Date : 20150420
Dossier : IMM‑6335‑13
Référence : 2015 CF 502
[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
Ottawa (Ontario), le 20 avril 2015
En présence de monsieur le juge Boswell
ENTRE : |
JULIO ANGELO BARRAGAN GONZALEZ |
LIZA CAROLL LARA NUNEZ |
JULIANA BARRAGAN PENUELA |
GABRIELA BARRAGAN LARA |
ISABELA BARRAGAN LARA |
demandeurs |
et |
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
I. Nature de l’affaire et contexte
[1] Les demandeurs sont des époux et leurs trois filles, et tous sont des citoyens de la Colombie. Ils ont quitté la Colombie le 30 mars 2013, puis ont traversé les États‑Unis d’Amérique, avant d’arriver au Canada le 5 avril 2013. À leur arrivée, ils ont tous sollicité la protection du Canada en invoquant l’article 96 et le paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). Chacun d’eux s’est fondé sur l’exposé circonstancié de M. Barragan Gonzalez (le demandeur principal), qui affirmait avoir été battu par les Forces armées révolutionnaires de Colombie (les FARC) à la fin février 2013, après s’être interposé dans des activités liées au trafic de stupéfiants que les FARC menaient dans son quartier. Le demandeur principal a aussi affirmé que les agents des FARC ont exigé de lui qu’il leur verse 500 000 pesos dans la semaine après qu’il fut battu, et des sommes additionnelles de 250 000 pesos chaque semaine par la suite, et ils ont menacé de tuer sa famille et lui, s’il refusait ou s’il déposait plainte à la police.
[2] Les demandes d’asile ont été rejetées le 10 septembre 2013 par la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié. Les demandeurs sollicitent maintenant, en vertu du paragraphe 72(1) de la LIPR, le contrôle judiciaire de ce rejet, et prient la Cour d’annuler la décision de la SPR et de renvoyer l’affaire à un autre commissaire de la SPR pour qu’il rende une nouvelle décision.
II. La décision soumise au contrôle
[3] Selon la SPR, aucun des demandeurs n’avait droit à une protection au titre de l’article 96 ou du paragraphe 97(1) de la LIPR. Elle a exposé toutes les raisons qu’elle avait de douter de leur crédibilité, mais a finalement décidé d’évaluer leurs demandes d’asile en présumant qu’ils avaient dit la vérité. La SPR a donc relevé que les questions déterminantes étaient le lien à l’un des motifs prévus par la Convention, le caractère généralisé du risque, l’existence de la protection de l’État et d’une possibilité de refuge intérieur (la PRI).
[4] Le demandeur principal avait prétendu que l’agression qu’il avait subie était liée aux opinions politiques que les FARC lui prêtaient, mais la SPR a rejeté cet argument. Les FARC ont toujours un programme politique, quoique celui‑ci soit secondaire à leurs activités criminelles et les demandeurs n’étaient pas pris pour cibles en raison de leurs opinions politiques. Le demandeur principal avait plutôt été agressé parce que ses amis et lui avaient entravé les activités de vente de drogue dans son quartier, et ces trafiquants de stupéfiants voulaient simplement lui extorquer de l’argent pour compenser leur perte de revenus. La motivation de leurs agissements était purement financière et, selon la SPR, la preuve ne suffisait pas à établir que les FARC ou quiconque avait commandité l’agression s’intéressaient aux demandeurs au‑delà de leur apparente capacité de payer les sommes que les FARC exigeaient d’eux. Le simple fait d’être la victime d’un acte criminel ne suffit pas à établir un lien à l’un des motifs prévus par la Convention, de telle sorte que la SPR a estimé que les demandes d’asile fondées sur l’article 96 n’étaient pas recevables.
[5] Il en allait de même de leurs demandes d’asile fondées sur l’alinéa 97(1)b) de la LIPR, puisque, d’après la SPR, le risque auquel étaient exposés les demandeurs était un risque auquel est généralement exposé l’ensemble de la population en Colombie. L’extorsion pratiquée par les FARC et autres criminels est répandue en Colombie, et, selon la SPR, la plupart des personnes qui en sont victimes obtempèrent tout simplement. Le risque était donc exclu du champ d’application de l’alinéa 97(1)b) par le sous‑alinéa 97(1)b)(ii) de la LIPR.
[6] Bien qu’une telle conclusion suffise à rejeter la demande d’asile, la SPR s’est demandé ensuite si la protection offerte par l’État était adéquate, et elle a jugé que les demandeurs n’avaient pas produit d’éléments de preuve clairs et convaincants afin de réfuter la présomption selon laquelle la Colombie pouvait protéger ses citoyens. Le demandeur principal n’avait d’ailleurs jamais appelé la police, ni sollicité la protection de quiconque, que ce soit avant d’aborder les trafiquants ou même après avoir été agressé et menacé. Puisqu’il n’avait jamais donné à la police la possibilité de les protéger, sa famille et lui, la SPR n’a pas été convaincue par la croyance subjective du demandeur principal selon laquelle la police ne serait pas disposée ou apte à leur venir en aide. La SPR a aussi noté que la Colombie avait entrepris d’importants efforts pour enrayer la corruption au sein de son système judiciaire et de ses forces de sécurité.
[7] La SPR a conclu aussi que les FARC avaient été très affaiblies par les contre‑mesures militaires prises avec succès par le gouvernement colombien, et que leur sphère d’influence a été réduite. Les FARC résistaient encore et n’ont pas été vaincues, mais la SPR était d’avis qu’il suffit que l’État fasse de sérieux efforts pour protéger ses citoyens. La SPR a donc rejeté l’affirmation des demandeurs pour qui la protection qu’ils pouvaient obtenir de l’État n’était pas adéquate.
[8] En tout état de cause, la SPR a estimé ensuite que les demandeurs (qui avaient vécu à Bogotá) pouvaient vivre en paix à Cali ou à Cartagena, où une PRI leur était offerte. D’après la SPR, le demandeur principal n’était pas une cible de grande valeur et il y avait très peu d’éléments de preuve permettant de conclure que les FARC ou leurs partenaires criminels sont toujours à la poursuite des demandeurs d’asile. En outre, la SPR a jugé raisonnable que les demandeurs cherchent refuge dans l’une ou l’autre de ces deux villes, puisqu’ils parlaient la langue de ce pays et en connaissaient bien la culture et qu’ils étaient habitués à s’adapter à la vie dans de nouveaux endroits. Étant donné que l’une ou l’autre de ces villes constituait une PRI viable, la SPR aurait rejeté, pour cette raison également, les demandes d’asile si cela avait été nécessaire.
III. Les arguments des parties
A. Les arguments des demandeurs
[9] Les demandeurs disent que la SPR a fait des déclarations ambiguës, qu’elle s’est lancée dans un raisonnement fautif concernant la crédibilité du demandeur principal, et qu’elle ne s’est jamais prononcée, dans un sens ou dans l’autre, sur les liens des trafiquants de drogue avec les FARC. Selon les demandeurs, c’était là une erreur parce que la SPR n’a pas tiré ses conclusions relatives à la crédibilité en des « termes clairs et non équivoques » (Hilo c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1991), 130 NR 236, 15 Imm LR (2d) 199, au paragraphe 6 (CA)).
[10] Quant au lien à l’un des motifs prévus par la Convention, les demandeurs affirment que la SPR n’a pas pris en compte le témoignage du demandeur principal qui affirmait croire que les FARC ne céderaient pas sur leurs exigences parce qu’il [traduction] « ne partageait pas leur idéologie ». Selon les demandeurs, la SPR a rendu sa décision sans tenir compte de ce témoignage et elle a commis une erreur en concluant que les menaces n’étaient pas motivées politiquement. Cet aspect est confirmé, selon les demandeurs, par un rapport du Haut‑Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR), où l’on pouvait lire que [traduction] « le refus ou l’incapacité de se soumettre à des [actes d’extorsion] est considéré comme un geste ou un signe d’opposition politique, qui entraîne persécutions et violences » (HCR, Considérations de protection internationale des demandeurs d’asile et réfugiés de la Colombie (International Protection Considerations Regarding Colombian Asylum‑Seekers and Refugees) (mars 2005) (le rapport du HCR de 2005)).
[11] Les demandeurs soulignent aussi que le demandeur principal n’avait pas été pris pour cible au hasard par les FARC, mais avait éveillé l’attention des FARC lorsqu’il a abordé les trafiquants de drogue. D’après eux, tout le monde n’est pas pris pour cible de la sorte par les FARC en Colombie. Ils disent que le demandeur principal court donc un risque personnalisé et qu’il a une crainte précise, mais la SPR n’a pas reconnu cela et a banalisé injustement la menace subséquente proférée contre le demandeur principal dans une carte de condoléances envoyée par les FARC (ils citent les décisions suivantes : Munoz c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 238, au paragraphe 32; et Michael c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 159, aux paragraphes 32 à 36).
[12] S’agissant de la protection de l’État, les demandeurs établissent une distinction avec la décision Herrera Andrade c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1490, au paragraphe 2 (Herrera Andrade), sur laquelle se fonde le défendeur, au motif que les demandeurs dans ce précédent n’étaient pas crédibles. Ils invoquent plutôt la décision Hernandez Montoya c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 808, aux paragraphes 43 et 44, 49 à 52 (Hernandez Montoya) qui, d’après eux, donne une meilleure idée de la situation en Colombie. Les demandeurs soutiennent que la SPR a énoncé erronément le critère de la protection de l’État en disant qu’« il suffit que l’État fasse de sérieux efforts pour protéger ses citoyens », et ils ajoutent que la SPR a eu tort d’insister sur les « sérieux efforts » faits par l’État pour lutter contre les FARC. Cette erreur, selon les demandeurs, est susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte; mais, même si elle n’était pas susceptible de contrôle selon cette norme, la conclusion de la SPR selon laquelle le demandeur principal pouvait ou aurait pu obtenir une protection de l’État n’est pas raisonnable.
[13] Les demandeurs, invoquant la décision Ortiz Rincon c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1339, aux paragraphes 15 à 17, font valoir que, fait inexplicable, la SPR n’a jamais considéré les documents plus récents, remontant à 2012 et 2013, sur la situation dans le pays, documents qui témoignent d’un accroissement des activités des FARC. Les demandeurs affirment que la SPR n’a pas bien évalué la preuve portant sur les conditions dans le pays, mais qu’elle a au contraire examiné des éléments de preuve inadéquats relativement à l’existence de la protection de l’État.
[14] Les demandeurs soutiennent par ailleurs que, compte tenu de la décision Callejas c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1994), 73 FTR 311, 23 Imm LR (2d) 253 aux paragraphes 11 et 16 (CF 1re inst.), il n’était pas nécessaire pour le demandeur principal d’en référer à la police simplement pour prouver la menace de mort. D’après eux, ce que craint le demandeur principal, ce n’est pas de subir une agression criminelle au sens général. Ils font valoir que la SPR aurait dû étudier la question selon le point de vue du demandeur principal (ils invoquent à l’appui la décision Sandoval Salamanca c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 780, au paragraphe 17).
[15] Enfin, les demandeurs affirment que les FARC sont à la fois prêtes et aptes à mettre à exécution leurs menaces n’importe où en Colombie, car elles doivent rester crédibles. Ils signalent une conclusion du rapport du HCR de 2005, selon laquelle il n’y a aucune PRI en Colombie pour quiconque est pris pour cible. Ils affirment donc qu’il était déraisonnable pour la SPR de conclure qu’il y a en Colombie deux villes où ils seraient en sécurité.
B. Les arguments du défendeur
[16] Le défendeur dit que la SPR avait des doutes sur la crédibilité du demandeur principal, mais qu’elle n’a, dans l’ensemble, tiré aucune conclusion sur cet aspect, et qu’elle a fait son analyse en supposant que le demandeur principal était crédible.
[17] Selon le défendeur, la présente affaire concerne donc uniquement la question de la protection de l’État. Par conséquent, si la décision de la SPR à cet égard est raisonnable, alors tous les autres arguments des demandeurs deviennent irrecevables. À ce propos, le défendeur invoque le paragraphe 2 de la décision Herrera Andrade.
[18] Bien que la SPR ait dit qu’« il suffit que l’État fasse des sérieux efforts pour protéger ses citoyens », le défendeur soutient que les demandeurs ont sorti ces propos de leur contexte. L’extrait où ils apparaissent concerne l’affaiblissement de l’influence des FARC à l’échelle nationale. Le défendeur dit que, quand la SPR a évalué la crainte des demandeurs d’être victimes d’actes criminels, elle savait évidemment que la protection devait être suffisante sur le terrain, et elle a précisément conclu que « la police est disposée et apte à protéger les victimes ». Quoi qu’il en soit, le défendeur affirme qu’un énoncé fautif n’est pas rédhibitoire, surtout quand les demandeurs n’ont fait aucun effort pour solliciter l’aide de l’État (il invoque la décision Ruszo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 1004, 440 FTR 106 aux paragraphes 28 et 49 (Ruszo).
[19] Selon le défendeur, le demandeur principal n’a pu apporter aucun élément de preuve personnalisé de toute absence de protection de l’État, et ainsi, la SPR pouvait seulement examiner s’il était exposé objectivement à un risque personnalisé. En outre, puisque le demandeur principal n’avait pas sollicité la protection de l’État, il était raisonnable que la SPR cherche des éléments de preuve convaincants dans la preuve documentaire objective sur les conditions en Colombie (le défendeur invoque la décision Ruszo, aux paragraphes 49 à 51). Le défendeur soutient aussi que la SPR a fait un examen approfondi et équilibré de la preuve documentaire relative aux conditions dans le pays, et elle a donc raisonnablement conclu que la protection de l’État serait offerte au demandeur principal.
[20] Selon le défendeur, il convient de faire la distinction entre la décision Hernandez Montoya et la décision Herrera Andrade, c’est cette dernière qui devrait être déterminante en l’espèce. Il fait observer que la décision Hernandez Montoya porte sur des faits différents et se distingue de l’espèce, car la demanderesse dans ce précédent était allée à la police plusieurs fois.
[21] Le défendeur rejette l’argument des demandeurs pour qui la SPR n’a pas tenu compte des éléments de preuve à jour sur la situation dans le pays. Il dit que la SPR disposait de la version la plus récente du cartable national de documentation et qu’elle n’était pas tenue de se référer explicitement à chacun des éléments qui y figurait (le défendeur invoque le paragraphe 3 de l’arrêt Construction Labour Relations c Driver Iron Inc, 2012 CSC 65, [2012] 3 RCS 405). En outre, selon le défendeur, le principe qui suppose qu’une preuve a été négligée ne s’applique pas aux documents sur la situation dans le pays (le défendeur invoque par exemple la décision Cepeda‑Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 157 FTR 35, aux paragraphes 15 à 17 (1re inst.); Salazar c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 466, aux paragraphes 59 et 60 (Salazar).
[22] Quant à la conclusion de la SPR selon laquelle les demandeurs disposaient d’une PRI, le défendeur affirme que c’était là une conclusion raisonnable. Il incombait aux demandeurs d’établir qu’il serait déraisonnable d’exiger d’eux qu’ils déménagent à Cali ou à Cartagena, et ils ne se sont fondés que sur deux documents périmés. Vu le profil du demandeur principal, le défendeur affirme qu’il est douteux que les FARC se lancent à la recherche des demandeurs à Cali ou à Cartagena.
[23] En ce qui a trait au lien entre les demandes d’asile et l’un des motifs prévus par la Convention, le défendeur dit que la SPR a raisonnablement conclu qu’il n’existait aucun lien de ce type. Les FARC ont peut‑être des intérêts politiques, mais le défendeur affirme qu’il était raisonnable pour la SPR de conclure qu’elles ne prenaient le demandeur principal pour cible que parce qu’il s’était attaqué à leurs trafiquants de drogue.
[24] Selon le défendeur, la SPR a raisonnablement conclu que le risque auquel les demandeurs étaient exposés était un risque généralisé. Bien qu’il existe des précédents qui soutiennent la position préconisée par les demandeurs, il y en a aussi beaucoup où il a été jugé raisonnable que le fait pour un demandeur d’asile d’être pris pour cible précisément par un gang constituait un risque généralisé, même s’il s’agissait d’actes répétés ou de représailles (le défendeur cite notamment la décision Baires Sanchez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 993, au paragraphe 23, et la décision De Munguia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 912, aux paragraphes 5 et 36). Vu les faits de l’espèce, le défendeur préconise la deuxième approche, car les actes d’extorsion sont extrêmement répandus en Colombie, et c’est uniquement la nature du risque qui importe, non sa cause.
IV. Questions en litige et analyse
A. Les questions en litige
[25] La présente demande soulève six questions litigieuses :
1. Quelle est la norme de contrôle?
2. La SPR a‑t‑elle commis une erreur dans l’évaluation de la crédibilité des demandeurs?
3. La SPR a‑t‑elle commis une erreur en concluant que le risque auquel les demandeurs étaient exposés était généralisé?
4. L’analyse de la protection de l’État faite par la SPR était‑elle erronée?
5. L’analyse de la SPR portant sur les possibilités de refuge intérieur était‑elle déraisonnable?
6. La SPR a‑t‑elle commis une erreur en concluant qu’il n’y avait pas de lien à l’un des motifs prévus par la Convention?
B. La norme de contrôle
[26] Selon les demandeurs, la SPR n’a pas bien saisi le critère de la protection de l’État. En général, la Cour applique la norme de la décision correcte au contrôle des questions touchant l’interprétation de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la LIPR (Sakthivel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 292, aux paragraphes 26 à 28; Ruszo, aux paragraphes 17 à 22; Portillo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 678, au paragraphe 26, [2014] 1 RCF 295 (Portillo). Cependant, la plupart des arguments avancés par les demandeurs contestent non pas la manière dont la SPR a compris le critère de la protection de l’État ou celui de la PRI, mais la manière dont elle a appliqué ces critères aux faits, et en l’occurrence c’est la norme de la décision raisonnable qui doit être retenue (Ruszo, aux paragraphes 21 et 22; Juhasz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 300, au paragraphe 25).
[27] De façon similaire, la norme de contrôle applicable à la question de savoir si un risque est généralisé ou non est la norme de la décision raisonnable, puisqu’il s’agit d’une question mixte de fait et de droit (voir par exemple Malvaez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1476, 423 FTR 210, au paragraphe 10). Il est bien établi que la norme de la décision raisonnable s’attache non seulement à la justification, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, mais aussi à la question de savoir si les issues possibles peuvent se justifier au regard des faits et du droit. La Cour ne peut ni soupeser à nouveau les éléments de preuve qui ont été soumis à la SPR, ni substituer la solution qu’elle juge elle‑même appropriée à celle qui a été retenue par la SPR (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, aux paragraphes 47 et 48; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339, aux paragraphes 59 et 61).
C. La SPR a‑t‑elle commis une erreur dans l’évaluation de la crédibilité des demandeurs?
[28] La SPR a indubitablement eu des réserves quant à la crédibilité du demandeur principal, mais elle n’a jamais rejeté totalement ses éléments de preuve. Je reconnais plutôt avec le défendeur qu’elle a au contraire choisi d’analyser la demande d’asile comme si le demandeur principal disait la vérité. Les erreurs entachant la conclusion relative à la crédibilité seraient donc sans importance, et il est inutile d’examiner les arguments avancés par les demandeurs sur cette question (Portillo, aux paragraphes 28 et 29).
D. La SPR a‑t‑elle commis une erreur en concluant que le risque auquel les demandeurs étaient exposés était généralisé?
[29] Au moment d’évaluer les demandes d’asile au titre du paragraphe 97(1) de la LIPR, la SPR a admis que les FARC avaient pris le demandeur principal pour cible depuis qu’il avait entravé le trafic de stupéfiants dans son quartier. Néanmoins, la SPR a estimé que ce risque était un risque généralisé, estimant que « l’extorsion de fonds est répandue et que les personnes qui sont dans la même situation que les demandeurs d’asile, ou dans une situation similaire, y sont aussi exposées », et la SPR a conclu que :
[26] Même si le tribunal acceptait, malgré ses doutes quant à la crédibilité, que le demandeur d’asile ait été approché par des individus membres des FARC ou associés à celles‑ci, il reste que ces individus ont approché le demandeur d’asile à des fins d’extorsion criminelle, exigeant qu’il leur verse de l’argent en guise et lieu du trafic de stupéfiants qui avait cours. La demandeure d’asile et les demandeures d’asile mineures allèguent avoir peur en raison de ce qui est arrivé au demandeur d’asile. Le tribunal conclut que le risque auquel sont exposés les demandeurs d’asile est un risque généralisé auquel de nombreux autres Colombiens sont généralement exposés. Le crime est malheureusement répandu en Colombie. Comme le demandeur d’asile a déclaré que les trafiquants de drogue et les problèmes de drogue sont légion en Colombie, le tribunal a examiné la jurisprudence relative au risque généralisé et s’est penché, à cet égard, sur l’affaire Prophète, dans laquelle il a été déterminé que le risque de toutes formes de criminalités est général tandis qu’un nombre précis de personnes peut être ciblé plus fréquemment en raison de sa richesse. [...]
[Renvois omis.]
[30] Cependant, la SPR n’a pas suivi les directives énoncées dans l’arrêt Prophète c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CAF 31, 387 NR 149 (Prophète), puisqu’elle n’a pas effectué un examen personnalisé des « risques actuels ou prospectifs » auxquels les demandeurs étaient exposés. Dans l’arrêt Prophète, la Cour d’appel s’exprimait ainsi :
[6] Contrairement à l’article 96, l’article 97 de la Loi vise à accorder une protection sans obliger l’intéressé à « établir qu’il [est exposé à un risque] pour l’un des motifs énumérés à l’article 96 » (Li c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 1 (CanLII), [2005] 3 R.C.F. 239, au paragraphe 33).
[7] Pour décider si un demandeur d’asile a qualité de personne à protéger au sens du paragraphe 97(1) de la Loi, il faut procéder à un examen personnalisé en se fondant sur les preuves présentées par le demandeur d’asile « dans le contexte des risques actuels ou prospectifs » auxquels il serait exposé (Sanchez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 99 (CanLII), au paragraphe 15) (en italique dans l’original) […]
[31] Ici, la SPR n’a pas évalué raisonnablement, pour l’application de l’article 97, le risque individualisé auquel était exposé le demandeur principal. D’une part, elle admet que le demandeur principal court personnellement un risque aux mains des FARC parce qu’il s’était interposé dans les activités liées au trafic de stupéfiants dans son quartier; mais d’autre part, après avoir noté que « les tentatives d’extorsion par les FARC et d’autres acteurs sont répandues en Colombie », elle conclut que ce risque individualisé est annulé puisque c’est « un risque généralisé auquel de nombreux autres Colombiens sont généralement exposés ».
[32] La décision de la SPR ne peut être justifiée parce qu’elle n’a pas convenablement fait l’examen en deux étapes servant à évaluer le risque futur pour les demandeurs. Sur ce point, il est instructif de prendre note de la décision de la Cour, Ortega Arenas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 344, 430 FTR 162, dans laquelle la juge Gleason tenait les propos suivants :
[9] Comme je l’ai soutenu dans la décision Portillo, une analyse fondée sur l’article 97 de la LIPR doit être effectuée. Premièrement, la SPR doit décrire correctement la nature du risque auquel est exposé l’intéressé. Cela exige de la Commission qu’elle considère s’il y a un risque permanent éventuel et, dans l’affirmative, si le risque équivaut à un traitement ou une peine cruel ou inusité. Surtout, la Commission doit déterminer ce qu’est précisément le risque. Une fois cela fait, la SPR doit ensuite comparer le risque auquel est exposé l’intéressé à celui auquel est exposé un groupe significatif de personnes originaires du même pays pour déterminer si les risques sont de même nature et du même degré.
[…]
[14] La deuxième étape de l’analyse a pour principal objet de comparer la nature et le degré du risque auquel est exposé le demandeur à celui auquel est exposée toute la population du pays ou une partie significative de celle‑ci, afin de déterminer s’ils sont les mêmes. Il s’agit d’une analyse prospective qui ne touche pas tant à la cause du risque qu’à la probabilité de ce qui arrivera au demandeur dans l’avenir, comparativement à l’ensemble ou à un segment significatif de la population en général. C’est en ce sens que, dans la décision Portillo, j’ai soutenu qu’on ne peut qualifier de « général » un risque « personnalisé » d’être tué au motif que la totalité du pays n’est pas personnellement la cible d’un meurtre ou de torture dans l’un ou l’autre cas. À cet égard, il y a une différence fondamentale entre le fait d’être exposé au risque d’être tué et celui d’être éventuellement ciblé dans l’avenir. Dans la décision Olvera, le juge Shore fait une analogie utile pour expliquer cette différence lorsqu’il écrit au paragraphe 41 : « Les risques que courent les personnes qui vivent dans le même voisinage que l’homme armé ne peuvent être considérés comme étant les mêmes que ceux que courent les personnes qui se tiennent directement devant lui. »
[33] En l’espèce, le demandeur principal n’avait pas été pris pour cible au hasard par les FARC. Il avait au contraire offusqué les FARC en s’interposant dans leurs activités, et sa famille et lui ont été explicitement menacés de mort. Les pratiques d’extorsion auxquelles s’adonnent les FARC sont sans doute répandues en Colombie, mais les personnes qui en sont victimes ne sont pas toutes incapables de payer et ne sont pas toutes personnellement prises pour cibles et menacées de mort. La nature et le degré du risque auquel sont exposés les demandeurs dans le cas présent ne sont pas du même ordre que la nature et le degré du risque auquel est exposée la totalité ou la majorité des autres Colombiens, et en fait la comparaison est impossible. La SPR a confondu ici la raison spécifique et individuelle à l’origine du risque actuel et prospectif auquel sont exposés les demandeurs avec le risque, pour la totalité ou la majorité des Colombiens, d’être victimes d’actes criminels. Comme l’écrivait le juge James Russell au paragraphe 83 de la décision Correa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 252, 23 Imm LR (4th) 193 : « On commet une erreur lorsqu’on confond les raisons ou la cause du risque avec le risque lui‑même ou lorsqu’on ne tient pas compte des différences qui existent entre les situations personnelles de ceux qui sont susceptibles d’être ciblés pour les mêmes raisons ».
E. L’analyse de la protection de l’État faite par la SPR était‑elle erronée?
[34] Pour prétendre au statut de réfugié au titre de l’article 96 ou du sous‑alinéa 97(1)b)(i), les demandeurs doivent prouver « qu’ils ont demandé la protection de leur État sans pouvoir l’obtenir ou, à titre subsidiaire, qu’on ne peut s’attendre objectivement à ce que leur État les protège » (Hinzman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 171, 282 DLR (4th) 413 au paragraphe 37 (Hinzman)).
[35] Les demandeurs critiquent un extrait du paragraphe 39 de la décision de la SPR, où celle‑ci écrit que « les FARC n’ont pas été vaincues en Colombie; cependant, il suffit que l’État fasse de sérieux efforts pour protéger ses citoyens ». Les demandeurs affirment que cet extrait n’énonce pas correctement le critère de la protection de l’État. Je ne partage pas leur avis. Ce passage est au contraire emprunté à l’arrêt Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c Villafranca (1992), 99 DLR (4th) 334, 150 NR 232, à la page 337 (CAF). La SPR commettra sans doute une erreur si elle ne comprend pas que le caractère sérieux des efforts faits par l’État doit être évalué sur le terrain (Toriz Gilvaja c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 598, 81 Imm LR (3d) 165, au paragraphe 39), mais on ne saurait reprocher à la SPR de faire reposer son analyse sur les mots employés par la Cour d’appel fédérale.
[36] Se fondant sur un passage d’un ouvrage de James C Hathaway et Michelle Foster, The Law of Refugee Status, 2e édition (Cambridge : Cambridge University Press, 2014), aux pages 321 et 322, les demandeurs font aussi valoir que la présomption selon laquelle les démocraties protègent leurs citoyens est elle‑même problématique. Toutefois, cet argument n’a pas été avancé avec vigueur, et il ne serait pas judicieux ici de considérer une objection à l’un des principaux fondements de l’arrêt Ward (aux pages 725 et 726) rendu par la Cour suprême.
[37] Néanmoins, je reconnais avec les demandeurs que la SPR a commis une erreur dans son analyse de la protection de l’État. La conclusion principale de la SPR sur cette question était que « [l]a police n’a pas eu l’occasion d’offrir sa protection; le demandeur d’asile a plutôt déclaré qu’il y avait eu un incident lors duquel une rixe a éclaté et que les policiers étaient arrivés trop tard. Cet exemple n’est pas révélateur de la réticence de la police à offrir une protection ». La corruption et l’impunité sont de sérieux problèmes en Colombie, mais la SPR écrivait que « la prépondérance de la preuve objective en ce qui concerne les conditions actuelles dans le pays porte à croire que la Colombie offre une protection adéquate, quoiqu’imparfaite, aux victimes de crime, qu’elle fait de réels efforts pour régler le problème de la criminalité, et que la police est disposée et apte à protéger les victimes ».
[38] La SPR a procédé ensuite à l’évaluation de certains de ces éléments de preuve documentaires, mais l’analyse est exclusivement centrée sur les abus commis par les forces de sécurité et les actions militaires de l’État contre les FARC. Ces éléments de preuve documentaire sont importants dans la mesure où ils montrent que la Colombie a la maîtrise de son territoire, mais ils ne permettent pas de juger du caractère adéquat de la protection offerte par l’État. Comme la Cour le faisait observer au paragraphe 40 de la décision Vargas Bustos c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 114, 24 Imm LR (4th) 81 (Vargas Bustos), « [l]a réduction des capacités militaires des FARC ne signifie pas que l’État peut protéger les gens ayant été spécifiquement pris pour cible par les FARC à des fins de harcèlement ou d’extorsion » (voir aussi le paragraphe 38 de la décision Hernandez Montoya).
[39] La SPR n’explique nulle part sa conclusion selon laquelle la police colombienne est en mesure de protéger les personnes qui sont la cible de pratiques d’extorsion ou de menaces de mort de la part des FARC. La SPR ne fait jamais état d’un quelconque élément de preuve susceptible d’étayer cette conclusion, malgré qu’elle admet que « [l]es problèmes les plus graves en matière de droits de la personne [en Colombie] étaient l’impunité et l’inefficacité du système judiciaire, la corruption, et la discrimination sociale ». Bien entendu, la SPR n’était pas tenue de prouver qu’une protection de l’État était offerte; les demandeurs devaient prouver qu’il n’en existait pas (Mudrak c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 188, aux paragraphes 46 à 71 (Mudrak). Cependant, lorsqu’un demandeur d’asile produit des éléments de preuve que la protection offerte par l’État est insuffisante, alors la SPR doit soit souligner les failles de ces éléments de preuve (par exemple le fait qu’ils ne sont pas crédibles ou qu’ils n’établissent pas ce que les demandeurs prétendent y déceler), soit conclure que d’autres éléments de preuve ont plus de poids. Si la SPR estime que les éléments de preuve du demandeur d’asile ont moins de poids que d’autres éléments de preuve, mais interprète erronément les éléments de preuve sur lesquels elle s’appuie, cela peut constituer une erreur susceptible de contrôle (Hernandez Montoya, aux paragraphes 54 à 57).
[40] En l’espèce, les demandeurs ont bien produit des éléments de preuve dont il ressortait qu’il aurait été vain pour eux d’aller trouver la police. Leurs éléments de preuve comportaient un rapport de M. Marc Chernick, dont les détails les plus importants étaient bien résumés dans la décision Hernandez Montoya :
[48] Le rapport de M. Marc Chernick, intitulé Country Conditions in Colombia Relating to Asylum Claims in Canada (La situation qui règne en Colombie par rapport aux demandes d’asile présentées au Canada) (20 août 2009), est une de ces exceptions. On y rapporte que les FARC [traduction] « continuent de financer des activités au moyen de pratiques d’extorsion massives (ce qu’ils appellent des [traduction] « taxes révolutionnaires ») et continuent d’enlever et d’assassiner des civils [traduction] « ennemis » non armés afin de poursuivre leurs objectifs, en dépit de leur capacité militaire réduite ». Dans son rapport, M. Chernick affirme que [traduction] « les FARC ont toujours la capacité d’enlever, de torturer et de tuer les personnes qu’ils considèrent comme des ennemis ». Il ajoute qu’il est clair [traduction] « que l’État de la Colombie n’est pas capable de protéger les personnes visées » et que [traduction] « [p]resque toutes les violations des droits de la personne perpétrées en Colombie demeurent impunies » (dossier certifié du Tribunal, vol. 3, aux pages 500 à 521).
[41] Le fait pour la SPR de ne pas avoir fait état de ce rapport n’est pas en soi rédhibitoire, et la Cour est réticente en général à en déduire qu’un tel document sur la situation dans le pays a été négligé (voir par exemple la décision Salazar, aux paragraphes 59 et 60; la décision Herrera Andrade, au paragraphe 21; la décision Vargas Bustos, aux paragraphes 19, 34 à 39; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Kornienko, 2015 CF 85, aux paragraphes 16 à 19), mais la présente affaire est semblable à l’affaire Hernandez Montoya, en ce que « la SPR n’a pas seulement omis d’expliquer pourquoi elle a rejeté ces éléments de preuve, mais elle a également interprété de manière erronée la preuve sur laquelle elle s’est fondée pour appuyer sa conclusion selon laquelle la protection offerte par l’État était adéquate » (Hernandez Montoya, au paragraphe 51). À l’instar de ce précédent, il ne reste ici à la Cour aucun moyen de comprendre pourquoi la SPR n’a pas été convaincue, par le témoignage des demandeurs, que la protection offerte par l’État était inadéquate.
[42] La conclusion de la SPR sur la protection offerte par l’État ne peut pas être maintenue parce que les demandeurs sont partis sans signaler l’infraction criminelle, car « le fait qu’un demandeur d’asile a omis de faire des démarches auprès de l’État afin d’obtenir sa protection n’est pertinent que si ce demandeur ne parvient pas à montrer que de telles démarches auraient été futiles » (Hernandez Montoya, au paragraphe 52; Ward, à la page 724; Hinzman, au paragraphe 37). Le demandeur d’asile doit seulement « démontrer qu’il n’a ménagé aucun effort objectivement raisonnable afin d’épuiser tous les recours auxquels il a raisonnablement accès avant de demander l’asile à l’étranger » (Ruszo, au paragraphe 32 [Non souligné dans l’original.]).
[43] En l’espèce, le demandeur principal a déclaré ne pas s’être adressé à la police parce que ses agresseurs [traduction] « m’avaient averti que, si je m’avisais de les dénoncer, ils tueraient mes filles, mon épouse, et finalement moi‑même, avant même que je n’aie déposé la dénonciation et que je n’aie fini de la déposer ». La SPR a aussi admis que la police colombienne était si corrompue que cette menace pouvait être vraisemblable.
[44] Pourtant, la SPR ne s’est jamais demandé si ce danger ferait en sorte qu’il serait objectivement raisonnable pour les demandeurs de ne pas solliciter la protection de l’État. Elle écrivait que des enquêtes sont menées sur les allégations de corruption, mais le demandeur principal ne pourrait se rendre compte que le policier à qui il a eu affaire était corrompu que si les FARC mettaient à exécution leurs menaces et l’assassinaient, lui ou les membres de sa famille. Comme l’écrivait la Cour suprême à la page 724 de l’arrêt Ward, « le fait que le demandeur doive mettre sa vie en danger en sollicitant la protection inefficace d’un État, simplement pour démontrer cette inefficacité, semblerait aller à l’encontre de l’objet de la protection internationale ». La SPR devait donc, avant d’opposer aux demandeurs le fait qu’ils n’avaient pas averti la police, évaluer s’ils avaient véritablement mis leurs vies en danger lorsqu’ils ont dénoncé les actes d’extorsion (Mudrak, au paragraphe 77).
F. L’analyse de la SPR portant sur les possibilités de refuge intérieur était‑elle déraisonnable?
[45] L’existence d’une PRI a pour effet de rendre irrecevable une demande d’asile. Au paragraphe 27 de la décision Shilongo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 86, j’ai résumé dans les termes suivants le critère de la PRI :
Le critère se rapportant à l’existence d’une PRI est énoncé dans l’arrêt Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 CF 706 aux pages 709 et 710, 140 NR 138 (CA) [Rasaratnam]. Le décideur doit être convaincu, selon la prépondérance des probabilités : 1) qu’il n’existe aucune possibilité sérieuse de persécution du demandeur d’asile dans la PRI proposée et 2) que les conditions dans la PRI proposée sont telles que, en toutes circonstances, il serait raisonnable de la part du demandeur d’asile de tenter de s’y réfugier.
[46] Une exigence semblable découle aussi de l’alinéa 97(1)b), puisqu’un risque auquel est exposé une personne qui demande l’asile dans son pays d’origine peut entraîner la protection de cette personne uniquement si elle « y est exposée en tout lieu de ce pays » (LIPR, sous‑alinéa 97(1)b)(ii)). Au paragraphe 16 de l’arrêt Sanchez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 99, 360 NR 344, la Cour d’appel fédérale a pris garde de ne pas incorporer le critère de la PRI directement dans le paragraphe 97(1), mais elle a souligné que « s’agissant de demandeurs d’asile capables d’opérer des choix raisonnables et de se soustraire par là même à certains risques, on peut s’attendre à ce qu’ils optent pour une telle solution ». Puisqu’un degré plus rigoureux de risque est également requis pour décider si le demandeur a qualité de personne à protéger aux termes de l’alinéa 97(1)b) (Li c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2005 CAF 1, [2005] 3 RCF 239, aux paragraphes 37 à 39), une PRI envisagée aux termes de l’article 96 fera généralement obstacle à l’octroi d’une protection au titre de l’alinéa 97(1)b) lorsque les demandes d’asile déposées pour l’application des deux articles allèguent la même source de risque (voir par exemple la décision Chowdhury c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1210, au paragraphe 21).
[47] Il était raisonnable en l’espèce pour la SPR de conclure que la première condition du critère de la PRI était remplie. Les demandeurs disent que la SPR n’a pas tenu compte du rapport de 2005 du HCR, mais les demandeurs accordent à ce rapport une importance qu’il n’a pas. La situation a évolué depuis 2005, et le HCR lui‑même a diffusé en 2010 de nouvelles lignes directrices, qui brossent un tableau moins sombre pour les personnes se trouvant dans la situation des demandeurs. On peut lire dans les lignes directrices de 2010 que [traduction] « une possibilité de refuge ou de réinstallation à l’intérieur du pays, n’est en général pas envisageable en Colombie », mais les lignes directrices reconnaissent aussi qu’elle peut l’être [traduction] « dans certains cas » (HCR, Lignes directrices du HCR pour la protection internationale des demandeurs d’asile de la Colombie (UNHCR Eligibility Guidelines for Assessing the International Protection Needs of Asylum‑Seekers from Colombia) (27 mai 2010), page 6 (rapport du HCR de 2010)).
[48] Qui plus est, la SPR n’a pas nié que les FARC pouvaient avoir assez d’influence pour prendre les demandeurs pour cible dans les régions envisagées comme PRI. Elle écrivait plutôt que « [l]e tribunal a considéré la portée et l’influence possibles des FARC ou de leurs associés criminels dans la PRI proposée. La preuve documentaire varie selon les sources consultées. Par conséquent, le tribunal se fonde sur les circonstances de l’espèce […] » [Non souligné dans l’original.] Puis la SPR concluait, non que les FARC étaient dans l’impossibilité d’assassiner qui que ce soit à Cali ou à Cartagena, mais que les demandeurs ne présentaient pas un profil propre à attirer une telle attention. C’était là une conclusion appropriée. Le HCR relève aussi que l’existence d’une PRI dépend en partie [traduction] « du profil du demandeur d’asile ou de l’existence de motifs de croire avec raison qu’il sera suivi et pris pour cible » (rapport du HCR de 2010, page 26; voir aussi la Réponse à la demande d’information COL104332.EF (9 avril 2013)). La conclusion supplémentaire de la SPR selon laquelle les demandeurs ne constitueraient pas des cibles de grande importance était elle aussi raisonnable, puisque le demandeur principal avait été pris pour cible uniquement parce qu’il avait interrompu le trafic de drogue dans son quartier.
[49] Néanmoins, la SPR n’a pas accordé une attention suffisante à la deuxième condition du critère de la PRI. Ainsi que l’écrivait la Cour d’appel fédérale au paragraphe 15 de l’arrêt Ranganathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (2000), [2001] 2 RCF 164, 266 NR 380 (CA), la barre est placée très haut lorsqu’il s’agit de déterminer ce qui est déraisonnable, et « il ne faut rien de moins que l’existence de conditions qui mettraient en péril la vie et la sécurité d’un revendicateur tentant de se relocaliser temporairement en lieu sûr. De plus, il faut une preuve réelle et concrète de l’existence de telles conditions ». À la page 26 de son rapport de 2010, le HCR affirme que ce volet du critère dépendra en général de quatre facteurs en Colombie :
[traduction]
(i) la capacité de l’État de protéger efficacement la population déplacée; (ii) la possibilité d’être hébergé par des proches et des amis; (iii) l’existence de perspectives économiques réelles ou d’une possibilité d’installation sur place pour la population déplacée, y compris l’accès à des soins médicaux et l’existence de possibilités d’hébergement; et (iv) la situation générale en matière de sécurité, notamment l’évaluation d’un possible accroissement du risque d’être exposé à la criminalité pour les personnes déplacées.
[Renvois omis.]
[50] Il ne semble pas que la SPR a examiné l’un quelconque de ces facteurs. Elle n’a pas fait état de l’observation du HCR selon laquelle [traduction] « de grandes villes, telles Barranquilla, Medellín, Cali et Cartagena, ont constaté un afflux de plus en plus massif de personnes déplacées, qui souvent se retrouvent dans des bidonvilles surpeuplés » (rapport du HCR de 2010, à la page 2). La SPR n’a pas non plus relevé la preuve montrant que, [traduction] « bien que la situation générale des droits de la personne en ce qui concerne les Colombiens déplacés se soit très légèrement améliorée ces dernières années, les inégalités sociales, la discrimination ethnique, la corruption, l’impunité et l’accès restreint aux tribunaux privent encore les personnes déplacées de l’exercice de droits fondamentaux de la personne » (rapport du HCR de 2010, à la page 6 [Non souligné dans l’original.]) De façon similaire, le Département d’État des États‑Unis rapportait ce qui suit :
[traduction]
Malgré plusieurs initiatives gouvernementales destinées à renforcer l’accès des personnes déplacées internes aux services et à les sensibiliser à leurs droits, de nombreuses personnes déplacées internes vivent encore dans la pauvreté, dans de mauvaises conditions d’hygiène, et ont un accès limité aux soins de santé, à l’éducation ou à l’emploi. En 2004, la Cour constitutionnelle a ordonné au gouvernement de reformuler ses programmes et politiques destinés aux personnes déplacées, et notamment d’améliorer le système d’enregistrement. Depuis lors, la Cour a rendu plus de 250 décisions de suivi, certaines portant sur des questions précises telles que l’appartenance sexuelle, les personnes ayant des déficiences et les minorités ethniques, et d’autres analysant des aspects particuliers des politiques tels que l’accès à la terre et au logement.
(Département d’État des États‑Unis, Rapports nationaux sur les pratiques des droits de la personne pour 2012 (Country Reports on Human Rights Practices for 2012: Colombia) (19 avril 2013), à la section 2 [Non souligné dans l’original.])
[51] En dépit de toutes ces décisions, [traduction] « la Cour constitutionnelle a confirmé en 2011 la “persistance du statut inconstitutionnel des affaires”, constaté en 2004, concernant les déplacements forcés » (rapport du Haut‑Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme sur la situation des droits de l’homme en Colombie (31 janvier 2012), au paragraphe 5). La SPR n’a pas non plus évoqué la preuve selon laquelle [traduction] « en 2009, la Cour constitutionnelle colombienne faisait observer que l’État n’a pas la capacité de protéger adéquatement les civils qui cherchent refuge dans les régions du pays non directement touchées par le conflit armé » (rapport du HCR de 2010, à la page 26).
[52] La SPR a plutôt limité son analyse au paragraphe suivant :
[45] En ce qui concerne le deuxième volet du critère, c’est‑à‑dire celui de savoir s’il serait déraisonnable pour les demandeurs d’asile de chercher refuge dans la PRI, compte tenu de toutes les circonstances, dont celles qui leur sont propres, le tribunal conclut que la PRI proposée satisfait à ce critère. Le tribunal souligne que les demandeurs d’asile avaient déménagé chez un ami avant de venir au Canada et que ces derniers ont commencé à s’adapter à la vie dans un nouveau pays. Le demandeur d’asile et la demandeure d’asile ont fait leurs études en Colombie, parlent la langue de ce pays et en connaissent bien la culture. Les demandeures d’asile mineures parlent la langue de la Colombie et en connaissent bien la culture. Le demandeur d’asile a déclaré dans son témoignage qu’il était déjà allé à Cali en vacances. Le tribunal ne dispose pas de suffisamment d’éléments de preuve lui permettant de supposer que les demandeurs d’asile ne s’adapteraient pas à la vie à Cali ou à Cartagena. Compte tenu de l’ensemble de la preuve en l’espèce, le tribunal conclut qu’il ne serait pas déraisonnable pour les demandeurs d’asile de s’adapter de nouveau à la vie dans une autre localité de leur pays d’origine.
[53] Visiter un endroit durant des vacances n’est pas la même chose qu’y déménager pour y vivre, et les demandeurs ne feraient pas que s’adapter au mode de vie dans un autre endroit. Il ressortait des éléments de preuve qu’ils rejoindraient une population de plus de 3 millions de personnes déplacées à l’intérieur de la Colombie, qui bien souvent vivent dans des bidonvilles surpeuplés et dont les droits humains fondamentaux sont régulièrement violés malgré tous les efforts déployés par le gouvernement colombien et la Cour constitutionnelle du pays. La SPR a semblé ignorer les difficultés que connaissent les personnes déplacées internes, et elle n’a pas non plus évoqué quelque élément de preuve qui pouvait brosser un autre tableau de la situation, ou lui permettre raisonnablement d’écarter les éléments de preuve produits par les demandeurs (Hernandez Montoya, aux paragraphes 35 et 36, 50 et 51).
[54] Bien que le seuil du deuxième volet du critère de la PRI soit élevé, il devait quand même être évalué d’une manière raisonnable. La SPR ne l’a pas fait en l’espèce, fondant plutôt sa décision sur des conclusions de fait déraisonnables qu’elle a tirées sans tenir compte des éléments dont elle disposait (Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7, alinéa 18.1(4)d); Rahal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 319, aux paragraphes 38 et 39). Il s’agissait là d’une erreur.
G. La SPR a‑t‑elle commis une erreur en concluant qu’il n’y avait pas de lien à l’un des motifs prévus par la Convention?
[55] Il est inutile de décider si la SPR a commis une erreur en concluant que le risque allégué auquel étaient exposés les demandeurs ne présentait aucun lien à l’un des motifs prévus par la Convention, puisque cette question ne saurait modifier l’issue de la présente demande de contrôle judiciaire. Si la SPR avait raisonnablement conclu qu’une protection de l’État adéquate était offerte aux demandeurs ou qu’ils disposaient de PRI, alors la demande de contrôle judiciaire serait rejetée puisque les demandes d’asile présentées au titre de l’article 96 seraient dès lors irrecevables (Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689, 104 DLR (4th) 1, à la page 712 (Ward); Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1991), [1992] 1 RCF 706, 140 NR 138, à la page 710 (CA) (Rasaratnam). Subsidiairement, puisque ces conclusions étaient déraisonnables, les erreurs de la SPR au regard de l’alinéa 97(1)b) suffiraient à elles seules à justifier l’annulation de la décision de la SPR. Je me refuse donc à examiner la question du lien à l’un des motifs prévus par la Convention.
V. Dispositif
[56] La SPR n’a pas suffisamment évalué, pour l’application de l’article 97, le risque auquel les demandeurs étaient personnellement exposés, et ses conclusions sur la protection offerte par l’État et sur les PRI posaient elles aussi problème et ne sauraient préserver la décision. Cela étant, la demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre commissaire de la SPR pour nouvelle décision. Aucune des parties n’a proposé de question aux fins de certification; aucune question n’est donc certifiée.
JUGEMENT
LA COUR STATUE que : la demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre commissaire de la Section de la protection des réfugiés pour qu’il rende une nouvelle décision. Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.
« Keith M. Boswell »
Juge
Traduction certifiée conforme
L. Endale
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : |
IMM‑6335‑13
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INTITULÉ : |
JULIO ANGELO BARRAGAN GONZALEZ, LIZA CAROLL LARA NUNEZ, JULIANA BARRAGAN PENUELA, GABRIELA BARRAGAN LARA, ISABELA BARRAGAN LARA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
|
LIEU DE L’AUDIENCE : |
Toronto (Ontario)
|
DATE DE L’AUDIENCE : |
LE 11 DÉCEMBRE 2014
|
JUGEMENT ET MOTIFS : |
LE JUGE BOSWELL
|
DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS : |
LE 20 AVRIL 2015 |
COMPARUTIONS :
Raoul Boulakia
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POUR LES demandeurs
|
Christopher Crighton
|
POUR LE défendeur
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Raoul Boulakia Avocat Toronto (Ontario)
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POUR LES demandeurs
|
William F. Pentney Sous‑procureur général du Canada Toronto (Ontario)
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POUR LE défendeur
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