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Date : 20150420


Dossier : IMM-6584-13

Référence : 2015 CF 497

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 20 avril 2015

En présence de monsieur le juge Brown

ENTRE :

IVICA KOVAC

DRAGANA KOVAC

TOBIAS KOVAC

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée par Ivica Kovac, Dragana Kovac et Tobias Kovac (les demandeurs) au titre du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR), à l’égard d’une décision d’un agent d’immigration (l’agent), datée du 13 septembre 2013, par laquelle celui-ci a rejeté la demande de résidence permanente présentée au Canada, pour des motifs d’ordre humanitaire (demande CH), par les demandeurs non représentés par avocat. Pour les motifs qui suivent, la demande est accueillie.

[2]               Ivica Kovac est né le 18 juin 1965 et il est citoyen croate de la Croatie. Son épouse, Dragana Kovac, est également née le 18 juin 1965 et elle est citoyenne serbe de la Croatie. Leur fils, Tobias Kovac, est né le 26 avril 2000 et il est citoyen serbe de la Croatie. Les demandeurs sont arrivés au Canada, en provenance de la Croatie, le 1er décembre 2010, et c’est en raison de la nationalité serbe de l’épouse et du fils qu’ils ont demandé l’asile. Leur demande a été rejetée par la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la SPR) le 5 janvier 2012. Le 30 janvier 2012, ils ont demandé l’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle leur demande d’asile a été rejetée, mais leur demande d’autorisation a été rejetée le 10 avril 2012. En mai 2012, les demandeurs ont présenté une demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR) et celle-ci a été rejetée le 13 septembre 2013. Le 28 juin 2012, les demandeurs ont présenté, depuis le Canada, une demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Leur demande CH a été rejetée le 13 septembre 2013 par l’agent qui avait rejeté, le même jour, leur demande d’ERAR. Le 11 octobre 2013, les demandeurs ont présenté une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision de rejet de leur demande CH, mais, le 12 février 2014, une mesure de renvoi leur ordonnant de quitter le Canada pour la Croatie a été prise contre eux. Le 14 février 2014, la Cour a sursis à l’exécution de la mesure de renvoi après avoir conclu que le fils, notamment [traduction] « subirait un préjudice permanent », et l’autorisation de soumettre la décision de rejet de leur demande CH à un contrôle judiciaire a ensuite été accordée. Les demandeurs n’étaient pas représentés par un avocat lorsqu’ils ont présenté leur demande à l’agent, lequel a rendu le même jour une décision quant à leur demande d’ERAR. Ils étaient représentés par un avocat lors de l’audience relative au contrôle judiciaire, ce qui, selon moi, était très opportun.

[3]               La question en litige porte sur le devoir de l’agent d’analyser et d’apprécier la preuve, non pas en fonction des facteurs liés aux articles 96 et 97 de la LIPR, mais en fonction de la discrimination et des difficultés dont les demandeurs feraient l’objet. Cette appréciation est non seulement exigée par le paragraphe 25(1.3) de la LIPR, mais également par la Cour d’appel fédérale, qui, dans l’arrêt Kanthasamy c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CAF 113, a statué que si des éléments comme la crainte fondée de persécution, la menace à la vie et le risque de traitements ou peines cruels et inusités (des facteurs liés aux articles 96 et 97 de la LIPR) ne peuvent être pris en compte dans l’étude de la demande faite au titre du paragraphe 25(1) en vertu du paragraphe 25(1.3), les faits qui sous‑tendent ces facteurs peuvent néanmoins s’avérer pertinents, dans la mesure où ils ont trait à la question de savoir si le demandeur fait face directement et personnellement à des « difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives ».

[4]               J’accepte l’état du droit concernant l’obligation qu’a l’agent CH d’évaluer s’il existe de la discrimination au sens du chapitre 5 du Guide du traitement des demandes au Canada : Demande présentée par des immigrants au Canada pour des motifs d'ordre humanitaire (Guide IP5) » (tel qu’il était libellé à l’époque), publié par le défendeur :

5.17          Évaluation de la discrimination

Le demandeur peut alléguer qu’il est victime de « discrimination » dans son pays et que, s’il y retournait, il serait exposé à des événements ou à des circonstances qui lui occasionneraient des difficultés. Il peut alléguer que la discrimination est systématique et qu’il est incapable d’obtenir de l’aide significative de l’État ou de la société en général.

La discrimination qui n’équivaut pas à de la persécution est un facteur dont il faut tenir compte dans l’évaluation des difficultés dans le cadre d’une demande CH. Néanmoins, en l’absence d’autres facteurs jouant en faveur du demandeur, la discrimination n’est pas, en soi, un motif suffisant pour approuver une demande CH. L’agent doit toujours s’efforcer de faire une appréciation globale de la situation, y compris le degré d’établissement au Canada, l’intérêt supérieur de l’enfant, les liens avec le Canada, etc. Il doit examiner les renseignements au sujet des différentes formes de discrimination obtenus des sources canadiennes et étrangères, ces sources comprenant à la fois des organismes d’exécution de la loi et des organisations sociales. L’agent doit déterminer si la discrimination alléguée, de par sa nature et sa durée, équivaut à de la persécution au Canada et voir quels recours sont disponibles dans le pays en question.

[Non souligné dans l’original.]

[5]               C’est la norme de contrôle du caractère raisonnable qu’il convient d’appliquer, comme les parties en conviennent. Je vais maintenant examiner l’affaire et son analyse.

[6]               En plus d’un argument composé de quatre lignes seulement, figurant dans leur demande CH, les demandeurs non représentés par un avocat ont soumis des articles de journaux non datés indiquant que les Serbes ne sont pas les bienvenus lorsqu’ils retournent en Croatie. Depuis la fin du conflit, il semblerait que plusieurs centaines de milliers de Serbes ont quitté la Croatie. Il s’agit probablement de l’une des plus importantes migrations de masse de l’histoire. Toutefois, l’agent n’a fait aucune mention de ces articles. Les agents ne sont pas tenus d’examiner tous les éléments de preuve soumis, mais il s’agissait d’éléments de preuve pertinents et, selon moi, ils auraient pu être appréciés sous l’angle de la discrimination conformément à ce qu’exige le Guide IP 5. Cela dit, je suis disposé à présumer que ces articles ont été examinés par l’agent, même si je suis préoccupé par le fait que l’agent n’en ait fait aucune mention.

[7]               En ce qui concerne la détermination du statut de réfugié, la SPR a expressément examiné la question de la discrimination et a conclu que [traduction] « selon la prépondérance des probabilités, les demandeurs feront peut-être l’objet de discrimination en Croatie en raison de leur origine ethnique mixte serbo-croate ». L’agent n’a fait aucune mention de ce document dans sa décision. Compte tenu que l’agent était peut-être saisi de la décision de la SPR lorsqu’il a procédé à l’ERAR, et bien qu’il puisse paraître factice de « prétendre » que ce n’était pas le cas, je ne suis pas disposé à conclure que l’agent a commis une erreur en ne faisant pas mention de la conclusion tirée par la SPR quant à la discrimination.

[8]               Les demandeurs non représentés par un avocat ont également soumis à l’agent une lettre brève, mais détaillée, émanant du Parti démocratique indépendant serbe (la lettre du PDIS]. Cette lettre fait mention de l’existence de la persécution et de la discrimination. Elle mentionne que les demandeurs ont été victimes de « harcèlement ». J’accepte que la discrimination soit une variante du harcèlement. La lettre du PDIS parle également de la discrimination réelle dont est victime la minorité serbe en Croatie, notamment des difficultés qu’elle a à obtenir de l’emploi et à s’intégrer dans la société. L’agent a refusé d’examiner cette lettre parce qu’elle parle des risques qui [traduction] « auraient pu être appréciés dans le cadre de la demande d’asile des demandeurs et dans le cadre de l’examen des risques avant renvoi ». Il a donc décidé de ne pas aborder la question de ces risques dans le cadre de la demande dont il était saisi. L’agent a commis une erreur en concluant de la sorte parce que, en plus de contenir des éléments de preuve relatifs à l’existence de la persécution, la lettre du PDIS contenait des éléments de preuve relatifs à l’existence de la discrimination. La jurisprudence et le Guide IP 5 exigent tous les deux que l’agent CH évalue s’il y a discrimination. En raison de cette omission, la décision doit être annulée parce que je ne puis faire des hypothèses quant au résultat et je ne puis affirmer que la décision aurait été la même.

[9]               Les demandeurs ont prétendu que l’agent a omis d’examiner la question de l’intérêt supérieur de l’enfant (ISE). Je ne critique pas l’agent pour des motifs liés à l’ISE, et ce, pour deux raisons. Premièrement, les demandeurs non représentés par un avocat n’ont pas parlé de l’ISE dans leur demande CH. Deuxièmement, l’agent a à juste titre procédé à une appréciation de l’ISE même si aucune n’a été demandée.

[10]           Les documents que les demandeurs ont soumis à la Cour lors de leur demande de sursis, qui a été accueillie, comprenaient des renseignements médicaux concernant le fils. Ces renseignements n’ont pas été produits dans le cadre du présent contrôle judiciaire, et les demandeurs non représentés par un avocat ne les ont pas non plus soumis avec leur demande CH. Toutefois, les parties et la Cour peuvent prendre connaissance des décisions judiciaires, notamment des motifs invoqués lors du sursis ordonné par la Cour relativement à ces mêmes parties. Les tribunaux n’ont jamais été en reste en matière de protection de l’intérêt supérieur de l’enfant. La Cour a déjà conclu dans une procédure judiciaire concernant les mêmes parties que l’intérêt supérieur de l’enfant [traduction] « serait à jamais compromis » si le garçon était renvoyé en Croatie. Cette conclusion a été tirée par mon collègue le juge O’Reilly qui a sursis à l’exécution de la mesure de renvoi l’année dernière. Je prends connaissance d’office de la décision de la Cour et je conclus que la conclusion du juge O’Reilly est pertinente en ce qui concerne la présente demande. Selon moi, la décision relative au sursis lie toutes les parties et les parents auraient dû la soumettre avec leur demande CH.

[11]           Bien qu’il incombe aux demandeurs de prouver le bien-fondé de leur cause, sinon ils risquent de ne pas avoir gain de cause, compte tenu du sursis à l’exécution de la mesure accordée par la Cour dans le but de protéger ce même enfant, compte tenu des motifs qu’elle a invoqués pour avoir pris cette décision, et compte tenu de l’omission d’apprécier les éléments de preuve relatifs à la discrimination, la demande de contrôle judiciaire doit être accueillie et la décision CH doit être annulée. En prononçant ma décision d’accueillir la demande de contrôle judiciaire, dans le but d’empêcher qu’il y ait déni de justice, je statuerai que les demandeurs peuvent déposer de nouveaux documents. Je n’imposerai aucune limite quant aux nouveaux documents qui pourront être déposés parce que, de toute façon, une nouvelle décision doit être rendue.

[12]           Les parties n’ont proposé aucune question à certifier et l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision de l’agent est annulée, la demande CH fera l’objet d’un nouvel examen par un autre agent CH, et lors de ce nouvel examen les demandeurs pourront déposer de nouveaux documents, aucune question n’est certifiée et aucuns dépens ne sont adjugés.

« Henry S. Brown »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-6584-13

 

INTITULÉ :

IVICA KOVAC DRAGANA KOVAC TOBIAS KOVAC c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 15 JANVIER 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BROWN

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 20 AVRIL 2015

 

COMPARUTIONS :

Milan Tomasevic

 

POUR LES EMANDEURS

 

Hillary Adams

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Milan Tomasevic

Avocat

Mississauga (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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