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Date : 20150429

Dossier : IMM‑5746‑14

Référence : 2015 CF 544

[TRADUCTION FRANÇAISE RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 29 avril 2015

En présence de monsieur le juge Fothergill

ENTRE :

TRIPHINE IYARWEMA

ANAIS LISA NTAGUNGIRA

demanderesses

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Triphine Iyarwema (la demanderesse) et sa fille mineure, Anais Lisa Ntagungira, ont présenté une demande fondée sur le paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR), en vue de solliciter le contrôle judiciaire de la décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission). La Commission a conclu que les demanderesses n’ont qualité ni de réfugiées au sens de la Convention au titre de l’article 96 de la LIPR ni de personnes à protéger au sens du paragraphe 97(1) de la LIPR.

[2]               Devant la Commission, l’avocate des demanderesses a demandé le retrait de la demande d’asile au nom d’Anais, étant donné que cette dernière est une citoyenne des États‑Unis. La Commission a refusé d’autoriser le retrait au motif qu’elle avait reçu un préavis insuffisant. Devant la Cour, les parties ont procédé en considérant que la demande d’asile d’Anais a été abandonnée.

[3]               Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire de la demanderesse est accueillie et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la Commission pour nouvelle décision.

I.                   Contexte

[4]               La demanderesse est citoyenne du Rwanda. Sa demande d’asile était fondée sur les prétentions suivantes.

[5]               La demanderesse est une Tutsi qui a survécu aux atrocités du génocide rwandais en 1994. Sa mère et six de ses frères et sœurs ont également survécu, mais son père et deux de ses frères ont été tués. La demanderesse a été enlevée et détenue comme [traduction] « esclave sexuelle » pendant environ un mois, en mai 1994, par un homme nommé Ndahayo Gaspard (Ndahayo). En 2003, la demanderesse a porté une accusation de viol contre Ndahayo devant les tribunaux gacaca. Sur le fondement du témoignage livré par la demanderesse et par un autre témoin nommé Ngendahayo Onesphore (Ngendahayo), Ndahayo, qui était alors au Congo, a été condamné, in absentia, à 15 années d’emprisonnement.

[6]               Le 15 avril 2009, la demanderesse s’est aperçue que Ndahayo était à bord du même minibus qu’elle. Elle a crié très fort au conducteur d’autobus de se rendre au poste de police le plus près. Au poste de police, Ndahayo a été arrêté et la demanderesse a été avisée qu’elle serait citée à témoigner contre lui. Deux mois plus tard, elle a appris que Ndahayo avait été libéré. La demanderesse a découvert que les autorités gouvernementales avaient décidé de ne pas emprisonner ceux qui rentraient volontairement du Congo afin d’encourager les gens à revenir au Rwanda.

[7]               En janvier 2010, la demanderesse a appris que Ngendahayo, l’homme qui avait étayé son témoignage contre Ndahayo, avait été assassiné, de même que son épouse.

[8]               Le 26 juillet 2010, la demanderesse rentrait chez elle en voiture après avoir assisté au mariage d’un ami en compagnie de son époux lorsque des pierres ont été projetées dans la vitre de l’auto; son époux a subi de graves blessures au coude. Le lendemain, la demanderesse a reçu un appel téléphonique anonyme l’avertissant que la prochaine fois, ils ne s’en sortiraient pas vivants.

[9]               Dans la nuit du 21 juillet 2012, le domicile de la demanderesse a été attaqué par des inconnus qui ont ligoté son gardien et tenté de pénétrer dans la maison. Son époux et elle ont appelé au secours, alertant ainsi les voisins, après quoi les intrus ont fui. La demanderesse et son époux ont alors décidé de quitter le Rwanda. Le 23 novembre 2012, cette dernière a quitté le Rwanda avec sa fille cadette, Anais, pour se rendre aux États‑Unis. Le 26 novembre 2012, elles sont entrées au Canada en voiture et, à leur arrivée, elles ont demandé l’asile.

[10]           La Commission a rejeté la demande d’asile de la demanderesse sur le fondement de conclusions défavorables quant à la crédibilité. La Commission a reconnu que la demanderesse avait survécu à des atrocités pendant le génocide et qu’elle avait témoigné contre Ndahayo devant les tribunaux gacaca. Cependant, la Commission n’a pas reconnu que la demanderesse demeure aujourd’hui exposée à un risque de persécution. La décision de la Commission repose sur les conclusions suivantes :

         Il y avait une contradiction entre le témoignage de la demanderesse selon lequel elle avait aperçu Ndahayo à bord d’un minibus en 2009 et l’avait fait arrêter et une lettre qu’elle a envoyée à la police en 2010. Dans la lettre, elle n’a pas fait pas allusion à cet incident et a seulement indiqué que Ndahayo était [traduction] « en liberté » et qu’« il est de notoriété publique qu’il se trouve au pays ».

         Le fait que Ndahayo ait été libéré après deux mois d’emprisonnement en 2009 indiquait qu’il avait reçu une sorte d’amnistie : la demanderesse ne pouvait donc plus le faire arrêter ou le traduire de nouveau en justice. Par conséquent, il n’y avait désormais aucune raison pour que Ndahayo veuille lui faire du mal.

         Il n’y avait pas de lien entre le meurtre de Ngendahayo et le témoignage antérieur que celui‑ci avait livré contre Ndahayo, puisque la police avait arrêté le principal suspect. Il s’agissait d’un individu qui avait été acquitté de toutes les accusations relatives au génocide pour manque de preuves, et dont le cas faisait l’objet d’une requête de la part de Ngendahayo pour demander au Secrétariat des tribunaux gacaca de rouvrir le dossier.

         Rien ne démontrait que Ndahayo était responsable de l’attaque visant la voiture de la demanderesse ou son domicile. En outre, il y avait une contradiction entre l’allégation de la demanderesse selon laquelle elle avait reçu des menaces téléphoniques de la part d’un étranger ou d’une personne qu’elle croyait être Ndahayo et la déclaration qu’elle a faite à la police, où elle affirmait que l’appel téléphonique venait précisément de Ndahayo.

II.                Question en litige

[11]           La seule question soulevée dans la présente demande de contrôle judiciaire est celle de savoir si la Cour a raisonnablement évalué la crédibilité de la demanderesse et traité la preuve.


III.            Analyse

[12]           Les conclusions de la Commission quant à la crédibilité et son traitement de la preuve sont assujetties à la norme de la décision raisonnable (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9). La Cour doit faire preuve de déférence à l’égard de la Commission en ce qui a trait aux questions de crédibilité et à ses conclusions relatives à la preuve (Mugesera c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 40, aux paragraphes 35 à 38; Trevino Zavala c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 370, au paragraphe 5; Hernandez Cortes c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 583, au paragraphe 28; Kurkhulishvili c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 7, au paragraphe 4).

[13]           La demanderesse affirme que les conclusions défavorables de la Commission quant à la crédibilité reposaient sur une analyse microscopique de la preuve (Attakora c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] ACF no 444 (CAF), à la page 200). À titre d’exemple, la demanderesse fait référence à la conclusion selon laquelle il y avait une contradiction entre son témoignage sur sa rencontre avec Ndahayo en 2009 et la lettre qu’elle a envoyée à la police en 2010, dans laquelle elle affirmait que Ndahayo était en liberté et qu’elle ignorait où il se trouvait. En outre, les conclusions de la Commission ont été tirées sans égard à la preuve. Cette dernière a conclu que Ndahayo jouissait d’une certaine amnistie, mais la demanderesse ne l’a pas indiqué dans son témoignage et il n’y avait aucune preuve documentaire à l’appui. La conclusion de la Commission était fondée sur de simples hypothèses, tout comme celle selon laquelle la demanderesse n’avait plus aucune raison d’avoir peur de Ndahayo. Plus fondamentalement, la Commission a commis une erreur en se fondant sur un élément de preuve qu’elle avait précédemment rejeté pour miner la crédibilité de la demanderesse à l’égard d’autres questions.

[14]           Le défendeur fait valoir qu’il y avait plusieurs contradictions et incohérences dans le témoignage et la preuve de la demanderesse, notamment au sujet de sa rencontre avec Ndahayo en 2009. Cette rencontre n’avait pas été mentionnée dans la lettre envoyée à la police en 2010 et a été contredite dans d’autres déclarations, comme celle‑ci : [traduction] « Jusqu’à présent, j’ignore où il est, même s’il est bien connu qu’il se trouve au pays ». Il était loisible à la Commission de ne pas accepter l’explication de la demanderesse au sujet de cette divergence. En outre, le témoignage de la demanderesse concernant les menaces téléphoniques était contradictoire, et cette dernière n’a fourni aucune preuve pour étayer ses allégations selon lesquelles les attaques visant sa voiture et son domicile étaient liées à Ndahayo. Compte tenu du témoignage de la demanderesse en ce qui concerne la mise en liberté anticipée des génocidaires reconnus coupables et du fait que Ndahayo n’avait pas été de nouveau arrêté après sa libération en 2009, il était raisonnable pour la Commission de conclure que Ndahayo s’était vu accorder une certaine forme d’amnistie. Bien que ce ne soit pas déterminant, il était également raisonnable pour la Commission de tenir compte du fait que Ndahayo n’avait jamais tenté de faire du mal à la demanderesse depuis le génocide en 1994 même s’il savait apparemment où elle vivait.

[15]           Il n’est pas nécessaire d’aborder tous les motifs invoqués au nom de la demanderesse. Je suis convaincu que la Commission a commis une grave erreur en se fondant sur une preuve qu’elle avait déjà été rejetée pour miner la crédibilité de la demanderesse à l’égard d’autres questions. La Commission a rejeté l’affirmation de la demanderesse selon laquelle elle avait rencontré Ndahayo à bord d’un minibus en 2009 et l’a fait placer en détention. Néanmoins, la Commission s’est fondée sur cette affirmation même pour conclure que Ndahayo avait bénéficié d’une certaine amnistie, étant donné qu’il avait été remis en liberté après seulement deux mois.

[16]           Le juge Mandamin a traité d’une question semblable dans l’arrêt Warnakulasuriya c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 885 :

[16]      Bien qu’il existe d’autres erreurs et incohérences, l’erreur la plus importante de la Commission porte sur sa méthode d’analyse. Après un examen attentif des motifs et de la transcription, je conclus que la Commission a effectué une analyse fragmentaire. Pour de nombreuses questions de preuve, la Commission a décidé de ne pas accepter le fait ou la preuve en question et a poursuivi avec l’examen d’une autre question. Elle a utilisé les preuves qu’elle n’avait pas crues pour trancher les autres questions de preuve.

[…]

[18]      On ne peut pas utiliser une preuve qu’on ne croit pas pour fonder une conclusion selon laquelle une autre preuve n’est pas crédible. En agissant ainsi, la Commission ne tire aucune conclusion. Son approche envers les conclusions portant sur la crédibilité constitue une erreur.

[17]           En l’espèce, la conclusion de la Commission selon laquelle Ndahayo avait bénéficié d’une certaine amnistie n’était pas secondaire. Elle était au cœur de sa conclusion selon laquelle il n’y avait plus aucune raison pour Ndahayo de faire du mal à la demanderesse. L’erreur commise par la Commission dans son analyse rend sa décision déraisonnable et, par conséquent, la demande de contrôle judiciaire de la demanderesse doit être accueillie.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire de Triphine Iyarwema est accueillie et que l’affaire est renvoyée à un tribunal de la Commission différemment constitué pour nouvelle décision. Il n’est pas nécessaire d’examiner la demande de contrôle judiciaire d’Anais Lisa Ntagungira. Aucune question n’est certifiée aux fins d’un appel.

« Simon Fothergill »

Juge

Traduction


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑5746‑14

 

INTITULÉ :

TRIPHINE IYARWEMA, ANAIS LISA NTAGUNGIRA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

OTTAWA (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 7 AVRIL 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS:

LE JUGE FOTHERGILL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 29 AVRIL 2015

 

COMPARUTIONS :

Laïla Demirdache

 

POUR LES DEMANDERESSES

 

Suzanne Trudel

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Laïla Demirdache

Clinique juridique communautaire du centre d’Ottawa

Avocats

Ottawa (Ontario)

 

POUR LES DEMANDERESSES

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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