparution à l’audience sur le désistement, la Commission a tout simplement conclu qu’il n’y avait pas eu manquement à la justice naturelle en l’espèce. La conclusion et les motifs ne faisaient état d’aucune justification tenant compte des raisons personnelles pour lesquelles les demandeurs n’ont pas respecté le délai, autre que la mention du fait que la trousse du formulaire FDA avait été fournie en arabe, leur langue première. En bref, la Commission n’a pas accordé une importance significative au fait que les demandeurs ont pris les mesures appropriées pour demander immédiatement un changement de lieu après avoir déménagé à l’autre bout du pays, pour retenir les services d’un avocat et pour dissiper les malentendus.
[25] La maxime juridique que la SPR a appliquée, « l’ignorance de la loi ne constitue pas un moyen de défense », ne peut la dispenser de son obligation d’analyser les circonstances particulières entourant une demande tardive relevant du paragraphe 62(6) des Règles. Si c’était le cas, les facteurs énoncés à l’alinéa 62(7)a) des Règles, le respect du délai de présentation de la demande et la justification du retard, ne serviraient à rien. Autrement dit, je ne vois pas pourquoi le législateur aurait voulu que la SPR examine s’il existe une justification valide pour le retard d’une demande, si aucune valeur n’était donnée plus tard à cet examen pour ce qui est de la décision de rouvrir ou non une demande. À mon avis, les paragraphes 62(6) et 62(7) des Règles ont pour but d’éliminer les résultats draconiens inévitables lorsque l’on rejette toute demande d’asile tardive, et non de les perpétuer.
[26] Le fait de simplement s’en remettre au principe « l’ignorance de la loi ne constitue pas un moyen de défense » représente des motifs déraisonnables étant donné que les autres facteurs importants en jeu dans cette affaire n’ont pas été pris en considération. Par exemple, les demandeurs :
i. n’avaient pas d’avocat tout au long de l’examen par la Commission;
ii. se sont présentés en personne au Bureau de la CISR à Calgary pour donner leur nouvelle adresse et faire une demande de changement de lieu;
iii. croyaient à tort que les procédures étaient suspendues jusqu’à ce qu’une décision soit prise relativement à la demande de changement de lieu;
iv. ont eu de la difficulté à trouver un avocat entre le moment de leur déménagement en Alberta le 18 décembre 2013 et l’audience sur le désistement du 7 janvier 2014 en raison de la période des Fêtes;
v. ont immédiatement donné suite au délai non respecté après la première rencontre avec l’avocat le 10 janvier 2014, trois jours à peine après l’audience sur le désistement prévue, en informant la CISR qu’ils n’avaient jamais eu l’intention de se désister de la demande.
[27] Pour approfondir le dernier point, précisons que dès que les demandeurs ont retenu les services d’un avocat, soit moins de deux semaines après la date limite relative au formulaire FDA, l’avocat a communiqué avec la CISR pour expliquer la situation et indiquer qu’une demande de réouverture serait présentée sous peu. C’est ce qui a été fait quatre jours plus tard, soit le 14 janvier 2014. Tous les formulaires FDA requis ont également été produits à cette date.
[28] Selon moi, on ne peut raisonnablement qualifier ce comportement de dilatoire avec des intervalles de temps non expliqués. Cela ne peut raisonnablement être décrit comme un effort intentionnel pour déjouer ou prolonger le processus de demande d’asile.
[29] Je tiens à souligner que le fait de ne pas retenir les services d’un avocat ou de tarder à le faire n’est pas, en soi, une panacée acceptable à l’ensemble des préjudices qui résultent de faux pas dans le processus de demande d’asile. Toutefois, il est tout aussi inacceptable que la Commission n’ait pas pris en considération les circonstances particulières d’une personne dans ces situations.
[30] En fait, en l’espèce, la DP n’a pas décidé de ne pas recourir aux services d’un avocat, mais a plutôt obtenu de l’aide juridique dans les semaines suivant son arrivée pour être guidée tout au long du processus. L’avocat a agi rapidement pour rectifier l’erreur d’interprétation de la DP et je ne vois pas pourquoi la demande ne se serait pas bien déroulée si elle avait été rouverte. Je cite la décision Cervenakova c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 525, aux paragraphes 64 et 67 pour démontrer que non seulement les demandeurs sont souvent confus sans avocats, mais que ces derniers peuvent avoir une incidence importante sur le bon déroulement d’une instance.
[31] Dans différentes affaires, la Cour a conclu qu’il y avait eu des manquements à la justice naturelle même lorsque le demandeur avait raté un délai ou manqué une audience (Andreoli c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1111 aux paragraphes 20 à 23 (Andreoli); Matondo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 416 au paragraphe 21; Albarracin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1143 au paragraphe 4). Dans chacune de ces affaires, la Cour a conclu que le décideur n’avait pas pris en considération tous les éléments de preuve qu’il avait en main, y compris les différentes raisons qui auraient pu justifier le retard ou le comportement.
[32] Comme l’a fait remarquer le juge Harrington dans la décision Andreoli :
[16] Afin d’apprécier un cas comme le présent, il est absolument primordial d’opter pour une approche contextuelle et d’éviter de sombrer dans du dogmatisme procédural. Je tiens à reprendre les propos de l’honorable juge Pigeon dans l’affaire Hamel c. Brunelle, [1977] 1 R.C.S. 147, 156., où il écrivait fort justement que « la procédure doit être non la maîtresse mais la servante de la justice ».
[17] En l’espèce, la preuve démontre que l’interprète a oublié d’aviser le Tribunal, et que c’est uniquement cette erreur qui a entraîné le rejet de la demande d’asile des demandeurs. Il ne faut également pas oublier que les demandeurs ne parlent ni français, ni anglais ce qui les rend particulièrement vulnérables et dépendants de leur interprète. Conclure qu’ils ont été les artisans de leur propre malheur équivaudrait à les punir pour l’inadvertance d’un tiers, ce qui non seulement est injuste sur le plan purement humain, mais fait également fi des objectifs de la Loi.….
…
[19] Le même raisonnement s’applique en l’espèce. On peut aussi se demander quel peut bien être le préjudice pour le défendeur à ce qu’une audition sur le fond de la demande d’asile ait lieu.
[20] Je suis bien conscient de la jurisprudence abondante de cette Cour à l’effet que le demandeur est responsable de son dossier et ne peut invoquer sa propre turpitude pour justifier des omissions fatales, ne seraient‑ce que procédurales. Mais il faut bien comprendre qu’en l’espèce, les demandeurs n’ont pas été négligents et se sont tout simplement fiés à leur interprète, sur qui repose l’entièreté du manquement procédural.
[33] Le même raisonnement que celui employé par le juge Harrington dans la décision Andreoli s’applique ici. Je souligne que le juge Harrington a conclu dans une décision plus récente que le refus de réouverture d’une demande était raisonnable : Mendoza Garcia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 924 (Mendoza). Toutefois, dans cette affaire, le demandeur était introuvable malgré (i) que son avocat et la CISR aient tenté pendant plusieurs mois de le trouver et de communiquer avec lui sans succès, et (ii) que la CISR ait par la suite fixé une nouvelle date d’audience dans l’espoir de donner au demandeur une dernière chance (Mendoza aux paragraphes 5 à 8). Le contexte factuel dans l’affaire Mendoza est très différent de celui de la présente affaire.
[34] Finalement, le défendeur souligne également que la demande de changement de lieu n’a été reçue au bureau de la CISR de Toronto que la veille de l’audience sur le désistement. J’aimerais formuler deux remarques à ce sujet. Tout d’abord, cela a trait aux communications internes entre les bureaux régionaux à la CISR, étant donné que la demande de changement de lieu avait été remise en personne au bureau de Calgary de la CISR environ trois semaines auparavant. Il serait injuste de blâmer les demandeurs pour les retards de la Commission dans ses communications internes, indépendants de leur contrôle ou de leur influence.
[35] Deuxièmement, les retards internes mettent plutôt en évidence le fait que la Commission a eu l’occasion et a eu le temps de communiquer avec la DP pour lui demander si elle désirait se désister de sa demande. En fait, son numéro de téléphone et son adresse en Alberta se trouvaient sur le formulaire de demande de changement (dossier certifié du tribunal (le DCT), page 278) et auraient pu être utilisés pour communiquer avec elle. Toutefois, la Commission ne l’a pas fait, choisissant plutôt de présumer qu’elle avait l’intention de se désister de sa demande, malgré le message implicite dans sa demande de changement de lieu.
IV. CONCLUSION
[36] La Commission s’est fondée sur la maxime selon laquelle l’ignorance de la loi ne constitue pas un moyen de défense pour refuser de rouvrir la demande des demandeurs. Toutefois, la Cour a conclu à de nombreuses reprises qu’il était possible d’autoriser la poursuite des demandes d’asile, malgré des irrégularités procédurales, pour assurer le respect des exigences en matière de justice naturelle. La justice naturelle englobe le droit essentiel d’être entendu (Canada c Garber, 2008 CAF 53, au paragraphe 40), et ce droit ne devrait pas être refusé déraisonnablement. L’affaire sera donc renvoyée à la SPR pour qu’un tribunal différemment constitué puisse réexaminer la demande à la lumière des présents motifs.
JUGEMENT
LA COUR STATUE que
1. La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie, et l’affaire est renvoyée à la SPR pour un nouvel examen par un tribunal différemment constitué.
2. Aucune question n’a été soumise pour certification.
3. Il ne sera pas adjugé de dépens.
« Alan S. Diner »
Juge
Traduction certifiée conforme
Isabelle Mathieu
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : |
IMM‑1704‑14
|
INTITULÉ : |
SWHA HUSEEN, BATOL MOHAMMAD, HAMZA MOHAMMAD, HUZAIFA MOHAMMAD c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
|
LIEU DE L’AUDIENCE : |
Calgary (Alberta)
|
DATE DE L’AUDIENCE : |
19 MAI 2015
|
MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT : |
Le juge dINER
|
DATE DES MOTIFS : |
Le 9 juillet 2015
|
COMPARUTIONS :
Bjorn Harsanyi Raj Sharma
|
POUR LES DEMANDEURS
|
Galina Bining
|
POUR LE DÉFENDEUR
|
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Stewart Sharma Harsanyi Avocats Calgary (Alberta)
|
POUR LES DEMANDEURS
|
William F. Pentney Sous‑procureur général du Canada Edmonton (Alberta)
|
POUR LE DÉFENDEUR
|