Date : 20150414
Dossier : IMM‑2616‑14
Référence : 2015 CF 456
[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
Ottawa (Ontario), le 14 avril 2015
En présence de madame la juge Tremblay‑Lamer
ENTRE : |
KIRUBAKARAN BALASINGHAM |
demandeur |
et |
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
I. Nature de l’affaire
[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire, présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR ou la Loi), de la décision par laquelle une agente des visas a rejeté la demande de visa de résident permanent produite par le demandeur. Selon l’agente, le demandeur est interdit de territoire suivant l’alinéa 34(1)f) de la LIPR et les motifs d’ordre humanitaire ne suffisent pas pour justifier une dispense qui l’emporte sur l’interdiction de territoire.
II. Les faits
[2] Le demandeur est citoyen à la fois du Sri Lanka et du Royaume‑Uni (le R.‑U.).
[3] En 2008, il a présenté depuis le R.‑U. une demande de résidence permanente au Canada. Sa demande a été rejetée en 2010, un agent d’immigration ayant constaté qu’il avait été membre des Tigres de libération de l’Eelam tamoul (les TLET) et conclu qu’il était interdit de territoire suivant l’alinéa 34(1)f) de la LIPR.
[4] La Cour a rejeté sa demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de cette décision.
[5] En août 2011, il a formé une autre demande de résidence permanente au Canada, où il a répondu par la négative à la question de savoir s’il avait déjà demandé la résidence permanente et si ses demandes avaient été rejetées.
[6] En août 2012, un agent des visas lui a envoyé une lettre d’équité procédurale relativement à l’inexactitude possible de cette déclaration. Le consultant du demandeur a répondu à cette lettre en faisant valoir que cette inexactitude n’était qu’une erreur d’écriture, attribuable à la mauvaise communication entre le demandeur et un travailleur auxiliaire de son bureau.
[7] La lettre relative à l’équité procédurale faisait aussi état de la contradiction entre une déclaration contenue dans la demande précédente du demandeur selon laquelle il avait aidé son frère à aider les TLET et sa réponse négative, relativement à la présente demande, à la question de savoir s’il avait « déjà été associé à un groupe qui a utilisé, utilise, a prôné ou prône une lutte armée ou la violence pour atteindre des objectifs politiques, religieux ou sociaux ». Le consultant du demandeur a expliqué que son client avait répondu à cette question par la négative parce qu’il n’avait jamais été [traduction] « membre » d’un groupe prônant la lutte armée tel que les TLET; il avait au contraire toujours affirmé que les services qu’il avait fournis aux TLET lui avaient été arrachés sous la contrainte et qu’il n’avait jamais été ni un membre ni un collaborateur de cette organisation.
[8] En octobre 2012, l’agente a adressé au demandeur une autre lettre d’équité procédurale, où elle l’avisait qu’il y avait des motifs raisonnables de croire qu’il était interdit de territoire pour raison de sécurité suivant l’alinéa 34(1)f) de la LIPR.
[9] Le consultant du demandeur a répondu que le seul élément tendant à établir que son client était membre des TLET était le fait qu’il les avait aidés en réparant des moteurs de bateau et de véhicule terrestre. Ces activités, expliquait le consultant, avaient été limitées et marginales, et aucun des indicateurs jurisprudentiels de la qualité de membre ne s’appliquait au cas du demandeur. Le consultant sollicitait en outre une exemption pour motifs d’ordre humanitaire et une exception ministérielle pour le cas où l’interdiction de territoire serait prononcée.
III. La décision contestée
[10] Le 7 novembre 2013, l’agente a rendu une décision portant que le demandeur ne remplissait pas les conditions nécessaires pour obtenir un visa de résident permanent, au motif qu’il était interdit de territoire pour raison de sécurité par application de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR.
[11] L’agente, après avoir posé fait observer les TLET constituent une organisation visée au paragraphe 34(1) de la LIPR, a conclu que le demandeur en avait été membre, puisqu’il avait admis avoir exécuté pour cette organisation des travaux de mécanique qu’elle lui avait rémunérés. Rappelant que l’article 33 de la LIPR prévoit une appréciation sur la base de « motifs raisonnables » de croire, elle a expliqué qu’il était [TRADUCTION] « raisonnable de croire qu’une personne qui fournit des services à une organisation et qui tire un avantage pécuniaire de ses rapports avec celle‑ci en est membre ». Elle s’estimait donc fondée à conclure que le demandeur avait été membre d’une organisation qui avait été l’auteur d’actes visés aux alinéas 34(1)a), b) et c).
[12] En outre, l’agente a conclu que les motifs d’ordre humanitaire étaient insuffisants pour justifier une exemption de l’interdiction de territoire du demandeur. Elle était convaincue de l’authenticité de la relation entre le demandeur et sa femme et du fait qu’il serait dans l’intérêt supérieur des enfants de vivre avec leurs deux parents, mais elle a conclu que l’obligation de déménager au R.‑U. n’entraînerait pas pour les enfants de difficultés excessives, et qu’il n’y avait pas de motifs d’ordre humanitaire suffisants pour l’emporter sur l’interdiction de territoire puisque le demandeur était établi au R.‑U. et que sa femme y avait déjà habité aussi.
[13] Enfin, l’agente a jugé que l’affaire ne justifiait pas une exception ministérielle.
IV. Questions en litige
[14] La présente demande soulève les questions suivantes :
1. Le principe de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée s’applique‑t‑il à la question de l’interdiction de territoire du demandeur?
2. L’agente a‑t‑elle conclu à tort que les motifs d’ordre humanitaire n’étaient pas suffisants pour l’emporter sur l’interdiction de territoire du demandeur?
V. La norme de contrôle applicable
[15] Ces deux points en litige sont des questions mixtes de fait et de droit, et la norme de contrôle dont ils relèvent est par conséquent celle de la raisonnabilité (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47; Kanapathy c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2012 CF 459, au paragraphe 29 [Kanapathy]; Dhaliwal c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2015 CF 157, aux paragraphes 20 à 24; et Kisana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CAF 189, au paragraphe 18).
VI. Thèse du demandeur
[16] Le demandeur soutient que la question de l’interdiction de territoire n’est pas irrecevable par l’effet de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, au motif que l’agente a exercé son pouvoir discrétionnaire de le réentendre sur cette question en lui adressant une lettre d’équité par laquelle elle l’invitait à dissiper ses doutes, pour ensuite rendre une nouvelle décision sur ce point, conformément à l’arrêt Danyluk c Ainsworth Technologies Inc, 2001 CSC 44, paragraphes 61 et 62 [Danyluk].
[17] En fait, la décision de l’agente remplaçait celle de 2010, mais elle était déraisonnable. L’agente n’a pas analysé les éléments dont elle disposait en fonction des critères jurisprudentiels de la qualité de membre énoncés dans le jugement Suresh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1997] ACF no 1537, et elle n’aurait pas dû conclure qu’il était membre des TLET, puisqu’elle n’avait trouvé aucun élément tendant à établir qu’il existait entre le demandeur et les TLET une intention commune ou que le demandeur était au courant que les TLET se livraient au terrorisme ou visaient à renverser le gouvernement (Poshteh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 85, au paragraphe 33 [Poshteh]).
[18] S’agissant de la décision prise concernant les motifs d’ordre humanitaire, le demandeur soutient que l’agente n’a pas tenu compte du fait qu’il est dans l’intérêt supérieur de ses enfants d’être entourés non seulement de leurs parents, mais aussi de membres de leur famille élargie, avantage dont ils jouiraient s’ils restaient au Canada. En outre, l’observation de l’agente selon laquelle la femme et les enfants du demandeur pourraient vivre au R.‑U. était dénuée de pertinence, puisque la conjointe du demandeur, en tant que citoyenne canadienne, a le droit de vivre au Canada.
VII. Thèse du défendeur
[19] Le défendeur soutient que la question de l’interdiction de territoire relève de la chose jugée, au motif que sont ici remplis les trois critères de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée. Lorsque cette préclusion est applicable, la Cour ne doit exercer son pouvoir discrétionnaire d’y déroger que dans les très rares cas où des circonstances spéciales le justifient (Danyluk, au paragraphe 63; Giles c Westminster Savings Credit Union, 2010 BCCA 282, au paragraphe 63 [Giles c Westminster]; GM (Canada) c Naken, [1983] 1 RCS 72, au paragraphe 41; et Apotex Inc c Merck & Co, 2002 CAF 210, au paragraphe 48). Or, l’existence de telles circonstances spéciales n’a pas été démontrée en l’espèce.
[20] Quoi qu’il en soit, la conclusion de l’agente déclarant le demandeur interdit de territoire au Canada était raisonnable. Cette conclusion est conforme à la jurisprudence selon laquelle il faut donner au terme « membre » une interprétation large et libérale (Poshteh, au paragraphe 27). Une officieuse ou un appui en faveur d’une organisation peuvent suffire à remplir le critère de la qualité de membre; voir Kanapathy, paragraphe 34.
[21] En outre, la décision tranchant la demande fondée sur les motifs d’ordre humanitaire était raisonnable. L’agente a tenu compte de tous les motifs d’ordre humanitaire avancés par le demandeur. Le fait que ce dernier et sa femme préfèrent que la famille soit réunie au Canada plutôt qu’au R.‑U. ne suffit manifestement pas à établir l’existence de difficultés de nature à justifier une exemption de l’interdiction de territoire pour raison de sécurité.
VIII. Analyse
A. Le principe de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée s’applique‑t‑il à la question de l’interdiction de territoire du demandeur?
[22] La préclusion découlant d’une question déjà tranchée est un volet du principe de l’autorité de la chose jugée qui interdit la remise en litige de questions ou de faits antérieurement décidés. L’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée dépend de trois conditions : la même question a déjà été décidée; la décision judiciaire invoquée est finale; et les parties aux deux instances sont les mêmes (Danyluk, au paragraphe 25).
[23] Comme ces trois conditions étaient réunies en l’espèce, je conclus que l’agente a eu tort de ne pas tenir compte du principe de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée à l’égard de la décision rendue en 2010 par notre Cour. La Cour avait refusé au demandeur l’autorisation de solliciter le contrôle judiciaire du rejet datant de 2010, fondé sur l’alinéa 34(1)f) de la LIPR, de sa demande de résidence permanente, et sa décision était définitive (Shaju c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] ACF no 972).
[24] Cependant, il ne serait pas opportun de renvoyer la question pour réexamen en l’espèce, étant donné que l’agente n’aurait pas pu arriver à une conclusion différente. S’il est vrai qu’un tribunal judiciaire a le pouvoir discrétionnaire d’exempter une partie de la rigueur du principe de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée dans le cas où son application normale créerait une injustice (Danyluk, au paragraphe 63; Schweneke c Ontario, [2000] OJ no 290, au paragraphe 38), il est moins certain qu’un tribunal administratif jouisse du même pouvoir discrétionnaire de déroger à l’application normale de ce principe relativement à une décision judiciaire antérieure. Selon les observations formulées par Donald Lange aux pages 118 et 225 à 227 de l’ouvrage intitulé The Doctrine of Res Judicata in Canada, 3e édition (Markham, LexisNexis Canada Inc, 2010), il faut déduire de l’arrêt Danyluk de la Cour suprême du Canada qu’un tribunal judiciaire n’est tenu de peser le pour et le contre de l’exercice de son pouvoir discrétionnaire que lorsqu’il examine l’applicabilité du principe de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée dans un contexte où on veut le saisir d’une question antérieurement débattue devant un tribunal administratif.
[25] À supposer que les tribunaux administratifs aient le pouvoir discrétionnaire de déroger au principe de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée à l’égard de décisions judiciaires antérieures, ce pouvoir serait encore plus limité que celui des tribunaux judiciaires, qui est lui‑même d’application très restreinte et ne s’exerce que dans de très rares cas (Danyluk, aux paragraphes 62 et 66; GM (Canada) c Naken, [1983] 1 RCS 72, à la page 101; Apotex Inc c Merck and Co, 2002 CAF 210, aux paragraphes 45, 46 et 48). Non seulement le pouvoir discrétionnaire de l’agente, à supposer qu’elle en ait un, aurait été très restreint, mais le demandeur n’a invoqué aucune circonstance spéciale qui aurait rendu injuste, en l’espèce, de se fonder sur la décision de 2010 relative à son interdiction de territoire. Le fardeau de prouver l’existence d’une telle injustice incombe à la partie qui sollicite l’exercice du pouvoir discrétionnaire de dérogation (Schweneke, au paragraphe 38; Giles c Westminster, au paragraphe 63).
[26] Par conséquent, je conclus que la décision de 2010 relative à l’interdiction de territoire demeure valable et ne pouvait être contestée de nouveau par les parties ni réexaminée par l’agente.
B. L’agente a‑t‑elle conclu à tort que les motifs d’ordre humanitaire n’étaient pas suffisants pour l’emporter sur l’interdiction de territoire du demandeur?
[27] Avant de conclure que les motifs d’ordre humanitaire n’étaient pas suffisants pour l’emporter sur l’interdiction de territoire du demandeur, l’agente a pris en considération et récapitulé tous les facteurs applicables mis de l’avant par celui‑ci, notamment son travail comme boulanger‑pâtissier au R.‑U., le désir de sa conjointe de quitter le RU en raison de son amour du Canada et de la présence dans notre pays de membres de sa famille élargie, et le fait que leurs deux enfants habitent au Canada. Bien qu’elle ait été convaincue de l’authenticité de la relation liant le demandeur et sa femme et qu’elle ait jugé qu’il était dans l’intérêt supérieur des enfants de vivre avec leurs deux parents, l’agente a pris sa décision parce qu’elle était d’avis que les enfants ne subiraient pas de difficultés excessives en déménageant au R.‑U., que le demandeur est établi dans ce pays et que sa conjointe y a déjà vécu quatre ans. Il était donc raisonnable de la part de l’agente de conclure que les motifs d’ordre humanitaire n’étaient pas suffisants pour justifier une exemption de l’interdiction de territoire du demandeur.
[28] Enfin, je tiens à souligner que la question de l’exception ministérielle est réglée : l’agente n’avait pas compétence pour examiner la demande y afférente; l’erreur qu’elle a commise en le faisant n’a pas influé sur le résultat de la décision susmentionnée; et elle a confirmé que les mesures nécessaires seront maintenant prises pour assurer la liaison entre le demandeur et le service compétent de l’Agence des services frontaliers du Canada pour ce qui concerne la demande d’exception ministérielle présentée par le demandeur.
[29] Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Les parties n’ont proposé aucune question aux fins de certification.
JUGEMENT
LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.
« Danièle Tremblay‑Lamer »
Juge
Traduction certifiée conforme
Linda Brisebois, LL.B.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
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DoSSIER : |
IMM‑2616‑14 |
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INTITULÉ : |
KIRUBAKARAN BALASINGHAM c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE : |
Montréal (QuÉbec)
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DATE DE L’AUDIENCE : |
le 31 mars 2015
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JUgement et motifs : |
LA JUGE TREMBLAY‑LAMER
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DATE DES MOTIFS : |
LE 14 AVRIL 2015
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COMPARUTIONS :
Mark J. Gruszczynski
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POUR LE DEMANDEUR
|
Patricia G. Nobl
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POUR LE DÉFENDEUR
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Mark J. Gruszczynski Avocat Westmount (Québec)
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POUR LE DEMANDEUR
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William F. Pentney Sous‑procureur général du Canada Montréal (Québec)
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POUR LE DÉFENDEUR
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