Dossier : T-2180-12
Référence : 2015 CF 659
Ottawa (Ontario), le 21 mai 2015
En présence de monsieur le juge Martineau
ENTRE : |
FRANK VAILLANCOURT |
demandeur |
et |
LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA |
défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
[1] Le demandeur conteste la légalité d’une décision datée du 2 novembre 2012 par laquelle le Surintendant Luc Delorme [officier désigné] annule la décision du 24 juillet 2009 de la Direction de la représentation des membres [DRM] de la Gendarmerie Royale du Canada [GRC] de refuser d’autoriser la continuité de la représentation du demandeur et décide que la DRM doit représenter le demandeur dans sa contestation d’avis disciplinaires, à moins que le demandeur ne désire pas être représenté par la DRM ou que la DRM rende une décision de refus en conformité avec les Consignes de 1997 du commissaire (Représentation), DORS/97-399 [Consignes] (abrogées et remplacées depuis le 28 novembre 2014 par les Consignes du commissaire (Administration générale), DORS/2014-293). Cette demande de contrôle judiciaire a été entendue concurremment avec la demande similaire de contrôle dans le dossier T-1235-14, dans lequel le demandeur conteste une décision postérieure, en date du 17 avril 2014, d’un autre officier désigné concernant sa représentation par la DRM : Vaillancourt c Canada (Procureur général), 2015 CF 660.
[2] Pour comprendre le contexte de la présente demande de contrôle judiciaire, il faut remonter un peu arrière, car comme nous le verrons plus loin, la décision du 2 novembre 2012 qui est contestée aujourd’hui a été précédée d’une décision en date du 18 novembre 2010.
[3] Le demandeur est membre de la GRC depuis 1991. En 2006, il a fait l’objet de deux avis d’audience disciplinaire devant le Comité d’arbitrage. Puisqu’il faisait l’objet de mesures disciplinaires graves, il avait le droit d’être représenté par la DRM à moins qu’une des circonstances prévues à l’article 3 des Consignes soit rencontrée. Entre 2006 et 2009, six différents avocats de la DRM ont été assignés à la représentation du demandeur, pour différentes raisons dont certaines étaient hors du contrôle de la DRM ou du demandeur. Plus particulièrement, la première avocate assignée au demandeur a dû quitter son poste – elle a été en congé maladie pour plusieurs mois – ce qui a causé des délais et a mené à l’assignation d’une autre avocate de la DRM. Durant cette période, le demandeur a tenté en vain d’obtenir du financement pour retenir les services d’un avocat externe à la GRC, notamment par une lettre du 16 janvier 2007 et par une requête présentée en janvier 2009.
[4] En janvier 2009, Me Caroline Chrétien a été assignée comme représentante du demandeur. Le même mois, le demandeur a demandé à Me Chrétien de le représenter dans le cadre d’une requête en arrêt des procédures et en remboursement des frais juridiques devant le Comité d’arbitrage. Me Chrétien a refusé de représenter le demandeur puisque, selon elle, les motifs avancés au soutien de la requête la mettaient en conflit d’intérêts, et le demandeur a donc retenu les services d’un avocat externe. Le demandeur s’est désisté de sa requête le 29 janvier 2009.
[5] Le 13 juillet 2009, Me Chrétien et Me Steven Dunn ont rencontré le demandeur afin d’obtenir une confirmation du mandat de représentation dans le contexte des deux avis d’audience disciplinaire et ont remis une lettre à cet effet au demandeur. Lors de la rencontre, le demandeur a indiqué ne pas être prêt à prendre une décision immédiate. Le 17 juillet 2009, Me Chrétien a fait parvenir une autre lettre au demandeur lui demandant de confirmer ou de révoquer son mandat dans les deux jours suivant la réception de la lettre, à défaut de quoi elle considérerait que son mandat était révoqué. Le 23 juillet 2009, la procureure représentant le demandeur dans les présentes procédures en contrôle judiciaire, Me Jasmine Patry, a envoyé une lettre à la DRM indiquant que le demandeur ne révoquait pas leur mandat, mais « dout[ait] fortement de [leur] capacité à lui assurer une défense pleine et entière », et leur demandait de cesser d’occuper et d’agir dans son dossier, tout en recommandant que le demandeur puisse bénéficier du financement de la DRM ou du Fonds légal pour retenir les services d’un avocat externe.
[6] Le 24 juillet 2009, Me Chrétien a informé le Comité d’arbitrage que la DRM ne représentait plus le demandeur en raison de motifs sérieux prévus à l’article 3.03.04 du Code de déontologie des avocats (Barreau du Québec), sans toutefois préciser quels étaient ces motifs sérieux. Le demandeur a demandé la révision de cette décision conformément au paragraphe 5(1) des Consignes. Le 18 novembre 2010, la surintendante Louise Lafrance a rendu une décision confirmant la décision de la DRM. Le demandeur a demandé le contrôle judiciaire de cette dernière décision. Le 19 janvier 2012, la juge Bédard de cette Cour a cassé la décision de la Surintendante et a retourné le dossier pour un nouvel examen par un autre officier désigné pour les motifs, notamment, qu’aucun avis motivé n’avait été envoyé au demandeur et que la décision avait été prise par Me Chrétien plutôt que par l’agent du Programme des relations fonctionnelles (Vaillancourt c Canada (Procureur général), 2012 CF 70 [Vaillancourt]).
[7] On en arrive aux faits ayant entraîné le présent litige. Suite au jugement du 19 janvier 2012 de la Cour fédérale, le Commissaire de la GRC a désigné le surintendant Luc Delorme [officier désigné] pour faire le nouvel examen de la décision. Lors du nouvel examen, l’officier désigné a considéré les motifs énoncés dans le jugement de la juge Bédard. Or, sur la base de ces motifs et du dossier, l’officier désigné a conclu que les règles prévoyant le refus de la représentation n’ont pas été respectées. L’officier désigné a conséquemment pris la décision suivante :
[L]a décision datée du 24 juillet 2009 de refuser d’autoriser la continuité de la représentation du [demandeur] est annulée. La DRM doit donc représenter le [demandeur] dans le cadre de la contestation des avis d’audience disciplinaire GAD 395-12-132/198, à moins que le [demandeur] n’accepte pas d’être représenté par la DRM, ou qu’une décision de refus soit rendue par la DRM en conformité avec les Consignes.
[8] Malgré le fait que la décision accorde gain de cause au demandeur, ce dernier la porte aujourd’hui en révision judiciaire pour deux motifs, à savoir : 1) l’officier désigné a manqué aux principes de justice naturelle; et 2) il a outrepassé sa compétence en renvoyant la décision au DRM plutôt qu’en rendant la décision appropriée. En plus de répondre aux arguments du demandeur, le défendeur allègue également que la demande de contrôle est théorique.
[9] Avant de passer à l’analyse sur le fond, il est nécessaire d’examiner l’argument du défendeur voulant que la demande de contrôle soit devenue théorique. Selon le défendeur, celle-ci ne devrait pas être entendue par la Cour puisque, depuis la décision de l’officier désigné, la DRM a rendu une nouvelle décision de cesser de représenter le demandeur; décision qui a été confirmée par un officier désigné et qui fait l’objet de la demande de contrôle judiciaire entendue en même temps dans le dossier T-1235-14. Conséquemment, le redressement recherché pas le demandeur n’aurait aucun effet pratique.
[10] L’argument du caractère théorique a déjà été présenté par le défendeur lors de la présentation d’une requête en radiation, qui a été rejetée par le protonotaire Morneau le 11 juillet 2014, où il concluait qu’il n’était pas clair que la demande était devenue théorique. En l’espèce, je suis d’avis que la demande de contrôle doit être entendue au fond. Ce serait uniquement si les arguments du défendeur sur le fond étaient acceptés que la demande serait théorique. En effet, si les arguments du demandeur sont acceptés, l’officier désigné a erré en laissant la possibilité à la DRM de prendre une nouvelle décision, et conséquemment la DRM ne pouvait pas prendre la décision qui a mené à la demande de contrôle judiciaire dans le dossier T-1235-14, ce qui signifie que la présente demande n’est pas théorique.
[11] La norme de contrôle applicable aux questions d’équité procédurale est celle de la décision correcte, tandis que la norme applicable au mérite de la décision contestée est celle de la décision raisonnable (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12; Vaillancourt, précité aux paras 27-33).
[12] Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire doit échouer.
[13] Au niveau de l’équité procédurale, le demandeur fait deux arguments. Premièrement, l’officier désigné a erré en demandant aux parties de soumettre des représentations additionnelles alors qu’il devait simplement procéder à un nouvel examen sur la base des représentations déjà soumises. Deuxièmement, l’officier désigné a erré en accordant une prolongation de délai à la DRM sans que la demande de prolongation soit signifiée au demandeur et sans que ce dernier puisse faire des représentations sur cette demande. Selon le défendeur, les allégations du demandeur n’ont eu aucun impact. D’une part, l’officier désigné n’a pas considéré les représentations additionnelles lors de la décision. D’autre part, le demandeur a obtenu gain de cause et l’officier désigné a annulé la décision de la DRM, ce qui démontre que même s’il y a pu avoir des violations à l’équité procédurale, elles ont été sans conséquence.
[14] Je suis d’accord avec le défendeur. Même si la Cour acceptait l’argument du demandeur selon lequel le jugement antérieur de la Cour fédérale doit être interprété comme ne permettant pas au nouveau décideur de considérer tout document qui n’était pas dans le dossier devant la surintendante Lafrance, l’officier désigné a choisi de ne pas considérer les représentations additionnelles, tel qu’il appert des paragraphes 27 et 28 de la décision contestée. De plus, l’officier désigné n’a pas violé les principes d’équité procédurale en accordant une prorogation de délai à la DRM sans avoir les représentations du demandeur. En effet, le demandeur a été averti par l’officier désigné de la décision d’accorder une prorogation de délai à la DRM et il a bénéficié de la même prorogation. De plus, cette prorogation a été donnée pour que la DRM puisse avoir un délai supplémentaire pour soumettre ses représentations supplémentaires qui, en fin de compte, n’ont pas été considérées par l’officier désigné.
[15] Au passage, contrairement à ce que prétend le demandeur, il n’est pas clair, à la lecture de ladite décision, que l’officier désigné s’est imprégné de telles représentations additionnelles. Ces derniers visaient à expliquer les motifs de la décision de la DRM du 24 juillet 2009. Après avoir reconnu qu’il n’était pas approprié de demander des représentations additionnelles visant à motiver une décision qui n’était pas motivée au départ, l’officier désigné en est venu à la conclusion que la décision de la DRM devait être annulée, parce qu’il ne pouvait pas conclure que la décision était fondée sur l’une des circonstances prévues à l’article 3 des Consignes parce que la décision n’était pas motivée.
[16] Quant au mérite de la décision contestée, le demandeur prétend que l’officier désigné a outrepassé sa compétence et a commis une erreur révisable en prenant une décision qui ne mettait pas fin au litige de manière définitive conformément aux Consignes. Le paragraphe 5(2) des Consignes se lit comme suit :
5. […] (2) L’officier désigné rend l’une des décisions suivantes, qui est définitive et exécutoire :
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(2) The designated officer shall render a final and binding decision that
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a) il confirme le refus;
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(a) confirms the refusal; or
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b) il annule le refus et rend la décision appropriée dans les circonstances en conformité avec l’article 3. |
(b) overturns the refusal and is appropriate in the circumstances and in accordance with section 3.
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[17] Selon le demandeur, l’officier désigné a erré en ne rendant pas la décision appropriée dans les circonstances. C’est que l’officier désigné permet à la DRM de prendre éventuellement une nouvelle décision de refus, en autant que cette décision soit conforme aux Consignes. Cela a d’ailleurs été la conséquence de la décision contestée, puisque la DRM a rendu une nouvelle décision refusant de représenter le demandeur le 12 juin 2013. L’officier désigné a donc rendu une décision non conforme avec l’alinéa 5(2)b) des Consignes et a ainsi outrepassé sa compétence.
[18] Selon le défendeur, l’officier désigné a rendu la décision appropriée dans les circonstances en annulant la décision de la DRM, et il s’agissait d’une décision qui mettait fin au litige. De plus, il est manifeste que l’officier désigné ne pouvait pas forcer le demandeur à être représenté par la DRM contre son gré, mais également qu’il ne pouvait pas obliger la DRM à continuer à représenter le demandeur dans le futur si une des circonstances prévues à l’article 3 des Consignes se présentait.
[19] Je suis d’accord avec le défendeur. L’officier désigné a rendu une décision raisonnable en annulant la décision de la DRM du 24 juillet 2009 et en indiquant que « [l]a DRM doit donc représenter le [demandeur] dans le cadre de la contestation des avis d’audience disciplinaire ». Il s’agit d’une décision finale et définitive. Rien dans les Consignes ne permettrait à l’officier désigné de rendre une décision obligeant la DRM à continuer à représenter le demandeur dans le futur, peu importe les nouvelles circonstances se développant après la décision de l’officier désigné, comme si le demandeur ne désire plus être représenté par la DRM ou si l’une des circonstances prévues à l’article 3 des Consignes est rencontrée. Contrairement aux allégations du demandeur, la décision de l’officier désigné n’a pas l’effet de permettre à la DRM de rendre une nouvelle décision sur les mêmes faits ayant mené à la décision du 24 juillet 2009. La décision de l’officier désigné est donc raisonnable en l’espèce.
[20] La demande de contrôle sera rejetée. Vu le résultat, le défendeur aura droit aux dépens.
JUGEMENT
LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée avec dépens.
« Luc Martineau »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : |
T-2180-12
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INTITULÉ : |
FRANK VAILLANCOURT c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
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LIEU DE L’AUDIENCE : |
Montréal (Québec)
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DATE DE L’AUDIENCE : |
LE 11 mai 2015
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JUGEMENT ET MOTIFS : |
LE JUGE MARTINEAU
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DATE DES MOTIFS : |
LE 21 mai 2015
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COMPARUTIONS :
Me Jasmine Patry
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Pour le demandeur
|
Me Marie-Josée Bertrand
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Pour le défendeur
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Me Jasmine Patry Avocate Montréal (Québec)
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Pour le demandeur
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William F. Pentney Sous-procureur général du Canada Montréal (Québec)
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Pour le défendeur
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