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Date : 20150415


Dossier : IMM-4461-13

Référence : 2015 CF 468

Montréal (Québec), le 15 avril 2015

En présence de monsieur le juge Locke

ENTRE :

MEHREZ BEN ABDE HAMIDA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Nature de l’affaire

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire, en application du paragraphe 72 (1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, SC 2001, c 27 (LIPR), de la décision datée du 29 mai 2013 du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (le ministre) par lequel celui-ci a refusé de surseoir à la déportation du demandeur conformément aux recommandations du Comité des droits de l’homme (CDH) du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés.

II.                Faits

[2]               Le demandeur a été policier pour la police tunisienne dès 1986. En 1991, il a été promu au Service de sûreté politique, un service reconnu pour sa brutalité et ses méthodes de torture. Le demandeur a allégué devant les différentes instances administratives et judiciaires de ce pays, de même que devant le CDH, qu’il a tout fait pour ne pas participer aux mauvais traitements et aux actes de torture auxquels se livrait la police de son pays à partir du début des années 1990, en s’absentant notamment de son travail. D’ailleurs, le demandeur allègue qu’il a perdu son emploi, a été désarmé, interrogé et accusé de sympathiser avec des détenus politiques. Cela, pour avoir nourri, en 1993, un détenu qui avait faim.

[3]               Le demandeur allègue avoir tenté de quitter son pays une première fois en 1996, mais qu’il a été arrêté et placé en détention pour un mois suite à cette tentative. Le demandeur allègue également qu’il est parvenu à quitter la Tunisie trois ans plus tard en soudoyant un employé du ministre de l’Intérieur, qui lui a délivré un passeport.

[4]               Le demandeur a revendiqué le statut de réfugié au Canada le 20 janvier 2000, en raison de sa crainte du régime tunisien.

[5]               Le 24 avril 2003, la demande d’asile du demandeur a été refusée par la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (CISR) Section de la protection des réfugiés (SPR). La SPR a douté des faits allégués par le demandeur au soutien de sa demande d’asile et a souligné le manque de preuve au soutien de ses allégations. De plus, la SPR a jugé que le demandeur est exclu de la définition de réfugié aux termes des alinéas 1 F) (a) et (c) de la Convention sur les réfugiés (la Convention) car il a été membre d’un service policier reconnu pour sa brutalité et ses méthodes de torture. Le demandeur a déposé une demande d’autorisation de contrôle judiciaire de la décision de la SPR devant cette Cour, mais cette demande a été rejetée. Cependant, le juge Annis a récemment précisé en obiter dans Hamida c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 998, aux paras 44-45 (Hamida), que le raisonnement et la jurisprudence employés par la SPR relativement à la complicité du demandeur dans des crimes contre l’humanité ont été subséquemment rejetés dans Ezokola c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CSC 40 (Ezokola).

[6]               Le 8 janvier 2004, le demandeur a déposé une demande de résidence permanente pour considérations d’ordre humanitaire basée sur son mariage avec une citoyenne canadienne. Cette demande a été refusée.

[7]               Le 6 décembre 2004, le demandeur a déposé une deuxième demande d’examen de risques avant renvoi (ERAR) qui a été rejetée le 9 mars 2005. Le demandeur a déposé une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de cette décision. Le 16 septembre 2005, cette Cour a accueilli la demande de révision judiciaire et a ordonné sa réévaluation.

[8]               Le 19 janvier 2006, le demandeur a déposé une deuxième demande de résidence permanente pour considérations d’ordre humanitaire.

[9]               Le 30 juin 2006, la réévaluation de l’ERAR a été conclue par une décision négative et la deuxième demande pour considérations d’ordre humanitaire du demandeur a été rejetée. Dans son deuxième ERAR, le demandeur alléguait qu’il serait à risque en cas de retour en Tunisie parce qu’il a été témoin de pratiques questionnables de la part d’individus étant toujours employés des services de police tunisienne. Le demandeur a déposé des demandes de contrôle judiciaire de ces décisions, mais elles ont été rejetées par cette Cour.

[10]           Le 3 janvier 2007, le demandeur a déposé une troisième demande d’ERAR.

[11]           Le 22 janvier 2007, la requête du demandeur pour un sursis de renvoi a été rejetée. Le renvoi du demandeur était prévu pour le 30 janvier 2007.

[12]           Le jour du rejet de sa requête, le demandeur a déposé une plainte au CDH. Le 26 janvier 2007, le CDH a demandé au gouvernement canadien de surseoir au renvoi du demandeur jusqu’à ce que sa plainte soit considérée. Le gouvernement canadien a accordé le sursis. En mars 2010, après avoir considéré la plainte du demandeur, le CDH a recommandé au Canada de surseoir au renvoi du demandeur au motif que cela irait à l’encontre l’article 7 de la Convention.

[13]           En décembre 2010, le demandeur a déposé une troisième demande de résidence permanente pour considérations d’ordre humanitaire.

[14]           En 2012, la dernière demande de résidence permanente pour considérations d’ordre humanitaire du demandeur et sa dernière demande d’ERAR ont été négatives. Cependant, le 18 octobre 2013, la juge Tremblay-Lamer a accueilli la demande de contrôle judiciaire de la décision relative à la demande d’ERAR du demandeur et, le 20 octobre 2014, le juge Annis a accueilli la demande de contrôle judiciaire du demandeur à l’encontre de la demande de résidence permanente pour considérations d’ordre humanitaires.

III.             Décision

[15]           Tel qu’indiqué, le 29 mai 2013, le ministre a refusé de surseoir à la déportation du demandeur conformément aux recommandations du Comité des droits de l’homme du CDH.

[16]           L’Agence des services frontaliers du Canada a rédigé un rapport, daté du 9 mai 2013, à l’attention du ministre décrivant partiellement la situation du demandeur. Ce rapport est attaché à la décision du ministre. Le dossier relatif à la décision prise par le ministre comprend, d’autre part, une note de service du bureau du ministre datée du 17 mai 2013 recommandant au ministre de ne pas suivre les recommandations du CDH.

[17]           Le rapport daté du 9 mai 2013 retrace l’historique des décisions administratives et judiciaires rendues dans le dossier de Monsieur Hamida. Ce rapport informe le ministre des considérations suivantes :

Canada’s longstanding policy has been to generally comply with interim measures requests and final views as evidence of its commitment to respect Convention rights and make best-faith efforts to respect the outcomes of the complaints process. Canada has only pursued removal in the face of an interim measures request in a handful of serious cases, when the person had a history of criminality, was detained and posed a security threat.

According to CBSA records, there have been three cases where Canada has removed persons despite a United Nations treaty body issuing a final view that recommended against removal.

[]

Mr. Hamida was considered excluded from the refugee protection process due to his memberships in a security service known for violations of human rights. He alleges that he was a dissenting member and fears retribution from other members of the security service. He has no history of criminality in Canada. Also, he is currently not detained and he does not pose an apparent risk to national security.

[18]           Ce rapport précise que le Ministère de la Justice a recommandé au ministre de respecter la décision du CDH et souligne le fait que le demandeur ne présente aucun danger pour le Canada, mais que ni le département des Affaires étrangères ni la CISR ne se sont opposés au renvoi du demandeur.

[19]           Les documents mentionnés ci-haut précisent que le demandeur soutient qu’il sera victime de torture à son retour en Tunisie et qu’il ne pose aucun danger apparent pour la sécurité nationale. Cette documentation précise également que la SPR a jugé que le demandeur devait être exclu de la définition de réfugié puisqu’il existe des raisons de croire qu’il est coupable de crime contre l’humanité et que, dans l’alternative, celui-ci s’est rendu coupable d'agissements contraires aux buts et aux principes des Nations Unies. Ces conclusions de la SPR ne sont pas remises en question par le ministre.

[20]           Sur la base de ces documents, le ministre a décidé de ne pas surseoir au renvoi du demandeur. La décision du ministre a été, selon toute vraisemblance, prise en vertu de l’alinéa 50 (e) de la LIPR.

IV.             Questions en litige

[21]           Il y a cinq questions en litige :

1.                  Le présent litige est-il théorique?

2.                  Le présent litige est-il sans objet?

3.                  La décision du ministre est-elle justiciable?

4.                  Le ministre a-t-il raisonnablement décidé de ne pas suivre les recommandations du CDH?

5.                  La décision du ministre a-t-elle été prise en conformité avec les principes de justice naturelle?

[22]           En raison de mes conclusions relatives à la première question, il ne m’est pas nécessaire de considérer les autres questions.

V.                Dispositions pertinentes

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (L.C. 2001, ch. 27)

Immigration and Refugee Protection Act (S.C. 2001, c. 27)

50. Il y a sursis de la mesure de renvoi dans les cas suivants :

50. A removal order is stayed

[…]

[…]

e) pour la durée prévue par le ministre.

(e) for the duration of a stay imposed by the Minister.

Convention relative au statut des réfugiés

Convention relating to the status of refugees

Article premier. -- Définition du terme "réfugié"

Article 1 - Definition of the term "refugee"

[…]

[…]

F. Les dispositions de cette Convention ne seront pas applicables aux personnes dont on aura des raisons sérieuses de penser :

F. The provisions of this Convention shall not apply to any person with respect to whom there are serious reasons for considering that:

a) Qu'elles ont commis un crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l'humanité, au sens des instruments internationaux élaborés pour prévoir des dispositions relatives à ces crimes;

(a) He has committed a crime against peace, a war crime, or a crime against humanity, as defined in the international instruments drawn up to make provision in respect of such crimes;

b) Qu'elles ont commis un crime grave de droit commun en dehors du pays d'accueil avant d'y être admises comme réfugiés;

(b) He has committed a serious non-political crime outside the country of refuge prior to his admission to that country as a refugee;

c) Qu'elles se sont rendues coupables d'agissements contraires aux buts et aux principes des Nations Unies.

(c) He has been guilty of acts contrary to the purposes and principles of the United Nations

VI.             Analyse

[23]           Le défendeur soutient que la présente demande de contrôle judiciaire est sans objet puisque le résultat optimal de la présente demande de contrôle judiciaire serait de retourner l’affaire devant le ministre afin de reconsidérer l’opinion du CDH rendu avant la révolution du jasmin et la chute du régime Ben Ali de janvier 2011. De plus, le défendeur soulève que le ministre devrait revoir si le renvoi est opportun ou non alors que ce renvoi n’est pas possible compte tenu des recours internes; le demandeur ayant droit à un nouveau ERAR et à un réexamen de sa demande de résidence permanente pour considérations d’ordre humanitaires. Le défendeur soulève donc le caractère théorique de la présente demande de contrôle judiciaire au sens de l’arrêt Borowski c Canada, [1989] 1 RCS 342 (Borowski). Celui-ci souligne que le demandeur peut demeurer au Canada puisque son renvoi n’est pas possible compte tenu des recours internes qui s’offrent à lui.

[24]           Dans Borowski aux paras 15-16 le juge Sopinka mentionne :

La doctrine relative au caractère théorique est un des aspects du principe ou de la pratique générale voulant qu'un tribunal puisse refuser de juger une affaire qui ne soulève qu'une question hypothétique ou abstraite.  Le principe général s'applique quand la décision du tribunal n'aura pas pour effet de résoudre un litige qui a, ou peut avoir, des conséquences sur les droits des parties.  Si la décision du tribunal ne doit avoir aucun effet pratique sur ces droits, le tribunal refuse de juger l'affaire.

[…]

La démarche suivie dans des affaires récentes comporte une analyse en deux temps.  En premier, il faut se demander si le différend concret et tangible a disparu et si la question est devenue purement théorique.  En deuxième lieu, si la réponse à la première question est affirmative, le tribunal décide s'il doit exercer son pouvoir discrétionnaire et entendre l'affaire.

[25]           Trois facteurs doivent être considérés afin de déterminer si le tribunal doit exercer son pouvoir discrétionnaire : (i) l’existence d’un débat contradictoire entre les parties, (ii) l’économie des ressources judiciaires, et (iii) la nécessité pour les tribunaux d’être sensibles à l'efficacité et à l'efficience de l'intervention judiciaire et d'être conscients de leur fonction juridictionnelle dans notre structure politique (Borowski, aux paras 30-42; Rosa v Canada (Citizenship and Immigration), 2014 FC 1234 au para 26; Marleau c Canada (Procureur Général), 2011 CF 1149 au para 26).

[26]           Je note qu’à l’audition de la présente demande, le procureur du demandeur a indiqué être d’accord que les questions en litige sont théoriques.

[27]           À mon avis, les questions soulevées par le demandeur sont devenues purement théoriques et n’auraient aucun impact sur les conclusions du présent litige. Les juges Annis et Tremblay-Lamer ayant déjà accueilli les demandes de contrôle judiciaire du demandeur, celui-ci a maintenant droit à un nouvel ERAR et à une nouvelle évaluation des considérations d’ordre humanitaire à la lumière de l’arrêt Ezokola. De même, le demandeur peut demeurer au Canada et il n’a pas épuisé ses recours internes.

[28]           D’autre part, je suis d’avis qu’il n’est pas opportun que j’exerce mon pouvoir discrétionnaire en l’espèce. Considérant l’importance de l’économie des ressources judiciaires et étant sensible à l’efficacité et à l’efficience des fonctions judiciaires, je constate que l’effet pratique de la présente affaire serait de rendre une opinion juridique sur l’obligation du ministre de rendre une décision conforme aux recommandations du CDH.

VII.          Conclusion

[29]           Je suis d’avis que la présente demande de contrôle judiciaire doit être rejetée en raison du caractère théorique des questions soulevées par le demandeur.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.                     La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

2.                     Aucuns dépens ne sont accordés.

3.                     Cette affaire ne soulève aucune question grave de portée générale.

« George R. Locke »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4461-13

 

INTITULÉ :

MEHREZ BEN ABDE HAMIDA c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 28 janvier 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE LOCKE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 15 avril 2015

 

COMPARUTIONS :

Me Stewart Istvanffy

 

Pour le demandeur

 

Me Sherry Rafai Far

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Étude légale Stewart Istvanffy

Avocat

Montréal (Québec)

 

Pour le demandeur

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

 

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